MELANCOLIE
La
nuit est sereine et la mer, calme. L´horizon, plongé dans la pénombre,
ressemble à une rotonde immense de saphirs, illuminée mélancoliquement par des
lustres de turquoise et d´argent. Dans un angle lointain, on distingue les
silhouettes confuses d´une sirène et d´un astre. Ils dialoguent en chuchotant.
Et entre des baisers. Comme deux fiancés. Autour de moi, on entend un frou-frou
insinuant de soies et de dentelles, donnant l´illusion de dames galantes et
noctambules qui vont faire la noce en cachette. Mais non. Rien de cela n´est
réel. Personne ne passe par cet endroit. Ce sont simplement les vagues de la
Mer qui ondulent voluptueusement leurs corps serpentins, sous la caresse
tentatrice du zéphyr d´éte.
Je suis seul, tout à fait seul, assis sur le sable de la
plage. Et je t´attends, mon amie. Je sais que tous les soirs envéloppée dans un
châle d´azur, comme le manteau du firmament, tu parcours discrètement le chemin
de St. Jacques. Tu vas au rendez-vous d´un galant fantastique et charmant, avec
le coeur de Don Quichotte et l´air de Don Juan. Tu es sa Dulcinée et doña
Elvire en même temps. Avec quel plaisir t´accompagnerais-je toutes les nuits,
dans ce voyage, en route vers ma Patrie! Mais malheur à moi!, je ne puis pas.
J´en suis exilé et proscrit. Ma douce amie, arrête-toi un moment. Descends.
Prends ce rayon de Lune qui se projète sur la Mer jusqu´à mes pieds. Viens.
Assieds-toi à mon côté. Laisse-moi reposer un instant la tête sur ton sein.
Comme cela. Que je suis heureux en ce moment! Mets ta main blanche sur mon
front, chérie. Je suis fiévreux et las. Quatre années déjà de combat acharné
avec la Mort, la Famine et la Misère!(Quatre années
déjà abîmé dans le plus terrible abandon moral et matériel...)
Que regardes-tu? Ces petits fils d´argent qui se montrent
timidement dans mes tempes...? Oui, mon amie. J´ai vieilli prématurement! C´est
ma grande peine, ma douleur profonde et secrète. On m´a volé iniquement ma
jeunesse. Par contre, la tienne est divine, toute fraîche...! (Et par contre la tienne est en fleur, en plein
épanouissement, comme un jardin au printemps. Quel contraste! Et quelle
tristesse...!
Tristesse ... et colère.
Le désespoir me corrode; la fureur m´aveugle;
une rage cachée et violente empoissonne mon sang. J´ai soif de vengeance. J´ai
envie de tuer. Oui: de tuer les assassins de ma jeunesse, d´abattre les
bourreaux de mon existence... Qu´on ne me parle plus de pitié! Quand le jour de
ma vengeance arrivera, je la prendrai totale, féroce... implacable...!
Mais non, petite. Pardon! Ne tremble pas.
Excuse-moi de cet accès d´emportement. Dans tes yeux mouillés, je lis un appel
à la sagesse. Qui sait! Peut-être tu n´as pas tort. La vengeance ne me rendrait
plus ma jeunesse...! Voilà la vérité. Une affreuse vérité. Malheureusement le sang
des ennemis ne rajeunit pas...! Oui: ma révolte est inutile. Il ne me reste que
porter le deuil de ma vie mutilée. Je le porte amèrement. Ma fureur n´est au
fond que le masque héroïque de ma faiblesse. Mes poings virils se crispent,
mais mon coeur brisé n´a envie que de pleurer.
Oui; je puis te l´avouer à toi, chérie, sans
honte, quoique à mi-voix. J´ai envie de pleurer comme un enfant. Les pleurs
soulagent et les sanglots étouffent ma gorge. Mais hélas! je ne peux plus
pleurer. La source de mes larmes s´est tarie. Un vrai homme ne peut pas pleurer
extérieurement... Ma douce amie, donne-moi un baiser sur mes paupières
alourdies. Merci bien, chérie. Que tu es bonne et tendre et pitoyable!)
J´ai envie de pleurer; de pleurer amèrement. Les sanglots
étouffent ma gorge. Mais je n´en puis plus. La source de mes larmes s´est
tarie. Donne-moi un baiser sur les paupières. Merci bien, chérie. Veux-tu me
faire une petite commission pour l´Espagne? Je t´ai arrêtée pour cela. Prends
cet humble et petit collier en coquilles. Donne-le à ma mère, si elle vit
encore. Si elle a déjà vécu..., alors, chérie, garde-le pour toi comme
souvenir. Laisse-moi te donner un tendre embrassement d´adieux...? Merci,
petite. En ce moment, je suis ému jusqu´au plus profond de mes entrailles. Tu
sais pourquoi? Parce que j´ai hélas! l´affreux pressentiment de ne plus vous
revoir jamais, elle ni toi... Jamais! Dans la vie!
Mais va-t´en, chérie. Va-t´en. Je ne veux plus serrer ton
coeur avec le récit de mes douleurs. Reprends le chemin de Saint Jacques vers
l´Espagne. Ne manque pas ton rendez-vous pour ma faute. Bonsoir; mignonne.
...................
La nuit est sereine et la mer, calme. Quand je vais me
coucher dans mon taudis, un violon solitaire et concentré murmure
mélancoliquement à la sourdine, le Nocturne en mi bemol de
Chopin...
Manuel G. Sesma
(Symphonie d´Argelès, III)
Transcription pour Mademoiselle Marie Buisson.
Saint Maurice d´Ibie, le 4 Mai 1942
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