Relatos en francés y traducción, 1944

INDICE

1.- Dinah, Bouelles, 11/02/1944
2.- Gala à Saint-Maurice d´Ibie, 23/03/1944.
3.- Aux rivages du Thouet, Saint-Cyr-en-Bour, 26/03/1944
4.- Un dancing paléolithique, Saint-Cyr-en-Bourg, 30/03/1944
5.- Le vieux moulin du Saumoussay, 16/04/1944.
Notice historique sur Saumoussay.
6.- Paysage, Saumur, 26/04/1944
7.- Le dolmen de Bagneux, Saint-Yr-en-Bourg, 20/05/1944
8.- Lumières de mort, Saint-Yr-en-Bourg, 1/06/ 1944.
9.- Sortie de la messe à Saint-Cyr-en-Bourg, 11/06/1944.
10.- Sous le charme de la Samaritaine,  Saint-Cyr-en-Bourg, 30/06/1944
11.- Cours d´espagnol, Saumur, décembre 1944.


DINAH
A Leandro Cerezo
Le Mans, au Café du Commerce
Le 11 février 1944
Le Mans.
5 heures du soir.
De passage pour Rouen.
Il me faut attendre six heures pour prendre l´express.
Comment passer cet intervalle?
Je quitte la gare et pénètre dans la ville. Son aspect ne me dit rien. Une grande agglomération sans personnalité.
En remontant la rue principale[1], j´aperçois une grande église[2]. J´y entre. Déception aussi. Le temple n´a de beau que le portail.
Je continue à flâner par les rues. Rien de particulier. Vulgarité. Pas même un beau magasin. Bien sûr. Le Mans ne manque pas de coins pittoresques et d´édifices intéressants; mais je n´ai pas la chance de les rencontrer.
Un cherchant un café pour me reposer, je débouche sur une grande place[3]. Tout à coup, j´entends des échos de musique, sortant d´un établissement[4]. Je franchis la porte. Un orchestre de jazz joue des chansonnettes de cabaret. Les musiciens, habillés en rouge et noir, attaquent en ce moment une ancienne habanera : «La Paloma». L´un d´eux chante en espagnol correct :
¡Ay!, chinita, que sí.
¡Ay! que dame tu amor.
¡Ah! que vente conmigo, chinita.
A donde vivo yo.
Je sens dans tout mon corps un frisson d´émotion.
Entre-temps, trois jeunes filles –trois «chinitas» de la Sarthe- - viennent s´asseoir à mes côtés. Elles ont l´air de petites employées qui viennent de finir leur journée. Ce sont une jeune fille blonde, une brune et une châtaine. Le trio classique. Chacune est habillée et coiffée d´une façon différente ; mais toutes les trois avec du goût. La blonde –la plus coquette- est assez fardée. La châtaine est à peine maquillée. La brune, pas du tout. Les trois sont assez jolies. Elles commencent à bavarder et à fumer. Bien entendu, aucune n´a la carte de tabac. Mais ça ne fait rien. Elles sont des fumeuses. Des fumeuses… ? Hem ! j´en doute. La blonde laisse des mégots du volume d´une demi-cigarette. Mon Dieu ! quel gaspillage. Mais que voulez-vous ? Une jeune fille française ne se considère pas vraiment moderne que si elle sait –parmi d´autres choses moins transcendantes- agiter les jambes aux «désaccords» d´une danse «swing» et remuer les lèvres au contact d´une «Camel». (Ou d´une pauvre «Gauloise»). Pur snobisme. Mais les françaises sont toutes des snobs. Des snobs charmantes, pour la plupart.
Tandis que j´examine curieusement les trois jeunes filles, l´orchestre commence à jouer un ancien fox américain: Dinah. Ses notes me font l´effet d´un coup de fouet sur les nerfs. Où, diable, j´ai entendu cette musique entrainante… ? Mais oui : dans tous les thés-dansants élégants de Madrid. C´était un autre temps. Evidemment. Il y a dix ans. Une sarabande de souvenirs charmants m´assaillit. Pour un moment, je me sens transporté à Lido ou au Palace Hôtel. Là il y avait aussi de jolies jeunes filles qui agitaient les jambes d´une façon tentatrice et qui brûlaient des «Camel» par snobisme. Plutôt, par exotisme.
Mais hélas ! Le Mans n´est pas du tout Madrid. Et l´illusion ne dure qu´un instant. Juste le temps qu´on emplie à interpréter «Dinah». L´image affreuse du lendemain se met à me hanter immédiatement. Parce que demain… je me trouverai à nouveau à Neufchatel-en-Bray. Et ce ne sera plus la musique d´une habanera ni d´un fox-trot, mais le jazz-band meurtrier des bombardiers anglo-américains[5].
Pourtant l´orchestre, indifférent à mes préoccupations, poursuit son joyeux tapage. Et mes pimpantes voisines, la pensée perdue dans les spirales de la fumée de leurs cigarettes, promènent coquettement par la salle leurs yeux étincelants, miroitant comme une pluie de diamants. Je les regarde avec volupté et me demande avec mélancolie :
Et pourquoi l´homme –ce bipède méchant en caleçon- est tellement sauvage et insensé qu´il se distrait à mitrailler férocement de pauvres semblables, au lieu de se laisser mitrailler délicieusement par les regards et les baisers de jolies femmes… ?







1 La rue Thiers.
[2] L´Eglise de Notre Dame de la Couture.
[3] Place de la République.
[4] Le Café du Commerce.
[5] En effet, pendant la matinée du lendemain sillonnèrent le ciel de Neufchatel-en-Bray 1200 forteresses volantes. Certes, elles ne lâchèrent aucun « cadeau », mais à l´après-midi, les bombardiers qui depuis un mois, s´attaquaient à démolir tous les ouvrages militaires de la région, ne manquèrent pas le rendez-vous quotidien. Pour sa part, Le Mans ne tarda pas non plus à entendre le tapage de ce jazz-band. Le 7 et le 14 mars suivant la ville subit les premiers bombardements. Ils occasionnèrent une centaine de morts et plusieurs autres de blessés, démolissant un grand nombre de bâtiments.

GALA À SAINT-MAURICE D´IBIE


A Mademoiselle Dedée Arsac

Bouelles, le 23 Mars 1944

Manuel García Sema


C´était un midi des commencements de Mars 1943. Ayant fini mon service quotidien à Saint-Maurice d´Ibie, je descendais par la route au hameau des Salelles.
Mais en arrivant à la hauteur de la chapelle de Notre Dame du Sacré Coeur, je me déviai et je pris le sentier de Lachamp. Le jour était magnifique. Dans le ciel, d´un bleu clair vaporeux, le soleil miroitait éblouissant comme une couronne de diamants. Quand j´atteignis le sommet de la colline, je m´arrêtai près de la ferme du père Martin pour contempler le paysage. C´était déjà l´éclosion du printemps. Un épanouissement printanier indubitablement prématuré. Cette année la Nature synchronisait parfaitement avec le Coeur angoissé de l´homme. Même hâte de dissiper les ombres sinistres de l´hiver et de mettre en fuite les sanglants fantômes de la guerre; même envie d´étaler les atouts de la terre et de retrouver la paix et la joie de vivre perdues sur les deux hémisphères.
Le petit village ardéchois ne pouvait pas non plus se soustraire à cette coquetterie saisonnière et il commençait lui aussi à faire ostentation de sa parure de printemps, comme un jeune paysan pour la fête de Pâques.
Pourtant Saint-Maurice d´Ibie n´est pas du tout présomptueux. Il est au contraire très humble. Tellement humble que pour se cacher aux regards du monde, il s´est enterré dans un tout petit trou, entouré de montagnes désolées.
Saint-Maurice d´Ibie non seulement est humble, mais austère. Il ressemble à un anachorète chrétien du Moyen Âge.[1] Comme ceux de la Thébaïde. Pareil milieu et pareille simplicité. Les gens mènent là-bas une vie primitive et tranquille en marge du tapage de la civilisation moderne. Pas de nouveautés, pas de changements, pas de troubles, pas de tintamarre. Toujours la même existence sobre et calme. La paix. Toujours la paix. La paix intérieure et la paix extérieure.
Cependant cette austérité et cette monotonie ne sont pas dénouées de poésie. Mais pour la ressentir, il faut savoir, d´abord, la rechercher; puis, l´identifier.
Où..? Avant tout, dans soi-même. On ne trouve pas de la poésie en dehors qu´à condition de la sentir par avance au-dedans. La beauté du monde n´ est en fin de compte qu´une projection de celle de notre âme. Qui ne redonnait pas le beau dans son coeur, il est incapable de l´identifier dans la Nature.
Dans son coeur précisément..?
Mais oui: on ne trouve d´ordinaire beau que ce qu´on aime au préalable.
C´est pourquoi pour surprendre la poésie de Saint Maurice d´Ibie, il faut, d´abord, l´aimer. Qui aime, embellit.
Justement le petit village ardéchois est un de ces endroits à charmes secrets qui rien ne disent qu´au coeur des initiés. C´est comme un tableau cubiste de Picasso ou comme une strophe symboliste de Mallarmé.
Et bien, cette initiation préliminaire et indispensable est l´amour de la solitude et de la campagne; c´est l´émotion du petit et de l´ancien [2], c´est la sympathie envers les humbles et envers les déshérités.
Voilà tout le charme ésotérique de Saint-Maurice d´Ibie.
Certes, ce sont des appas un peu mélancoliques comme ceux d´une scène champêtre de Millet ou ceux d´un paysage désolé d´Hubert Robert. Mais la volupté la plus intense et la plus délicieuse n´a-t-elle pas toujours une saveur délayée de mélancolie..? Celui qui la ressent profondément au fond de ses plus intimes émotions, est seulement capable d´être touché par la sorcellerie de Saint-Maurice d´Ibie.
Sans doute, le silence et les ruines d´une partie de ses maisons abandonnés, la nudité et la désolation de son paysage[3], l´aridité de ses collines, la modestie de ses habitants ne peuvent inspirer que de la tristesse et l´ennui à qui n´est impressionné que par l´éclat et le luxe, la mécanisation et le colossalisme, l´affairement, le brouhaha et l´empressement du torrent citadin. Par bonheur, les échos de la poésie ne sont précisément pas comme ceux du torrent, mais comme ceux de la stalactite. La musique intérieure, pour être entendue, exige du silence. Et c´est justement dans ce silence que j´entendis plus d´une fois l´appel discret et insinuant des sirènes de Saint Maurice d´Ibie.
Combien de fois, pendant les nuits tièdes d´été, au retour d´une promenade solitaire par la côte de Villeneuve-de-Berg, en passant près des taudis abandonnés du quartier de Chambonnand, je subis l´illusion d´entendre à l´intérieure la plainte d´un ancêtre sentimental, pleurant sur des ruines d´un foyer qu´il avait bâti avec enthousiasme pour ses successeurs, à force de privations et de travail! [4]
Combien de fois, assis sur une pierre sur la cime du Devé à la tombée d´un soir automnal, en apercevant au loin la silhouette d´un paysan, accrochée à sa terre de labeur ou en remarquant un petit troupeau patural dans un taillis prochain, je fus touché par la sérénité suprême de ces champs et ces monts ardéchois, contrastant avec les inquiétudes et avec les orages de mon esprit et de mon existence!
Quand j´avais à traverser la passerelle en bois sur l´Ibie pour monter au Plot ou à Valos, je ne pouvais pas me passer de jeter un regard nostalgique vers la petite porte romane de l´église paroissiale qui me rappelait le portail monumental du même style et de la même époque du temple cistercien de mon village.[5]
Et le beau pré communal toujours verdoyant où pendant le printemps 1941, je cherchais quelquefois des violettes avec mes petits amis Robert et Josette Monteremal? Combien de fois je rêvai à l´ombre bienfaisante des platanes corpulents qui l´encadrent au Nord et à l´Ouest, écoutant aux après-midi estivales la rauque symphonie des cigales insouciantes ou suivant de mes yeux aux mois d´automne le jeux innocents des enfants de l´école!
Quand nous arrivâmes à Saint Maurice d´Ibie en Octobre 1940, un peuplier géant se dressait au milieu de ce pré. C´était l´Arbre de la Liberté, planté l´an 1871, en souvenir de la proclamation de la Troisième République Française. On l´abattit un jour de printemps 1942; justement le jour de l´arrivée au pouvoir de Monsieur Laval. Et cet abattage me fit du mal. J´avais pris en affection ce peuplier robuste que je regardais comme un symbole de mes luttes et qui couvrait de son ombre amoureuse le monument aux 34 enfants du petit lieu, tombés  pendant la guerre du 14, pour la liberté et l´indépendance de la France.
Et le petit cimetière du village? C´est un petit carré boisé de sapins et de croix, de lauriers et de chrysanthèmes, sis aux bords de la rivière. Quand je passais devant sa porte en fer, mon imagination était toujours hantée par l´image de quelques mains en pierre de conjoints que j´avais remarquées une Toussaint, se serrant amoureusement dans l´au-delà.[6]
De la poésie à Saint-Maurice d´Ibie..? – se demanderont étonnés en lisant par hasard ce récit les camarades du 160 et du 133 Groupe de Travailleurs Etrangers qui languirent terriblement dans la commune pendant trois ans d´affreux confinement.
Mais oui, mes chers amis. Malgré notre odyssée incroyable et prosaïque, malgré la rudesse indéniable du paysage, je trouvai plus d´une fois de la poésie dans beaucoup de détails et de parages.
Les coteaux environnant l´endroit, tantôt chauves, tantôt peuplés de genévriers et de chênes, et toujours solitaires et muets, comme une image prenante du désert, cachait indubitablement de la poésie: celle de la paix imperturbable des cimes terrestres, source intarissable des plus profondes réflexions et des décisions les plus sereines.
L´écoulement imperceptible des eaux de l´Ibie glissant en silence parmi les osiers, avec la volupté et la nonchalance d´un serpent, cachait réellement de la poésie, celle du courant mystérieux du temps et de la vie en perpétuel mouvement et renouvellement.[7]
La ferme solitaire de Valos, avec sa sentinelle permanente de pins et de cyprès, et sa brillante esplanade de cultures et de près, regardant en face le soleil, comme un temple vétuste de Heol[8], cachait certainement de la poésie: celle de l´interrogation éternelle de l´homme à l´énigme inquiétante et impénétrable de l´Univers.
La petite forge du maréchal Ferrant Vidal, troublant du tintement de son enclume le silence profond du village aux matinées givrées et mornes de l´hiver, cachant indiscutablement de la poésie: celle du travail obscur et quotidien qui forge le fer de notre existence.
Le pauvre garçon tuberculeux Victorin, gardant les chèvres de Monsieur Archimbaud, un matin de printemps, sous le regard fraternel du petit Jesús de la petite chapelle de Lachamp; et le vieux berger barbu, Monsieur Delhomme, poli comme un grand seigneur et causeur correct comme un académicien, traînant péniblement par la route des Salelles aux soirs glacials d´hiver, ses haillons et son chien – l´unique confident et ami de sa vieillesse -, ces deux touchantes estampes de la détresse humaine cachaient elles aussi de la poésie: celle de la pauvreté et du délaissement, portés avec dignité et supportés avec patience.
La petite aïeule Madame Bondant raccommodant de ses doigts tremblotants et de ses yeux presbytes le linge de ses petits-fils à la cuisine de l´Hotel Arsac, cachait sans aucun doute de la poésie: celle de la tendresse et du dévouement de cette mère double qui est une grand-maman.
La fraîche fontaine de la cour de l´école nationale où le petit Galé courtisait assidûment une mignonne samaritaine, à l´ombre caressante et parfumée des roses cachait véritablement de la poésie: celle de l´illusion inextinguible de l´amour, raison suprême de la vie et de la mort.
Notre petit taudis de Barbu, avec sa vigne accrochée à la porte et sa chambre noircie par la fumée, où Mateo jouait du violon et Franch faisait nasiller son saxophone; où González songeait à sa fillette Diane, Masip calculait, Cabré fumait sa pipe catalane, Tariel agonisait, Raphaël souffrait, Conchita raccommodait et j´écrivais, tout cela cachait aussi de la poésie: celle de la camaraderie et de l´union dans la misère et dans le malheur.
Enfin, voire les petits débits de boissons de l´endroit: le café de la France, le café d´Oxil et le café d´Arzac où les réfugies faisant de temps en temps la bombe, buvant, dansant et chantant des airs de notre pays dans un élan de secrète nostalgie, cachaient eux aussi de la poésie: celle de la fermeté dans notre expatriation et de la joie dans notre disgrâce.
Après tout cela demandera-t-on encore avec incrédulité sur la poésie de Saint-Maurice d´Ibie…?
Mais oui: malgré l´apprêté de son paysage et la modestie de ses habitants, malgré notre vie misérable d´esclaves, je la sentis personnellement souvent; je la sentis profondément plus d´une fois. C´est pourquoi St. Maurice d´Ibie restera toujours dans ma mémoire comme un souvenir touchant de mon exil en France. Il demeurera pour jamais dans mon coeur comme une estampe saisissante de l´époque la plus romantique de mon existence. Je ne pourrai jamais oublier le petit trou ardéchois où je passai presque trois ans consécutifs, comme un véritable cénobite laïque; où les natifs du village m´honoraient de leur respect et de leur estime, où j´aimai et je haïs; ou je jouis et je souffris; où je rêvai, travaillai et espérai.
Pourtant St. Maurice d´Ibie n´avait uniquement pas la poésie subjective, conséquence de mon attitude sentimental envers le milieu, mais aussi la poésie objective, résultant de l´étalage d´une beauté réelle et extérieure, frappant les sens et la fantaisie.
Ces atouts naturels qu´il montrait avec orgueil à l´entrée de chaque printemps, étaient la pompe de ses amandiers.
L´amandier est l´ornement de St. Maurice d´Ibie, la parure principale de son paysage. Il fleurit dans le vallon et sur les collines, aux bords de la rivière et aux flancs des taillis. Quand l´éclosion printanière se produit, la campagne de St. Maurice d´Ibie s´habille comme une fiancée princière du manteau d´hermine de ses amandiers en fleur.
J´aime la fleur de l´amandier, cette fleur petite et belle au calice de rose et à la corolle de neige. Elle est mignonne et touchante comme une toute petite fille au minois de poupée et à l´âme de vierge. Elle a justement les deux couleurs symboliques de la pureté: celle de la pudeur et celle de l´innocence.
Ce midi de Mars 1943, je m´étais arrêté précisément sur la cime de Lachamp, pour admirer le gala des amandiers du village. Le tableau en valait la peine. En haut, découpant gracieusement l´horizon azuré, se faisait tout d´abord remarquer la chaîne de ses bosses suaves et bariolées: le Mordon, flanqué de chênes; la Reboul et la Costette, sillonnés dans tous les sens de lignes et de plans; enfin, la Côte Faugère et le Devé, couronnés de chênes et de Genévriers.
En bas, c´étaient la glace cassée de l´Ibie; les taches rousses des osiers de ses bords; la ligne terreuse des maisons; le carré verdoyant du pré communal; l´enclos mélancolique du petit cimetière; les rectangles des jardins potagers; ceux des champs de blé. Et enfin, un peu partout, mettant la note de coloris, c´était la griserie des amandiers en fête, casqués du pompon opalin de leurs fleurs ouvertes.
Ah! Si j´avais su à cette occasion manier une palette et un pinceau...!
Pour jouir encore du paysage, je revins ce même jour à cet endroit à l´heure mélancolique du couchant. Je savais que l´illusion des amandiers fleuris, à l´entrée de la nuit, serait tout à fait différente de celle du midi.
La lumière orne à chaque moment tous les milieux d´une parure nouvelle, multipliant de cette façon les illusions sensorielles. Le secret de l´extase esthétique devant les beautés de la nature ou de l´ Art réside justement dans la capacité de capter les changements continuels et capricieux que la lumière communique aux objets.
Les 17 tableaux différents de la façade de la cathédrale de Rouen, peints à différentes heures de la journée par le grand artiste impressionniste Claude Monet, constituent une preuve éclatante.
Ainsi donc en revenant au somment de la colline à la tombée du soir, j´étais tout à fait convaincu de jouir d´un spectacle différent.
Et en effet, je ne fus pas déçu.
Quand j´arrivai, le soleil venait justement de se cacher derrière le massif de l´Ozière.
Le village et les flancs des taillis commençaient à plonger petit à petit dans les ombres du crépuscule. Par contre, les silhouettes des amandiers couronnant les crêtes du village se faisaient remarquer plus que jamais. Quand la lumière crépusculaire se mit à son tour à pâlir, ces silhouettes commencèrent à s´animer. La nuit endort les hommes et réveille les objets.
Alors j´eus une vision de féerie. Ces profils animés et lointains se métamorphosaient merveilleusement en une théorie de jeunes filles ravissantes qui venaient de la Vallée des Grecs porter des paniers pleins de fleurs, comme les pucelles athéniennes dans les fêtes panathénées.
Mais à qui venaient-elles présenter leur offrande..?
La déesse où se trouvait-elle..?
À Saint Maurice d´Ibie il y avait une jeune fille ravissante. Elle s´appelait Dedée. C´était un beau brin de fille naïve et fraîche, à l´âme blanche et au corps rosé, comme la fleur parfumée des amandiers. Chez elle pas d´affectation ni de malice, de coquetterie ni d´artifice. Elle était naturellement mignonne et bonne, comme la violette et comme la colombe. La couleur de sa peau dénonçait la santé de son corps et la sérénité de son regard témoignait de la candeur de son âme. Son humeur était toujours gaie et égale.
A cette époque je visitais sa maison chaque matin pour des raisons de service. Et je la surprenais indéfectiblement occupée aux besognes ménagères. Elle balayait, époussetait, lavait, faisait la cuisine et tout ce qu´il fallait. Elle se préoccupait spécialement de renouveler les fleurs des vases, ornant la plupart des tables. C´était une promesse certaine d´une future mère de famille hors pair que cette jolie fillette.
C´est à cause de toutes ces charmantes qualités que j´estimais cordialement Dedée.
Par surcroît, elle était très aimable et très empressée à l´égard des réfugiés. Et plus d´une fois, je lus dans ses beaux yeux l´indignation la plus sincère, alors que les malandrins du Groupe nous faisaient très souvent des misères. Elle avait un Coeur excellent. Enfin, Dedée représentait le type idéal de la jeune fille ardéchoise: belle comme son ciel, forte comme ses roches et bonne comme ses amandes.
C´est pourquoi ce soir de Mars, en regardant d´animer sur les crêtes de St. Maurice d´Ibie les silhouettes sveltes de ses amandiers en fleur, j´eus l´illusion que cette théorie de jeunes filles blanches auxquelles celles-là ressemblaient en ce moment, venaient précisément de la Vallée des Grecs couronner des fleurs l´âme ancestrale du village, incarnée dans le corps de rose de Dedée.
C´était une offrande invisible de parfums, et de couleurs, après le baiser crépusculaire du Soleil.
Quand je quittai la cime de Lachamp, l´étoile du berger parut au firmament.
Dans mon coeur résonne le vieux pean.
Envoi.
Mademoiselle: Au seuil de ce printemps 1944 – le dernier de mon exil en France – je vous souhaite de tout mon coeur que vous gardez toujours inaltérés votre âme blanche et votre corps rose, comme la fleur parfumée des amandiers.






[5] Fitero (Navarra)


AUX RIVAGES DU THOUET

A Mentor Blasco


Saint-Cyr-en-Bourg, le 26 mars 1944

Saint-Cyr-en-Bourg. Dernier dimanche de Mars. Un jour splendide de printemps. Le premier jour vraiment beau de la saison. Ciel limpide. Soleil éblouissant. Il est 15 heures trente. Le village donne une sensation de désert. Aucun être vivant sur les rues. Les portes du logis sont fermées. La jeunesse est à Saumur. Aux séances de l´Anjou Cinéma. Si je pouvais me déplacer avec la même facilité, je ne resterais pas non plus sur place.
Pour ne pas m´ennuyer, je prends un livre et m´en vais faire une promenade. Quand je remonte la ruelle de la Poste, la cloche de l´église commence à sonner. Je rencontre une vieille en robe noire et coiffe blanche. Elle se dirige vers le temple. C´est normal. Les cloches sont un appel de l´au-delà. C´est pourquoi il est surtout entendu par les vieillards. Mais jeunesse… ? Ah ! les jeunes préfèrent le jazz-band.
Je m´achemine petit à petit vers Saumoussay. Mon intention est de passer l´après-midi aux rivages du Thouet.
Dans un croisement de chemins, je remarque une croix en fer. Sur une plaque en marbre, clouée au piédestal, on lit : « Mission – Avent 1908.
Le petit Crucifix est beau, malgré le barbouillage peu esthétique à couleur d´argent. Je me demande mais, pourquoi cette manie de déguiser le Christ des façons les plus invraisemblables et ridicules… ? Sans doute pour faire plaisir à la bourgeoisie chrétienne et… crétine. Mais la doctrine évangélique n´est-elle même pas souvent défigurée ad usum de ces chrétiens privilégiés… ? L´église est le support spirituel du capitalisme. Si le Christ revenait à la terre…
Au sommet de la petite colline des Mureaux qui domine le triangle Saint-Cyr-en-Bourg-La Perrière-Saumoussay, je m´arrête pour faire un tour d´horizon. Le panorama est vaste et intéressant. Je me trouve au centre d´un grand cercle renfermant tout l´angle S. E. du département de Maine et Loire. Pas une montagne. Des plaines aux ondulations suaves, parsemées d´agglomérations de taillis, de près, de (jardins et potagers). Coloration verte, terreuse et mauve. De tous les points cardinaux de l´horizon des clochetons en ardoise faufilent de leurs aiguilles le manteau bleu du firmament.
Vers le Nord, on remarque, d´abord, Saumur, la capitales du Haut-Anjou, avec les tours octogones, de son château et la tache rouge de la Cité des Violettes; puis, à gauche, Bagneux, ancienne station gallo-romaine; au-dessous de Saumur, Varrains; et Chacé, ancien fief, ce dernier, de la maison de Caulx.
Enfin, presqu´à mes pieds, je regarde couler le Thouet qui venant de Deux Sèvres, entre dans le département de Maine et Loire par Montreuil-Bellay. C´est vers lui que je descends par la…
Le jour décline. Le soleil descend. La rumeur solitaire du Thouet rentre dans sa barque. Quand je vais fermer mon livre un dernier tableau me saisit vivement. Ce sont « Les foins » de Bastien – Lepage, l´œuvre le plus discuté du Salon parisien de 1878. Un autre paysage.
Mais ce n´est plus le peintre ni son tableau qui me touchent, mais le souvenir qu´ils éveillent en moi. Le souvenir est une jeune fille russe : Marie Bashkirtseff, une de ces phtisiques éblouissantes qui, comme Adèle Khan ou Thérèse Martin, ont traversé pour un moment ce monde, comme des étoiles filantes. Marie Bashkirtseff[1] -écrivain, artiste et jeune fille hors pair fut élève et amie de Bastien-Lepage. Et ce furent justement « Les foins » qui, au retour d´un voyage en Espagne[2], rapprochèrent la petite russe, tout d´abord, de l´art, puis, de la personne du jeune maître de Damvillers. Coïncidences frappantes! Tous les deux moururent à Paris, victimes de la même maladie et dans la fleur de leur âge, pendant l´automne 1884, à cinq semaines à peine de différence[3].
Et bien, je ne puis jamais me rappeler cette jeune fille exceptionnelle, sans être profondément touché. Quand je lus, il y a quelque vingt ans, son célèbre « Journal [4]», mon impression fut énorme. Je me souviens de la phrase suivante : « On a beau parler de gloire, d´esprit, de beauté. No n´en parle que pour parler d´amour, pour faire un magnifique cadre à ce tableau toujours le même et toujours nouveau... » Pauvre jeune fille ! Elle s´en alla sans l´avoir connu cet amour. Mais pourquoi le Destin enlève prématurément ces êtres exceptionnels ? (…)
« -Quand je ne serai plus, faites en mon honneur un peu de spiritisme. Appelez-moi et faites-moi causer, moi qui aime tant la vie et les vivants[5]! »
Je ne suis pas du tout spiritiste ; mais je me rappelle… Elle se présenta par la suite dans son portrait du Musée de Nice, avec son joli col blanc, ses grands yeux gris ouverts, ses cheveux dorés au vent et une indicible mélancolie sur son visage.
Le paysage de Saumoussay a lui aussi en ce moment un air de tristesse indéfinissable. Déjà le soleil touche l´horizon, avec la nonchalance d´un moribond. Il a une couleur rouge pâle, comme la petite bouche de la vierge…
Je saute sur une des barques qui sont à mes pieds et tendant la main, à la jeune fille, je lui dis d´un air ému (…) :
-«Moune, petite amie : veux-tu que nous sortons à la mer par le Thouet et que l´amour de tes rêves que tu ne trouvas pas sur cette terre[6] – hélas ! comme moi- nous le cherchons ce soir sous les étoiles, dans le sein azuré du firmament… ? »





[1] “Quand elle mourut, elle possédait dans son cerveau les livres de quatre peuples, dans ses yeux tous les musées et les plus beaux paysages, dans son cœur la coquetterie et l´enthousiasme…
« Elle avait, si jeune, amalgamé cinq ou six âmes d´exception dans sa poitrine trop délicate et déjà meurtrière » Maurice Barrès, Trois stations de psychothérapie.
[2] Marie Bashkirtseff visita l´Espagne pendant l´automne 1881. Elle parcourut Tolède, Burgos, Madrid, Cordoue, Séville, Grenade, ces villes « dont les noms seuls sont une noblesse à promouvoir ». Le voyage fut pour la jeune fille une véritable révélation. Ses conceptions de l´art se transformèrent. Devant Ribera, elle s´écria : «Mais les voilà les vrai naturalistes ! Et l´on ose parler des pâleurs de Raphael et des peintures maigres de l´Ecole Française… ! »
[3] Marie Bashkirtseff mourut à 24 ans et Jules Bastien-Lepage, à 36 ans.
[4] C´est son unique livre. Quant à ses tableaux, les meilleurs ce sont « Le Meeting », au Musée du Luxembourg, et « Les Saintes Femmes devant le tombeau du Crist » (inachevé), lequel figure dans son monument funéraire au cimetière de Passy.
[5] « Moussia ou la vie et la mort de Marie Bashkirtseff », par Albéric Cahuet-Epil., p. 241.
[6] Marie Bashkirtseff –fille de millionnaires, vivant toujours dans le grand … - s´éprit successivement du Duc de Hamilton, du « Cardinalino » (le comte Pietro Antonelli, neveu du cardinal Antonelli), du « Comte  Bijou » (le comte Alexandre de Larderel), du « Mousquetaire de l´Impératrice » (Paul de Camagnac), et enfin de Jules Bastien-Lepage. Mais tout se passa sans sortir du plus pur platonisme. Amoureuse, elle ne devint réellement que du journaliste bonapartiste Camagnac. Quant à sa dernière et touchante idylle avec Bastien-Lepage, ce ne fut que l´affection fraternelle de deux âmes élevées d´artistes qui avaient le même idéal et de deux pauvres damnés, frappés mortellement de la même maladie.
Du reste, Marie « était absolument pure, brutalement chaste », d´après les témoignages de sa compagne d´atelier de peinture, Louise Breslau. Peu avant sa mort, Marie Bashkirtseff put écrire avec raison dans son testament : « Je meurs absolument pure de cœur, d´esprit et de corps. Je crois n´avoir jamais eu de pensées basses, intéressés ou dépravées. »




UN DANCING PALÉOLITHIQUE

A Mademoiselle Natividad González
St-Cyr-en-Bourg, le 30 Mars 1944
Dans la France de l´armistice 1940-1944, il était formellement interdit de danser. Mais pourquoi… ?
On sait que le Maréchal Pétain s´était paternellement consacré au redressement du pays. Entendez au redressement moral, puisque le relèvement économique était tout à fait impossible pour le moment. Mais il est évident que la morale des redresseurs de l´armistice ne pouvait plus être la morale laïque que l´on déclarait en faillite, mais la morale de l´ancien régime, c´est-à-dire, la morale catholique. Or la morale catholique considère la danse et les dancings comme des occasions immédiates de péché mortel. Le révérend Père Ferreres dont la Théologie morale était encore à ce moment-là le guide des confesseurs, blâmait expressement la mazurka, la polka, le schottis et quelques autres danses de l´époque des jupes longues.
A plus forte raison tombaient sous le même anathème la rumba, le tango, le fox-trot et le swing. Quand j´étais adolescent, je fis pendant une semaine une retraite spirituelle, et je me rappelle que le jésuite qui le dirigeait – le P. Edouard Arechavaleta – nous assura un jour très sérieux que Lucifer en personne participait parfois aux soirées dansantes des music-halls parisiens…
Qui sait ? Il se peut que le P. Arechavaleta – qui avait été un ancien homme de monde, comme le P. Coloma – l´aurait identifié plus d´une fois sous la jupe d´une « entraîneuse » de Montmartre…
Alors on comprend aisément que M. M. les redresseurs de l´armistice qui avaient déjà assez de tracasseries avec les terroristes, l´armée occupante et les insurgés du maquis, ne tiennent nullement à ouvrir de surcroît la porte aux démons des boîtes de nuit. 
D´autre part, était-il sérieux et tolérable qu´en même temps que le prisonniers pourrissaient dans les camps de concentration et que les requis travaillant en Allemagne avaient chaque jour à supporter les averses des bombes des forteresses volantes, messieurs les gaillards, restés dans la métropole, s´attaquassent gaiement à frotter le nombril des tendrons au son d´un accordéon...?
Mon dieu !, il y a de l´abris…
Corollaire : M. M. les redresseurs de l´armistice avaient raison.
Du reste, ce n´était pas la première fois que les autorités françaises s´en prenaient aux dévots de Terpsichore. Le fait s´était déjà produit – quoique d´une façon moins générale – lors d´un autre redressement national: la Restauration. Il est oiseux de souligner que l´interdiction ne redressa rien, mais elle inspira à un humoriste classique, Paul-Louis Courier, une sottise délicieuse.[1]
De toute façon, en France ce sont les femmes qui commandent, et on sait qu´il suffit d´interdire aux fillex d´Eve n´importe quoi pour qu´elles tombent immédiatement dans la tentation de passer outre. Cela veut dire que dans la France du Maréchal Pétain et du général von Stülpnagel, malgré tous les interdits et tous les « verboten », on dansait un peu partout comme à l´époque de Daladier et de Gamelin.
Quand en Février 1944, je retombai en Anjou, venant de la Normandie, des compatriotes demeurant à St-Cyr-en-Bourg où je commençai à travailler dans la « Caverne des Camouflés »[2], en me dépeignant les merveilles du pays (oh ! il y avait du pain, de la viande et du pinard à discrétion. Le reste ne comptait pas…), conclurent leur exposé :
-      De surcroît, tu peux danser tous les samedis et dimanches.
-      Fichtre! Est-ce que vous faites bal chez des amies ?
-      Oh! pas du tout, nous dansons aux bals publics.
-      Comment ! Mais les dancings ne sont-ils pas interdits ici, comme sur le reste du territoire… ?
-      Bien entendu.
-      Alors…
-      Alors on danse en cachette pendant la nuit, dans les caves du pays.
-      Dame! Dites-moi, dites-moi: ces bals clandestins, nocturnes et souterrains m´intéressent.
-      Mais oui: ici toute la région est creusée de caves.
-      Cela veut dire qu´ici tout le monde est «cavernicoles ».[3]
-      Oh ! pas précisément, il ne s´agit point de caves d´habitation ni de réaction mais de champagne et de champignons.
-      Et qui organise ces pittoresques saturnales ?
-      Des jeunes gens du pays. Ils engagent les musiciens, ils fixent le lieu et la date, et voilà le dancing en marche.
-      Mais comment sont-elles portées à la connaissance des intéressés… ?
-      Oh ! la publicité n´est pas chère ni compliquée. On en répand discrètement le bruit par les villages des environs. En outre, il y a à Saumur une espèce d´agence des bals clandestins qui fonctionne au Café de la Grappe d´Or. Si tu veux apprendre où l´on danse chaque semaine dans la région, tu n´as qu´à demander à un garçon de ce café.
-      Et assiste-t-il beaucoup de monde à ce bal ?
-      Ça dépend du temps; mais d´ordinaire il n´en manque pas. Tu sais, il y a de jeunes gens et des jeunes filles qui se déplacent de vingt et de trente kilomètres pour aller danser. Ils arrivent à pied, en vélo, en charrette…
-      Comment ! En charrette aussi… ?
-      Mais oui. Une fois nous sommes venus nous-mêmes en charrette de Montreuil-Bellay à Saumoussay, et sais-tu ce qui nous arriva ? Eh bien, à la sortie du bal, le harnachement de notre cheval avait disparu…
-      Que voulez-vous ? Quelqu´un qui en avait autant besoin que votre bête, s´en servit tranquillement…
-      Sans doute.
-      D´autre part, ne vous attaquiez-vous pas en même temps au cuir des jeunes filles…? D´autres plus positifs préfèrent de cuir des harnais… Question de goûts. Voilà.
-      Oui, oui ; c´est au propriétaire que tu aurais pu raconter ces histoires. Ah ! mon Dieu, tu sais, quand il nous regarde rentrer sans les harnais, il se mit en colère comme un taureau qui vient de recevoir les « banderillas ».
-      Mais après il se calme…
-      Naturellement.
-      Et dites-moi, ces parties chorégraphiques sont-elles gratuites… ?
-      Ah ! non. Pas du tout. Tu comprendras que les musiciens ne vont pas se déplacer et jouer bravant la police, simplement pour nous faire plaisir. Ce n´est pas de l´altruisme philharmoniques, mais du plus pur mercantilisme.
-      Et combien cela vous coûte ?
-      D´ordinaire, les garçons, paient vingt francs; et les filles, quinze.
-      Alors pour ce prix, les bals seront acceptables.
-      Du moins, on les accepte. Que veux-tu ? Il faut s´amuser. Cependant ne te fais pas trop d´illusions. On s´arrange comme l´on peut.
-      Voyons, voyons. Y a-t-il un orchestre ?
-      Mais oui. D´ordinaire, un accordéon et un jazz; ou un accordéon et un saxo.
-      Et buffet… ?
-      Zéro. Chacun bouffe de ce qu´il porte, s´il porte quelque chose.
-      Et garde-robe… ?
-      Zéro. On accroche les pardessus au mur.
-      Et électricité… ?
-      Zéro. On s´éclaire avec des lampes de carbure.
-      Et chaise, ou bancs pour se reposer… ?
-      Zéro. On s´assied par terre comme les bonzes.
-      Et parquet pour danser… ?
-      Zéro. On danse sur le sol poussiéreux comme les troglodytes.
-      Sapristi ! savez-vous que vos boîtes de nuit sont une merveille… ?
-      Ah ! de surcroît il faut rester sur place toute la nuit. Tu sais qu´après 23 heures la circulation est interdite et on ne rigole pas avec les patrouilles allemandes.
-      Et les gendarmes ne se présentent-ils jamais à leur tour pour rendre la séance plus amusante… ?
-      Mais oui, plus d´une fois.
-      Et alors… ?
-      Alors s´ils sont pétainistes, le bal finit au parquet. Au parquet judiciaire, c´est entendu ; mais s´ils sont gaullistes, ils se mettent à danser avec nous.
-      Bravo !
-      Parfois on joue aux pétainistes des tours très comiques. Par exemple, une fois ils passèrent toute une nuit à la belle étoile, cachés aux environs de la cave, pour nous attraper à la sortie. Sans doute, ils n´essayèrent pas de nous surprendre sur place de peur que nous nous échappions dans toutes les directions du souterrain. Mais ayant été avertis de leur présence, nous sortîmes d´un autre côté à cinq kilomètres de distance. Nous ignorons si les anges gardiens du Maréchal Petain nous attendent encore…
-      Qui sait… ?
-      Enfin, ami Sesma; samedi prochain il y a bal a Souzay. Veux-tu nous accompagner… ?
-      Sept kilomètres.
-      Sept kms… ? Pardi ! Sept kilomètres d´aller et sept kms. de retour font quatorze kilomètres de promenade. Et de surcroît passer débout toute la nuit par ce chien de temps… ? Mon vieux, si c´était dans une salle confortable, je n´hésiterais pas. Mais dans une cave humide… ? Vous savez, la perspective ne me séduit pas. Ce sera pour un autre jour. Excusez-moi.
……………………………..
Et un mois après ce jour arriva. C´était le 11 Mars 1944. Padierna – le plus jeune de mes compatriotes – me prévint à midi :
-      Ce soir on danse à Saumoussay. Veux-tu venir ? Nous y allons, bien entendu.
-      Mais oui – fis-je. Attendez-moi chez vous pour 21 heures.
Saumoussay n´est qu´à un km. à peu près de St. Cyr-en-Bourg. Cela veut dire que je n´avais pas à me fatiguer pour y aller. En outre, il n´était pas question non plus des patrouilles allemandes. C´est-à-dire, je ne serais pas obligé de rester toute la nuit au bal. Quand j´en aurais assez, je pourrais rentrer chez moi et me coucher tranquillement. La perspective changeait.
         Cependant la nuit du onze Mars 1944 ne fut pas du tout propice à faire la noce. La dernière lune de cet hiver fut la plus dure de la saison. Il faisait un froid glacial. Le ciel était couvert, et la campagne, plongée dans les ténèbres. Pour tout les batteries allemandes placées à Fontevrault, faisaient des exercices de tir sur le champ de Champigny. Leurs éclairs illuminaient un moment l´horizon et leurs coups de tonnerre faisaient trembler le sol.
         Mon dîner fini, je me rendis sans délais à la chambre de mes compatriotes. C´étaient trois madrilènes: Isidro Padierna, du quartier de Cuatro Caminos; José Cuellar, de la Guindalera et Angel García Sáez, de Vallehermoso. Tous les trois s´étaient déjà parés comme pour aller à un bal élégant. Cependant le pantalon de soirée de Padierna laissait voir un petit trou par derrière…
         En route vers notre boîte de nuit, un autre compatriote nous rejoignit: Federico Ramírez, un victorien qui venait de Varrains, accompagnant une petite espagnole très mignonne. Son nom était Nati et c´était la jeune fille châtaine, employée au buffet de la gare de Saumur. Tous les deux arrivèrent en vélo.
         Pour atteindre le dancing, au lieu de suivre le chemin de Saumoussay, nous optâmes pour le passage souterrain de la Bruère.
         Celui-ci commençait justement à quelque cinquante mètres de la chambre de mes camarades. Il est oiseux de remarquer qu´il n´était pas du tout éclairé, ce passage; mais notre camarade Sáez avait préalablement gardé une lampe à carbure du chantier, pour nous éclairer en cette occasion. On nous aurait pris en marchant de cette façon pour une bande de conspirateurs, ou de cambrioleurs.
-      Si les agents de Darmand nous surprenaient en ce moment… ! – s´écria Sáez en ton plaisant.
C´était l´époque de la chasse aux terroristes et justement ce jour même on avait arrêté et interrogé sur le pavé de Lyon 50.000 personnes… ! Rien qu´à Lyon seulement. La Gestapo travaillait…
         J´achevai la phrase de Sáez :
-      Demain toute la presse française annoncerait en gros caractères :
« Un groupe de terroristes dangereux a été arrêté hier soir dans les caves de Saumoussay. Il s´agit d´espagnols rouges, ayant commis plusieurs attentats. Les bandits étaient armés de mitraillettes et accompagnés d´une jeune fille qui semble être leur chef. Celle-ci se nomme Carmen et cachait sous la jarretière un couteau d´Albacete. Ce couteau est un ancien cadeau du sinistre bourreau André Marty… »
         En ce moment la jeune fille me coupa vivement :
-      Mais je ne m´appelle pas Carmen et je n´use pas des bas et je ne sais non plus qui est ce martyr (sic)…
-      Rassurez-vous, « señorita ». Je compose un roman policier pour les lecteurs de « Gringoire » et les auditeurs de Mr. Philippe Henriot…
Mes camarades éclatèrent de rire.
Les souterrains de St. Cyr-en-Bourg et le Saumoussay ne sont certainement pas un labyrinthe, mais rien de plus facile que de s´y égarer. C´est pourquoi nous dûmes nous arrêter aux carrefours avec perplexité plus d´une fois. Heureusement des indications écrites au crayon sur les murs venaient opportunément à notre secours.
Chemin faisant la jeune fille nous questionna :
-      Et les champignonnières où sont-elles ? J´aimerais les voir.
-      Et moi aussi – appuyai-je.
-      Allons-y – dit Sáez.
Prenant une galerie latérale, nous arrivâmes peu après à un grand compartiment. Il était fermé. Des planches couvraient l´entrée. Nous les déplaçâmes et nous y entrâmes. Sáez haussa sa lampe à carbure pour éclairer l´intérieur. C´était curieux. L´endroit plongé dans la pénombre, donnait d´abord l´impression funèbre d´une morgue regorgeant de petites bières.
-      Mais où sont-ils, les champignons… ? – m´écriai-je.
-      Regarde bien – répliqua Sáez, descendant la lampe à ras de terre.
En effet les champignons jaillissaient des cercueils, comme des trépassés ne montrant que le bout de leur nez.
-      Je pensais que les champignons poussaient dans les caves comme dans les bois – commenta la jeune fille.
-      Ah ! non – répondit Sáez. Pas du tout. La culture des champignons de couche – c´est ainsi qu´on appelle les champignons de cave – est une opération un peu compliquée.
Et de retour de la champignonnière il nous fit un cours sur la matière.
Entre-temps, la lampe à carbure commença à pâlir d´une façon alarmante.
-      Et si elle s´éteint, comment allons-nous sortir d´ici… ? – dit Nati avec un sursaut.
-      Ce ne serait pas du tout amusant – remarquai-je.
-      Il nous faudrait passer ici toute la nuit – observa Cuellar.
-      Jolie perspective! – conclut la jeune fille.
-      Rassurez-vous – intervint Sáez, secouant énergiquement la lampe. Ce n´est rien.
Et en effet, la lampe se mit par la suite à briller normalement.
Après avoir encore fait quelques minutes de marche, nous débouchâmes sur un carrefour et Sáez de crier en s´arrêtant :
-      Et bien, nous voilà enfin arrivés.
-      Où… ? – questionnai-je.
-      Au bal.
-      Comment ? Au bal… ? –fit d´un air surpris la jeune fille.
-      Est-ce que vous ne vous attendiez pas à cette soirée extraordinaire… ? – lui dis-je d´un ton persifleur.
-      Pas du tout, Monsieur.
-      Et moi non plus, « señorita ». Mais alors, quelle belle histoire vous a débité Federico…? Vous a-t-il dit peut-être qu´il vous emmenait à la salle de fêtes de l´hôtel Ritz de Madrid… ?
-      Et bien, vous voilà tombée dans le « Ra-ca-ta-pla »[4] - intervint Sáez avec sarcasme.
-      Pis encore: dans le « fandango » de la lampe à huile[5] – ajoutai-je.
Devant cette désolation on décida de s´en aller en attendant à un bistrot de Saumoussay.
         En route nous rencontrâmes deux jeunes filles de Brézé, accompagnées de leur mère. Celle-ci et la cadette travaillaient comme nous à la Perrière.
         C´est pourquoi nous les invitâmes à venir avec nous. Elles acceptèrent de bon gré. L´établissement était un de ces débits universels, caractéristiques des hameaux : café, restaurant, épicerie, débit de tabac, cabine téléphonique, etc. Une vieille femme coiffée d´un béret basque nous servit quelques bouteilles. On y trinqua et on plaisanta un peu. Puis, au bout de trois quarts d´heur, on rentra à la cave. Cette fois nous rencontrâmes trois jeunes gens français, venus je ne sais d´où, dont chacun empoignait une autre lampe à carbure. C´était déjà quelque chose.
Mais les musiciens… ?
Et les danseuses… ?
Où étaient-ils… ?
Où étaient-elles… ?
Un gros renfort arriva peu après: deux garçons et une jeune fille de St. Cyr, et quatre allemands et quatre filles de la Perrière. Celles-ci les bonnes à tout faire de ceux-là. A tout faire, le jour et la nuit…, bien entendu.
Trois compatriotes arrivèrent de surcroît avec ce groupe: un murcien, Teodoro Martínez et deux andalous : Francisco Bernard et Francisco Castillo.
-      Qui vous a trompés, mes amis…?, dis-je à Martínez.
-      Comment ! Est-ce qu´il n´y a pas de bal ?
-      Hem ! je crois que non. Regardez l´heure qu´il est et pourtant les musiciens ne sont pas encore arrivés.
Il était déjà en effet 23 heures et demie.
-      Mais il viendront – intervint Jacqueline, une des jeunes filles de Brézé.
-      Croyez-vous, Mademoiselle… ?
-      Mais oui, Monsieur. Ils sont allés d´abord à Varrains jouer dans une fête au profit des prisonniers; mais ils ne tarderont pas à venir.
-      Vous êtes trop optimiste, Mademoiselle. Pensez-vous qu´ils vont risquer à cette heure la rencontre de la patrouille de Chacé… ? J´en doute fort.
Entre-temps la permanence dans la cave n´était pas du tout agréable. Le froid se laissait sentir vivement; d´autant plus que nous étions stationnés à quelques mètres seulement d´une des bouches de sortie et d´un carrefour avec trois directions différentes. Donc il en soufflait toujours pas mal de courant d´air. La pauvre jeune fille espagnole grelottait comme une hirondelle sous son maigre manteau à carreaux jaunes.
Soudain on commença à entendre clairement un bourdonnement de moteurs. Nous sortîmes à l´extérieur, nous les espagnols. C´était l´aviation anglo-américaine. Les appareils volaient à très basse altitude.
-      S´ils commençaient en ce moment à lâcher des parachutistes… - fis-je.
Mais ils passèrent vite sans rien lâcher. Au moins, rien de visible.
Et Cuellar de proposer par la suite.
-      Allons faire peur aux allemands… ?
Ceux-ci étaient restés dedans, occupés à masser les jeunes filles de la Perrière. Sans doute pour leur ôter le froid…
Alors nous fîmes irruption dans la cave, en criant: des parachutistes ! Des parachutistes !
Les boches restèrent un instant interdits; mais ils se rendirent compte aussitôt de la plaisanterie.
En tout cas, la chose n´était pas invraisemblable. Depuis l´automne 1941, des avions anglais avaient lâché à plusieurs reprises des parachutistes dans la région et d´autre part, les caves du pays étaient le lieu le plus propice pour cacher non seulement des espions et des résistants, mais des armes, des munitions et toute sorte de matériel. Malheureusement le Maine et Loire, département pacifique et bourgeois, n´était pas une pépinière de maquisards, comme la Corrèze ou la Savoie. Autrement…
Entre-temps la nuit s´écoulait et les musiciens n´arrivaient pas. Bien entendu ils n´arrivèrent jamais. Alors je proposai à mes camarades :
-      Allons-nous coucher ? Je crois que ce n´est pas la peine de perdre bêtement ici toute la nuit. Surtout dans ces conditions.
-      Attends encore – répliqua Padierna.
-      Attends quoi… ? fis-je. Que le bon Dieu Céleste nous envoie un orchestre de chérubins pour remplacer les musiciens… ?
En ce moment, les filles de la Perrière que le massage teuton n´avait pas sans doute réussi à mettre tout à fait en réaction, se prirent par la main et se mirent à gambader. Le reste de l´assemblée les imita.
-      Accroche-toi à la Monique… - me cria Padierna.
La Monique était une garce épaisse et dévergondée, plus chaude qu´un brasero. Mais je n´avais envie de m´accrocher qu´aux draps du lit. Une chaîne bruyante se forma immédiatement. Je me mis à l´écart. La chaîne se ferma bientôt, laissant dedans Padierna et Janine, la jeune fille de St. Cyr-en-Bourg. La ronde commença à tourner. Et les danseurs et les danseuses de chanter :
Dans ma main droite
J´ai un rosier
Lui fleurira
Le mois de Mai.
Entrez en danse,
Charmant rosier.
Vous embrassez
Qui vous voudrez…
En disant ce refrain, la ronde s´arrêta un moment et Pandiera et Janine embrassèrent chacun de leur côté une autre jeune fille et un autre garçon. Ceux-ci prirent place de ceux-là et la ronde recommença à se mettre en branle.
Entre-temps, je me promenais machinalement d´un bout à l´autre du carrefour en proie à une humeur de tous les diables.
-      Mais pourquoi étais-je venu à cette réunion saugrenue… ? Pourquoi y restais-je encore… ? C´était idiot.
Pourtant une fois que je me fus éloigné un peu de la ronde, la vision de ce spectacle me frappa. Cette danse fastasmagorique dans une caverne au milieu de la nuit et à la pâle lueur de deux lampes, regardée à quelques mètres de distance, offrait en effet un coup d´œil hallucinant.
Où avais-je vu déjà une scène pareille… ?
Ça y est: en Espagne, à Cogull, dans sa fameuse caverne préhistorique. La danse nocturne de la cave de Saumoussay n´était-elle pas effectivement une reproduction vivante de la célèbre peinture paléolithique catalane ?
Mais oui : pareille disposition des danseurs et pareils gestes. Il n´y avait qu´une seule différence : l´habillement. Mais pour le reste ? Pas du tout.
Je pensai : Certainement la façon de s´amuser des hommes n´a pas évolué beaucoup depuis l´âge de pierre jusqu´à l´âge de ciment.
En effet, les gaulois de l´époque romaine qui habitèrent déjà les caves les plus anciennes de Saumoussay, ne dansèrent-ils pas eux aussi d´une façon pareille… ? Bien sûr. Quand les garçons et les filles furent bien trempés de sueur, ils cessèrent de gambader.
-      Et bien, on s´en va maintenant, n´est-ce pas… ? – dis-je à mes camarades.
-      Attends encore – fut Cuellar.
-      Que tu es pressé, mon vieux ! – apostilla Ramirez.
-      Que voulez-vous ? Je languis ici de froid, de sommeil et d´ennui.
-      Espèce de cornichon, danse comme nous – me récrimina Padierna.
Par la suite, un garçon français tira de sa poche un harmonica et se mit à en jouer. C´était une valse. J´ôtai mon pardessus avec décision et me mis à valser avec Nati. L´orchestre et le parquet ne se prêtaient pas à faire des exhibitions chorégraphiques; mais la jeune fille dansait très bien. Résultat: cinq minutes après, mon cafard, mon sommeil et mon froid avaient tout à fait disparu. Et quand une demi-heure plus tard, les assistants résolurent de s´en aller, c´est moi qui n´aurais pas vu d´inconvénient à rester toute la nuit sur place. L´optimisme m´avait complètement gagné.
De retour par les catacombes de St. Cyr, je me mis à réfléchir :
C´est drôle ! Pour ne pas être malheureux sur cette planète, les pattes valent souvent mieux que la tête.
Alors je me rappelai la saillie irrespectueuse d´un ancien élève madrilène : 
-      Détrompez-vous, Monsieur. Toute la philosophie d´Aristote ne vaut pas « Le beau Danube bleu… ».





[1] Pétition pour les villageois qu´on empêche de danser (1822).
[2] Magazine de la Kriegsmarine allemande à La Perrière (St-Cyr-en-Bourg !).
[3] En Espagne, les réactionnaires étaient surnommés par le peuple « cavernicoles ».
[4] Ancien bal populaire au grand air aux alentours de St-Antoine de la Florida à Madrid.
[5] Ancien bal madrilène, dépeint par l´auteur comique du XVIIIè  don Ramón de la Cruz.



LE VIEUX MOULIN DE SAUMOUSSAY

“Gringoire” du 4 novembre 1942 (nº 717) écrivait: “Nous n´avons cessé d´écrire que des tueurs communistes espagnols réfugiés en France constituaient une menace permanente contre notre sécurité. L´événement nous donne raison : sur les 144 terroristes arrêtés à Nantes, et qui ont déjà avoué 20 assassinats et cambriolages, etc. y avait 42 espagnols. »

Saint Cyr-en-Bourg, le 16 avril 1944


Il est petit, solitaire et romantique, le vieux moulin de Saumoussay sur le Thouet[1]. Le vieux ? Pas du tout. Probablement il n´a pas encore deux siècles. Et qu´est-ce que cela pour un bâtiment ? Toutefois il est déjà ruiné et abandonné, comme un vétuste taudis médiéval. Ephémère destinée que celle de ce pauvre moulin ! Certainement il n´a pas eu le temps de moudre beaucoup de blé. Ses murs en pierre restent seuls débout. Ils ont pourtant subi plus d´une fois de sérieux investissements. Malgré sa mansuétude habituelle, le Thouet a parfois des fureurs redoutables. Une inscription gravée sur le tuffeau du vieux moulin, dit :
« Crue de janvier 1843 »
A en juger par la hauteur de cette inscription, la crue dut être imposante.
Le toit du vieux moulin est à demi écroulé. L´aile droite avec sa grande lucarne tient encore ; mais à l´aile gauche, la charpente en bois montre ses chevrons détachés et enchevêtrés, comme un squelette aux côtes écrasées. En bas, à l´intérieur, même ruiné : les meules gisent par terre ; les portes ont été arrachées; le petit canal est obstrué et à sec.
Parmi cette désolation et cette détresse on surprend néanmoins les empreintes de la vie et du rêve. Des amoureux indiscrets, ayant passé sans doute dans ce coin un moment d´illusion, n´ont su dissimuler leur griserie et ont écrit leurs noms sur les murs. Ah ! la tendance inconsciente des amoureux à perpétuer éternellement le souvenir d´un instant de plaisir fugitif ? Qui ne connaît pas les vers de leur poète ?
… « A cette heure, en ce lieu,
un jour je fus aimé, j´aimais, elle était belle… »[2]
Dehors la broussaille s´accroche au vieux moulin par le Sud et par l´Est, tandis qu´à l´Ouest, les pierres déjà noircies de sa base sont léchées en tout temps par le Thouet.
Malgré son délabrement, il conserve néanmoins la pose hautaine d´un ancien seigneur de la région. Il se dresse toujours isolé et fier à l´écart de l´agglomération de Saumoussay.
Il est, certes, romantique, ce moulin. Comme celui de Meindert Hobbema.[3]
Bien entendu, il ne l´est pas exclusivement par lui-même, mais pour le paysage qui l´encadre. Cet endroit est surtout joli au printemps. Comme, d´ailleurs, la plupart des paysages.
C´est juste par un soir d´Avril que je le visitai pour la première fois. C´était un dimanche. La journée n´était pas belle. Des nimbus couvraient le ciel. La pluie menaçait. Mais c´était au bout du compte le printemps. La campagne verdissait. Les fruitiers et les rosiers étaient fleuris. Les pâquerettes et les boutons d´or émaillaient les sentiers.
J´arrivai dans ces parages en me promenant. Un ami génial m´accompagnait : Robert Schumann, dont je portais sur moi la touchante biographie écrite par sa fille Eugénie.[4] Dans mon cœur résonnait sa « Symphonie du Printemps ». Je vins m´asseoir avec lui aux bords du Thouet. Sur les racines à fleur de terre d´un vieux frêne. Face au mur ouest du petit moulin. La perspective que j´avais devant les yeux était bornée, mais jolie tout de même. D´abord, le coude ravissant que la rivière forme à cet endroit ; et le bordant, le petit taillis où je m´était assis ; pues, le vieux petit moulin ; ensuite un petit pont à une seule arcade ; et donnant accès à celui-ci, une chaussée assez solide et large. Derrière le pont et découpant gracieusement son arc, un très humble barrage formait une petite chute bouillonnante.
Ce barrage, destiné à alimenter un canal parallèle à la rive droite du Thouet, fournissait autrefois l´énergie hydraulique nécessaire au fonctionnement d´une importante minoterie du Marquis de Brézé, sise à quelques mètres. Un grand incendie la dévora en 1882. Il n´en reste à présent qu´une superbe cheminée en brique rouge, qui ne laisse pas de détonner dans ce paysage.[5]
Enfin, du fond de ce tableau, les eaux de la rivière avançaient petit à petit, nonchalamment ; et le hameau de Saumoussay montrait à peine sa tête millénaire, parmi la frondaison qui grimpait le long du coteau.
Un jeune cerisier étalait arrogamment son pompon de fleurs blanches. Et une demeure flamblante dominant ces parages se penchait coquettement sur son balcon pour regarder dans les eaux son minois.[6]
Quelques lilas galants faisaient offrande de leurs grappes odoriférantes.
C´est dans ce décor mignon que je me mis à lire le roman d´amour et de combat de Clara Wieck[7] et de Robert Schumann.
Rien de plus courageux, de plus émouvant et de plus beau que cette idylle plus forte que la mort, plus pure et parfumée que celle de Daphnis et de Chloé.
« Le monde est méchant, mais nous resterons sans reproche. »
Cette phrase simple de Robert à sa fiancée alors que l´incompréhension fraternelle s´acharnait sur eux, suffit à dépeindre l´élévation morale des deux amants qui, au moment de leur union définitive, souscrivaient à ce programme austère d´existence conjugale :
-« Prononçons en guise de talisman les trois mots sur quoi repose tout le bonheur de la vie : Travail, Economie, Fidélité.»[8]
Mais pourquoi Frédéric Wiech s´opposa-t-il si farouchement au mariage de ces deux êtres supérieurs –autant au point de vue artistique qu´au point de vue humain– qui étaient nés évidemment pour se compléter ?
Sa petite-fille Eugénie insinue que ce fut parce que Schumann était un artiste encore peu notoire et peu fortuné.[9] Peut-être. Pourtant je pense que l´attitude de Wieck s´explique plutôt par l´égoïsme mesquin de garder à ses côtés une fille qui était en même temps sa créature artistique et qui promenait triomphalement son nom par toutes les salles de concert d´Europe. En tout cas, la postérité a déjà jugé la conduite de ce père incompréhensif et rancunier qui ne recula même pas devant le scandale public et les tribunaux, ajoutant au roman d´amour de Robert et de Clara des chapîtres d´un pathétisme saisissant.
La première œuvre que j´appris de Robert Schumann, lorsque j´étais adolescent, fut sa célèbre « Rêverie » : ébauche musicale d´un envol mélancolique et mystérieux de l´âme vers les régions les plus hautes et les plus profondes de la conscience. Eh bien, en lisant cette après-midi sa biographie aux bords du Thouet, j´eus l´intuition que la « Rêverie » de Schumann non seulement est une expression artistique réunie de cet état flottant et vague de l´esprit, mais en outre une expression symbolique frappante de la vie et de la personnalité du grand compositeur.
Rappelez-vous un moment le célèbre ouvrage. Cette série d´ondulations sonores qui vont harmonieusement des notes les plus graves aux plus aigües, pour descendre et remonter à plusieurs reprises jusqu´à s´éteindre doucement dans le silence, ne constitue-t-elle pas en effet une exquise parfaite de l´état de rêverie ?
Mais oui. Quand nous nous plongeons dans cette transe, notre esprit ne se hausse-t-il pas aussi des souterrains du subconscient aux régions éthérées de la fantaisie, projetant en forme d´images et d´idées fugaces et imprécises, des sentiments, des impressions ou des désirs refoulés, qui apparaissent et disparaissent, brillent et s´éteignent, remontent et tombent comme un feu d´artifice ?
Ah ! mais ce petit chef-d´œuvre ondoyant et sublime symbolise en outre le tempérament et la vie du grand compositeur : cette vie faite d´exaltation et de dépressions, de luttes silencieuses et de triomphes, de l´envolée de l´homme jusqu´aux sommets du génie et la chute finale jusqu´aux abîmes de la folie.[10]
Toute la carrière douloureuse de Schumann ne fut-elle une rêverie d´amour[11] et d´harmonie, finissant tragiquement dans l´asile d´Endenich ?
….
….
Le soir avançait. Le soleil trouait ça et là le manteau plombé des nuages. Des passants endimanchés commencèrent à traverser le petit pont sur le Thouet. C´étaient des jeunes gens rentrant d´un match de football qui venait d´être joué sur la prairie voisine. Un groupe de jeunes filles s´arrêta un moment sur la chaussée et se fit prendre une photo aux bords de la rivière. J´en reconnus une assez mignonne, que j´avais rencontrée au matin, lorsqu´elle allait à la messe.
Quand je fus las de lire et d´être assis je me levai et m´apprêtait à partir. A ce moment-là le soleil brilla de tout son éclat et les eaux du Thouet reflétèrent nettement la silhouette du vieux moulin. Je m´arrêtai à contempler le mirage. Mais le soleil s´éclipsa aussitôt et l´illusion s´effaça. Le Thouet continua à couler impassible.
Cette scène rapide me frappa. Hélas ! j´y vus incontinent l´image exacte de notre pauvre vie éphémère qui se projette aussi un instant comme une ombre sur un point de la surface de la Terre, tandis que celle-ci, étrangère à nos agitations et à notre destin, tourne, tourne indifféremment, silencieusement, éternellement, comme un atome invisible et sans importance, dans la ronde aveugle et infinie des astres…





[1] Il s´agit d´un moulin à eau. Le village fut couronné autrefois de moulins à vent. Le colonel Savette enregistre les noms de cinq de ces moulin : le moulin Bulleau, les deux moulins Chapelle, le Balancier et le moulin du Clos. Voir « Les moulins à vent de Saumur et des environs ». Bulletin de la Société des L. S. et A. Saumurois, nº 70, avril 1934.
[2] Alfred de Musset, “Souvenir”, v. 177 et 178.
[3] Grand peintre paysagiste hollandais, né à Amsterdam (1638-1709). Parmi ses tableaux les plus célèbres figurent « Le moulin à eau » et « L´Avenue de Middelharnis. »
[4] “Robert Schumann” par Eugénie Schumann. Paris, 1937. NRF, Gallimard. Eugénie Schumann fut le septième enfant du fameux compositeur et naquit à Dusseldorf en 1853. Détail curieux ! Son père le nomma de la sorte en l´honneur d´une célèbre beauté espagnole qui allait devenir quelques mois après impératrice des français : Eugénie de Montijo. Ce n´est pas du reste, l´unique trait d´hispanophilie chez l´insigne musicien. Quand il se décida à composer des opéras, il pensa d´abord à s´inspirer de la littérature espagnole. En juillet 1841, Schumann écrivait dans son journal : «  - Combien j´espère à écrire un opéra ! J´ai pensé à Calderon où il y aurait peut-être quelque chose pour moi et j´ai déjà commencé « Le Pont de Mantible ». Cependant quelques jours après, il ajoutait : « - Je ne vois presque rien à flâner dans Calderon, sauf peut-être « Le Pont de Mantible ». Là aussi « Le Magicien » que Goethe a beaucoup utilisé pour son « Faust ».
Ce Magicien était « Le magicien prodigieux » du même Calderon ; et Schumann, avec l´impartialité à reconnaître la partie dans laquelle le principal chef-d´œuvre de la poésie de son pays est redevable à la littérature classique castillane. » Voir le livre cité, pp. 181, 182 et 217.

[5] Cette minoterie fut construite en 1848-49 et se composait de trois étages sur rez-de-chaussée, renfermant cinq paires de meules à farine, animées par une roue hydraulique. Célestin Port auquel nous empruntons ces détails, ajoute à propos du vieux petit moulin : « Plus loin fonctionnent les trois paires de meules de l´ancien moulin à eau.» Voir son « Dictionnaire historique géographique de M. et Loire », tome III, art. Saumoussay. Paris, 1878.
[6] “Les Cytises”, que je décris minutieusement dans la nouvelle intitulée: “Sous le charme de la Samaritaine.”
[7] Clara-Joséphine Wieck naquit à Lupzig en 1819 et fut la fille aînée de Frédéric Xieck, le professeur de piano le plus réputé de la ville. Sous sa direction, Clara devint une virtuose, depuis l´âge de huit ans. Goethe qui l´entendit jouer en 1831, déclara qu´elle avait « plus de force que sis garçons réunis. » Sa renommée fut de bonne heure européenne. Elle obtint de grands succès à Berlin (1837), Paris (1839), Russie (1844), Vienne (1846). Elle épousa Robert Schumann en 1840. Après la mort de son mari, elle recommença à se produire comme virtuose afin de pourvoir à l´entretien de ses huit enfants ; puis se livra à l´enseignement. Elle composa aussi des morceaux pour le piano et décéda à Francfort-sur-le-Mein en 1896. Elle fut aussi brave femme que grande artiste ; ce qui n´est trop courant.
[8] Journal de Robert et Clara Schumann, 13 Septembre 1840.
[9] “Robert Schumann”, p. 147.
[10] On sait que Robert Schumann, victime de sa vie de travail, perdit la raison et se jeta au Rhin en 1854. Ayant été sauvé par des passants, il fut interné dans une maison de santé où il mourut deux années après.
[11] Schumann est surtout le musicien de l´amour. Il a exprimé mieux que n´importe qui les accents de cette passion qui fut la muse de sa vie pure. Dans les premiers lieder, inspirés par sa fiancée, et dans les cycles des « Amours du poète » et des « Amours d´une femme », il a atteint les cimes de la plus émouvante beauté. 



NOTICE HISTORIQUE SUR SAUMOUSSAY

Saumoussay est un ancien hameau gallo-romain. Il y a des grottes creusées dans le sol qui sont d´anciennes creusées dans le sol qui sont d´anciennes habitations gauloises. On signalait jadis sur sa butte d´où l´on jouit d´une vue agréable, une enceinte antique, creusée d´un puits et où se sont rencontrés des briques romaines à rebord, des monnaies de Constantin et des tombes à auge.
Saumoussay forma le centre antique de la paroisse de St.-Cyr-en-Bourg qui se déplaça quand l´église de St. Cyr fut construite, vers le XIè siècle, dans la forêt de Bormum. Un seigneur de Saumoussay en fit don en 1096 à l´abbaye de St. Maur-sur-Loire avec un terrain pour construire dix habitations (hospicia). Telle fut l´origine de St.Cyr-en-Bourg.
Saumoussay est nommé fréquemment dans les documents du Moyen Age ; mais non par cette appellation. Entre 1048 et 1060 on l´appelle Salmonciacus (H. Pr. de Montreuil-Bellay) ; en 1087, Salmonceiacus (Cart. St. Aubin, fol. 73 v.) ; en 1095, Salmonciacus (H. St. Nicolas, Montreuil-Bellay, I, 1); en 1096, Salmunciacus (Cart. St. Maur, ch. 30); en 1097, Salmontha (H. St. Aubin, la Madel., I, 1) ; en 1105, Salmunchaium (Epit. St. Nic., p. 43) et Salmuchaium (G. 1352); en 1232, Saumoncei (Chartr. de Brézé ch. or) ; et en 1274, Saumoncay (H. Fontev. Les Loges, ch. or). Au XVIIIè siècle on le nommait, Sousmoussay (Q. Inventaires, 1790), dénomination qui ressemble la plus au nom actuel. A. Saumoussay il y eut jadis une petite chapelle, datant du XIè siècle, dédiée à Notre Dame, avec porte plein cintre emmuré, surmontée d´une longue et étroite baie romane. Elle était sise à quelque 200 m. au N.O. de la minoterie du Marquis de Brézé et on la desservait encore en 1790. Le prieur de St. Cyr-en-Bourg était tenu d´y dire la messe tous les dimanches, jeudis et vendredis ; le prieur d´Artannes, aux fêtes de St. Maur et de St. Barthélémy.
En 1878 il n´en restait qu´une statue mutilée à l´intérieur ; et aujourd´hui, elle est transformée en grange. Il y eut aussi jadis à Saumoussay un château féodal qui s´élevait à 100 m. vers le Nord, sur le bord du chemin, avec terrasse au bord de l´eau, cour et portail, au XVI è siècle dans la mouvance du château de Saumur.
Figurent parmi les sieurs du château de Saumoussay : Nicolas Prévost en 1391 ; Pierre Eveille-chien, mari de Bertrande de Prévost, en 1448 ; François de Laval, en 1507 (il l´eut par acquêt du 18 Juillet 1506) ; filles de Laval, en 1540 (il engagea la propriété aux moines de Marmoutier) ; et enfin, Claude de Chandos, mari d´Anne de Laval, qui le vendit à Claude de Maillé le 12 Avril 1572. Plus tard, Louis de Bourbon, prince de Condé, qui en était propriétaire du chef de sa femme Claire-Clémence de Maillé-Brézé, céda la tare par échange le 31 Juillet 1682 à Thomas de Dreux, devenu en 1686 Marquis de Brézé.
Au siècle passé, Saumoussay était un centre relativement important de meunerie et notamment d´extraction de tuffeau. Dans ses carrières travaillaient environ 150 ouvriers. Le Thouet étant navigable depuis Montreuil-Bellay (22 kms.), des embarcations de petit tonnage arrivaient fréquemment à Saumoussay charger des « barodes », des « douelles » et des « nantais ».
Mais à l´époque de mon séjour à St. Cyr-en-Bourg, tout cela n´était qu´un souvenir. Les carrières avaient été transformées en champignonnières et Saumoussay n´était qu´un trou misérable et à peine peuplé, relevant administrativement de St. Cyr-en-Bourg. En tout cas, il est toujours un trou très pittoresque et plus d´une belle des environs venait se baigner les soirs d´été à « la plage » de Saumoussay…



PAYSAGE

A Monsieur René Lemaître
Saumur, 26 avril 1944

         St. Cyr-en-Bourg. Dernier dimanche de Mars. Un jour splendide de printemps. Le premier jour vraiment beau de la saison. Ciel limpide. Soleil éblouissant. Il est 15´30 heures. Le village donne une sensation de désert. Aucun être vivant dans les rues. Les portes des logis sont fermées. La jeunesse s´est rendue à Saumur aux séances de l´Anjou-Cinéma. Si je pouvais me déplacer avec la même facilité, je ne resterais pas non plus sur place.
         Pour ne pas m´ennuyer, je prends un livre et je m´en vais faire une promenade. Quand je remonte la ruelle de la Poste, les cloches de l´église commencent à sonner. Je rencontre une vieille femme en robe noire et en coiffe blanche. Elle se dirige vers le temple. C´est normal. Les cloches sont un appel de l´au-delà. C´est pourquoi il est surtout entendu par les vieillards. Mais la jeunesse..?
         Je m´achemine petit à petit vers Saumoussay. Mon intention est de passer l´après-midi aux bords du Thouet. Dans un croisement de chemins une croix de fer attire mon attention. Je m´arrête un moment. Sur une plaque en marbre clouée au piédestal, on lit : « Mission-Avent 1808.» Je comprends : c´est la réaction du clergé angevin après les coups d´assommoir de Combes et de Briand. Le petit crucifié est beau, malgré le barbouillage peu esthétique à la couleur d´argent. Je me demande : mais pourquoi cette manie de déguiser le Christ des façons les plus invraisemblables et ridicules… ? Sans doute pour faire plaisir à la bourgeoisie chrétienne et crétine. Mais la doctrine évangélique n´est-elle pas elle-même souvent défigurée « ad unum » de ces chrétiennes privilégiés..? L´Église est le support spirituel du capitalisme. Si le Christ revenait sur la terre…
         Au sommet de la petite colline des Mureaux qui domine le triangle St. Cyr-en-Bourg–la Perriere–Saumoussay, je m´arrête pour faire un tour d´horizon. Le panorama est vaste et intéressant. Je me trouve au centre d´un grand cercle, renfermant tout l´angle S. E. du département. Pas une montagne. Des plaines aux suaves ondulations parsemées d´agglomération, de taillis, de près, de vergers et de vignes. Coloration verte, terreuse et mauve. De tous les points cardinaux de l´horizon se haussent des clochers d´ardoise, tendant le manteau bleu du firmament.
         Vers le Nord on remarque, d´abord, Saumur, la coquette capitale du Haut Anjou avec les tours octogones de son Château et la tache rouge de la Cité des Violettes ; puis, à gauche, Bagneux, ancienne station gallo-romaine ; et un habitant de Saumoussay : un petit vieillard courbé par le travail autant que para les ans. Il sème des pommes de terre. Je le salue affablement et lui offre une cigarette qu´il accepte. Nous lions conversation.    Je le questionne d´abord sur la contrée. Puis, on parle un peu de la guerre. De la sécheresse prolongée de la raison et des sombres perspectives de l´avenir.
-         N´avez-vous pas d´enfants pour vous aider ?
-         Si, Monsieur. J´ai une fille qui est mariée et a six enfants. En outre, j´ai un fils de la classe de 1942 travaillant en Allemagne.
-         Volontaire ou requis ?
-         Oh ! requis, bien entendu.
-         Et où est-il confiné ?
-         A Mayence.
-         A Mayence ? Alors il n´est pas très éloigné de la frontière.
-         Oui, mais il ne peut pas venir m´aider.
-         En effet. Vous savez, à la Perrière il y a justement un soldat de Mayence. Il ne semble pas un mauvais bougre. D´abord, il n´est pas un S. S. Il est déjà âgé. Il a fait l´autre guerre. L´autre soir il arriva dîner au restaurant Maslard et comme il remarquait une grande photo de Mayence, accrochée au mur, il s´écria avec une visible émotion :
-         Oh ! mais c´est mon pays. C´est ici que j´ai ma famille.
-         Aimeriez-vous mieux être là-bas qu´ici…?, lui demandai-je.
-         Bien sûr. Monsieur – répliqua-t-il mélancoliquement.
-         Je comprends, me dit le paysan.
Les vieux ne sont pas fanatisés comme les jeunes. Ou du moins, pas autant.
-         Eh bien, si l´on demandât en ce moment à votre fils: - Préférez-vous être ici ou à Saumoussay...? croyez-vous que sa réponse serait pareille… ?
-         Sans doute, Monsieur.
-         Cependant, vous voyez, les enfants du Maine et Loire doivent rester malgré eux à Mayence, et les enfants de Mayence doivent rester malgré eux en Maine et Loire… Pourquoi… ?
-         C´est la guerre, Monsieur.
-         Oui, la plus irrationnelle et la plus graves des bêtises humaines.
     Quand je prends congé du bon vieillard, je vais m´asseoir aux rivages du Thouet. Je me réfugie à l´ombre d´un platane, l´un des rares arbres jalonnant cette rive pelée. Deux petites barques dodelinent à mes pieds. Un peu plus loin, un pêcheur solitaire plonge sa ligne dans le courtant. J´ai à droite Saumoussay, juché sur un coteau ; en face, Artannes, qui se dresse au fond d´une vaste prairie verdoyante ; et à gauche de celui-ci, le Condray-Macouard, assis sur une colline boisée. Le Thouet, silencieux et calme, découpe la vaste prairie et forme un grand point d´interrogation. Figure symbolique!, parce que la Nature, cette réalité imposante et mystérieuse qui nous enveloppe toujours et partout, n´est-elle pas elle-même un éternel et angoissant point d´interrogation ?
     Je trouve ce site délicieux et je ne regrette plus les cinémas de Saumur. Tout d´abord, je tombe dans une espèce d´extase ; puis, je me mets à analyser mes propres sentiments.
-         Voyons, voyons. Et pourquoi ce site me semble-t-il délicieux..? – me dis-je. L´est-il en réalité ou suis-je plutôt victime d´une illusion..?
Oh ! nullement. Ce petit paysage est réellement beau et poétique, comme un tableau de Corot ou une églogue de Virgile. Cela sans discussion. Il a de la couleur, de la variété, de l´harmonie, de la vie et de la proportion. Le ruban argenté du Thouet bordant cette vaste plaine d´émeraude au fond de laquelle pâturent en silence quelques vaches ; ces deux petits villages qui haussent leurs têtes sur l´horizon ; et ce ciel limpide et tiède de printemps dans lequel le soleil brille de tout son éclat, tout ce bal ensemble clair et calme n´offre-t-il pas en effet un admirable et ravissant coup d´œil..?
     Cependant ce n´est pas précisément à cause de sa beauté objective que je trouve délicieux cet endroit, mais surtout parce que son harmonie, sa splendeur et sa solitude s´accordent tout à fait avec l´état actuel de mon esprit. Frédéric Amiel a dit : « Un paysage est un état d´âme ». Et c´est vrai. Bien sûr, le paysan et le pêcheur qui sont à proximité et dont l´état d´esprit est sans doute différent, ne sont pas du tout frappés en cet instant par la joliesse de ce panorama. Et si un gros nuage effaçait tout à coup le soleil et obscurcissait de ses ombres mon cœur, continuerais-je à être grisé par cet endroit… ?
     Assurément, non.
     Alors cela veut dire que le paysage lui-même n´est pas la cause de ma griserie, mais qu´il en est seulement l´occasion. Ce paysage, comme tous les paysages, est par lui-même indifférent. Voilà la vérité. La Nature, en marge de la contemplation de l´homme, n´est jamais belle ou laide, gaie ou triste, accueillante ou hostile, mais complètement neutre ; et toutes ces qualifications, toutes ces apparences touchant bien qu´une pure illusion de la lumière ; puis, une réaction de notre sentiment…
     Tandis que je philosophe de la sorte, le pêcheur à la ligne quitte les bords de la rivière et passe à côté de moi.
-         Beaucoup de poissons..? – l´interpelle-je par curiosité.
-         Pas un, Monsieur.
-         Sans doute ils sont requis, eux aussi – remarque-je avec ironie.
-         Peut-être – fait-il en souriant.
     Et il s´éloigne.
     Par la suite, un jeune homme saute sur une barque voisine et se met à remonter la rivière. Pendant un moment je suis tenté de l´imiter, mais j´y renonce ensuite. La vision des rames me paralyse.
     J´aimerais bien me promener moi aussi dans une barque, mais sans avoir à ramer ; et en outre…, accompagnant une belle sirène. Dans ces conditions je n´hésiterais point. Malheureusement je n´ai pas à ma disposition un homme de chiourme. Et la sirène où est-elle..?
     Alors au lieu de rames, je prends un joli volume que j´ai en poche. Il s´agit d´une reproduction commentée des plus beaux tableaux du Louvre. Les sirènes n´y manquent pas, et même les nymphes ; mais hélas ! elles sont de papier.
     En feuilletant mon livre, je commence sans le vouloir à renouer le fil interrompu de mon discours. Et je fais tout d´abord une remarque singulière. La voici: les grands maîtres de la peinture classique n´ont jamais eu l´idée de représenter la beauté de la Nature. C´est curieux. Ils ont peint des portraits, des sirènes mythologiques, guerrières, religieuses. De la vie à la cour, à la campagne, etc. ; mais, pas de pures scènes naturelles. Pourtant ils ne méconnaissaient pas le paysage et ils en ont laissé des échantillons remarquables. Voici, par exemple, les fonds du « Parnasse » de Mantegna, de « La Belle Jardinière » de Raphaël, de « La Vierge au Donateur » de Van Eyck et du « Bacchus » de Leonard. Quelle ambiance ! quelle poésie ! quelle couleur ! quelle technique !
     Mais hélas ! ils ne représentent pas vraiment la nature ; ce ne sont qu´un décor de théâtre.
     Explication de cette mission frappante ? D´une part, le concept métaphysique du monde, propre surtout à la chrétienté d´après lequel les dieux et les hommes comptent seulement dans l´Univers; le reste n´est que le théâtre de leurs gestes.       Naturellement les peintres classiques de l´Europe chrétienne n´ont pas été exempts de cette prétentieuse préoccupation[1].
     D´autre part, la condition servile des artistes d´autrefois, ayant besoin pour vivre et pour réussir de mettre leur talent au service des puissants[2]. Et naturellement les puissants de tous les temps ont chargé invariablement les peintres de faire leurs portraits, de décorer leurs palais, d´illustrer leurs fêtes, de flatter leurs maîtresses, de  représenter leurs croyances religieuses, leurs préjugés de caste, leurs entreprises ou leurs caprices, mais non pas de peindre des tableaux qui n´ont rien à voir avec leur variété ou avec leurs intérêts.
     Il fallut que le concept chrétien du monde et la puissance de l´Église et de la Monarchie commencent à décliner pour que la peinture découvrît des horizons nouveaux. C´est pour cela que le paysagisme, c´est-à-dire, la valorisation artistique de la Nature ne paraît réellement qu´au XVII è siècle ; à savoir, quand la Physique commence à prendre le dessus sur la Théologie, quand la raison commence à détrôner la foi et quand le panthéisme moderne commence à opposer sa conception moniste et intégraliste de l´Univers à la conception dualiste et hiérarchiste de l´Eglise.
Coïncidence curieuse ! Jacob-Isaac Ruysdaël affirme définitivement le paysagisme en peinture[3] en même temps que Baruch Spinoza affirme le panthéisme en philosophie ; et l´un et l´autre sont des israélites et des hollandais, c´est-à-dire, des hommes appartenant à une race non-chrétienne et à un pays qui a le premier conquis sa liberté politique et son émancipation religieuse.[4]
     Cependant le paysagisme, en répétant de la scène des hommes et les dieux, pour représenter exclusivement la beauté du monde, ne réussit pas à se libérer immédiatement des conventionalismes de la peinture classique concernant les fonds décoratifs,[5] et lorsque John Constable eut la prétention –déjà aux commencements du siècle passé– de peindre suivant son émotion personnelle en regardant la Nature, son attitude fit scandale.[6] Il est vrai que le paysage ne relève pas exclusivement du sentiment, mais avant tout de la lumière. Et aussi de son relief naturel, bien entendu. Mais en dernier lieu seulement. La preuve en est qu´une même scène de la Nature est susceptible de donner l´impression d´un grand nombre de paysages dissemblables, selon la différence des tons de la lumière ; c´est-à-dire, des heures et de l´atmosphère. Monet en fit la démonstration éclatante en reproduisant les motifs choisis par séries de dix, douze et même quinze toiles différentes.[7]
     Voilà justement la trouvaille la plus importante de l´impressionnisme. Un paysage n´est précisément, défini par ses lignes fixes, c´est-à-dire, par son relief, mais par ses aspects changeants, c´est-à-dire, par son éclairage.
     Monet vint donc compléter Amiel.
     Dorénavant les deux principes cardinaux du paysagisme étaient acquis : 1) au point de vue objectif, le paysage est une fonction primordiale de la lumière ; 2) au point de vue subjectif, le paysage est une fonction primordiale du sentiment.
     Pourtant la lumière et sentiment ne sont-ils pas des termes équivalents…? Mais si : la lumière est le sentiment de la Nature et le sentiment est la lumière de l´Âme. La gamme des couleurs est comme la gamme des sentiments. Le paysage est ensoleillé, brumeux ou ténébreux, comme l´âme est gaie, mélancolique ou attristée.
Une autre idée m´est suggérée par l´examen des tableaux de mon volume, à savoir : la peinture paysagiste est la plus personnelle, c´est-à-dire, celle qui accuse le mieux l´empreinte artistique et humaine du peintre. L´explication est simple. C´est parce que la Nature à cause de l´immensité de ses proportions, de l´infinité de ses aspects et du changement continuel de ses tons, est susceptible mieux que n´importe quel sujet, de représentations les plus conformes au tempérament artistique et à l´idiosyncrasie personnelle du peintre. C´est pourquoi, tandis que tous les autres tableaux définissent surtout l´artiste, les paysages définissent en même temps l´artiste et l ´homme. On se fera avec difficulté une idée du caractère de Velazquez ou de Poussin en contemplant « Les fileuses » ou « Les Bergers d´Arcade » ; mais on devine tout de suite celui de Ruysdaël ou de Corot, en contemplant « Le coup de soleil » ou « Le souvenir de Montefontaine. »[8]
     Le jour décline. Le soleil miroite. La rumeur solitaire rentre. Un rossignol fredonne. Le Thouet est une glace d´or et la vaste prairie, un lac de jade. Quand je vais enfin fermer mon livre, un dernier tableau me saisit vivement. Ce sont « Les foins » de Bastien-Lepage, l´ouvrage le plus discuté au Salon parisien de 1878. Un autre paysage.
     Pourtant ce n´est plus le tableau qui me touche, ni le peintre, mais le souvenir qu´ils éveillent en moi. Ce souvenir est celui d´une jeune fille russe : Marie Bashkirtseff, une de ces phtisiques éblouissantes qui, comme Adèle Kham ou Thérèse Martin, ont traversé un instant cette planète comme des étoiles filantes.[9] Marie Bashkirtseff –écrivain, peintre et jeune fille hors pair– fut élève et amie de Bastien-Lepage, et ce furent justement « Les foins » qui rapprochèrent la petite slave, au retour d´un voyage en Espagne[10] tout d´abord. De l´art, puis, de la personne du jeune maître de Damvillers. Coïncidences frappantes ! Tous les deux moururent à Paris, victimes de la même maladie, à cinq semaines à peine de différence.[11]
     Marie Bashkirtseff n´a laissé qu´un livre : un « Journal » ravissant. Quand je le lus, il y a quelque quinze ans, je fus charmé. En ce moment je me rappelle la phrase suivante : « On a beau parler de gloire, d´esprit, de beauté, on n´en parle que pour parler d´amour, pour faire un magnifique cadre à ce tableau toujours le même et toujours nouveau. »
     Pauvre jeune fille ! Elle s´en alla à l´au-delà sans le connaître.[12] Mais pourquoi le Destin enlève-t-il prématurément ces êtres exceptionnels..?
     Un jour sentant sa fin prochaine, elle recommanda à son entourage : - « Quand je ne serai plus, faites en mon honneur un peu de spiritisme. Appelez-moi et faites-moi causer, moi qui aime tant la vie et les vivants.»[13]
     Je ne suis pas du tout spirite, mais je me rappelle en ce moment ses vœux touchants et je l´appelle. Et elle ne tarde pas à paraître devant moi. Elle se présente comme dans son portrait du Musée de Nice, peint par elle-même : avec ses cheveux dorés au vent, ses grands yeux gris ouverts, son joli col blanc et une indicible mélancolie sur son visage.
     Le paysage de Saumoussay a lui aussi en ce moment un air de tristesse indéfinissable. Le soleil embrasse déjà l´horizon avec la nonchalance d´un moribond. Il émet de pâles reflets rouges, comme la petite bouche de la vierge slave.
Alors je saute sur une des barques qui sont à mes pieds et tendant la main à Marie Bashkirtseff, je lui dis avec attendrissement :
-         Moussia, petite amie : veux-tu que nous allions à la mer par le Thouet et que l´amour de tes rêves que tu ne trouvas pas sur cette terre –hélas ! comme moi-, nous le cherchions ce soir sous les étoiles dans le sein azuré du firmament… ?



LE DOLMEN DE BAGNEUX

A Monsieur Louis-Robert Plazalles
Saint-Cyr-en-Bourg, le 20 Mai 1944

         Pendant mon séjour dans la commune de St. Maurice d´Ibie (Ardèche), d´octobre 1940 à la mi-avril 1942, je lisais presque journellement « L´Action Française » Bien entendu, je n´étais pas abonné à ce quotidien dont les tendances ultra-réactionnaires étaient aussi notoires que sa malveillance à l´égard des réfugiés espagnols[14]. Mais Saint Maurice d´Ibie est un village de braves royalistes –des paysans laborieux, vivant encore à l´époque du bon roi Dagobert –et c´étaient eux qui me le passaient tous les jours. Je le lisais par curiosité. Idées à part, c´était en ce moment le journal politique le mieux écrit de France. Un jour je fus frappé par ce titre paradoxal : « Anatole France inconnu. » Il s´agissait du compte rendu d´une conférence de Mr. Charles Maurras.
         Comment ! l´auteur de « L¨île des pingouins » inconnu, après tant de livres célèbres traduits dans toutes les langues, après tant d´études critiques sur son style et sur sa pensée, après que son secrétaire Brousson eût commis l´indiscrétion de nous le présenter en pantoufles après sa mort.. ?
         Mais oui, Charles Maurras prétendait que, malgré tout, on ne connaissait pas bien le grand romancier. La preuve en est, disait Maurras, qu´on a la coutume de présenter Anatole France comme un littérateur révolutionnaire, alors que comme Voltaire, comme Renan, comme Comte, comme tant d´autres célébrités revendiquées par la gauche, l´auteur de « La rôtisserie de la Reine Pédauque » fut en réalité, pendant toute sa vie, un véritable réactionnaire. Il fut en effet, antisocialiste, antisémite et anti-parlementaire ; ses préférences allaient plutôt à l´aristocratie qu´à la démocratie ; il avait l´horreur des masses et du suffrage universel ; il méprisait et insultait les politiciens républicains, etc. etc.
         Je ne peux pas être juge en cette question, parce que je ne connus pas personnellement Anatole France. En tout cas, ce que Charles Maurras ne disait pas est que le grand écrivain se montre également dans ses livres antireligieux, antimilitariste et antibourgeois ; c´est-à-dire, tout le contraire des camelots du Roi…
         Mais oui, lecteur : Anatole France fut au bout du compte anti-tout. Voilà la vérité. Sous cet aspect purement négatif, la droite et la gauche peuvent, à mon avis, le revendiquer avec le même droit.
         Mais dans la vie sociale comme dans celle de la pensée, les attitudes négatives ne valent pas grand-chose. Il ne suffit pas dans ce monde d´être contre ; il s´agit en même temps d´être pour. Et bien, pour qui et pour quoi fut Anatole France sa vie durant…? Hélas ! pour personne, pour aucune idée, pour aucune cause. Pour soi uniquement. On cherchera en vain dans l´oeuvre et dans la vie d´Anatole France l´affirmation et la défense d´un idéal. Anatole France ne fut qu´un sceptique voluptueux et raffiné qui ne croyait aux dieux ni aux hommes, au bien ni au mal, à la science ni à l´ignorance, à la solitude ni à la société, et qui ne pratiqua au long de son existence que la religion de l´égoïsme et du plaisir. « Cette planète est absurde et il n´y a qu´à passer cette vie le plus agréablement possible…» Voilà toute la philosophie et toute la morale d´Anatole France[15] : aller d´un sceptique et d´un épicurien, deux qualités qui n´ont jamais forgé un grand homme. Et en effet, le grand romancier fut un pauvre caractère. Le journaliste espagnol Javier Bueno qui se rencontra avec lui dans une tournée en Amérique du Sud, raconte une anecdote piquante qui met à nu la valeur purement humaine du célèbre écrivain[16]. Cette valeur était nulle, comme d´ailleurs chez une grande partie des écrivains français depuis Villon jusqu´à Verlaine.
         Cependant Anatole France est l´écrivain le plus représentatif de la France des débuts du XX è siècle. Ce n´est pas par un hasard familial exclusivement qu´il porta comme pseudonyme le nom de son pays[17]. Anatole Thibaud fut bien Anatole France.
……
Voilà les réflexions que je me faisais ce deuxième dimanche de Mai 1944, en traversant le quartier de Nantilly. C´est la lecture du roman « Le lys rongé » qui venait de me les suggérer. J´avais pris ce livre d´Anatole France pour faire à pied agréablement les 7 kilomètres, séparant Saint-Cyr-en-Bourg de Saumur. J´y allais voir Mademoiselle Béatrice. Mais Mademoiselle Béatrice n´était pas visible. Le département du Maine et Loire ayant été soumis depuis quelques jours à un rationnement sévère d´électricité, les matinées dominicales du Cinéma-Anjou -Mademoiselle Béatrice n´était que la vedette d´un film– avait été à l´improviste suspendues. Alors pour ne pas gâter tout à fait le voyage, je m´acheminai vers l´agglomération de Bagneux. Le soir était lourd et morne, des passants endimanchés promenaient pas à pas leur ennui sur les trottoirs des rues de Bordeaux et d´Orléans. A l´entrée du Pont Frouchard où la Rochejaquelein battit autrefois les républicains, on apercevait un groupe bariolé de petites barques attachées à la rive droite du Thouet. Un rameur solitaire se promenait sur la rivière. C´était un soldat de l´armée occupante.
Eh bien, qu´allais-je chercher à Bagneux ce dimanche ? Des monuments préhistoriques. C´est tout ce qu´il y a d´extraordinaire dans la contrée. Bagneux est en effet une des principales stations préhistoriques de France. Il est, tout d´abord, l´un des lieux les plus anciennement habités de l´Anjou –sans doute depuis l´Âge de la pierre– et son nom même accuse son antiquité, puisque Bagneux dérive du latin Balneum, bains, ce qui indique l´existence de thermes à l´époque romaine. Un savant a placé à Bagneux la station gallo-romaine «Robrica», une de six cités gauloises importantes de l´Anjou. Mais l´emplacement de cet « oppidum » est tout à fait incertain et c´est pourquoi d´autres archéologues ont situé « Robrica » à Vivy, au Gue-d´Arcis, à Longué, à Rou et à Brion.
         Les monuments préhistoriques de Bagneux sont un menhir appelé « Pierrre Longue » et une sorte d´allée couverte, appelée vulgairement le « Dolmen ». Celui-ci est un des plus remarquables de France. Du reste, l´agglomération actuelle –dont la population n´atteint pas deux mille habitants– n´a pas l´air d´être très ancienne. D´abord, la rue du Pont Frouchard –la rue principale– est tout à fait moderne. Pas un logis ancien. En la parcourant deux bustes étalés sur une façade attirèrent mon attention. Dans leurs socles je lus : Mme Dacier, J. Rodin. Il s´agit de deux célébrités régionales : une illustre latiniste et helléniste du XVII è s. et un historien du XVIII è s. Mais aucun des deux n´est né à Bagneux[18]. J´examinai un moment avec curiosité le visage de Madame Dacier. Et savez-vous pourquoi ? Parce que la première nouvelle que j´eus sur la célèbre traducteur d´Homère, quand j´étais étudiant, fut à travers cette boutade d´Emmanuel Kant : « A des femmes comme Madame Dacier, la tête pleine de grec, ou comme la Marquise du Châtelet, bourrée de formules de Mécanique fondamentale, il ne leur manque qu´une longue barbe pour donner l´impression de profondeur qu´elles prétendent. »[19]
         Et bien, si le minois de Madame Dacier ressemblait à son buste à Bagneux, certainement elle ne méritait point – pas plus que « la belle Emilie »[20] - cette allusion pas trop galante.
         A un angle de la rue du Pont Frouchard, je remarquai une indication qui disait : « Dolmen ». Je la suivis. C´était la rue du Vieux Bagneux. Pourtant tous les logis que je rencontrai sur mon passage, étaient aussi des constructions modernes. De toute façon, c´est sans doute de ce côté que se plaçait l´ancienne agglomération de la contrée. A droite, une ligne de petits hôtels mettait une note de coloris printanier avec ses jardins minuscules regorgeant de fleurs. L´un d´eux portait ce nom curieux : « Villa non sans peines. »
         - Voilà la maison d´un philosophe ! – me dis-je.
         Comme par hasard, son jardin se paraît de roses pâles.
         Un peu plus loin, je trouvai enfin le Café du Dolmen. On l´appelle ainsi parce que c´est dans son jardin que se trouve le célèbre monument. Une petite porte y donne accès. Je la franchis. Alors une jeune femme se mit à me regarder à travers les vitres du Café.
-         Peut-on visiter le Dolmen, Madame… ? – lui dis-je. Et elle fit un signe de tête affirmatif.
         Je l´avais déjà devant mes yeux. Un joli enclos, boisé de platanes et de marronniers, l´encadre et le couvre de son feuillage. Une chaise et un guéridon délaissés sur le toit, indiquaient que quelqu´un y avait pris une consommation. Probablement quelque boche capricieux.
         Avant de pénétrer à l´intérieur, j´en examinai attentivement le pourtour. Son aspect est cyclopéen. On s´imagine en effet de véritables cyclopes poussant et dressant ces énormes pierres avec un courage mâle surhumain. Bien sûr, les bâtisseurs de ce monument ne professaient pas le scepticisme sensuel et efféminé de Monsieur Anatole France. C´est une sorte d´allée couverte, formée de 21 pierres de grès : 16 verticales s´enfonçant de trois mètres dans le sol et 4 horizontales, servant de couverture. Il mesure 20 mètres de longueur, 7 mètres de largeur et 3 mètres de hauteur. Deux sveltes marronniers montent la garde d´honneur à l´entrée.
         L´intérieur est sombre et nu. Il n´y a qu´une grosse pierre par terre. Autrefois on pratiqua des fouilles, au-dessous, mais sans aucun résultat. Quand j´y entrai, il n´y avait personne. Cependant je le peuplai aussitôt de fantômes ancestraux.
         C´était l´époque de Julius Caesar. Il y a deux mille ans. On y tenait une assemblée. Des vieillards aux moustaches longues, enveloppés dans leurs aies multicolores, étaient aussi sur des pierres adossées aux murs. Ils avaient l´air préoccupé. Dehors, des gaillards corpulents à la poitrine nue, et coiffés d´un casque d´airain, discutaient vivement entre eux. A leur ceinture pendait un espadon et ils caressaient une lance de leur main droite. Leur air était farouche et décidé.
         Le motif de la réunion était très grave. L´étranger était en train d´asservir la Gaule. Mettant à profit les dissensions des peuples gaulois, il s´était introduit astucieusement dans le pays comme ami des uns ou des autres ; puis, il avait fini par agir comme maître de tous. Les yeux s´étant ouverts –hélas ! un peu trop tard-, la guerre avait éclaté. Mais la partie était déjà presque perdue. Le grand chef arverne Vercingétorix, pris dans l´étreinte d´Alésia, venait de se rendre aux romains. Que faire ? Les andégaves, déposeraient-ils les armes à leur tour..? Nullement. Il fallait à tout prix résister. Il leur restait encore un brun du pays : Dumnacus. Il fallait se ranger à ses côtés. S´ils tombaient en combattant, tant pis. Leurs Dieux, les récompenseraient dans le paradis… Au centre de l´allée couverte de Bagneux il y avait une pierre sacrée : la pierre druidique, et devant elle, un creux druide du Collège de Nantilly, restait debout. Il faisait entre un à un les jeunes guerriers et il en recevait le serment solennel de combattre aux côtés, de Dumnacus jusqu´à la mort. Ils reviendraient après avoir libéré la Gaule des envahisseurs ou ils ne reviendraient plus. Le druide donnait à chaque guerrier une feuille de gui. Les vieillards essuyaient une larme d´émotion de la manche de leurs tuniques…[21]
***
         Tandis que je m´occupais tranquillement à imaginer cette scène, la jeune femme du Café passa à plusieurs reprises par le jardin. Probablement elle ne connaissait pas du tout Dumnacus et naturellement elle ne pouvait pas soupçonner les motifs de mon arrêt à l´intérieur de la caverne. En ce moment elle avait en tête une autre idée. Je ne tardai pas à la deviner par ses regards méfiants et furtifs.
         Elle me surveillait discrètement de peur que je subtilisasse un des vélos qui étaient déposés dehors de dedans. Formidable ! Pourtant je n´ai pas l´air d´un chapardeur ; mais il faut dire à sa décharge qu´une véritable épidémie de banditisme sévissait en ce moment dans toute la France et que justement au canton de Saumur, les vols de bicyclettes étaient à l´ordre du jour.
         Alors pour tranquilliser la bonne femme, je quittai le Dolmen et le jardin, et pénétrai dans son café. C´était un petit débit tapissé de papier pointillé de lunes jaunes, roses et blanches. Un vieillard solitaire prisait du tabac dans un coin. Quelques ouvriers chopinaient discrètement près de la porte et quatre vieilles demoiselles attaquaient face à moi des sandwichs de fois gras. Cinq jeunes soldats de la Wehrmacht entouraient le comptoir. Ils étaient déjà asses « bourrés » et chantaient et scandalisaient sans se gêner.      Sur l´avant-bras ils étalaient un ruban noir avec cette légende en blanc : « Gretz von Berlichingen ». L´un d´eux, au visage émacié et congestionné par les libations embrassait et tripotait lubriquement une jeune fille, habillée d´une robe imprimée. Elle n´était pas tout à fait mal, cette malheureuse fille, malgré ses lèvres fatiguées et son teint de papier mâché. Pourtant au fond du débit, il y avait un réservé pour se livrer à son aise à cette classe d´explorations scabreuses.
         Mais les boches et les donzelles préféraient les faire partout au grand jour. Sans doute c´étaient des démonstrations de collaboration…
         Justement à cette époque on avait distribué aux saumuroises une feuille dévote qui disait :
Il faut apprendre à conjuguer
Le beau verbe collaborer ;
En finir avec la bêtise
Pour qu´un Continent se construise…
         La fille du Café du Dolmen le conjuguait déjà comme Laval…
         C´est drôle ! la collaboration avec l´occupant fut assurée en France par deux classes de femmes: les ligotés et les têtes folles; ou comme disait un ami à moi: les filles de Petain et les filles de p… Les premières collaboraient surtout spirituellement et pendant la journée ; les secondes, corporellement et pendant la nuit. C´était la collaboration totale et permanente quoi…
         Le « feldgrau » qui tripotait la « collaboratrice » du Café du Dolmen portait sur son calot un emblème de la Mort. C´était le symbole de sa prochaine destinée. Alors je compris pourquoi il se pressait comme un satyre de jouir de la vie…
         Pour sa part, la patronne du Café souriait et coquetait discrètement avec les autres soldats. Que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires.
         En outre, ils n´avaient pas l´air de chapardeurs de bicyclettes…
         Je me posai un moment la question de savoir comment auraient réagi les fantômes ancestraux du Dolmen, si par un miracle, ils avaient paru soudain dans le Café. Je ne sais pas ; mais il me semble qu´ils n´auraient pas souri comme la bonne femme…
         A la sortit du débit, un poil blessé de la guerre du 14-18 faisait sur le Monument aux Morts un geste de douleur. De douleur..? Je crois que c´était plutôt de dégoût…
         Avant de quitter le village, je pénétrai dans son église paroissiale. Les jolis clochetons de sa tour me décidèrent. Il s´agit d´un temple tout à fait moderne, l´ancienne paroisse remontant au XI è siècle étant tout à fait en ruine.
         L´intérieur n´a rien d´extraordinaire ; mais on y trouve quelques curiosités. Mon attention se porta sur deux statuettes assises : l´une de Notre Dame de Nantilly, en plâtre polychromé, et l´autre, de Saint-Pierre sur sa chaise, en métal. Celle-ci est remarquable. Il y a aussi un autel de Saint Bernadette Soubirous, garni de deux tableaux sombres, qui ne manque pas de pittoresque.
         A droite du maître-autel était étalée une image de Ste. Jeanne d´Arc, entourée de cierges et de fleurs. C´était justement le lendemain de la fête de l´héroïne nationale. Le Maréchal Petain s´était présenté ce jour à l´improviste à Rouen pur se recueillir devant la dalle du Vieux Marché où 513 ans auparavant la saiente avait été brûlée par les anglais.
         C´est-à-dire, par les anglais et par les français qui collaboraient avec eux, parce que Pierre Cauchon, « Benedicite », Jean Beaupère et toute la clique cléricale et universitaire du procès de la Pucelle étaient bien des français ; des français collaborateurs…
         D´après la presse, la foule rouennaise, en reconnaissant le Maréchal de rance, entoura sa voiture et se mit à chanter « la Marseillaise » :
         Marchons ! Marchons ..!
         Marchons où..?
         Ce matin-là, mon ami le vieux garde-champêtre de St. Cyr-en-Bourg avait fait à la sortie de la messe une curieuse publication: quarante hommes de la commune, munis d´outils personnels devraient commencer le lendemain à faire des travaux pour l´armée allemande aux environs de Mollay. Ce n´était pas, d´ailleurs, une mesure locale, puisque « Le Petit Courrier » avait déjà convoqué aussi les habitants de l´agglomération saumuroise pour la même besogne, quelques jours auparavant, par un avis officiel très savoureux. Il s´agissait de sauver à coups de pioche le nouvel ordre européen. Et en effet, des équipes improvisés d´ouvriers, de commerçants, d´employés, voire de professeurs et rentiers marchèrent…, marchèrent faire des tranchées pour les « frisés »…
         La presse ne dit pas à cette occasion, s´ils chantaient aussi « la Marseillaise »….
En quittant l´Église de Bagneux, je remarquai au vestibule une grande affiche rédigée en latin et datée de 1941. C´était le décret de canonisation de la bienheureuse Jean Delanoue, fondatrice de la Congrégation des sœurs de Sainte Anne[22]. On lui attribuait comme preuves de sainteté la guérison instantanée de deux tuberculeuses graves et d´une cancéreuse ; c´est-à-dire, une petite histoire miraculeuse.
         Bien entendu, je ne mets pas en question ces guérisons extraordinaires, comme je ne nie pas non plus les exploits de certains mediums, spirites, des fakirs indiens ou des anciens « sophis » de l´Espagne musulmane. Mais les faits sont une chose et leur interprétation est une autre très différente. Et je me permets de remarquer à ce sujet que M. M. les instructeurs des procès de béatification et de canonisation de la Cour pontificale romaine partent de deux hypothèses qui, à mon avis, sont tout à fait gratuites et surtout tout à fait bizarres : a) que le bon Dieu s´amuse à suspendre de temps à autre les lois de la nature pour que les habitants d´un cercle réduit de cette petite planète s´égayent à allumer des cierges et à chanter des complets, devant quelques images peintes ou sculptées ; b) que le bon Père céleste a établi – on ne sait pas quand ni comment – une espèce de convention tacite avec M. M. les instructeurs de ces procès en vertu de laquelle il est obligé de faire quelques merveilles de l´ordre thérapeutique pour embêter les médecins et pourvoir la chrétienté de saints…
         Voilà tout.
         Quand je rentrai à Saumur, je rencontrai la jeune fille « collaboratrice » du Café du Dolmen à l´entrée du Pont Fouchard. Elle était assise sur un borne kilométrique en attendant quelqu´un. C´était un symbole de la France de Petain… Par la suite, je repris la route de St. Cyr-en-Bourg. Après avoir repassé le cimetière de Nantilly, je rouvris le roman d´Anatole France.
         Tout d´un coup, je me trouvai au milieu d´un salon parisien où des gens bien engraissés, bien reposés et bien fardés, disaient des choses spirituelles.
Par exemple.
-         Qu´est-ce qu´il a fait pour obtenir le bouton aux chasses du prince... ?
-         Lui, rien. Sa femme, tout… »
         Un autre exemple.
         « Pour moi ce qui prouve que la République est le meilleur des gouvernements c´est qu´en 1871 elle a pu fusiller en une semaine soixante mille insurgés, sans devenir impopulaire. Après une répression, tout autre régime se serait rendu impossible… »
-         « Il y a un principe : c´est que les hommes doivent être jugés sur leurs actions.
-         El les femmes ? les jugez-vous sur leurs actions ? Et comment savez-vous ce qu´elles font… ?
         Un des philosophes de ce salon est un romancier. Comme par hasard, il ressemble assez à Anatole France, puisque ce philosophe, baptisé Paul Vence, se distingue comme lui par « son ironie profonde, sa fierté sauvage, son talent mûri dans la solitude », etc., etc.
         Paul Vence est en train d´écrire un roman de moeurs populaires. Son protagoniste est un ouvrier révolutionnaire et Paul Vence en le présentant à ses amitiés salounières, dit de lui avec « son ironie profonde » :
-         « Il n´est pas assez intelligent pour douter. Il est croyant… »
         Et en effet, il croit fanatiquement à une société un peu plus juste que l´actuelle et bien entendu, beaucoup plus utile que celle que fréquente Paul Vence. Il a même la prétention inouïe de détruire l´organisation social bourgeoise par la violence. Et naturellement Paul Vence fini t son curieux roman de moeurs populaires, en envoyant le protagoniste à la guillotine. C´est le triomphe de l´intelligence. Voilà un passage bien significatif du roman « Le lys rouge » que Charles Maurras ne sut pas utiliser pour démontrer qu´Anatole France n´était en réalité qu´un réactionnaire…
         Anatole France mourut en 1924. C´est dommage ! Parce que vingt ans après… des ouvriers révolutionnaires, assez peu intelligents pour doute, mais un peu plus courageux pour agir que les philosophes du « Lys rouge », après avoir crée une société nouvelle où le trivial primait l´esprit salonnier, contrôlaient la cinquième partie de la planète et se révélait la première puissance du monde, tandis que le Paul Vence et toute sa société des gens comme il faut, c´est-à-dire, des gens bien engraissés, bien reposés et bien fardés, s´attaquaient humblement à crier les bottes de certains, voisins un peu moins spirituels qui s´étaient installés par la force chez eux, en attendant pour finir le drame, d´être envoyés à leur tout à la guillotine par les ouvriers révolutionnaires…





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[12] Marie Bashkirtseff – fille du millionnaire vivant toujours dans le grand monde international – s´éprit succéssivement du Duc de Hamilton, du « Cardinalino » (le comte Pietro Antonelli, neveu du cardinal Antonelli), du « Conte Bijou » (le comte Alexandre de Larderel), du « Mousquetaire de l´Impératrice » (Paul de Cassagnac) et enfin de Jules Bastien-Lepage. Mais tout se réduisit à des flirts passagers qui du reste ne sortirent jamais du plus pur platonisme. Amoureuse elle ne devint réellement que du journaliste bonapartiste Cassagnac. Quant à sa dernière et touchante idylle avec Bastien-Lepage, ce ne fut que l´affection fraternelle de deux âmes jumelles d´artiste ayant le même idéal et de deux pauvres damnés, frappés mortellement de la même maladie.
D´ailleurs, Marie « était absolument pure, brutalement chaste », d´après le témoignage de sa camarade Louise Breslau.
Peu avant sa mort, elle put écrire avec raison dans son testament : « Je meurs absolument pure de cœur, d´esprit et de corps. Je crois n´avoir jamais eu de pensées basses, intéressées ou dépravées. »
[13] Voir “Moussia ou la vie et la mort de Marie Bashkirtseff » par Alberic Cahuet.
[14] Ce fut “L´Action Française” qui, depuis 1936, mena les campagnes les plus violentes contre les républicains espagnols et les campagnes les plus flagorneuses à l´égard de Franco et de ses laquais. La presse, la tribune et le livre furent largement utilisés pour cette propagande. Deux mois ne s´étaient pas encore écoulés depuis le soulèvement du « Caudillo » et déjà Pierre Hericourt accouru à Sevilla, écrivait un volume préfacé par Charles Maurras, ayant comme titre : « Pourquoi Franco vaincra. » Et Maurras même lança, déjà à la fin de novembre 1943, un livre un peu tardif, intitulé : « Vers l´Espagne de Franco ». Toutes les plumes et toutes les langues du royalisme français s´employèrent à fond contre nous : celles de Maurras et d´Henricourt, de Georges Gaudy et de Maurice Pujo, d´Henri Massis et de Maxeme Real del Sarte, de Robert Brasillarch et de Pierre Rossignol, du général Duval et de l´amiral Joubert, etc., etc.
Maxime Real del Sarte réalisa même un buste de Franco – dont il lui fit cadeau portant sur le socle cette inscription : « Armis et Clementia Victor …»
Risum teneatis, amici.. ?
Eh bien, tandis que ces supers patriotes de « la France , la France seule.. ! » glorifiaient de cette façon le fascisme espagnol, Franco promettait à Mussolini d´entrer en guerre aux côtés de l´Axe à condition de se voir attribuer un plus de Gibraltar, la zone française du Maroc ; et son beau-frère et ministre Serrano Suñer, déclarait confidentiellement au Comte Ciano : « Je haïs la France, d´abord parce que mes deux frères ont été tués par des balles françaises ; puis, parce que je suis espagnol et la France a toujours été l´ennemie naturelle de la Grande Espagne.. » Sans commentaires.
[15] Un an après que j´eusse émis ce jugement sur Anatole France, André Billy écrivait sur lui dans la « Revue de Paris » : « Toute sa philosophie s´est développée sur cette idée que la vie humaine est une absurde et sinistre venture et qu´à y bien réfléchir, tous ceux qui la courent ensemble devraient, en lieu de s´entre-déchirer comme ils le font, se prendre en pitié les uns les autres… Cramponnés à un globe de boue qu´une course éperdue emporte à travers l´espace, nous n´avons pour nous masquer l´inéluctable échéance du retour à la poussière que les joies éphémères de l´art, de l´amour et de la beauté. Cultivons-les sans nous illusionner sur leur caractère relatif et périssable, mais sans nous dissimuler non plus que rien ne vaut pas la peine de vivre en dehors d´elles. » (Revue de Paris – Juin 1945 – « Anatole France devant la critique contemporaine. »
[16] Voici “Mon voyage en Amérique”, 1910. Javier Bueno dirigea à Oviedo le journal marxiste « Avance ». Il poussa et prit part active à l´insurrection ouvrière asturienne d´Octobre 1934, présida l´Association de la Presse Espagnole pendant la guerre civile et fut fusillé par les fascistes en 193 ?
[17] Anatole France, parisien par sa naissance, fut angevin par son père, François-Noël Thibault, né le 4 … an XIV (25 décembre 1805) à Luigné près de Saulgé-l´Hôpital, petite commune joignant celles de Noyant et de Louerre du canton de Gennes. Sa vie durant, le père d´Anatole France fut connu au pays par le diminutif de son premier prénom, c´est-à-dire, France. C´est pourquoi le célèbre écrivain le porta aussi à son tour comme nom. Donc il ne s´agit pas en réalité d´un pseudonyme, mais d´un sobriquet de famille. Voir « Anatole France et le Saumurois », par Raoul Bauchard – Bulletin de la S. C. S. et A. du Saumurois, nº 77, Janvier 1936.)
[18] Madame Dacier naquit à Preuilly-sur-Claise (Indre et Loire) et Jean Bodin, à Angers.
[19] Emmanuel Kant, “Le beau et le sublime”.
[20] Gabrièle-Emilie de Breteuil, marquise de Châtelet, fut non seulement une savante, mais à en juger par une estampe de la Bibliothèque Nationale, une jolie femme. Ce n´est pas uniquement par son talent et sa charmante hospitalité, mais aussi par sa beauté qu´elle retint Voltaire à Cirey pendant dix ans.
[21] Dumnacus, l´héroïque chef des audégaves dont la statue se dresse sur le pont principal des Ponts-de-cé, fut un des derniers défenseurs de l´indépendance des gaules. On trouve une notice de son aventure dans les 26, 27, 28, 29 et 31 chapitres du VIII è livre des Commentaires de César sur la Guerre des Gaules, dû probablement à Aulus Hirtius.
La Gaule ayant été définitivement vaincu par César, elle n´était pourtant pas réellement soumise, et les révoltes pour reconquérir l´indépendance commencèrent. L´une des plus importantes fut menée par Dumnacus. Ce fut au cours de la huitième année du proconsulat de César. Avec l´appui de quelques milliers de partisans, Dumnacus attaqua Lemonum (Poitiers), défendu par Duratius, un collaborateur de l´époque. Alors celui-ci appela à son secours le dégât Caninuis Rébilus qui arriva en effet avec deux légions. Devant cette menace, le chef des andégaves leva provisoirement le siège de Lemonum, se tourna contre Caninius et après l´avoir mis hors d´état de nuire, il reprit le siège de la place. Mais un nouveau renfort plus important arriva pue après aux romains : celui de Cajus Fabius, appelé par le legat Cassinus. Devan la supériorité des forces de l´ennemi, Dumnacus résolut de se retirer au-delà de la Loire ; mais il n´eut pas le temps. Aux Ponts-de-cé, il fut violemment attaqué par les cohortes de Fabius et ses troupes se retirèrent en désordre. La bataille reprit de plus belle le lendemain. Dumnanus y perdit plus de 12.000 hommes. Les andégaves se battirent, certes, avec courage (Fuit proelium aeri certamine », dit le continuateur de César), mais leur désastre fut complet. Damnacus, traqué par les romains, mena dorénavant une vie obscure et errante de proscrit jusqu´à la fin de ses jours. On en ignore et la date et le lieu.

[22] Jeanne Delanoue est la gloire la plus pure de Saumur. Elle naquit dans le quartier du Fenet, à l´ombre su sanctuaire de Notre Dame des Ardilliers, le 18 Juin 1666 et y décéda le 17 Août 1736. D´abord, petite mercière signalée par son avarice, elle devint plus tard l´apôtre et la providence des pauvres du Saumurois auxquels elle consacra dorénavant son argent, son activité et toute sa vie. A sa nièce qui s´indignait de sa charité, Jeanne Delanoue répliqua un jour avec énergie : « Je suis dans la résolution de donner jusqu´à ma dernière chemise. »
Elle fonda l´Hospice de Saumur et la Congrégation des Sœurs de Sainte Anne, servantes des pauvres. Sus son lit de mort, elle fit à ses sœurs cette dernière et sublime recommandation :
« Assistez les pauvres du dedans et du dehors… Quand vous n´auriez qu´un morceau de pain, partagez-le avec les pauvres. »
La Municipalité de Saumur donna le nom de Jeanne Delanoue à une rue de la ville le 10 Décembre 1838. 


LUMIÈRES DE MORT

Sant-Cyr-en-Bourg, le 1 Juin 1944


Saint-Cyr en Bourg. 31 Mai 1944. Minuit. Un bourdonnement formidable et suspect me réveille. Mes paupières alourdies par le sommeil s´entr´ouvrent paresseusement. Tout d´un coup, cinq jets de lumière hallucinants frappent vivement mes prunelles. Ils rutilent d´un éclat éblouissant couleur du sang. Et  ils sont là, devant moi, derrière les vitres de la porte de ma chambre. Je les  regarde un instant avec effroi. Puis, je me jette précipitamment du lit. Je ne me soucie même pas de m´habiller. J´ouvre la porte. Oh! Les jets lumineux jaillissent de cinq fusées qui flamboient dans l´espace.
Mais que signifie cette illumination inattendue et impressionnante...?
Le bourdonnement du ciel m´en donne instantanément la clef. Des avions de bombardement survolent le village. Je comprends. Je rentre. Le baldaquin qui couronne mon lit, semble être la proie des flammes. Je m´habille en un instant. Je dégringole l´escalier. Je me précipite hors de la maison. Je gagne en trois minutes la campagne. Je grimpe dans la pénombre vers une vigne. Enfin, je m´arrête sur cette butte. C´est un observatoire dominant un vaste horizon.
La nature est calme. La nuit est tiède et claire. La voûte céleste est parsemée d´étoiles. La lune croissante erre nonchalamment derrière le chariot de la Grande Ourse. C´est une nuit magnifique de printemps.
Cependant le spectacle qui s´offre à mes yeux, n´a rien de ravissant, mais quelque chose de troublant. Suivant le cours de la Loire, d´autres lustres de fusées étincelantes éclairent vivement l´horizon. Ils ressemblent à des bouquets d´étoiles en flammes. Celles-ci donnent l´illusion d´être suspendues à des rubans bleus pâles, fins et longs, qui se déroulent lentement en zigzag.
Pourtant ces feux d´artifice ne sont précisément pas de petites étoiles qui font rêver, mais des météores sinistres qui font tressaillir d´épouvante. Ce sont des yeux sanglants qui fulgurent et menacent. Des yeux de monstre. Mais oui: des monstres invisibles qui hurlent affreusement dans l´espace. Ils chevauchent les coursiers de la guerre. Ils brandissent les épées du Massacre.
Où vont-ils décharger leur fureur...?
Soudain une torche rouge pétille au loin, dans le ciel saumurois. Elle tombe vertigineusement. Le Château de la ville s´illumine un instant. Tout de suite, une énorme colonne de fumée s´élève vers le ciel. Un coup de tonnerre effroyable retentit dans la campagne. C´est le signal de l´orage. D´un orage atroce.
Mais oui: des orages artificiels, inventés para les animaux civilisés...!
La tempête devient en un instant épouvantable. Les éclairs et les explosions se succèdent sans cesse. Un immense nuage violacé commence à couvrir l´horizon, de Saumur à Champigny. Il prend bientôt l´aspect d´une lame gigantesque. C´est la faux de la Parque assassine qui fait, en ce moment, sa besogne, dans le quartier de la gare saumuroise.
La terre frémit comme une fillette qui contemple un crime sanglant. Des jets de sang humain jaillissent, en effet, dans les ténèbres et veulent éclabousser les cieux. Mais les cieux restent indifférents à ces forfaits...
Faisant écho aux hurlements des montres de l´air, d´autres monstres terrestres se mettent, à leur tour, à pousser des cris de meurtre. Des griffes invisibles égrènent, sous la voûte étoilée, des chapelets aux grains de feu. Entre la terre et le ciel, commence un duel furieux de hurlements et d´éclairs. Les foudres éclatent sur ma tête. Je me réfugie avec effarement sous le linteau de la porte d´un enclos. La tempête atteint en ce moment le paroxysme. Le fracas est indescriptible. Le spectacle est épouvantable. Comme les fusées se sont déjà éteintes, à présent c´est la tuerie et le combat dans les ténèbres. C´est toute la férocité de l´homme foudroyant parmi les ombres.
Par bonheur, cette scène ne dure que quelques minutes. Les monstres, s´étant vite assouvis de sang et de ruines, ils se retirent. Le sinistre bourdonnement devient plus faible. Le féroce troupeau s´éloigne.
Alors je regagne mon observatoire.
A droite du Château de Saumur, on aperçoit une grande lueur phosphorescente comme de feux follets. Elle s´élève du quartier de la Croix Verte, transformé en quelques instants en un cimetière.
Mais oui: un cimetière affreux, aux murs écroulés, aux tombes ouvertes, aux cadavres déchiquetés...
Peu après, je quitte mon poste d´observation. L´orage a passé. Le silence règne à nouveau dans la nuit calme et étoilée.

Mais la Lune, frissonnant d´horreur, monte précipitamment sur le chariot argenté de la Grande Ourse, et elle fuit, fuit, silencieuse et pressée, effrayée de la barbarie et de la férocité des animaux soit-disants civilisés.....




SORTIE DE LA MESSE À SAINT-CYR-EN-BOURG


A Mesdemoiselles Jeannette et Marguerite M.

St. Cyr-en-Bourg, le 11 Juin 1944


            Les cloches de l´église paroissiale annoncent la fin de la grand-messe. C´est dimanche. Le prêtre vient de dire aux fidèles : « Ite, missa est ». Aucun ne connaît le latin, mais tous comprennent le sens de cette dernière exhortation. Et ils obéissent. Les plus pressés n´attendent même pas la bénédiction et la lecture de l´évangile de St. Jean. Mais cela ne fait rien. Le bon Dieu ne se fâche pas. Et son ministre, non plus. Le défilé des assistants commence. La petite place de l´église s´anime. C´est midi. Le soleil agraffe le manteau azuré de cette belle matinée printanière, comme celui d´une Vierge Immaculée. Et les coiffes angevines, empressées à l´amidon, et les chapeaux modernes, multicolores et capricieux, miroitent sous les rayons d´or de ce soleil brûlant du mois de Juin, comme une constellation d´étoiles bariolées.
         La sortie de la messe à St. Cyr-en-Bourg est le moment le plus vivant et le plus gai de sa vie monotone et terne. En réalité, c´est le seul moment allègre du dimanche, puisque la grand-messe constitue, à vrai dire, l´unique spectacle dominical. A St.-Cyr-en-Bourg, pas de cinéma, pas de dancings, pas de stades. Il n´y a que des jeux de boules de fort. Mais pour les hommes seulement. L´accès est interdit aux femmes. Sans doute pour que les nerfs des joueurs ne s´altèrent pas. Pourtant ceux qui les ont tout à fait altérés, sont condamnés à embrasser le derrière d´une jeune fille… Mais ne vous scandalisez pas. Cette jeune fille est … un tableau.
         Saint-Cyr-en-Bourg est un village catholique. Cela veut dire que la plupart des villageois –et surtout des villageoises– vont d´habitude à la messe. Sauf quelques fortes têtes masculines qui ne craignent hélas! ni Dieu ni Diable. C´est un cas de conscience. Et sauf quelques vieilles sorcières qui ne mettent jamais le pied à l´église par peur invincible de la quête. C´est un cas de ladrerie. Elles seront capables de brûler éternellement dans le feu de l´enfer plutôt que de faire grâce à monsieur le Curé de deux sous d´aluminium…
         Pourtant monsieur le Curé a l´air d´un bonhomme aimable et discret. Nous nous saluons toujours gentiment, en nous rencontrant dans la rue. Quoique je n´aille jamais non plus à la messe (Non par ladrerie, bien entendu). Mais cela n´a aucune importance. En France les curés ne sont pas des ânes hargneux comme en Espagne…
         L´église paroissiale de St.-Cyr-en-Bourg –il n´y en a pas d´autre– se trouve à quelques mètres de mon logis. De la porte de ma chambre on aperçoit la pyramide noire surmontant le clocher, qui montre la prunelle blanche de son horloge, comme un flagellant à travers son capuchon. Ce n´est pas un monument artistique, mais un vulgaire et modeste temple moderne à une seule nef, bâti en tuffeau, comme toutes les constructions de la contrée.
         On y célèbre les jours de fête deux messes : l´une de bon matin, la messe basse ; l´autre à midi, la grand-messe ou messe chantée. La première est la messe des dévots. Ils y vont pour saluer le bon Dieu et lui montrer leur fidélité. La deuxième est la messe des mondains. Ils y vont pour saluer leur prochain et lui montrer leurs toilettes. C´est pourquoi Monsieur le Curé qui connaît bien ses paroissiens –et surtout ses paroissiennes– commence à les prévenir de temps à autre par ses cloches, avec une heure et demie d´avance. Certainement, une heure et demie n´est pas un temps suffisant pour préparer la toilette raffinée d´une citadine, mais c´est assez pour mettre au point la toilette simple –ou compliquée – d´une paysanne.
         Il va de soi que ce sont surtout les jeunes filles de l´endroit qui se piquent de cet étalage de leurs toilettes dominicales.
         Oh ! la dévotion n´est pas incompatible –heureusement !– avec la coquetterie. Du moins les femmes chrétiennes, malgré tous les réquisitoires des Saints-Pères, ont trouvé le moyen d´éviter un péché mortel, en allant les jours de fête coqueter au sanctuaire même…
         Mais si ce n´était pas cette casuistique aimable des coquettes croyantes, comment pourrais-je passer ici ces minutes uniques et charmantes de distraction dominicale..? Que deviendraient la couleur et la gaieté de la sortie de la Grand-messe à St.-Cyr-en-Bourg.
         Les cloches de l´église ont cessé de sonner. Les premiers fidèles débouchent dans la rue. Je quitte par la suite Vauvenargues qui m´accompagne, pour contempler le petit spectacle. Le moraliste ne se fâche pas. Il vient justement de me confier : « La jeunesse et la beauté réjouissent mes sens, malgré la vanité et l´étourderie qui les suivent.[1]» Et bien je le quitte pour contempler la jeunesse et la beauté. J´allume une cigarette et je me mets aux aguets à la hauteur de ma fenêtre.
         Mais de quoi bavardent-elles, en somme ? Je l´ignore. Sans doute de rien de transcendant. Bien entendu, je n´ai aucun intérêt à l´apprendre. Je n´accorde aucune importance à ce que les femmes disent, mais à ce qu´elles pensent et surtout à ce qu´elles sentent. Eh bien, les femmes expriment d´ordinaire leurs pensées et leurs sentiments, non par leurs paroles, mais par leurs regards. Oscar Wilde conseillait à ce sujet : « Si tu veux apprendre ce qu´une femme pense réellement, regarde-la aux yeux et ne l´écoute pas. » D´ailleurs, les regards furtifs de ces jeunes filles valent la conversation la plus savoureuse et la plus badine.
-         N´est-ce pas que nous sommes charmantes..? – m´insinuent, d´abord, toutes ensemble.
-         Oh-là-là ! Plus que charmantes, mesdemoiselles. Vous êtes toutes ravissantes, ensorcelantes, et bouleversantes…
Puis, chacune d´elles me questionne à mi-voix :
-         Et n´est-ce pas que je suis la plus jolie..?
-         Sans doute, ma belle…
Une jeune fille châtaine, très svelte et un peu mélancolique, me fait cette confidence :
-         Comment me trouvez-vous, Monsieur ? Il me semble que je ne suis pas mal.
-         Comment pas mal ? Vous êtes mieux que les «Majas» de Goya.
-         Cependant…, j´ai peur d´avoir à épingler pour la vie la coiffe de Ste. Cathérine.
-         Je comprends, Mademoiselle ; mais je ne partage pas votre crainte. Je pense que vous jugez les jeunes gens de votre pays ou trop aveugles ou trop stupides… Rassurez-vous.
Une brune aussi élancée que la jeune fille précédente m´avoue avec nonchalance:
-         Vous savez, Monsieur ; ici je languis d´ennui. Je ne manque pourtant pas de prétendant. Mais il est en Allemagne. C´est embêtant.
-         En effet, amis vous avez le remède à la portée de la main. Caramba ! Prenez un autre galant de « remplacement »…
-         Que dites-vous, Monsieur ? Il ne manquerait plus que cela ! Vous ne connaissez pas les gens du village. Mon Dieu ! qu´ils sont babillards et méchants…
-         Je crois que vous exagérez, Mademoiselle. St.-Cyr-en-Bourg n´est pas précisément « Clochemerle ».[2]
-         Que vous êtes naïf, mon ami ! Pensez-vous qu´ils vous épargnent, vous-même..?
-         Comment ! Se préoccupent-ils aussi si je soupire, si je tousse ou si j´éternue..?
-         Mais oui, Monsieur. Surtout, si vous soupirez…
-         Diantre ! quelle révélation..!
Mais revenons à votre situation. Puisque vous vous ennuyez tellement à Saint-Cyr, pourquoi n´allez-vous séjourner en ville ? Vous y trouverez des soupirants d´entre-temps et de passe-temps sans les contretemps des bavardages des villageois…
-         Oui, mais en ville on meurt actuellement de faim.
-         Et de bombes, n´est-ce pas... ?
-         En effet.
-         Hein ! Il me semble, Mademoiselle, que vous aimez mieux les biftecks que les baisers…
-         Croyez-vous, Monsieur..?
Une troisième jeune fille, moulée élégamment dans un tailleur gris clair, m´apostrophe avec espièglerie :
-         Attention, Monsieur ! Ne vous trompez pas. Je suis fiancée.
-         Hélas ! je l´ai déjà remarqué.
-         Et êtes-vous très amoureuse de votre soupirant..?
-         Je crois. Cependant…
-         Cependant quoi..?
-         Vous savez, parfois je songe la nuit qu´un prince géorgien vient me ravir.
-         Et pourquoi pas un rajah ou un maharajah..? Avec votre silhouette, votre air sympathique et votre minois, vous seriez capable de tourner la tête à Brahma, à Vichnon et à Siva…
     D´un groupe bruyant de tendrons de quelque quinze ans montent aussi à la dérobée jusqu´à ma fenêtre, des regards timides que je ne comprends pas. Est-ce que ces petites filles savent aussi ce qu´elles pensent, ce qu´elles veulent, ce qu´elles sentent..? Ce sont comme des papillons étourdis et brillants qui voltigent sans savoir pourquoi autour des rosiers, autour des lanternes, autour des fontaines…
     Je suis au bout de ma cigarette. Les jeunes filles saint-cyriennes commencent à se disperser. La petite revue dévote de dimanche touche à sa fin. La vision s´évanouit comme la fumée. La vie du village plonge à nouveau dans son prosaïsme coutumier…
     Mais qu´importe cela ? Des roses fraîches grimpent le long de la façade de ma maison et les images des filles les plus belles restent emprisonnées dans mes prunelles.
     Par la suite, je quitte la fenêtre et prenant mon stylo, j´écris sur mon carnet des notes de cette observation :
     Tant que sera parée notre terre de fleurs
     Et de femmes jolies,
On trouvera toujours, dans le plus humble lieu
Des brins de poésie…







[1] Correspondance du Marquis de Vauvenargues. Lettre au Marquis de Moriabeau, 13-III-1740.
[2] Roman de Gabriel Chevalier. Paris, J. Ferenezi, 1940. Il s´agit d´une satire assez verte de la vie à la campagne.



SOUS LE CHARME DE LA SAMARITAINE[1]


A la mémoire de Mr. Edouard Lopeaux,
décédé à Saumoussay le 4 Août 1945

Saint-Cyr-en-Bourg, le 30 juin 1944



-         Connaissez-vous cette croix, Monsieur... ?
-         Comment ! Mais c´est une croix militaire espagnole – m´exclamai-je tout à fait surpris.
-         En effet, c´est la Croix du Mérite Militaire, de première classe de  votre pays.
L´ancien capitaine de la Garde Républicaine de Paris me la montra avec une complaisance particulière.
-         Et quand avez-vous eu cette décoration, Monsieur… ?
-         En 1905, à la suite d´un attentat contre Alphonse XIII, de passage à Paris.
-         Ah ! oui : j´en ai eu connaissance. Ce fut, il me semble, un attentat anarchiste manqué.
-         C´est ça. Et par la suite, le roi d´Espagne décora les chefs de la Police et la Garde Républicaine qui avaient contribué à l´échec de l´attentat.
Le Capitaine, possédé de cette vanité un peu féminine propre aux français, étala devant mes yeux toutes les reliques honorifiques de sa carrière : outre la Croix du Mérite Militaire, celle du Chevalier de la Légion d´Honneur, la Croix de Guerre française, la Croix de Suède, etc., etc.
(En France tout citoyen qui se respecte ne laisse pas d´exhiber trois ou quatre rubans à la boutonnière.)
-         Malheureusement toutes ces décorations ne donnent pas d´argent – commenta ironiquement sa femme.
Cette sortie inattendue désarçonna un moment le vieux capitaine qui répliqua par la suite :
-         D´accord. Mais elles donnent de l´honneur.
-         C´est ça – appuyai-je. Elles ne regardent que l´argent, comme les avares.
-         Gardez-vous de critiquer les femmes, cher Monsieur. Si ce n´était notre sens pratique, que mangeriez-vous, les hommes, très souvent… ?
-         Vous avez raison, Madame. Mais je ne voulais pas vous faire précisément une remontrance, mais une remarque.
-         Oui, une remarque très peu bienveillante.
-         Oh ! pas du tout, Madame.
     La femme du Capitaine, quoiqu´au seuil de la soixantaine, était encore une dame aussi agile d´esprit que de corps. Sa bonne santé contrastait avec celle de son mari. Celui-ci n´était pas beaucoup plus âgé qu´elle, mais il était tout à fait usé et par surcroît il se remettait en ce moment d´une grave maladie. Son appareil respiratoire ne marchait pas. Et le reste non plus. Il se trouvait à bout de forces. En passant le saluer dans son petit salon, je m´étais trouvé en présence d´une silhouette maigre et fatiguée qui se dressa avec un visible effort du fauteuil où elle était abattue, pour me tendre cordialement la main. Malgré la chaleur suffocante de la journée –quelque 36 degrés au soleil– il était habillé comme en hiver.
     Mais si le corps du Capitaine fléchissait, son esprit se conservait toujours alerte. A travers son visage sillonné de petites veine rouges, on devinait une volonté enragée d´homme sanguin qui n´est pas habitué aux défaillances. Ses prunelles châtain clair, déjà un peu effacées, étincelaient de temps à autre, comme des rayons furtifs d´un soleil filtrant à travers les nuages. Bien sûr, l´ancien capitaine de la Garde Républicaine avait été un homme actif et énergique.
     C´est lui-même qui sans me connaître encore que par ouï-dire, m´invita un dimanche de Mai à passer l´après-midi chez lui. J´acceptai de bon cœur. Il habitait une magnifique propriété qui s´appelait « Les Cyteses », située aux bords du Thouet. C´était au hameau de Saumoussay. Je ne soupçonnais même pas qu´un si beau domaine puisse se trouver dans cet endroit, puisque rien ne le révèle de l´extérieur.
-         Si tu veux vivre tranquillement et heureux, cache-toi –m´expliqua le Capitaine. Il était un peu philosophe.
     Cette propriété est un bosquet de frênes et d´ormeaux, d´acacias et de tilleuls, quelques-uns centenaires, boisant un coteau verdissant qui s´échelonne en cinq terrasses descendant suavement jusqu´aux eaux de la rivière.
-         Voyez-vous, Monsieur – remarqua le Capitaine. C´est un jardin suspendu comme ceux de Babylone.
-         En effet. Il ne lui manque que Sémiramis – ajoutai-je.
     C´était justement ce que je regrettais en ce moment en le parcourant. Bien que la compagnie de son propriétaire me fût agréable, j´aurais de beaucoup préféré celle d´une jeune beauté. La maison se dresse au sommet du coteau, ayant comme plateforme la première terrasse. C´est un hôtel moderne et confortable, bâti en tuf du pays et orienté vers le Midi. Un joli parterre étalait devant lui des massifs de pensées et d´iris, de roses et de pavots d´Orient, à l´ombre d´un parasol de lierre, d´un fusain et d´un tamaris.
     Je fus ravi de passer cet après-midi printanier dans ce décor poétique. En outre, Madame et Monsieur me firent les honneurs de la maison avec cette politesse raffinée, un peu courtisane, mais non exempte de cordialité, propre aux français. On avait prévenu le Capitaine que j´aimais beaucoup la musique classique. Alors pour me faire plaisir, après m´avoir régalé de quelques verres de vieux mousseux, d´une belle tarte et d´un gros cigare –c´était bien pour ces temps de restrictions-, le vieil officier, malgré l´état délicat de sa santé et mes protestations réitérées, se mit à jouer du piano. Celui-ci était un ancien Schindler, assez bien conservé, sur lequel un beau cache-pot de Sèvres regorgeait de partitions de Saint-Saëns, de Mozart, de Bizet, de Beethoven, etc. avec une maestria remarquable pour son âge. En effleurant les touches de ses mains, il serrait farouchement ses mâchoires et ses dents, comme pour communiquer à ses doigts engourdis, d´un essor de sa volonté, la souplesse que l´âge et la maladie voulaient lui refuser. Alors il se transfigurait et se rajeunissait. On aurait dit que la sève et l´âme de ces ouvrages prenaient possession de son corps et le vivifiaient. C´était curieux.
     Tandis que j´écoutais le concert, plongé dans un fauteuil, j´examinai la pièce du regard. C´était un petit salon Louis XVI, encombré de meubles et orné de fleurs et de bibelots. Sur le saillant de la cheminée, deux … de Valairis encadraient une belle glace; et on voyait sur le même mur un tableau bucolique brodé à l´aiguille, véritablement remarquable. Des pivoines splendides fleurissaient dans de jolis cache-pots déposés sur la table à manger. Et face à moi, il y avait un portrait magnifique d´une grand-mère du Capitaine. C´était l´ornement le plus intéressant. Il attira mon attention dès le premier instant, ne cessant de me charmer pendant tout le concert. Il s´agissait d´un grand tableau à l´huile très réussi, représentant une belle femme atteignant la trentaine. D´après le Capitaine, sa grand´mère était d´ascendance espagnole. En effet, ce portrait représentait un type féminin tout à fait espagnol. D´abord, elle était brune. Ses cheveux noirs que partageait une raie au milieu, étaient recueillis à la hauteur de sa nuque par une résille fleurie. Son visage était parfait. La bouche, petite, et les lèvres, minces. Ses yeux, châtain foncé étaient grands et au regard serein. Le nez était régulier et fin. Le menton, suave, et les arcs des sourcils, corrects et naturels. Son buste terminé par un décolleté superbe, étalait une gorge et les épaules délicates et laissait deviner une poitrine tout à fait irréprochable. Elle était vêtue d´une robe de soirée puce à crinoline et tenait dans sa main droite l´impression d´une silhouette élancée et élégante aux airs de grande dame.
     Je ne me lassais pas de contempler ce tableau dont l´harmonie de tons et de lignes donnait si bien l´illusion d´une jeune femme ravissante dans la plénitude de son « sex appeal ». Sans doute la grand´mère du Capitaine fut de son vivant une dame charmante. Ainsi je ne m´étonne pas qu´un beau jour, un artiste lui demandât de bien vouloir poser pour un tableau religieux, représentant la rencontre de Jésus et de la Samaritaine, qui orne l´église paroissiale de Bagnères-de-Luchon (Haute Garonne). Bien sûr, la samaritaine authentique de l´Évangile ne fut pas plus jolie.
     Tandis que je m´extasiais en contemplant ce portrait, le Capitaine jouait de plus belle.
     Tout à coup, il attaqua la Sonate Pathétique de Beethoven. Je ne peux jamais entendre cette composition célèbre, sans être incontinent saisi de l´émotion profonde qu´y déversa l´âme torturée du sublime artiste, assoiffé d´Amour, de Beauté et de Vérité, sans les trouver jamais autour de lui.
     Mais en l´écoutant ce soir à Saumoussay sous l´œil de cette charmante samaritaine, j´en ressentis son pathétisme déchirant d´une façon toute particulière.
     Une angoisse indéfinissable commença à serrer mon cœur et ma gorge : l´angoisse de quelqu´un qui erre seul dans un désert sans fin ou dans une immense oubliette.
     Soudain j´eus l´impression que les grands yeux du portrait me regardaient fixement et qu´ils cherchaient visiblement à s´exprimer.
     En effet, la jolie dame, comme si elle avait surpris les secrets les plus intimes de ma conscience, avait l´air de m´insinuer :
     -« Ne vous tourmentez plus vainement. Je devine les vagues inquiétudes qui vous troublent et j´en sais le remède. Désirez-vous l´apprendre… ? Il se nomme « femme ». Vous avez besoin dans votre vie d´une authentique samaritaine… »
     Ah ! la femme ! la femme ! – pensai-je avec mélancolie.
     Pour passer les blessures de la lutte quotidienne, pour apaiser momentanément les sens, pour embellir les fadeurs de la vie courante, c´est ça: la femme. Une femme jolie et amante, compréhensive et sage.
Mais…
Où est-elle, la samaritaine idéale, capable d´apaiser la soif infinie de vérité, d´Amour et de Beauté qui torture éternellement le coeur de l´homme, planant au-dessus des mesquines satisfactions que la vie nous offre… ?








[1] A la mémoire (en el manuscrito, cuadernillo 4) de Mr. Edouard Copeaux décédé à Saumoussay le 4 Août 1945).



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