VIDE
Un seul
être vous manque et tout est dépleuplé.....
Lamartine,
Le Lac
A Monsieur le
Docteur Adrien Vittet
Ce fut le 18 Mai 1942. Je m´en souviens parfaitement. Je venais de prendre
un bain dans les eaux de l´Ibie. Il faisait chaud. C´était midi. Lorsque je
suis arrivé chez moi pour déjeuner, mon camarade Mateu[1]
me donne une lettre. J´ai reconnu tout de suite l´écriture et je la décachetai
immédiatement. Quelle surprise si extraordinaire! Son premier mot me fit
l´effet frappant d´un coup de feu à bout portant. Depuis trois ans, les lettres
de cette jeune fille commençaient toujours par une expression touchante. Cette
fois, sans l´attendre, à l´improviste, le commencement n´était qu´un mot, un
mot simple et sec, comme la détonation d´un revolver. Le reste.....
Eh bien, cette lettre n´était que l´épilogue d´un beau roman d´amour: le
roman le plus beau et le plus romantique qu´un exilé ait vécu. Certes, la fin
n´était pas très jolie. Elle était cependant très logique. Le réalisme
l´emportait enfin sur le romantisme. Va, c´est la vie, comme les français
disent. Ah! Les exigences brutales de l´existence quotidienne... Mais oui: la
femme est l´être le plus rêveur et... le plus pratique.
Bien entendu, j´en fus bouleversé. Toutefois il y a longtemps que je devais
m´attendre – et je m´attendais en effet – à ce fatal dénouement. Enfin de
compte, rien de plus naturel et de plus raisonnable. Mais la nature et la
raison n´ont jamais compté dans la passion. Et je préférais fermer les yeux
devant la réalité, me donnant l´illusion rassurante que ce moment attendu et
redouté n´arriverait pourtant jamais
Ah! l´homme est toujours à l´égard de la femme, un animal essentiellement
déraisonnable. Son imagination l´emporte sur sa raison. Je parle, bien entendu,
de l´homme amoureux. Mais oui: l´homme n´aime jamais la femme, mais un être
métaphysique en jupon. En réalité, la femme aimée n´existe pas. Elle
n´appartient à aucune espèce de l´échelle zoologique, mais aux cadres de la
mythologie. Ce n´est pas un être réel, mais un être fabuleux, comme le centaure
et comme la sirène. Simplement une création de la fantaisie masculine. Voilà.
Le plus drôle et le plus bizarre est que ce curieux illusionnisme constitue
justement, oh ironie de la vie!, la “condition sine quoi non” de l´existence de
l´amour. Ninon de Lenclos disait: “Il faut choisir d´aimer les hommes ou de les
connaître....” Peut-être. Mais le cas est pareil pour les femmes. On n´aime
vraiment une femme qu´à condition d´ignorer – ou d´oublier – qu´elle n´est
qu´une... femme. On peut ressentir pour la femme réelle, désir, estime, amitié,
admiration, pitié, respect... On n´aime qu´une femme de rêve. Dès que la femme
cesse d´être un mirage, l´amour disparaît. Mais alors qu´est-ce que la vie
devient pour l´homme idéaliste et passionné..? Le vide. Rien que le vide le
plus affreux.
Hélas! Je commençai à l´éprouver totalement en recevant cette lettre.
Tout d´abord, ce fut un vide intérieur, un vide dans mon âme. Cette jeune
fille occupait, remplissait plutôt, à ce moment-là mon coeur et ma pensée.
Soudain elle s´évaporait comme un arôme, disparaissait comme un papillon. Alors
j´ai senti mon âme vide comme un vase sans fleurs, comme un brûle-parfums sans
parfums.
Mais pour la première fois dans ma vie, j´ai aussi éprouvé autour de moi
las sensation du vide extérieur le plus complet et le plus navrant. Le monde se
montra lui aussi tout à coup à mes yeux, comme un immense ballon creux. Ce fut
à la tombée du même jour que j´ai éprouvé cette sensation.
Pour rafraîchir ma tête qui brûlait, en terminant mon travail dans le
Bureau, j´avais escaladé la colline de Lechamps. Le soleil se couchait
nonchalamment sur le chênaie du Devais. L´Ibie brillait là-bas, au fond du
vallon comme un serpent hallucinant et immobile, charmé par un enchanteur. Le village,
plongé dans le silence et la solitude, avait l´air mélancolique d´une
agglomération déserte en ruine. Près de moi on entendait seulement le cri-cri
des grillons; du côté de la rivière, les coassements des grenouilles; en haut
et en bas, le gémissement du vent, c´est-à-dire, l´écho sans sens de trois
forces physiques en mouvement.
Mais peut-être y a-t-il dans cette triste planète autre chose que des sons
et des mouvements?
Chaque classe de forces terrestres, de la bise à la femme, s´agite d´une
façon et émet un bruit particulier. Voilà tout.
Mais oui: l´homme a classé soigneusement ces mouvements et ces sons et a
donné à chacun un nom spécial. D´où la trame sentimentale et cérébrale, ou ce
que l´on appel la vie humaine. Toutefois quelle valeur ont toutes ces relations
et dénominations par rapport au mouvement aveugle et éternel des mondes...? Que
valent toutes ces apelations en face de l´énergie farouche et inconsciente de
l´Univers..? A mille mètres d´altitude sur la terre même, que le sens
différencié ont tous les mouvements et tous les sons des êtres et des choses,
s´ agitant sur la couche de cette planète..? Que signifient la vie et la mort,
l´amour et la haine, la vertu et le vide, le chant du rossignol et le bruit du
canon...?
Videz un moment votre cerveau de cette nomenclature de rapports, et la
terre vous paraîtra aussi vide, aussi creuse et aussi morte que le reste des
astres qui rôdent silencieusement dans l´espace.....
Ce soir-là, sans y penser expressément, mon âme en ayant été dépouillée de
l´amour, s´était aussi détachée spontanément de tous ces liens conventionnels
qui nous attachent à la vie de nos semblables. Comme le grillon. Comme la
grenouille et comme le vent, elle était devenue elle aussi une simple force
cosmique et inconsciente. Je n´étais plus une personnalité, c´est à dire, une
illusion sentimentale, volitive et spirituelle, mais une particule de la terre,
intégrée dans l´ensemble de l´Univers. Donc pour la première fois dans ma vie,
je n´ai trouvé dans moi et autour de moi que le vide et le néant: le vide
intérieur et le néant dehors. Mais cet état spirituel troublant ne dure par
bonheur que quelques moments. S´il était prolongé davantage, je me serais
suicidé automatiquement. Le néant est un gouffre dévorant qui engloutit tous ceux
que le regardent. Je n´avais fait que me pencher sur lui un instant.
Pour trouver une issue provisoire à cette situation inquiétante, j´ai alors
entrepris en guise d´évasion, la composition d´un essai littéraire. Son thème:
“Le secret de Marceline Desbordes-Valmore”,
cette grande poétesse française, tout coeur, souffrance et malheur. Je voulais
duper mon coeur avec l´aide de mon esprit. Hélas! c´est moi qui fut le dupé. Le
gouffre troublant s´ouvrit à nouveau devant moi d´une façon inattendue. Voici
comment.
Je venais justement de terminer mon essai littéraire. Alors le Chef de
Groupe, Monsieur Guillou, me commissionna pour accompagner le Docteur Vittet,
médecin de l´unité, dans une tournée, pour les détachements. Il s´agissait de
dresser la fiche d´incorporation – fiche médicale – à des travailleurs
incorporés depuis deux ans...! Drôleries de l´Administration française! Un
samedi nous dûmes aller à Privas, la capitale du Département. Il nous fallait y
visiter les camarade détachés à l´Office Régional du Carbogène, une entreprise
d´exploitation forestière, dirigée par un russe blanc, appelé Monsieur
Lasarieff. Nous faisions la route en moto. Eh bien, quand nous avions atteint
les sommets solitaires du Coiron, gênés continuellement par le vent, je
commençai soudain à éprouver à nouveau la sensation douloureuse de vide du soir
de Mai à St-Maurice.
Sans doute c´était à présent l´influence du massif ardechois, dont
l´altière et morne solitude éveillait tout à coup dans mon âme le sentiment de
son propre isolement. Egarés dans ses cimes silencieuses, notre pauvre humanité
que devenait-elle effectivement vis-à-vis de l´ensemble imposant.... ?
Confondus, accrochés à ces sommets solitaires, qu´étions-nous en effet en ce
moment, sinon un point imperceptible du paysage... ? Quelle différence
avait en réalité, au point de vue terrestre, entre notre ombre et l´ombre des
arbres, entre notre course et le vol des oiseaux, entre les détonations de
notre machine et les hurlements du vent du nord... ? Aucune. Toujours de
simples mouvements, accompagnés de sons et de projections toujours des
agitations sans sens de la matière et de l´énergie..... Hélas ! toujours
le vide !
Après avoir fini notre tâche à Privas, j´allai terminer la journée à
Aubenas. Dans la petite salle du Cine-Rex on présentait un ancien film de Greta
Garbo et de Charles Boyer : « Marie Waleska ». Je l´avais déjà
vu à Madrid depuis longtemps. Pourtant je le revis avec plaisir. J´aime cette
vieille histoire d´amour impérial, magnifique conjugaison de la brutalité et de
l´ambition viriles avec la tendresse et le dévouement feminins. En outre,
n´avais-je pas adressé, un jour à ma petite amie quelques lignes touchantes de
Napoleon à Marie Waleska... ?
« Oh ! donnez un peu de joie, de bonheur à ce pauvre coeur, tout
prêt à vous adorer ».....
Bien entendu, le film me plut comme la première fois. Pourtant dans la
situation sentimentale où je me trouvais, une scène sur toutes me frappa :
celle ou l´Empereur fait pathétiquement à la Comtesse le récit de ses défaites
privées et lui découvre le vide de son âme.
Mais oui : alors qu´il se couvrait de gloire en Italie, Joséphine
célébrait ses triomphes dans les bras d´autres hommes. Voilà une défaite. Lui,
le maître du continent, ne réussissait pas à régner sur le coeur de sa propre
femme.... !
Alors que des millions d´enfants de son pays se faisaient tuer pour lui, il
n´avait pu encore donner un seul enfant à son pays. Voilà une autre défaite. A
lui, l´Empéreur tout-puissant, la vie refusait obstinement ce qu´elle ne
refusait pas au dernier paysan : la paternité », « la plus
grande joie qu´on puisse éprouver ici-bas » d´après l´avis d´Ozanan.
Donc le pouvoir, la richesse, la gloire, le luxe, l´éclat, qu´est-ce que
tout cela représentait pour lui... ? Le vide. Que valait tout cela sans
l´amour... ? Rien du tout.
Quand j´allais me coucher, c´était déjà minuit. J´avais loué une chambre
dans un petit hôtel de Pont d´Aubenas. En face de ma fenêtre se dressait une
église, à façade gothique. Lorsque j´entrai dans ma chambre, l´aiguille du clocher
perçait le silence de la nuit de douze coups tranchants. La faucille de la lune
en croissant moissonnait dans la pénombre des étoiles.
Soudain à l´intérieur de l´église, on commença à entendre un dévot
cantique. Je tressaillis d´émotion. Les voix des fidèles, en résonnant dans le
creux de la nuit et du temple, rendaient la sensation poignante d´un appel de
secours dans le désert, d´une prière angoissante au Néant... Mais qui entendait
ces cantiques implorants au-dessus de l´aiguille du clocher... ?
Ici, comme dans le coeur de Napoleon, comme dans le mien, c´était aussi le
vide, c´était aussi le creux......
Pourtant les fidèles continuèrent à chanter. C´était la force de leur
foi ; c´est-à-dire, d´illusion. Comme l´amour. En fin de compte, la foi
n´est-elle pas l´oeuvre de l´amour... ? Qui aime, croit : en un dieu
ou en une femme, en Jesus-Christ ou en Marie Waleska..... C´est égal. Mais cela
ne suffit-il pas pour remplir le coeur de l´homme et le faire chanter dans les
ténèbres de son existence... ?
Tandis que ma pensée s´égarait mélancoliquement dans ces mornes
divagations, les voix du temple cessèrent de s´entendre. La faucille lunaire
continuait toujours à moissonner des étoiles du printemps. C´était le 21
juin.....
Alors je m´endormis, plongé dans cette idée : « Il n´y a que
l´Amour ou le Vide.... »
Mais.....
Peut-être l´Amour n´est-il pas aussi un vide, rempli exclusivement par la
fantaisie.... ?
Manuel G. Sesma, Villeneuve de Berg, le 23 Juin 1942
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