Relatos en francés y traducción, 1946-1947


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1946

1.- La chute, Saumur, 23 mars 1946

2.- Les Dames de Montsoreau, De Saint-Cyr-en-Bourg à Candes ou Ma Première Excursion en Bicyclette, Saumur, 28 février 1946.

3.- La Première Violette, Saumur, le 5 avril 1946. 

4.- La Caverne del Embusqués, Saumur, le 6 mai 1946.

5.- La Bonne Étoffe.

6.- Esquisse biographique de Mademoiselle Clairon, Saumur, le 26 juillet 1946.

7.- Une fois je vis les Rois Mages, Saumur, le 24 décembre 1946.

8.- La Confidence de la Capitaine, Saumur, décembre 1946.

1947

Apologíe de la Laitière. 


LA CHUTE
À Madame Paulette B.

Saumur, 23 mars 1946

         N´avez-vous jamais remarqué la grande part que les inconnus prennent incessamment à notre existence…? Une femme que nous ne connaissons pas, croasse sur notre chemin et nous transporte. Un enfant que nous apercevons pour la première fois, attire notre attention et nous attendrit. Un vieillard dont nous ne savons rien, passe à nos côtés et emplit notre coeur de mélancolie. D´ordinaire, dès que nous franchissons la porte de notre maison jusqu´à ce que nous y rentrons, nous sommes inconsciemment soumis à l´influence des inconnus. Nous sommes constamment leur proie. On peut affirmer sans exagération que notre vie sentimentale quotidienne est surtout faite de réactions que la rencontre des inconnus provoque à chaque instant dans notre consciente. Surtout chez les individus de type “extraverti”, c´est à dire, chez ceux qui regardent au dehors beaucoup plus qu´au dedans.
         Un des plus puissants poètes de notre temps, le tchèque Rainer Maria Rilke, a chanté cette influence mystérieuse des inconnus dans un de ses petits chefs-d´oeuvre: “O mes amis…”

“Combien de fois un être malgré lui
Arrête de son oeil ou de son geste
L´imperceptible fuite d´autrui
En lui rendant un instant manifeste.
Les inconnus! Ils ont leur large part
À notre sort que chaque jour complète.
Précise bien, o inconnue discrète,
Mon coeur distrait, en levant ton regard.”

         Qui ne conserve pas au fond de sa consciente le souvenir de quelques inconnus…? J´en garde surtout le suivant.
         Un soir de l´été 1945, je rencontrai à Saumur une jolie femme. Ce fut dans une salle de bal. Je l´invitai à danser. Il s´agissait d´une blonde dorée, habillée d´une élégante robe imprimée. Ses yeux étaient bleus et très doux, et sa bouche, petite et très fine. Son minois et sa silhouette ressemblaient à ceux d´une poupée. Même grâce et même délicatesse de surcroît, elle dansait très bien. Elle était légère comme une plume et souple, comme une chevrette. Elle me ravit dès le premier instant. Elle sembla aussi sympathiser avec moi et nous commençâmes à danser ensemble fréquemment.
         Mais… qui était-elle…? Je ne savais pas. Je ne l´avais jamais aperçue dans la rue. Et pourtant le bon Dieu m´est témoin que je ne manque jamais de bien observer toutes les belles femmes que je croise sur mon chemin… En effet, elle n´était pas saumuroise. Elle me dit un soir qu´elle était parisienne. De la banlieue. Elle était venue à Saumur passer ses vacances. Elle partirait dans un mois. Hélas…!
Mais entre-temps, comme l´inconnue discrète de Rainer Maria Rilke, elle était en train de préciser mon coeur distrait en levant son regard… C´est-à-dire, je me mis à l´aimer.
         Alors un samedi soir, je l´invitai à revenir seule avec moi à la matinée dansante du lendemain. À ma grande surprise, elle sembla hésiter et moi de rectifier sur-le-champ:
-         Oh! si vous ne trouvez pas convenable de venir seule avec moi, vous
amenez si vous voulez votre maman. Je vous invite toutes les deux.
Elle était toujours accompagnée de quelques personnes âgées parmi lesquelles une dame qui avait l´air d´être sa mère.
-         En tout cas, ce serait plutôt avec mon mari…-me répliqua-t-elle à brûle-pourpoint.
-         Mais comment! Êtes-vous mariée…?, m´exclamai-je stupéfait.
-         Oui, Monsieur –fut-elle d´une voix étranglée. Et elle me confia par la suite qu´on l´avait mariée avec une des personnes âgées qui l´accompagnaient.
     Je fus bouleversé. Franchement je n´avais même pas pensé à cette fâcheuse contingence. Je m´enfermai dans un morne silence. Alors elle d´ajouter d´un ton ému:
-         Mais vous avez l´air de tomber de haut…, cher Monsieur.
-         Oui, Madame –répondis-je sourdement. De très haut. Je viens de tomber d´une étoile…
     À ce moment nous dansions un tango. Dans la salle résonnait la chaude voix d´un chansonnier, soupirant au son de l´accordéon:
“Yo no sé,
Yo no sé por qué te quiero…
Yo no sé
Yo no sé por qué te adoro”
-         Comprenez-vous ces paroles, Madame…?, fis-je pour rompre la glace.
-         Oh! non. Pas un mot.
-         Eh bien, en Voici la traduction:
“Je ne sais
     Je ne sais pourquoi je t´aime…” –fredonnai-je à son oreille.
     En même temps, je pressais, discrètement sa main et approchais ma joue de la sienne. Puis je me ressaisis subitement et commentai d´un ton saccadé:
-         Mais ce n´est qu´une jolie chanson, et la vie malheureusement est très souvent une chanson très laide. Parfois on s´illusionne follement, puis tout d´un coup on souffre la déception la plus cruelle. N´est-ce pas, Madame…? –conclus-je, la regardant fixement dans les yeux.
Elle les baissa, me pressa à son tour la main avec force et me dit, à mi-voix:
-         Excusez-moi, Monsieur. Mais je n´ai pas voulu vous tromper ni vous faire du mal. Croyez que je le regrette de tout mon coeur, parce que…
     Elle n´acheva pas la phrase. Pourquoi…? Quelle confidence tremblante allait-elle me faire encore…?
     Je ne sais pas. Ses mains tremblotaient. Son ton était touchant. Je lus dans ses yeux une émotion sincère. Cette femme ne mentait pas. Elle ne jouait pas la comédie. À ce moment elle était en effet aussi troublée que moi.
     Venait-elle de souffrir elle aussi une invisible chute stellaire…?
     Qui sait…?
     Une illusion pure d´amour traversant un instant notre coeur, frôlé par la passion d´un inconnu, n´est-elle pas une étoile filante dans le ciel orageux de notre existence…?


LES DAMES DE MONTSOREAU
DE SAINT-CYR-EN-BOURG À CANDES
OU
MA PREMIÈRE EXCURSION EN BICYCLETTE

St-Cyr-en-Bourg, 5 août 1944
(Manuscrito: Saumur, 28 février 1946, jour de neige.)

J´avais toujours eu la bicyclette en horreur. C´est curieux. Pourquoi? Je ne sais pas exactement. Demandez à une femme pourquoi elle a peur des souris, ou à un gitan pourquoi il a horreur des couleuvres. En Espagne, on avait essayé, à plusieurs reprises, de m´apprendre, mais en vain. Il fallut y renoncer. Décidement j´étais incapable de manier cette sorte de machine. Mais un jour, une jolie angevine me pria:
-         “Il faut que vous appreniez à monter à vélo. Ainsi nous pourrons faire des excursions.
Les environs en valent la peine: Saumur, Dampierre, Parnay, Montsoreau, Candes, Montreuil-Bellay, Fontevrault... Vous qui aimez les lieux historiques et pittoresques, vous serez ravi de connaître tous ces endroits. Je vous servirai volontiers de cicérone.”
En effet, j´avais envie de visiter toutes ces localités, mais surtout j´étais désireux d´accompagner la jeune fille. On devinera les motifs. Elle me plaisait...
Croira-t-on qu´une semaine après je savais déjà rouler en bicyclette? C´est drôle. Je pense que si elle m´avait demandé de voler en avion ou de danser à genoux un swing, j´aurais appris avec la même rapidité. Il faut cependant ajouter que je ne réussis pas sans peine. Au bout de trois jours de tentatives infructueuses, je me décourageai et je décourageai mon manager. Impossible de démarrer tout seul ou de garder l´équilibre plus de deux minutes.
-         “Mais comment! – m´apostropha la jeune fille. Serez-vous capable d´y renoncer...?
“Y renoncer” c´était surtout renoncer à l´accompagner.
Je rougis, je me révoltai contre ma bêtise et ma maladresse et je me jurai d´apprendre le lendemain même, dusse-je me casser le nez. Et en effet, le lendemain même, je réussis, sans me détériorer aucun membre: seulement un heurt contre un mur, un violent dérapage et quelques égratignures sur le bras droit.
Quand la jeune fille rentra le soir chez elle, je me hâtai de lui communiquer la bonne nouvelle.
-         “Alors serez-vous capable d´aller dimanche prochain jusqu´à Montsoreau..? – me dit-elle.
-         Mais oui, Mademoiselle. Et si vous le voulez, jusqu´au Congo....”
Le dimanche suivant était le dernier dimanche de Juillet 1944; c´est-à-dire, l´un des derniers dimanches de l´occupation allemande. Réellement l´époque n´était pas propice aux excursions. L´aviation anglaise mitraillait souvent la route nationale de Limoges, et on risquait de finir la randonnée dans la barque de Charon. Mais pour un amoureux emporté comme moi, la seule mitraille qui comptait, à ce moment, c´était celle des yeux de la jolie jeune fille. Je n´hésitai donc pas.
Le jour convenu parut splendide. Ciel limpide et soleil éclatant, adouci par une brise fraîche. L´itinéraire fixé était Saint-Cyr-en-Bourg, Champigny, Souzay, Montsoreau, Candes. Pour un cycliste débutant, ce n´était pas mal. Nous partîmes vers dix heures du matin. J´étais enchanté. Mais la première partie du trajet fut un échec complet. J´avais appris à marcher en vélo sur la route large et goudronnée, mais je n´avais pas encore essayé de rouler sur un chemin. Or, le trajet de Saint-Cyr-en-Bourg à Champigny était un mauvais chemin sablonneux. D´abord, je réussis à faire tant bien que mal quelques centaines de mètres, mais lorsque le sentier commença à monter, impossible de continuer.
“- Croyez-vous que nous arriverons à Montsoreau aujourd´hui...? – me demanda ironiquement la jeune fille.
-         Sans doute, Mademoiselle. Quand nous aurons atteint la route nationale, vous verrez?
Mais entre temps il fallut faire le chemin à pied. Nous en profitâmes pour bavarder un peu sur les détails remarquables du paysage. Nous étions entourés de vignobles. On apercevait au loin la forêt de Fontevrault, et très proche, le coteau de Champigny.
“- Et quel est cet édifice qui ressort à peine, au milieu de ce taillis...? – demandai-je à la jeune fille.
-         C´est la Bouchardière, un vieux château en ruines. Il en reste encore une façade entière.
-         Ah! j´ai déjà lu une notice historique à son sujet, dans le dictionnaire “de Célestin Port. Il paraît que ce château date du XIV siècle et qu´il fut démantelé, pendant les guerres de la fin du XVIè siècle.
-         Je ne sais pas. On le visitera un autre jour, s´il vous intéresse.
-         Mais oui, bien sûr. J´aimerais explorer surtout les souterrains.
-         Mais ils sont bouchés.
-         C´est dommage. Il semble qu´ils avaient autrefois quatre issues secrètes, assez éloignées. Les connaissez-vous?
-         Je n´en connais qu´une.
-         Est-il vrai que dans ce petit bois, il y a aussi un chêne vert, seul de son espèce dans le pays, datant de 12 ou 15 siècles?
-         En effet, cette colonie accueillit environ deux cents petits réfugiés du Nord de l´Espagne, arrivée en 1937. Ils y restèrent deux ans, à peu près.
-         C´est un geste humanitaire qui honore Saumur. J´en prends bonne note.
-  Et où furent-ils transférés après...?
-         Je l´ignore.”
Nous ne tardâmes pas à atteindre le haut du coteau de Champigny. Alors la jeune fille s´exclama:
-         Et bien, Monsieur. Assez marché à pied. Je pense qu´à présent, vous allez rouler comme il faut, n´est-ce pas..?
-         Comme il faut...? Oh-là-là! Il me semble que vous demandez trop, Mademoiselle. Mais je roulerai. Soyez-en sûre!”
Après quelques hésitations, je réussis effectivamente à démarrer. Pourtant ce n´était pas encore la route nationale. Pour aller à Souzay, nous prîmes un autre chemin, mais c´était un chemin plus large et mieux soigné. En outre, il ne s´agissait plus de monter, mais de descendre.
Tout à coup, nous aboutîmes à une descente très inclinée.
La jeune fille s´écria:
“- Attention, Monsieur! Arrêtez-vous et descendons à pied.”
Hélas! C´était trop tard. Ne sachant pas descendre en marche, je m´étais déjà emballé, à toute allure, sur la pente et je ne pus m´arrêter avant Souzay. La jeune fille resta en arrière. Quand elle me rejoignit, elle m´apostropha amicalement:
“- Mais vous êtes fou, mon ami! Avez-vous envie de vous tuer? Vous êtes à peine capable de vous tenir sur une bicyclette et pourtant vous vous lancez, à toute vitesse, sur une descente dangereuse... Allons, soyez raisonnable.
-         Que voulez-vous, Mademoiselle? – répliquai-je en riant. Dans toutes les circonstances de la vie, lorsqu´il est question d´agir, il faut surtout oser.
-         Dans toutes…? Je pense que dans le cas actuel, il vous serait plus utile d´être un peu prudent?”
À Souzay nous débouchâmes, enfin, sur la route nationale. Je respirai. Il me tardait franchement de l´atteindre. Pas pour moi précisément, mais pour la jeune fille. Je comprenais que ma maladresse la gênait un peu.
“- A présent – me dit-elle – je pense que vous serez un cycliste sage. Allez toujours bien à droite et prenez surtout garde aux voitures. Ne vous emballez pas et vous pourrez contempler en passant un beau paysage: à gauche, le cours poétique de la Loire, et à droite, le rempart pittoresque de la falaise creusée de grottes et cournonnée de vignes.”
J´essayai, en effet d´être sage, mais en vain. J´étais incapable de rouler doucement et encore moins de regarder le paysage. Comme l´équilibriste sur la corde, je ne voyais devant moi que le ruban noir et infini de la route dont je devais gagner le bout à toute vitesse, sans en détourner mes regards un seul instant. Autrement, imposssible de garder l´équilibre. Résultat: Je laissai encore la jeune fille en arrière et j´arrivai à l´entrée de Montsoreau un quart d´heure avant elle. Je l´attendis à la hauteur du pont. Quand elle me rejoignit, elle me demanda d´un ton mi-moqueur, mi-fâché:
“- Dites-moi, Monsieur: Dans le Code de la galanterie espagnole, est-il recommandé, lorsqu´il s´agit d´accompagner une femme, de ne pas se préoccuper d´elle et de la laisser tranquillement en arrière...?
Je lui fis mes excuses. Elle les accepta. Elle avait vraiment raison de se plaindre; mais ma faute n´était-elle pas excusable..?
Nous entrâmes à Montsoreau à pied. Nous fîmes station sur la terrasse d´un café. Là, nous prîmes un apéritif, à l´ombre d´un arbre touffu. En face, la rivière coulait paisiblement sur un large lit sillonné de bancs de sable. Et à gauche, la masse lourde et grisâtre du château se dressait sur le bord de la route, comme un rocher géant, coupé à pic.     Nous repartîmes au bout d´une demi-heure. Nous avions convenu de faire un déjeuner sur l´herbe au confluent de la Vienne et de la Loire. Alors nous continuâmes à rouler jusqu´à la sortie de Candes. Là, nous répérâmes un endroit magnifique: un petit jardin ombreux, penché sur la Vienne. Nous prîmes place sous les branches d´un cerisier. Les rayons de soleil filtraient parmi ses feuilles, comme des dards d´or lancés par un invisible Cupidon. Ils atteignaient directement mon coeur. Face à nous, les flots sombres et troubles de la rivière, bordée de berges fourrées de saules, miroitaient d´un éclat acéré, comme la lame d´un cimeterre. L´île Boiret se baignait à notre droite comme une femme, entourée pudiquement d´aulnaies. Et à gauche, la Vienne et la Loire se rencontraient majestueusement, dessinant un grand arc en tiers point. Le paysage était vraiment superbe. La jeune fille déplia sur l´herbe une nappe à carreaux blancs et belus, tira de sa sacoche les mets froids et la vaisselle de bakélite, et on se mit à table. J´avais faim. La promenade en bicyclette m´avait ouvert l´appétit. Aussi je savourai le menu avec délices. Il n´était pas mauvais, pour cette époque de disette: Hors-d´oeuvre comprenant saucisson et oeufs durs, côtelettes d´agneau, tranches de jambon, fromage et poires. Le tout arrosé d´un vieux vin blanc du coteau de la Perrière. Le repas acheva de m´égayer. J´étais grisé. Rien de plus délicieux que de déjeuner sur l´herbe, accompagné d´une jolie femme, au milieu d´un beau paysage. Si j´avais été peintre, j´en aurais fait sur le champ une ébauche rapide pour un tableau impresssionniste, à la façon d´Edouard Manet. Le site en valait la peine. Et surtout la jeune fille. Elle était irrésistible avec sa robe de mousseline légère et éclatante, qui lui donnait l´air d´un brillant papillon. Je m´énivrai de son charme avec passion. Pour lui faire plaisir, j´improvisai à sa demande sur son carnet de notes ces naïves strophes:

“- Je vous dis: Je vous aime.
Mais vous n´y croyez pas.
Pourquoi, Mademoiselle...?
Expliquez-moi pourquoi.
- Car, mon ami, vous êtes
un volage don Juan
qui, pour toutes les belles
a un beau madrigal.
- N´avez-vous que cela
à m´objecter, ma mie?
Et bien, écoutez-moi
encore, je vous prie.

J´aime effectivement toutes les roses fraîches
que je trouve en passant aux jardins de la vie.
Mais pour parer mon coeur comme ma boutonnière,
je n´en prends, enfin, qu´une, et c´est la plus jolie...”

Elle fut enchantée. On badina, on plaisanta et on échangea des propos amoureux. Je serais bien resté là tout l´après-midi, auprès de mon amie, mais il fallait profiter de l´occasion pour visiter les monuments des environs. Alors nous quittâmes l´endroit, et après avoir laissé nos vélos dans un petit bar de Candes, nous nous acheminâmes vers le Château de Montsoreau.
“- Ce château –me dit-elle en route– n´est pas précisément beau, mais imposant. Vous n´y trouverez pas des trésors d´art. En tout cas, à l´aide de votre folle imagination, vous y surprendrez peut-être l´ombre nonchalante et romantique de Diane de Méridor. Car je pense que vous connaissez le roman d´Alexandre Dumas, intitulé “La dame de Montsereau”.
-         En effet, je le lus pour la première fois en espagnol, il y a déjà quelque vingt ans, et je viens de le relire en français la semaine dernière.
-         Alors vous connaissez par coeur la fameuse histoire.
-         Comment l´histoire...? Mais le livre de Dumas n´est pas du tout historique, mademoiselle! C´est-à-dire, il y a, certes, dans son roman un fond de vérité: le drame de jalousie qui aboutit à l´assassinat de Bussy d´Amboise par le Comte de Montsoreau, Charles de Chambes. Mais le reste n´est qu´une pure invention. D´ailleurs, comme dans la plupart des romans prétendus historiques du verveux écrivain.
-         Alors les choses ne se sont-elles passées comme le raconte Alexandre Dumas...?
-         Pas tout à fait, Mademoiselle. Apprenez, tout d´abord, ces faits curieux: que Dumas ne visita jamais Montsoreau, et que le drame ne se déroula pas dans son château.
-         Où donc?
-         Dans celui de la Coutancière. Dumas a tout truqué: les lieux, les personnages aussi...?
-         Surtout les personnages. La Comtesse de Montsoreau ne se nommait pas Diane de Méridor, mais Françoise de Maridor; et n´était qu´une jeune femme fort jolie, d´une intelligence très moyenne et avide de plaisirs. Louis de Clermont d´Amboise, seigneur de Bussy, n´était pas le type du chevalier parfait, mais le type parfait de l´arriviste sans scrupules, médiocre, brave, séduisant et sanguinaire. Quant au Comte de Montsoreau, Charles de Chambes, ce n´était pas, non plus, le vieillard sournois et le soudard brutal que nous dépeint Dumas, mais un gentilhomme pas mal instruit, honnête et jaloux de son honneur. Il avait 26 ans, quand il épousa Françoise qui en avait 21, et leur mariage ne fut point le résultat d´une affaire ténébreuse, qui n´a existé que dans l´imagination du ronancier, mais un évènement normal.
Ils s´épousèrent parce qu´ils s´aimaient et se convenaient mutuellement. D´autre part, Françoise de Maridor n´était plus une vierge que le duc d´Anjou aurait pu deshonorer, mais la jeune veuve de Jean de Coesmes, baron de Lucé, qu´elle avait épousé en décembre 1573 et qui mourut un an à peine, après son mariage. Enfin, en ce qui concerne les prétendues amours de Bussy d´Amboise et de Françoise de Maridor, rien n´est établi avec certitude, sauf l´existence d´un flirt. Le reste n´est que vantardises de Bussy et médisances de Brantôme et de l´Estoile.
- Et le fameux billet adressé par Bussy à Thou, (   ) est-il aussi une invention..?
-Ah! non, Mademoiselle; mais son texte n´est probablement qu´une fanfaronnade grossière et injurieuse d´un don Juan qui veut faire de l´esprit.
-         En effet, même si la Comtesse avait réellement été sa maîtresse, ce billet aurait été une infamie.
-         Et de surcroît, une grossièreté.
Traiter de “biche” une pauvre femme qui vous aime ou qui vous accorde avec desintéressement ses faveurs, ce n´est pas certainement pas très galant.
-         Surtour à l´égard d´une Comtesse.
-         Et même s´il s´agit d´une dactylo, Mademoiselle. A mon avis, le minimum que la plus humble femme a le droit d´exiger d´un amant, c´est de la politesse et la discrétion.
-         Belle théorie; mais les hommes ne la pratiquent pas souvent.
-         Pas tous, Mademoiselle.
-         Alors La Dame de Montsoreau d´Alexandre Dumas, n´est, en fin de compte, qu´un beau roman?
-         Rien de plus, Mademoiselle. Si vous voulez apprendre la véritable histoire de la dame de Montsoreau, lisez le livre publié, sous ce titre, en 1938, par l´archiviste en chef de Maine et Loire, Mr. Jacques Levron.
-         Mais, vous êtes bien au courant des histoires de notre département.
-         Oh! Un peu seulement.
Pour moi, le plus grand intérêt de ce drame réside dans ses rapports curieux avec l´histoire de mon pays.
-         Comment! Peut-être à la vie de Françoise de Maridor, un Espagnol fut-il mêlé..?
-         Oh! Non, que je sache. Mais à l´origine de la fin tragique de Bussy, il y eut son échec dans une affaire politique espagnole.
-         C´est intéressant. Racontez-moi, racontez-moi, je vous en prie.
-         Mais oui, Mademoiselle. Justement à cette époque, les Flandres voulaient se débarrasser de la domination espagnole. Le Duc d´Alençon, frère d´Henri III, pensa y trouver une occasion pour se créer un royaume aux Pays Bas, et son favori, Bussy d´Amboise, fut chargé de mener à bien ce projet.
Mais, tout d´abord, sa mission diplomatique, auprès des Etats Généraux des Pays Bas, échoua. Les Etats se montrèrent disposés à considérer le Duc d´Alençon comme un allié et à accepter son aide militaire, mais pas du tout à lui offrir le moindre pouvoir dans les Flandres. Quant à sa mission militaire, elle ne fut pas plus heureuse. Il fallut près d´un mois à Bussy pour s´emparer de la petite place forte de Binche, qui pourtant était à peine en état de résister. Enfin, après dix mois d´efforts, de discussions et de vagues combats, le Duc d´Alençon dut renoncer à son projet. Bussy fut encore chargé de liquider l´opération et cette liquidation fut désastreuse. Les quatre mille arquebusiers de l´armée de la Châtre, en revenant en France, furent attaqués partout par les paysans picards, champenois et normands qui voulaient se venger de l´indigne traitement qu´ils en avaient reçu, à leur passage. Ce double échec diplomatique et militaire causa la disgrâce de Bussy auprès du Duc, et le billet à Thou, la haine du Roi et la jalousie de Chambes firent le reste.
-         C´est–à-dire, que si Bussy avait réussi à faire triompher aux Pays Bas les projets ambitieux du frère d´Henri III, au détriment des Espagnols, le drame de la Coutancière n´aurait jamais eu lieu.
-         Assurément.
-         C´est curieux. Mais vous trouvez partout des rapports avec l´histoire de votre pays.
-         Que voulez-vous? La Nature nous a fait voisins, et Français et Espagnols ont naturellement eu des relations, depuis que nos deux pays son peuplés.”
En conversant de la sorte, nous arrivâmes, sans nous en rendre compte, au château de Montsoreau. On y accède par une grande porte orientée vers le Midi. Nous la franchîmes et débouchâmes sur une vaste cour intérieure. Il n´y avait personne. Tandis que le guide descendait pour nous accompagner, je me mis à examiner les lieux.
Mon attention se porta, d´abord, sur une belle tourelle, enfermant l´escalier d´honneur. La porte d´entrée est amortie en anse de panier, comme les quatre fenêtres à meneaux s´étageant jusqu´au faîte, encadrées par de petits pilastres, dans toute la hauteur. Leur décoration splendide: les allèges de chaque fenêtre sont autant de panneaux où le goût de la Renaissance a répandu les médaillons, les vases et les candélabres de galbe antique. Il y a aussi de petites scènes en bas relief, de caractère allégorique. La plus curieuse est celle que l´on voit sur l´entablement de la  troisième fenêtre, représentant deux singes qui essayent de hisser, à l´aide d´une chaîne, un bloc de pierre, taillé en forme de tambour. Sans doute, est-ce une allusion à la construction de l´escalier lui-même. Au-dessus, dans une ceinture symbolique ornée de passementerie, on lit encore cette légende: IE  LE. FERAY.
Tandis que j´admirais cet ouvrage, le guide du Château se présenta. Il nous salua courtoisement et se disposa à nous accompagner.
D´ordinaire, lorsque je visite des monuments artistiques ou historiques, je n´écoute pas les guides. Je préfère observer et apprendre par moi-même. Il y en a de documentés et des discrets, mais les superficiels et les babillards ne manquent pas. Le guide de Montsoreau appartenait à la première classe. C´était un homme encore jeune, vigoureux, simple et sympathique.
“- Ce Château que vous allez voir, Madame et Monsieur, commença-t-il –n´est pas le Château primitif de Montsoreau, mais une reconstruction datant du XVè siècle. Elle fut entreprise par Jean de Chambes, brillant diplomate et maître d´Hôtel de Charles VII. Il acquit l´ancien château par vente de Louis Chabot, dernier seigneur de Montsoreau appartenant à cette famille, dont il épousa la soeur Jeanne en 1445. C´est entre cette date et celle de 1456 environ que cette reconstruction eut lieu.
-         Mais tout ce grand ensemble de bâtiments ne semble pas dater de la même époque – observai-je.
-         En effet, Monsieur. Ce bel escalier d´honneur que vous admiriez tout à l´heure, date de la première moitié du XVIè siècle. Il fut probablement bâti par Philippe de Chambes.
-         Et que signifie cette légende IE.LE.FERAY que l´on voit sur le frise de la troisième fenêtre...?
-         Il semble que ce soit une allusion au mariage du même Philippe de Chambes avec Anne de Laval, fille de Gilles de Laval-Loué, célèbre en 1530.
-         Ne reste-t-il rien du Château primitif?
-         Rien du tout, que je sache, Monsieur.
-         Et à quelle époque remonte la Châtellenie de Montsoreau?
-         Probablement au Xè siècle. Pour commencer, on dressa un donjon au-dessus de la Loire. Un fief se constitua par la suite. Il paraît que le chef de la première famille des seigneurs de Montsoreau fut un certain Guillaume qui, profitant du désordre général régnant au milieu du XIè siècle, se rendit indépendant et étendit son autorité de Parnay à Chinon et des bords de la Loire aux plaines du Loudunais.
-         Et combien de familles seigneuriales Montsoreau a-t-il connues?
-         En plus de la primitive, celle des Montbazon, des Craon, des Chabot, des Chambes et des Bouchet de Sourches.
-         Et quelle fut la plus remarquable?
-         Sans doute, celle des Chambes. C´est à eux que l´on doit la renommée du château, et c´est à leur époque qu´y séjournèrent des hôtes de qualité: Charles VII et Agnès Sorel, Louis XI, Anne de Bretagne, le futur François I, Henri de Navarre et Marguerite de Valois, Marie Stuart, etc.
-         En effet.
-         La châtellenie de Montsoreau devint baronnie en 1540, au temps de Philippe de Chambes, et fut transformée en comté en 1573, à l´époque de Jean IV de Chambes, gouverneur de Saumur.
-         Et quels services ces seigneurs rendirent-ils au Roi, pour être ainsi récompensés?
-         Des services pas très honorables: ils massacrèrent sauvagement des huguenots. A vrai dire, Phlippe de Chambes, qui était un assez paisible seigneur, ne commit pas lui-même pareilles atrocités, mais ses fils Jean et Charles furent d´assez tristes acteurs dans les guerres de religion. Surtout Jean IV de Chambes. Celui-ci prit la direction de l´exécution des protestants saumurois, au moment de la St-Barthélemy, et commença lui-même le massacre, pour donner l´exemple.
-         Et les protestants de Saumur ne lui ont pas érigé un monument...?
-         Pensez-vous, Monsieur.
Parmi ces Chambes, il y eut encore un type très curieux: un faux monnayeur.
-         Sapristi!
-         Ce fut René de Chambes. Il inventa même un moulin, pour faciliter la fabrication de la fausse monnaie.
-         C´est-à-dire, que c´était un malfaiteur génial...
-         Oh! Vous savez, il semble qu´à cette époque trouble, de nombreux seigneurs agissaient de même.
-         Oui, la plupart des seigneurs féodaux étaient des brigands.
-         Le plus grave est que ce Chambes était, en même temps un véritable tyran. A la fin, il fut dénoncé, poursuivi et menacé de la peine capitale. Mais il réussit à s´enfuir à temps en Angleterre, où il mourut.
René de Chambes fut contemporain d´Henri IV.
-         Et quel fut le dernier seigneur de Montsoreau?
-         Yves de Sourches, père de la comtesse de Blacas. Il vendit le château en 1804.
Par la suite, on le démembra et on l´adjugea par lambeaux aux gens du village qui désiraient en acheter ou en louer des parcelles. Sa déchéance fut rapide, et sa perte pour l´histoire et pour l´art semblait définitive et irrémédiable, lorsqu´un mouvement d´opinion suscité par les artistes et les hommes de lettres de la région, amena son rachat et sa restauration, après la guerre de 14-18.
Celle-là n´est pas encore terminée, comme vous allez voir, mais le château est d´ores et déjà sauvé.
-         Et quel a été le principal artisan de cette restauration?
-         Monsieur le Marquis de Geoffre de Chabrignac.
-         Voilà un noble authentique.
-         Comme vous voyez, Madame et Monsieur –continua le guide– l´aspect extérieur du Château avec ses machicoulis, ses crêneaux et ses archères, donne encore l´impression d´un monument d´architecture militaire.
-         En effet, surtout la façade qui regarde la Loire. Ses lignes sont lourdes et sévères.
-         Oh! pas tout à fait, Monsieur. Sans doute avez-vous bien remarqué ses larges baies à meneaux et ses magnifiques lucarnes en pignon.
-         Oui, mais elles ne sont guère sculptées.
-         Certes, cette cour est plus riante.
-         Vraiment, mais c´est dommage que la tourelle occidentale ne fasse pas un véritable pendant à celle de l´Est. Elle n´est évidemment pas de la même époque.
-         Non; celle-là appartient au XVè siècle. Toutes les deux devaient être jadis surmontées de clochetons dressant leurs pointes au-dessus de la masse des bâtisses.
-         Je voudrais visiter, d´abord, l´intérieur de l´escalier d´honneur.
-         Comme vous voudrez, Monsieur – fit le guide.

         Nous y entrâmes par la suite. Son intérieur est étroit. Les marches se déroulant en spirale. Elles sont peu nombreuses, mais suffisantes pour ce qu´elles permettent d´admirer. En effet, on n´y trouve de remarquable que la petite voûte de syle flambloyant dont les nervures s´engagent dans une courte colonne.
Il faut dire d´une fois pour toutes que le Château de Montsoreau n´enferme pas de richesses artistiques. Il ne vaut que par son architecture imposante, ses souvenirs historiques et sa merveilleuse perspective sur la vallée de la Loire.
Cet immense bâtiment comprend, dans son ensemble, un corps de logis central, flanqué, à l´Est et à l´Ouest, de hauts pavillons en saillie, du côté de la rivière. Le logis central se compose de trois étages et les pavillons en comprennent quatre, sans compter les combles. Chaque étage de la partie centrale contient, à son tour, une grande salle et une petite; les grandes, à deux cheminées; et les petites, à une.
         Les cheminées à hotte constituent l´unique ornement des salles. Il en reste actuellement une quinzaine, à peu près intacte; mais elles n´ont pas de sculptures. Je ne remarquai pas un seul ornement sculpté dans tout l´intérieur du Château. C´est curieux.
         Bien entendu, nous parcourûmes toutes les salles; mais, comme il n´y avait pas lieu de s´y arrêter pour admirer d´oeuvres d´art, notre visite ne se prolongea pas longtemps. C´est au dernier étage où nous passâmes quelques minutes à contempler le panorama. Soudain un avion allié parut sur l´horizon. Je m´attendais à voir un spectacle hors du programme, mais l´avion fit demi tour sans bombarder ni mitrailler. Par la suite, nous quittâmes le Château.
Faut-il dire que le guide ne manqua pas de nous parler pendant la visite de la châtelaine Françoise de Maridor..?
“-C´est drôle – dis-je à la jeune fille de retour à Candes. L´unique femme connue parmi les dames remarquables de Montsoreau est précisément celle qui le méritait le moins.
-         Comment! Est-ce qu´il y a eu à Montsoreau d´autres femmes remarquables..?
-         Mais oui, Mademoiselle. Dans le genre même de l´héroïne de Dumas, il y a eu une autre femme de beaucoup plus intéressante: Colette de Chambes, fille de Jean de Chambes, celui-là même qui reconstruisit le château. Quel roman et quel film pourraient être faits avec la vie de cette dame ambiteuse et intrigante!
-         Mais je n´ai jamais entendu parler de cette femme!
-         En effet, elle est tout à fait oubliée et, dans les histoires de votre région, à peine si on la nomme.
-         Voyons, racontez-moi ce que vous en savez. Je brûle de curiosité.
-         Volontiers.
-         Colette de Chambes commença par épouser Louis d´Amboise, Vicomte de THOUARS. Celui-ci étant mort prématurément, Colette se consola en devenant la maîtresse de Charles de France, frère mineur de Louis XI et héritier présomptif de sa couronne.
-         Oh! Là-là! Elle visait bien haut, cette femme.
-         Plus que vous ne croyez, Mademoiselle. Parce que Charles de France était un prince ambitieux, mais médiocre, maladif, frivole et sans caractère, tandis que Colette non seulement était ambitieuse, mais intelligente, belle, intrigante et résolue. Naturellement son empire sur son amant devint bientôt absolu, et elle ne tarda pas à se mettre à la tête d´un des deux partis qui déchiraient la cour du Duc de Guyenne, c´est-à-dire, de Charles de France, l´autre parti étant dirigé par Odet d´Aydie, sire de Lescun et favori du prince. Tous les projets matrimonaux proposés à Charles -parmi eux, celui de le marier à une princesse espagnole: Jeanne de Castille, et à une propre fille de Louis XI- échouèrent l´un après l´autre. L´astucieuse maîtresse surveillait de très près le prince.
-         Naturellement!
-         Oui, mais par calcul, non par amour. Comme la plupart des maîtresses, caressait-elle l´espérance de devenir reine de France...? Cela est fort probable. Autrement il n´est pas aisé d´expliquer cet échec de toutes les candidates au lit conjugal du Duc; et en même temps, la participation active de celui-ci aux complots et aux ligues que l´on forma à cette époque, pour renverser Louis XI. Sans doute, Colette encourageait-elle Charles dans cette voie, quand elle ne le poussait pas. De son côté, le Roi commit une grosse faute, à l´égard de la maîtresse de son frère: celle de la dépouiller de l´héritage de son mari, le vicomte de Thouars, et la redoutable coalition féodale de 1471 qui aurait dû détrôner Louis XI, fut en grande partie l´oeuvre de Colette.
-         Mais cette femme était véritablement dangereuse!
-         Oui, mais le Roi l´était davantage. Louis XI entre-temps ne dormait pas, et quand elle pensa, enfin, arrivée l´heure de satisfafire et son ressentiment et ses ambitions, elle disparut subitement.
-         Comment! Fut-elle assassinée...?
-         Oui, et savez-vous par qui...? Par le propre aumônier de son amant!
-         Formidable!
-         C´était l´abbé de Saint-Jean d´Angéli, Faure de Versois. Il avait été acheté par le Roi et correspondait secrètement avec lui. Un jour de décembre 1471, l´Abbé de St-Jean d´Agéli invita à dîner chez lui Charles de France et Colette de Chambres. Ils acceptèrent sans aucune méfiance. Comment se méfier de leur propre aumônier...? Au dessert, le religieux offrit galamment aux deux amants une pêche et la partagea en deux moitiés avec un couteau empoisonné. Le poison agit efficacement. Colette mourut presque subitement; Charles, cinq mois après.
-         Mais cela paraît un véritable roman!
-         Effectivement.
-         Et croyez-vous que l´instigateur de ces deux meurtres fut le Roi même...?
-         Pour ce qui est de Colette, le doute n´est guère permis, quoique la rivalité de Lescun put y jouer aussi un sinistre rôle. En tout cas, évidemment il n´était pas dans l´intérêt de celui-ci de se débarrasser de son maître.
-         C´est pourquoi quand Charles décéda, Lescun fut le premier à accuser le Roi de fraticide. Tous les autres ennemis de Louis XI, et à leur tête Charles le Téméraire, se firent aussitôt l´échec de cette infamante accusation, et des historiens anciens comme Seyssel et Brantôme l´acceptèrent comme fondée. Michelet écrit que “Louis XI n´était pas incapable de ce crime”, mais il reste dans le doute, comme Sismondi et la plupart des modernes. Enfin cette ténébreuse affaire n´est pas éclaircie du tout.
-         Mais, la justice de l´époque ne réussit pas à décéler les coupables...?
-         Pensez-vous, Mademoiselle. On ne sait rien. D´abord Lescun jeta dans les prisons de Nantes l´Abbé de Saint-Jean d´Angéli et son complice soupçonné Henri de la Roche, écuyer de cuisine du Duc de Guyenne. On répandit le bruit qu´ils avaient avoué leur crime et qu´ils avaient accusé le Roi. Mais dix huit mois plus tard, Louis XI s´étant réconcilié avec le Duc de Bretagne et avec Lescun même, des commissaires royaux intervinrent dans le procès et rien n´en transpira. On prétend que l´évêque de Lombez, Louis d´Amboise, livra les pièces au Roi et qu´elles furent brûlées. Enfin, pour rendre cette affaire encore plus mystérieuse, un beau jour La Roche s´évada de la prison, et l´Abbé de Saint-Jean d´Angéli fut trouvé étranglé dans son cachot. On dit qu´il avait été tué par le diable!
Il est bien possible que les agents de Louis XI ne fussent pas étrangers à cette diablerie...
-         Probablement. Il n´était pas du tout scrupuleux.
-         Voilà la série de complications et de drames que cette autre dame de Montsoreau provoqua avec ses beaux yeux et son ambition.
Ne croyez-vous pas, Mademoiselle, que Colette de Chambes est un type féminin plus remarquable que Françoise de Maridor...?
-         Certainement.
-         Et bien, il y a encore une autre dame de Montsoreau plus intéressante que les précédentes.
-         Comment! Encore une autre...?
-         Oui, mais pas du même acabit. On ne sait pas grand´chose d´elle, parce qu´elle n´eut pas d´aventures amoureuses, et vous savez, Mademoiselle, que pour qu´une femme passe à l´histoire, il faut surtout qu´elle ait eu la tête légère.
-         Naturellement, ce sont les hommes qui écrivent l´histoire.
-         Et qui la font.
-         Non, Monsieur. Dites plutôt qu´ils la représentent; mais les femmes la font souvent dans les coulisses.
-         En France.
-         Et en Espagne non...?
-         Pas du tout. L´Histoire et la civilisation espagnole sont uniquement l´oeuvre des hommes...
-         Bon, laissons de côté cette question. Et qui fut cette autre dame de Montsoreau?
-         Hersende de Champagne, femme de Guillaume II de Montsoreau. Elle vécut pendant la deuxième moitié du XI ème siècle.
A la mort de son mari, elle prit l´habit religieux à la célèbre abbaye bénédictine de Fontevrault qui venait d´être fondée par Robert d´Arbrissel et de laquelle Hersende devint bientôt abbesse. Ce dernier trouva dans la veuve de Guillaume de Montsoreau la collaboratrice idéale. Elle l´aida efficacement non seulement dans l´organisation intérieure de l´ordre naissant, mais encore dans la direction des travaux de construction. C´était une femme d´une intelligence, d´une énergie et d´une vertu supérieure et elle compte avec raison parmi les abbesses les plus illustre de Fontevrault.
Et bien, Mademoiselle, ne croyez-vous pas que cette illustre femme méritait de passer à la postérité beaucoup mieux que François de Maridor...?
-         Sans conteste. Remarquez, que sans la fin tragique de Bussy d´Amboise et le roman de Dumas, personne ne connaîtrait même le nom de celle-ci.
-         En effet. Toutes les maîtresses des hommes plus ou moins célèbres qui ont réussi à transmettre leurs noms à l´histoire, ont dû cette chance, non généralement à leurs propres mérites, d´ordinaire, nuls, mais au mérite des hommes qui les ont aimées.
-         Merci bien, Monsieur. Vous êtes aussi peu galant que juste, car, de votre avis, Bussi d´Amboise ne valait pas plus que la Dame de Montsoreau et Colette de Chambes valait plus que le Duc de Guyenne.
-         Certes, mais je ne parle pas précisement des hommes qui doivent leur renommée à leur naissance, et qui autrement seraient toujours restés dans l´anonymat, mais de ceux qui se sont créés un grand nom dans l´histoire, grâce à leur valeur personnelle.
-         Et ne croyez-vous pas que les hommes ont toujours les maîtresses qu´ils méritent...?
-         Pas toujours, Mademoiselle. Rousseau, par exemple, ne méritait pas une ignorante servante d´auberge, comme Thérèse Levasseur, ni Baudelaire, une mulâtresse, noceuse et avide d´argent, comme Jeanne Duval.
-         Alors pourquoi se sont-ils épris de ces femmes?
-         Parce que les hommes de talent n´aiment pas, d´ordinaire, en fonction de leur génie, mais en fonction de leurs passions. Exactement comme les hommes vulgaires.
-         Et dans ce cas, pourquoi auraient-ils le droit d´être mieux aimés que le commun des mortels?
-         Parce que les hommes de génie donnent souvent à leurs maîtresses ce que les autres hommes ne pourront jamais leur donner: à savoir, l´immortalité.
-         Bah! Nous nous fichons de l´immortalité, nous, les femmes.
-         C´est votre droit, Mademoiselle. Mais en tout cas, vous tenez tout au moins à votre réputation, il me semble. Encore plus que les hommes. Même les filles ont parfois la prétention de passer aux yeux de ceux qui les connaissent pas pour des femmes respectables.
-         Mais c´est normal.
-         En effet, il faut autant que possible garder les apparences, n´est-ce pas, Mademoiselle...? C´est la devise des femmes. Surtout de celles dont les apparences doivent cacher une réalité très différente...
-         Que voulez-vous? C´est la vie. En société, on vit surtout de la respectabilité, quoique celle-ci ne soit souvent que conventionnelle.
-         Tout à fait exact. Mais si vous n´aimez pas du tout être méprisée par les personnes qui vous connaissent, aimeriez-vous être méprisée, de surcroît, par la postérité...? C´est le cas des maîtresses – et des femmes légitimes – indignes des hommes célèbres.
-         Mais tous les hommes célèbres, ont-ils toujours été, à leur tour, des hommes dignes...? Non. Parfois pas même équilibrés.
-         Soit, mais ils ont laissé à la postérité une oeuvre. C´est celle-ci qui compte. Les hommes passent: l´oeuvre reste. Mais qu´ont-elles laissé derrière elles, leurs maîtresses...? Simplement un souvenir: celui de leur conduite. Baudelaire était un dévoyé. D´accord. Mais il a légué à la France “Les Fleurs du mal”; tandis que sa maîtresse n´a laissé derrière elle que le souvenir de sa stupidité et de son ivrognerie.
-         Vous défendez bien votre sexe, mon ami. Naturellement vous avez toujours raison, vous, les hommes...
-         Pas toujours, Mademoiselle; mais beaucoup plus souvent que les femmes.
-         Pourquoi...?
-         Parce que nous raisonnons plus que vous.
-         Ainsi va le monde avec vos raisonnements...
-         Croyez-vous qu´il irait mieux avec vos caprices...?
En discutant de cette façon, nous entrâmes de Montsoreau à Candes. Là nous visitâmes par la suite sa magnifique église. Elle fut fondée par St.-Martin, évêque de Tours, qui y établit un collège de clercs et y mourut en 397. C´est un superbe monument ogival du XIIème siècle pour partie et du XIVème pour le reste. L´abside semicirculaire est recouverte par une coupole demi sphérique, éclairée par cinq fenêtres plein cintre qu´encadrent des colonnettes à chapiteaux ornés de feuillages et d´animaux; un cordon règne autour de l´hémicycle. Le sanctuaire est formé de deux travées; les arcs doubleaux et les nervures sont supportées par des colonnes à chapiteaux corinthiens. Toute cette partie appartient au XII siècle. Dans le mur latéral, à droite, sous une baie cintrée entourée de deux arcatures, repose, sur un soubassement, une fameuse statue de St. Martin. Elle est très vénérée, dans toute la région.
C´est à ce sanctuaire que ma gentille amie me conduisit, aussitôt que nous entrâmes dans l´église.
Et pour cause. Il y a une légende dans la contrée d´après laquelle les jeunes filles qui embrassent le pied droit de cette statue –le droit ou le gauche...?, je ne m´en souvient plus-, se marient au cours de l´année.  Naturellement ma belle amie l´embrassa avec dévotion. Puis, elle m´invita à l´imiter. Mais je refusai carrément. Cela la contraria; et je le regrettai. Mais que voulez-vous? Je n´aime embrasser que les femmes et les enfants.
L´une des parties les plus belles de l´église de Candes est sa façade méridionale, datant du commencement du XIVème siècle. Elle est encore superbement sculptée, malgré les mutilations de la Révolution. Ce beau portail attira surtout mon attention. Et celle de mon amie aussi, puisqu´en sortant de l´église, comme elle pensait encore au baiser donné à St-Martin, elle s´arrêta soudain et s´écria:
“- Oh! Quel beau cadre pour une sortie de messe de mariage! Voyons” – ajouta-t-elle, en prenant mon bras. Et nous descendîmes cérémonieusement l´escalier, comme si nous venions de nous marier. Je l´embrassai sur la dernière marche.
“- C´est le baiser nuptial...” lui dis-je en souriant. Puis, nous gravîmes la colline qui grimpe derrière l´église. Le panorama que l´on aperçoit de son sommet, est vraiment splendide. Ce sont les plaines immenses de la Loire et de la Vienne, de l´Anjou et de la Touraine, formant un ensemble simple de lignes, mais d´une harmonie parfaite, douce et séduisante. Nous nous y reposâmes environ une heure. Pas un bruit, pas une âme vivante, pas un nuage. Le soir était calme, le ciel pur; le soleil éclatant.
“-Pourquoi le paysage de nos âmes n´a-t-il jamais cette majesté sereine, harmonieuse et brillante...? – soupirai-je.
-         Peut-être parce que nos désirons trop, répondit la jeune fille.
-         Oui, peut-être... Toutefois, croyez-vous que c´est trop désirer que de vouloir un peu d´amour et de tranquillité, de liberté et de pain...? Voici pourtant de quoi se contenteraient bien, à l´heure actuelle, la plupart des mortels. Les bêtes mêmes n´en sont pas privées. Elles sont plus heureuses que nous...
-         Qui sait...?
-         Nous n´avons pas eu de chance, les hommes de notre génération. Pour nous la vie est une tragique plaisanterie. Remarquez la mienne, depuis huit ans. Et cependant je ne suis pas des plus malheureux.
-         Vous avez raison, mon ami. Mais voulez-vous que nous changions de conversation...? A quoi bon nous attrister en vain...? Il faut prendre la vie comme elle vient. Est-ce que vous vous sentez malheureux en cet instant...?
-         Non, fis-je en la regardant avec douceur dans les yeux. En cet instant, j´ai à mon côté la félicité...”
Nous nous promenâmes pendant quelque temps sur l´esplanade du sommet et enfin nous quittâmes ce site délicieux, avec un véritable regret.
Mais il fallait rentrer à St-Cyr-en-Bourg, c´est-à-dire, faire encore 16 kilomètres et visiter Parnay en passant. Ainsi après nous être rafraichis un peu, dans un bar de Candes, nous repartîmes.
Mon voyage de retour fut beaucoup plus sage. Il ne m´arriva qu´un incident, plutôt, un accident. A l´entrée de Turquant, comme je craignais d´être écrasé par un camion allemand, qui venait, à toute allure, dans la même direction, j´essayai de descendre en marche et je tombai au bord de la route comme un crapaud. Par bonheur, je ne m´abîmai pas la peau ni la culotte; mais quelques femmes qui passaient à proximité, rirent, à mes dépens, de très bon coeur.
Nous nous arrêtâmes à Parnay. J´avais envie d´y visiter l´ancienne église de St-Pierre.
Jolie ascension que celle du coteau du village! Son sentier étroit grimpe par zigzags abrupts, plongeant à droite et à gauche sur de profondes caves et dominant à mesure que la vue s´élève toute une admirable vallée. Nous le gravîmes en nous tenant par le bras. Par endroits, il était bordé de petites fleurs. Le soleil déclinant clignotait nonchalamment, à travers les arbres, et retouchait le teint de pêche mûre de la belle jeune fille. Elle était fascinante.
La petite église de St-Pierre se dresse toute isolée au faîte et sur le rebord du coteau. Elle remonte au XI siècle. Mais toutes ses parties ne sont pas si anciennes. Les chapiteaux seuls de la nef sont restés anciens et montrent la gueule béante du démon ou des rangs de feuilles d´eau, coupés aux angles de masques grossiers.
Le petit choeur formé d´une travée ogivale à voûte d´arête, date du XV siècle, et la nef et la façade en pignon sont de construction récente. Anciens aussi le clocher carré de deux ordres romans et le portail décoré de moulures Renaissance et encadré dans un porche voûté en bois avec bancs de pierre. Une main irrespectueuse avait écrit, à la craie, sur la porte: “A bas la calotte! Vive Lenine!” Les sectaires exagèrent toujours.
Quand nous visitâmes la petite église, il n´y avait personne; mais j´aperçus un illustre compatriote: St-François Xavier. Il s´agit d´un grand tableau de tons clairs. D´autres curiosités attirèrent mon attention: les deux bénitiers, surtout celui encastré dans le premier pilier, sculpté de têtes groissières; une statuette de St-Pierre assis et le tombeau gothiques de Jehan du Pressis, sieur de Parnay.
Cette visite dura à peine un quart d´heure. Puis, nous fîmes sans aucun nouveau incident ni arrêt le reste de l´itinéraire. Le soleil commençait à se coucher quand nous rentrâmes à St-Cyr. C´était un couchant radieux.
Faut-il dire que je fus ravi de cette première excursion en bicyclette et que j´en garderai toute ma vie le meilleur souvenir...?
Quant à la jeune fille, je crus deviner, après être rentrés, que malgré toutes ses protestations de satisfaction, elle n´en était pas tout à fait contente. Pourquoi? Je ne sais pas, mais il me semble que mon refus d´embrasser le pied de St-Martin, la travaillait et la préoccupait...
“- Tiens! Pourquoi n´avais-je pas voulu caresser l´orteil de ce saint marieur...?”
Alors, le lendemain, pour effacer de son esprit cette mauvaise impression, je lui adressai par courrier un petit billet rose, contenant cette strophe:

“Jalousie”

“En vous voyant baiser le pied de St-Martin,
je sentis la fureur d´un fol iconoclaste.
Mes lèvres envieuses faillirent blasphémer,
et j´aurais bien brûlé l´église du village...”


Pardon, lecteur. Quand on est amoureux, on dit et on écrit beaucoup de bêtises. Mais... que devriendrait-elle, notre triste existence, sans les divines bêtises de l´amour qui la rend supportable...?



LA PREMIÈRE VIOLETTE


Saumur, le 5 avril 1946

À Mlle. Marie-Madeleine Kilbert


         L´hiver 1945-46 en Anjou fut spécialement morne et nébuleux. On aurait cru habiter une région côtière du Nord. Pendant le mois de Février surtout, le soleil ne se montra pas un seul jour. J´étais marri et énervé. Cela me rendit même malade. Où se cachait-il, le soleil d´Espagne…?
         Enfin le temps changea subitement dans la dernière semaine de Mars. Un soleil flambant fit son apparition. Il commença même à faire une chaleur suffocante, hors de saison. Cela détermina brusquement l´éclosion de printemps. Du jour au lendemain la nature se transforma.
         Les arbres se couvrirent de bougeons et les premières fleurs ouvrirent leurs corolles. Alors je commençais à fréquenter à Saumur le Jardin des Plantes. C´était ma promenade favorite à la saison fleurie. Les quelques jours de soleil brûlant suffirent à changer l´aspect du parc. Il commença lui aussi à se parer avec coquetterie de ses atours les plus élégants. Ce n´était pas encore sa toilette splendide de l´été, mais une sorte de pimpant déshabillé.
         Les massifs de l´entrée, couverts de petites “viola cornuta”, de grandes pensées fascination et de tulipes roses et blanches s´irisaient sous les rayons du soleil, comme les rosaces d´une cathédrale.
         Les plates-bandes, sillonnées de giroflées rouges et jaunes, de myosotis et d´herbes de la Trinité, brodaient les rebords des pelouses verdissantes comme ceux de la jupe d´une auvergnate.
         Et au fond de la partie basse du jardin, des rhododendrons, des aucubas et des camélias étendaient leurs bras fleurissants comme des candélabres d´améthyste, de rubis et d´opale.
         Les premiers boutons d´or et paquerettes émaillaient les boulingrias comme des perles.
         Et les premières grappes de lilas parfumaient l´air comme des encensoirs. J´aime passionnément les fleurs et j´en aurait cueilli de bon gré plus d´une fois. Mais des écritaux de la Municipalité prévoyant cette sorte de tentations, prévenait à chaque pas les promeneurs: “Défense de cueillir des fleurs.”
         C´est normal: les fleurs des jardins publics appartiennent à tout le monde, donc à personne.
         Toutefois il y a un printemps de petites fleurs que l´on peut cueillir un peu partout, sans transgresser les ordonnances municipales. Par exemple, les violettes. J´affectionne spécialement ces fleurs à cause de leur couleur et de leur parfum, de leur petitesse et de leur symbolisme. La violette est l´emblème de la modestie. Elle l´est aussi pour les amants l´emblème de l´amour caché. La violette veut dire dans leur langage: “qu´on ignore notre amour!  À quoi bon afficher ses plus chers et intimes sentiments…?
         Les violettes poussent discrètement partout: aux prairies et au long des haies, au pied des vieux murs, dans les buissons et les bois, au fond des ravins et aux bords des chemins. Aussi en me promenant solitairement au Jardin des Plantes, une de ces premières après-midi du printemps 1946, comme j´étais soudain saisi d´un vif désir de cueillir des fleurs, je me mis à chercher des violettes dans les talus attenants au Clos Coutard. Mais à ma grande surprise et désillusion, je n´en trouvai pas une. Ni là ni dans le reste du parc. Comment! Serait-il possible que, dans tout le Jardin des Plantes, une seule violette n´eût pas encore poussé…?
         Déjà je désespérais d´en découvrir, quand au creux d´une pelouse déclive de la terrasse supérieure, j´aperçus une jeune fille. Elle était assise sur le gazon; à l´ombre d´un grand marronnier, en train d´étudier. C´était une élève du Collège Yolande d´Anjou: une des plus folies collégiennes de Saumur. Ce n´était pas la première fois que je la rencontrai et qu´elle attirait mon attention; mais en la regardant à cette occasion, dans le cadre éclatant du Jardin, je la trouvai plus charmante que jamais. Toutes les fleurs et les couleurs du parc paraient harmonieusement sa silhouette gracieuse et délicate. Elle portait une jupe bleue myosotis et une jaquette blanche rhododendron. Sur ses joues fleurissaient des camélias roses et dans ses yeux, des pensées fascination, Ses mains étaient des fleurs de laurier teint et ses cheveux, des gerbes de giroflées. Son buste se dressait comme une tulipe, sa bouche était un grain d´acucuba et parfumait l´air comme un lilas.
En la surprenant sous ce décor, ma vue se réjouit, ma fantaisie exulta et mon coeur bondit et s´exclama:
         -Mais la voilà, la première violette du printemps…!”
         Naturellement, après cette charmante découverte, je ne poursuivis plus mes recherches. Où aurais-je pu trouver ailleurs et aspirer ce soir un bouquet de violettes plus frais et plus pimpant…?



LA CAVERNE DES EMBUSQUÉS

A M. M. Maurice Cochy et Teodoro Martínez
Saumur, le 6 mai 1946[1]


Il n´était pas agréable de travailler en Normandie pendant l´hiver 1943-1944. Du moins, dans les chantiers d´Esclavelles aus environs de Neufchâtel-en-Bray (Seine Inférieure). Il y tombait presque tous les jours de l´eau et des bombes. On y risquait sa peau à tout instant.
J´ai toujours eu une foi aveugle dans mon étoile qui m´a tiré sain et sauf de je ne sais combien de situations dangereuses. Naturellement, je n´ai pas non plus épargné, au besoin, ma décision ni mes jambes. Mais le jour des Rois 1944, l´aviation anglaise arriva sur le chantier tellement à l´improviste que je n´eus pas le temps de me sauver. Alors je me jetai instinctivement dans un grand trou voisin, creusé par le bombardement de la veille. Une fois de plus, je m´en tirai miraculeusement sans même une égratignure. Cependant mon pardessus en cuir fut complètement déchiré par les éclats. Joli cadeau des Rois!
Quand les avions s´éloignèrent et que je pus quitter le trou, je regardai mes loques, me grattai la tête et me dis philosophiquement:
-         “Pardi! Il me semble que mon étoile commence à pâlir. Il va falloir changer de ciel avant qu´elle ne s´éclipse...”
Mais où aller à ce moment...? Voilà le problème. Je me trouvais à cette époque tout à fait isolé, c´est-à-dire, sans relation avec aucun compatriote ou ami français. D´autre part, je ne connaissais pas d´autres chantiers plus tranquilles, au nord de la France. Partout c´était pareil. On était pris entre la Todt [2] et l´aviation.
-         Et pourquoi ne pas changer de latitude...?, pensai-je. Une aventure de plus...? Bah!, ça sera sans importance.”
Alors je me souvins de deux anciens amis français que j´avais connus en 1940 dans un village de l´Anjou: une institutrice et un curé. Je leur écrivis. Du reste, je ne savais pas s´ils vivaient toujours au village, ou même tout simplement s´ils vivaient encore. Je n´avais jamais échangé une lettre avec eux. Malgré tout, leurs réponses ne se firent pas attendre.
-         “Venez – me dirent-ils, tous les deux. Ici tout est calme. On vous trouvera quelque occupation.”
Je ne me fis pas répéter l´invitation.
À ce moment, le bureau de la firme Arge Wieshaden à Dieppe – une filiale de l´organisation Todt, pour laquelle j´étais contraint de travailler en qualité de terrassier – m´était redevable d´environ deux mille francs, retenait ma carte textile et devait me fournir incessamment un complet de travail et une paire de souliers dont j´avais un besoin urgent. Eh bien, je filai à l´anglaise sans rien attendre, ni réclamer. Á quoi me serviraient l´argent, la carte textile, les souliers et le bleu de travail, si l´aviation anglaise me parachutait, un de ces jours, un complet en bois, c´est-à-dire, un cercueil...? D´autre part, il n´était pas possible de quitter les chantiers de la Todt d´une façon chevaleresque. Surtout quand on était sous la garde des argousins S. S., comme dans les chantiers d´Esclavelles.
Alors, un matin de Février 1944, je quittai la Normandie et arrivai à Montreuil-Bellay, au département du Maine et Loire.
            Mon idée était de me rendre le lendemain à Méron, pour rencontrer mes amis français: l´institutrice Madame Madeleine Bossard et Monsieur l´Abbé François Jollet. Ayant appris dans l´hôtel où je me logeai, qu´il y avait dans la contrée une famille espagnole, j´allai lui rendre visite avant dîner.
-         “N´y a-t-il pas dans la région un chantier quelconque où je puisse me mettre à travailler...? – lui demanai-je. Le “boulot” m´est indifférent. J´accepte n´importe lequel.
-         Mais oui – me dit-elle. On vous embauchera probablement à la Perrière.
-         Et où est-ce chantier...?
-         A St-Cyr-en-Bourg, un village à quelque dix kilomètres d´ici. Là vous trouverez des camarades qui vous fourniront toute sorte de renseignements. Vous pouvez prendre le train demain matin. Adressez-vous au restaurant Maslard où ils mangent.”
            Je pris bonne note de cette précieuse information, et le lendemain, au lieu d´aller à Méron, je me rendis à St.-Cyr-en-Bourg.
            Là je rencontrai en effet cinq compatriotes réfugiés, dont je reconnus immédiatement un: Blasco Polo, un aragonais, qui trois ans auparavant avait été enrolé par force, comme moi, dans le 160 Groupe de Travailleurs Étrangers et confiné dans les montagnes de l´Ardèche, pour couper du bois et faire du charbon, au profit de la 11ème Conservation des Eaux et Forêts.
-         “ Que faites-vous ici...? dis-je, après les saluts de rigueur.
-         Pas grand´chose. Nous bricolons dans une cave.
-         Profonde…?
-         Elle a par endroits jusqu´à vingt mètres.
-         Alors vous ne craignez pas ici l´aviation. (A ce moment on ne connaissait pas encore la bombe atomique.)
-         Pas du tout... En outre, l´aviation ne vient jamais par ici.
-         Heureuse Arcadie! Par contre en Normandie j´en avais la visite tous les jours.
-         Et pour quelle entreprise travaillez-vous?
-         Pour l´entreprise Schaller.
-         Française ou allemande?
-         Française, quoique tu sais, au service des allemands.
-         Et que fait-on pour les “boches” dans cette cave?
-         On y emmagasine du matériel de sousmarins. On l´amène de Nantes, de St. Nazaire, de Brest, de Lorient, enfin de toutes les bases qui sont attaquées par l´aviation alliée. On veut faire de cette cave le dépôt central de la Kriegamarine. Nous l´aménageons à cet effet.
-         M´embauchera-t-on ici...?
-         Oh! Oui. Mais que sais-tu faire...?
-         Moi? Tout et rien. Blasco me connaît déjà. J´aimerais entrer dans le bureau. Je connais assez les mathématiques et j´écris correctement le français.
-         On ne le croira pas en t´écoutant – m´interrompit Saez, l´un de mes compatriotes. Tu parles le français, comme une vache espagnole...
-         En effet, j´ai un accent affreux.
-         En tout cas, on t´embauchera, du moins comme manoeuvre, ajoute-t-il. On en a besoin.
-         Mais j´en ai “marre” d´être manoeuvre. Le manoeuvre est la bête de somme des chantiers: celui qui “bosse” le plus et qui gagne le moins. Est-ce qu´il n´y a pas ici de spécialistes...?
-         Oui, il y en a: des charpentiers, des cimentiers, des maçons et des ferrailleurs. Nous sommes des charpentiers.
-         Et bien, si le bureau ne “colle” pas, je veux au moins être embauché comme ouvrier spécialisé.
-         Mais quelle spécialité vas-tu faire ici...?
-         Que sais-je! Voyons.
Charpentier...? Impossible. Je ne sais pas faire même un tabouret.
Cimentier...? Horreur! Cela ne me va pas du tout. Je l´ai déjà fait par force en Normandie et j´en ai assez. C´est un métier sale et dur.
Maçon...? Diable! Mais je ne sais pas manier une truelle.
Alors il ne me reste que d´être ferrailleur… Ça y est.
-         Oui, c´est le travail le plus facile et le plus reposant. Quoiqu´ici personne ne se fatigue trop, tu sais.
-         Tant mieux. Mais... en quoi consiste le “boulot” des ferrailleurs?
-         À préparer des baguettes de fer pour le coffrage.
-         Vous savez, je n´en ai pas, franchement, la moindre idée; mais je me tirerai, au besoin, d´affaire.”
            A ce moment, un jeune homme élégant entra au restaurant. Nous y étions attablés dès le début de cette conversation.
            C´était midi. Mes camarades saluèrent respectueusement le nouvel arrivant. Saez me dit à voix basse:
-         “C´est le chef des travaux de l´entreprise. Veux-tu que je te présente...?
            Il est très sympathique avec nous. Je soupçonnne qu´il n´est pas du tout germanophile, quoique naturellement il n´en parle pas.
-         Volontiers.”
            Par la suite, je fus présenté et admis en principe dans la firme.
-         Allez au bureau cet après-midi, à partir de deux heures, et vous pourrez commencer à travailler demain matin – conclut-il.
-         Merci bien, Monsieur.”
            De retour à notre table, je dis à mes camarades:
-         “Abordons à présent d´autres questions.
            Que gagne-t-on ici...?
-         9´20 francs l´heure, les manoeuvres; 10´30 francs l´heure, les spécialistes.
-         Pas plus...?
-         De surcroît, si tu es marié, tu touches 32 francs par jour d´allocations; et si tu habites Paris, 40 francs en plus de déplacement.
-         Par jour aussi...?
-         Naturellement.
-         Alors je suis marié, et j´ai mon domicile à Paris. Il est vrai que je ne sais même pas le nom de ma femme ni celui de mon propiétaire parisien; mais cela n´a aucune importance. Je connais bien l´art de donner le change à toutes ces entreprises improvisées de profiteurs, travaillant pour les allemands. Il faut être malin avec les malins. Autrement ils te roulent bien...
-         Mais, as-tu des papiers?
-         Mais oui, mon vieux. Tant que tu voudras. Je suis en très bonnes relations avec Madame Paperasse.
            D´abord, j´ai pour les français un récépissé en règle et un certificat de bonne conduite, délivré par le maire de Bouelles d´où je viens à présent.
            Et pour les allemands et leurs acolytes, j´ai un flambant certificat de travail, soutiré à une “garce” du bureau de la Weisbaden à Dieppe où on dit que j´ai été débauché par l´entreprise, le 5 du mois courant, et que j´ai mon domicile à Paris (XIè), 9 Rue Omer Talon.
-         Caramba! Mais tu es un débrouillard!
-         L´unique inconvénient de ces papiers est qu´on y dit aussi que je suis manoeuvre, ce qui ne vas pas assurément m´aider à ce qu´on m´embauche comme ouvrier spécialisé. En tout cas, le certificat allemand ajoute: “Erlernter Beruf: Professeur”, et ceci peut me servir pour être admis dans le bureau. Enfin, on verra.”
            En effet, je ne tardai pas à le voir. Dès que mes camarades rentrèrent au chantier, je me rendis au bureau de l´entreprise. Là je rencontrai un petit vieillard, maigre et presbyte avec une jambe de bois. C´était le chef du bureau. Il avait un air bonasse et m´accueillit avec bienveillance; mais il m´embaucha comme manoeuvre.
“ – Pour le moment, me dit-il, l´entreprise n´a pas besoin de ferrailleurs ni de bureaucrates.”
            Malchance!
            J´avais encore deux problèmes urgents à résoudre: manger et coucher. Le premier fut vite réglé. On m´accepta comme pensionnaire au restaurant Maslard. 80 frs. par jour. Ce n´était pas un cadeau. Mais enfin... Pour coucher ce fut une autre histoire. Mes camarades avaient eu de la peine à trouver une chambre avec deux lits où ils devaient coucher deux ensemble.
“ – Tu sais – m´expliquèrent-ils – Ce village est tout à fait dominé par le curé pour qui les “rouges” espagnols sont le diable en personne. Alors nul ne veut nous louer des chambres. Penses-tu, loger chez soi le diable...!
-         Ah! Oui...? fis-je, vous allez voir. Avant trois jours, c´est le curé même qui va me procurer une chambre.
-         Tu es fou, toi – s´écrièrent-ils.
-         Vous me le direz avant la fin de cette semaine.
            Effectivement, le lendemain j´écrivis une lettre à mon ami l´Abbé Jollec pour lui demander une recommandation auprès de son collègue de St-Cyr-en-Bourg, et trois jours après, j´avais déjà une chambre pour moi seul, chez une veuve de la rue Foucault.
-         “Mon vieux, tu as de la veine, toi – me dirent-ils.
-         Vous comprendrez – fis-je – que je n´allais pas dormir éternellement avec vous (je le faisais provisoirement). Je n´aime pas coucher avec les hommes, et les dévotes n´ont pas toujours crainte du diable...”
            Drôle de boîte que cette authentique boîte de la Perrière! Pendant les années d´occupation allemande, je connus des chantiers pittoresques sur tous les points cardinaux de la France, mais aucun ne l´était plus que celui de la Perrière. Et cela à tous les points de vue: local, personnages et travail.
Le chantier était d´abord constitué par deux galeries souterraines, longues d´environ 350 m., et larges de 4 m., formant un angle à peu près droit. C´était la piste centrale. Dans le sens de l´angle convexe, s´ouvrait un véritable labyrinthe de nouvelles galeries en train d´être aménagées; et perpendiculairement au deuxième côté, une douzaine de magasins. Toutes ces caves furent à l´origine des carrières de tuf. Puis, on les transforma en champignonnières; et enfin, pendant “la drôle de guerre”, on les convertit en usines d´aviation.
Adjacentes au corps des immeubles extérieurs, il y avait en outre des caves de vin mousseux qui firent la réputation de la Perrière, avant la guerre du 40. Naturellement l´affaire était, à ce moment, paralysée.
Les édifices étaient occupés par des allemands de la Kriegamarine. Les soldats et les sous-officiers étaient confortablement installés dans le bâtiment principal; les chefs, dans les pavillons donnant sur la route. Aux bas, fonctionnaient en outre les bureaux. Les “boches” avaient aussi réquisitionné des chambres à Saint-Cyr et une autre belle propriété à Saumoussay.
Dans deux petites pièces attenantes au grand pavillon de l´entrée Nord, transformé en magasin de réception et magasin de papier, étaient logés les bureaux des firmes collaboratrices: La Schaller et la Niethammer.
Il y avait, donc, à ce moment à la Perrière trois entreprises. La Kriegasmarine commandait en principe tous les travaux, mais elle se chargeait spécialement de la garde et du contrôle du matériel. L´entreprise Schaller s´occupait surtout du nettoyage et de l´aménagement des galeries; et la Niethammer, de l´installation électrique.
Le monde qui y travaillait, ne pouvait être plus bigarré. Il comprenait environ deux centaines et demie d´individus de tout âge, sexe, condition et nationalité. Il y avait, d´abord, la colonie “boche”, composée d´allemands, autrichiens, tchèques, polonais, etc.; puis, la colonie française, la colonie espagnole, la colonie italienne, la colonie belge et je ne sais pas encore.
En tout cas, tous – sauf les femmes – y avaient un dénominateur commun: celui de camouflés. Les allemands, pour ne pas aller au front; et les civils, pour ne pas aller an Allemagne.
C´est pourquoi je baptisai le chantier de la Perrière “La caverne des camouflés.”
La colonie la plus nombreuse, était, bien entendu, la française, et spécialement la Saumuroise. Parmi les saumurois qui y travaillèrent à cette époque, je me rappelle un fabriquant de chapelets, Jean Mayaud; un épicier, Gérard Bernier; un tapissier, Roger Boulestreau; un électricien, Gérard Daveau; un menuisier, Paul Degoulet; deux coiffeurs: Bernard Chandoineau et Gérard Maloubier; un photographe, René Mignon; un bureaucrate, René Nugues – et son frère Paul -; un garçon de droguerie, Michel Demion et un employé de manège à l´Ecole de Cavalerie, Jules Ruf. Pour compléter la liste, il n´y manquait qu´un comédien, un prêtre et un hongreur...
La colonie italienne se composait d´environ un douzaine d´ouvriers (les frères Locca, Valivero, Quaglio, Carli, Gentile, Dosso, etc...); la plupart, des maçons.
Une des colonies les plus pittoresques était la féminine. Un de mes compatriotes l´appelait “le poulailler”, parce que la plupart étaient des “poules”.
Au moment de la libération, quelques-unes furent arrêtées et tondues. Il y avait parmi les dactylos une brune très pâle qui était une jeune divorcée; une blonde parisienne, qui était fille-mère; deux autres brunes de Nantes qui étaient en train de le devenir, et une rouquine, je ne sais pas d´où, qui n´était encore qu´aspirante... Et parmi les bonnes à tout faire – ou plutôt à rien faire de beau – ressortaient une bretonne sale, la peau constellée de croûtes; “Belle cuisse”, une petite balayeuse des environs aux jambes rhomboïdales; un dondon de Lorient qui avait l´allure et l´appétit d´une jument, et un paillasson de Loudun qui se barbouillait comme un pantin et couchait avec tout le monde.
Les pachas de cet harem bon marché étaient, il va de soi, les allemands. Il y en eut aux derniers temps environ une trentaine, et il faut déclarer en honneur de la vérité qu´ils ne se conduisaiente pas mal avec nous, ce qui ne veut pas dire évidemment qu´ils étaient des personnes recommandables. Il y avait par exemple, parmi eux une méchante bête, appelée Gayer, qui à Brest, où il avait été inspecteur de travaux, avait sauvagement brutalisé des compatriotes, mis sous ses ordres. Par contre, il y avait aussi des types tout à fait innoffensifs comme le soldat Charlie, chargé du magasin “Verdun” (matériel d´électricité), qui avait des allures de frère lai.
D´autres types “boches” caractérisés étaient Dupré, le chef d´intendance, à l´air distrait et taciturne et aux yeux clairs de chat constipé; Kreinke, le chef du cantonnement, un capitaine de la Marine nerveux, élégant et gueulard; l´interpète Puwoulik, un mastodonte myope qui se disait ancien député du Centre au Reichstag, et le petit colonel Frimmel, qui avait l´air d´un pauvre diable bourgeois, déguisé en guerrier de parade.
Quant au travail que nous faisions à la Perrière, il était franchement supportable. Je ne me suis jamais fatigué dans ses catacombes. Ni moi, ni la plupart des employés. Sauf quelques avaricieux ou nécessiteux, qui prenaient des travaux de terrassement à la tâche.
Par contre, il y avait des ouvrièrs qui ne faisaient absolument rien. Dès qu´ils entraient au travail, ils se mouflaient au fond d´une galerie, mal éclairée, ou qui ne l´était pas du tout, et là ils passaient la journée à bavarder, à fumer et à boire. Le mousse Jean Barthe, un gamin à la mine d´accolyte, leur servait du blanc et du rouge à domicile. Plus d´un finissait la journée tout à fait soûle. C´était la bonne vie. Parmi les spécialistes du camouflage je me rappelle un corse nommé Mocali; un jouvenceau de Chacé appelé Hubert, et deux autres de St-Cyr-en-Bourg, nommés Expert et Guiberteau. Ceux-ci, comme ils connaissaient bien toutes les sorties du chantier, disparaissaient de la cave et ils n´y revenaient qu´à l´heure du pointage. Vraiment les contre-maîtres n´étaient pas du tout méchants. J´en avais un, Fregona, un italien, qui s´énivraiet aussi la plupart du temps. Mais le véritable roi des “cuites” était un algérien appelé Djidel. Il était toujours plein comme un tonneau. Son salut à n´importe qui était invariablement celui-ci: “Tu paies une chopine...?” Il dépensait tout son argent en chopines et naturellement il n´avait jamais un sou. Je m´amusais bien à Saint-Cyr-en-Bourg avec toute cette faune pittoresque. Surtout chez Maslard où je prenais pension. C´était le lieu de rendez-vous des allemands, et des français, des italiens, et des espagnols, des poules et des ivrognes. On y payait un peu cher, mais on était d´ordinaire bien servi. C´était un petit café-restaurant, composé de trois pièces, toujours très propres, et où les filles de la maison possédaient l´art de conquérir immédiatement la sympathie des clients, tout en sachant se faire respecter. Celles-ci s´appelaient Jeannette et Marguerite, l´une brune et l´autre châtaine. Là il y avait un appareil de radio où nous prenions tous les jours les communiqués de la B.B.C. de Londres. Bien entendu, quand il n´y avait pas d´Allemands dans l´établissement. Autrement c´était le patron même de la maison – germanophobe enragé – qui nous les donnait particulièrement. Surtout aux espagnols, auxquels il faisait spécialement confiance.
Naturellement nos sentiments antifascistes et antiallemands ne faisaient aucun doute pour personne. Un caporal des S. S. – ou de la Section de Sauvages, comme traduisait un camarade de Madrid – avec lequel je dus travailler, pendant trois semaines, à entourer la Perrière de fils de fer barbelés, me disait un jour:
-         “Toi espagnol rouge...? Ja, ja.”
Et je lui répondis avec ironie:
-         “Oh! Non, Monsieur. Vous avez tort. Vous ne connaissez pas du tout les espagnols. Vous nous avez pris, en effet, pour des peaux rouges... Mais nous sommes des blancs, Monsieur. Regardez-moi...”
En ma qualité de manoeuvre, je fis à la Perrière toute sorte de métiers: débardeur, charpentier, ferrailleur, terraissier, balayeur... Des métiers très intellectuels, quoi. Et en effet, au lieu de débarder, de piocher, d´enfoncer des clous, de préparer du mortier, de ranger du matériel, de rouler la brouette ou de balayer, ce que j´y fis surtout, fut de la littérature sentimentale et satirique. A ce propos, je portais toujours en poche un cahier minuscule et un bout de crayon et quand je n´avais pas devant moi d´Allemands ou de contre-maîtres – ce qui arrivait souvent -, j´écrivais à la lueur des ampoules. C´était un peu exposé, puisque je courais le risque d´être surpris et d´être suspecté comme espion, ce qui m´était déjà arrivé à Hennebont (Morbihan), Bernay (Eure) et Bouelles (Seine Inférieure). Mais comme je m´étais toujours très bien tiré d´affaire, j´avais confiance.
Pendant quelque temps on m´employa au magasin de papier avec mon compatriote Albero – un ancien étudiant de médecine à Madrid – et un coiffeur et un photographe Saumurois, et là j´eus tout mon loisir pour grifonner des récits et des nouvelles. A la porte d´entrée, un malin écrivit à la craie: “Maison de repos.” Et ce n´était pas vrai. Moi, du moins, je travaillais; mais non pour les allemands.
Pendant une autre époque, on m´occupa à transporter des rouleaux de cable. Naturellement le “boulon” était roulant et tordant. L´entrée de la cave formant une descente de quelque cent mètres, quand les “boches” ne nous voyaient pas – et l´on s´arrangeait pour qu´ils ne nous surprissent jamais -, nous nous amusions à organiser des courses de rouleaux en les lâchant du haut. Comme la piste n´était pas droite, les rouleaux heurtaient violemment les murs et ils les détérioraient et se détérioraient; mais cela nous était indifférent.
La deuxième partie du spectacle finissait au fond de la galerie où on les déposait. Comme celle-ci n´était presqu´éclairée, on y faisait toujours des arrêts de vingt minutes ou d´une demi-heure – pardi! il fallait se reposer... – dont on profitait pour fumer, boire, bavarder et même chanter et apprendre à danser le “swing”. Notre professeur de chant et de danse était le coiffeur saumurois Chandouineau. Nous chantions surtout une chanson hawaïenne de Jacques Pills – tout-à-fait idiote, du reste – intitulée “Avec son ukulele.”
On l´avait adoptée, sur ma proposition, comme l´hymne des rouleurs.

Ell´gagne sa petit´vie
avec son ukulele.
Tous les matins sur la plage
Elle revend ses coquillages,
Avec son uku, avec son uku,
Avec son ukulele...

Je ne sais pas qu´est-ce qu´un ukulele; mais franchement je crois que nous gagnions notre petite vie du moins aussi gaiement et facilement que la jeune fille de la chanson. Pourtant il y avait encore des grognons qui s´en plaignaient. Mon Dieu! Je me demande ce qu´il leur fallait pour s´estimer heureux à cette époque calamiteuse. Il semble qu´à Buchenwald et à Matthausen la vie n´était pas si amusante...
Mon occupation favorite à la Perrière fut celle de balayer. Cela me donnait de l´indépendance, ne m´obligeait pas à faire le moindre effort et surtout me permettait de me camoufler à mon gré et d´avoir toujours la “plume” à la main.
Un jour, le magasinier de l´entreprise Schaller, Félix Berthe – un saumurois âgé à l´air de chanoine – me demanda:
“ – Mais pourquoi tenez-vous tellement au balai, Monsieur Sesma...?
-         Oh! c´est simple, Monsieur – répondis-je. Connaissez-vous par hasard le célèbre roman anglais de Jonattan Swift “Les voyages de Gulliver?”
-         Et bien, une fois Gulliver expliqua à un professeur de Balnivarbi qu´au royaume de Langden, le mot balai était un euphémisme servant à désigner la révolution. Alors vous comprenez, Monsieur... Je m´entraîne... Après la guerre, il faudra “balayer” beaucoup en Europe... Ou l´Europe se perdra irrémédiablement.”
Cette explication subversive fit fortune parmi les ouvriers de la cave, mais si elle était parvenue aux oreilles des “boches”, la boutade aurait pu me coûter chère.
Heureusement il n´y avait pas de mouchards à la Perrière. Ou du moins, on ne les connaissait pas. On ne s´y méfiait que d´Alphonse Müller – un interprète alsacien qui dut se promener, pendant quelques semaines, avec un oeil bandé, à la suite d´un superbe coup de poing – et d´un italien, Antonio Motta – chef de chantier de l´Entreprise Schaller, qui, au moment de la libération, fut pour deux fois arrêté et relâché. – De toute façon, je n´ai pas connaissance qu´ils dénonçassent personne à la Perrière, et le dernier se conduisit à mon égard avec une particulière bienveillance.
Mais s´il n´y avait pas de mouchards à St-Cyr, par contre les saboteurs y abondaient incroyablement. Oh – là-là! On peut affirmer qu´à la Perrière tout le monde sabotait.
      Que la quantité de matériel de toute sorte y détérioré et mis hors d´usage fut extraordinaire! Il est oisif de signaler que les pannes d´électricité, dues au sabotage, y étaient presque journalières. Pourtant les électriciens n´y manquaient pas; mais parfois c´était des électriciens d´occasion qui ne savaient même pas arrager un plomb.
      Cette équipe pittoresque était commandée par un belge flamand nommé Aertz – et surnommé Fernandel -, lequel, quand il se saoulait, se passait des heures entières à fredonner “Ambiance”, un “swing” en vogue.
      “Ta-ra-ri-ra-ro-re. “Ta-ra-ri-ra-ro-ra...
      “Ta-ra-ri-ra-ro-re. “Ta-ra-ri-ra-ro-ra...
      Et ainsi jusqu´à ce qu´il roulât sous la table. Parfois il venait dîner au restaurant avec quelques camarades: Bacon, un boxeur; Pierru, un borgne; Deguines, un blond taciturne, et Battez, une gueule de lièvre qui nasillait comme un saxophone.
      La fin de cette entreprise fut aussi une autre panne: la dernière. Un beau jour, le chef et sa secrétaire disparurent sans laisser de traces et – ce qui est pire – sans payer les ouvriers. On sut après qu´ils se trouvaient à Marseille, faisant joyeusement la bombe. Scheneider et Jeanne – le chef et sa secrétaire – formaient un couple caricatural. Lui, c´était un ivrogne funèbre comme un croque-mort, jaune et maigre comme un squelette; elle, une “grue” laide, vieille et enrouée, les cheveux coupés à la garçonne et la cigarette collée toujours aux lèvres. Quand ils eurent liquidé tout l´argent des ouvriers aux “bistrots” marseillais, la poule revint; puis, on la tondit et on l´écroua à Châteaubriant. Joli numéro!
      A la Perrière non seulement on faisait du sabotage, mais surtout du brigandage. En détail et en gros. On allait du larcin au vol sur une grande échelle.
Dans ce sens, la Caverne des Embusqués était aussi la Caverne d´Ali-Baba.
      Mais il me semble qu´à la Perrière il y avait plus de quarante voleurs. On y pillait le jour et la nuit; c´est-à-dire, à toutes les heures. Pour parer au brigandage nocturne, les allemands – qui, soit dit en passant, étaient les premiers saccageurs – posèrent des mines dans les entrées secrètes de la cave et, une nuit, un pauvre diable chargé de gosses, fut déchiqueté par une explosion. – Une autre anecdote – celle-ci picaresque – à ce sujet. A la veille des premières élections municipales célébrées après la libération, la gauche de St-Cyr-en-Bourg, pour donner le coup de grâce à la droite, appela les gendarmes de Saumur pour perquitionner chez certains voisins réactionnaires, accusés de cacher du matériel, provenant du pillage de la Perrière. Le coup électoral réussst; la gauche l´emporta.
      A combien se montait la valeur du matériel emmagasiné? Je ne sais pas exactement. Bien sûr, à plus d´un milliard. En tout cas, rien ne se sauva finalement – sauf ce qui avait été volé au préalable. La veille de s´en aller (25 août 1944), les allemands brûlèrent et firent sauter la Perrière. Il semble que le colonnel Frimmel et le capitaine Dreinke étaient partisans de l´épargner et de se rendre eux-mêmes à une armée régulière; mais un nouveau chef arrivé dans les dernières semaines, imposa et la destruction et la retraite. Détail piquant! Puwoulik, l´interprète “boche”, qui était catholique pratiquant, recommanda, avant de partir, sa maîtressse aux bons soins de Monsieur le Curé du Village...
      Les derniers jours de la Perrière furent mornes et mouvementés. L´aviation arrivait à chaque instant et alors c´était la course éperdue des ouvriers à travers les champs. Heureusement nous n´étions plus très nombreux. La plupart s´étaient déjà sauvés. La débandade avait commencé au moment du débarquement (le 6 juin 1944).
      Pendant le reste de ce mois, seulement 23 ouvriers sur 135 abandonnèrent l´entreprise Schaller. Aux derniers jours, il n´en restait à peu près qu´une quinzaine: ceux qui n´avaient pas de famille ou d´amis dans la région et ne savaient où aller. Même les embusqués du bureau s´étaient dispersés. Sauf Maurice Cochy, un garçon très distingué et spirituel, véritable merle blanc dans cette cage d´oiseaux rapaces, gallinacés et coureurs.
      Par contre, les allemands y étaient plus nombreux que jamais. Ils avaient transformé la Perrière en un fortin. On l´avait entouré de fils de fer barbelés, de chevaux de frise, de mines et de nids de mitrailleuse. On avait multiplié les postes de garde et on leur avait donné des consignes sévères. Peut-être pensaient-ils y résister...? C´est le bruit qui courait. Mais, en réalité, ils étaient démoralisés et consternés.
      En parlant un soir avec un soldat tchèque faisant la garde en haut de la butte, il me dit tout excité:
-         “Hitler, kaput! S. S. Kaput! “, et il faisait avec son mousqueton le geste de les fusiller.
      Notre dernière occupation à la Perrière fut de dresser un grand soupirail près du chemin de Saumoussay. Je dis sarcastiquement à mes compatriotes:
-         C´en est fait. C´est la tour de Babel. Avant de la finir, viendra la dispersion...”
      Et en effet, sur le point d´achever le soupirail, s´écroula la Caverne des Embusqués. Elle fut dynamitée.
      J´ignore si, au moment de s´en aller, les “boches” levèrent le bras et s´écrièrent encore: Hein Hitler...!


(1) Après la libération, on inculpa judiciairement 25 individus ; mais la Chambre Correctionnelle de Saumur leur appliqua la loi d´armistice au cours de la séance du 19 Juillet 1946. Voir « La Nouvelle République » du 20 juillet 1946.


         

LA BONNE ÉTOFFE…

À Madame et Monsieur Francis Berranger

Quand je préparais encore mon baccalauréat, je lus une fois un beau roman de la Bibliothèque rose. Ce fut sur la recommandation expresse d´un ami, ce genre de littérature m´était depuis toujours insupportable.
En Espagne tout au moins, la Bibliothèque rose ne comprend d´ordinaire que des ouvrages mineures et fades où la pauvreté d´imagination s´allie profondément à la pauvreté de langage. Ce sont des romans destinés spécialement aux jeunes filles sages et dévotes, et surtout aux pensionnaires. En France, on les appelle ironiquement des « romans à l´eau de rose », mais nous les appelons tout court des « romans rose ». Naturellement dans tous ces naîfs romans on ne trouve rien d´immoral ni de choquant. L´argument est toujours correct : les personnages sont souvent des gens comme il faut et le dénouement représenta invariablement le triomphe de l´amour. De la vertu et de l´innocence.
Je ne sais pas exactement si on a donné à cette littérature la dénomination de « romains roses », parce que tout y est beau comme une rose ou parce qu´on y voit tout en rose. En tout cas, ce que je sais bien par expérience, est que tous ces bouquins ne reflètent presque jamais la réalité. Ce que l´âge m´a appris est que tout n´est pas dans la vie ni beau ni propre, mais très souvent est lait et indécent ; que les hommes –et les femmes, bien entendu-, ne sont pas hélas ! en général des gens comme il faut, mais comme il ne faudrait pas ; et enfin, que dans ce monde trouble et bouillonnant ce ne sont pas précisément l´innocence, l´amour et l´honnêteté qui l´emportent d´ordinaire, mais la fourberie, la violence et l´immoralité. C´est dommage, mais c´est comme cela. Le roman de la Bibliothèque rose que je lus dans mon adolescence avait été écrit par un chanoine de la cathédrale de Séville, nommé Muñoz y Pabon, et avait comme titre : «  La bonne étoffe… » C´est le commencement d´un proverbe espagnol dont voici la version littérale : « La bonne étoffe se vend dans le coffre ». (El buen paño en el arca se vende.) Il s´agit de l´équivalent du dicton français: “À bon vin, profit d´enseigne. » En effet dans les deux cas, le sens et la moralité sont pareils : « Il n´est besoin d´étaler la bonne étoffe ni le bon vin ; la clientèle les recherche. » Ou « ce qui est bon, prévaut de soi, sans qu´il soit nécessaire de le prôner. »
Le chanoine sévillan tissa de ce proverbe espagnol un roman spirituel et charmant –d´ailleurs, impeccablement écrit, parce qu´il était un littérateur remarquable.
La bonne étoffe était en fin de compte une jeune fille belle et sage qui comme la plupart des jeunes filles qui n´ont pas la vocation religieuse, souhaitait naturellement se marier. Mais pour cela, elle ne se livrait pas ostensiblement à la pêche du fiancé –une pêche, d´ailleurs, plus aléatoire que celle de la baleine, mais tout simplement elle l´attendait. Aussi ne fréquentait-elle pas les réunions mondaines, n´étalait pas de riches toilettes, ne se faisait pas présenter tous les garçons mariables, ne dansait pas, ne coquetait pas et ne flirtait pas. Malgré tout, elle finissait par se marier convenablement ; et ses amies par épingler la coiffe de Saint-Cathérine (En Espagne pour habiller les saints de l´église.)





ESQUISSE BIOGRAPHIQUE DE MADEMOISELLE CLAIRON

À Mesdemoiselles Suzanne et Marcelle Boizart
Saumur, le 26 juillet 1946

Ah ! la vie n´est pas un roman… !
Combien de fois n´entend-on pas ce reproche de la part des réalistes, mûris et désabusés à l´adresse des jeunes idéalistes, rêvant d´une existence supérieure dépassant la mesure du vulgaire ?
On pourrait cependant objecter à ceux-là que tout au contraire la vie est toujours un roman : brillant ou terne, amusant ou ennuyeux, sublime ou plat, mais en tout cas un véritable roman : à la Dickens ou à la Gorki, à la Kipling ou à la Zola.
Mais ils ont raison, les réalistes mûris et désabusés. Ils parlent du roman dans le sens d´une pure création de la fantaisie en opposition aux réalités tangibles de la vie. Et en effet, l´existence de la plupart des mortels n´a rien de fantastique ni d´extraordinaire. C´est d´une vulgarité et d´une platitude écoeurante. À peu près, comme celle des autres animaux de l´échelle zoologique.
Mais il y a, Dieu merci !, des hommes et des femmes dont l´imagination et la volonté ne se résignent pas à suivre les sentiers ordinaires de la vie de leurs semblables. Alors leur existence devient un roman dans le sens même où l´entendent les réalistes désabusés. Tel est le cas de la célèbre tragédienne française du XVIIIè siècle Claire-Joséphine Hippolyte Legris de Latude, dite Mademoiselle Clairon.
Quel roman passionnant à la Dumas pourrait-on écrire rien qu´en se bornant à raconter avec un peu de verve les avatars invraisemblables de sa longue existence mouvementée.
Voici une légère ébauche biographique. Mademoiselle Clairon naquit à Condé-sur-L´Escaut (Nord), en 1723. D´après les détails curieux qu´elle-même rapporte dans ses « Mémoires », elle était tellement chétive en venant au monde que sa grand´mère, femme très dévote, craignant une mort immédiate, décida de la porter sur-le-champ à l´Église paroissiale pour la faire baptiser, avant qu´il fût trop tard. Mais le curé n´était pas là. C´était justement pour le carnaval et le ministre du bon Dieu le fêtait lui aussi, habillé en Arlequin, chez un homme important de la contrée. Son vicaire, déguisé en Gilles, l´accompagnait. Alors c´est là que le baptême eut lieu. On prit du buffet de la maison tout ce qui pouvait être nécessaire, on fit taire un moment le violon, et on administra le sacrement à la petite. Cette bizarre cérémonie était un horoscope. Une enfant baptisée par un arlequin et un Gilles ne pouvait devenir avec le temps qu´une femme de théâtre. Mais sa mère ne l´entendit pas ainsi et elle voulut faire de Clairette une couturière du temps perdu ! L´enfant n´était pas née pour manier l´aiguille et le dé. Elle ne les aimait pas et, d´autre part, ce n´était pas du tout un métier qui convînt à sa santé. Alors la mère incompréhensive la grondait et même la battait. Un dimanche, elle l´enferma avec son catéchisme et son ouvrage de couture dans la pièce la plus haute et la plus nue de la maison. Claire avait déjà 12 ans. Bien entendu, elle ne s´attaqua pas à la couture ni au catéchisme, mais montant sur une chaise, le front appuyé contre une vitre, elle se mit à regarder les nuages et les maisons voisines. Tout à coup, une fenêtre s´ouvrit en face d´elle et lui offrit un spectacle qui la charma : c´était la célèbre Mademoiselle Dangeville qui préparait une leçon de danse. Sa famille et quelques intimes l´entouraient. La jeune fille dansa à ravir. La leçon finie, tout le monde l´applaudit et sa mère l´embrassa avec enthousiasme. Clairette fut bouleversée… Cette vision inattendue décida de sa vie.
Elle conçut sur-le-champ le projet de devenir elle aussi une artiste et quelque temps après elle échappa de sa maison et se rendit à Rouen, allant frapper à la porte d´un théâtre.
On l´accueillit et elle débuta comme « rat ». Elle avait à ce moment 13 ans. De Roue, la jeune échappée fut appelée bientôt à Lille et de Lille à Gand, dans une troupe formée pour le Roi d´Angleterre. Son succès commençait. Un général de l´armée anglaise se prit d´amour pour elle et lui offrit sa main ; mais elle déclina cet honneur.
Mylord, lui dit-elle : « je ne m´appartiens pas, j´appartiens à mon pays. Je veux bien être aimée dans mon palais, mais je veux toujours être aimée sur le théâtre »[1].
On dit que l´amant éconduit tenant par trop à sa conquête et la faisant garder à vue, elle fut obligée de se faire enlever pendant la nuit. La Clairon n´était point précisément belle, mais jolie et gracieuse avec sa figure chiffonnée. Du reste, le lord ne fut pas sa première conquête. Ce fut à Rouen qu´elle trouva son premier amour. Il s´appelait Du Rouvray. Quand elle fut vieille et délaissée, la Clairon se plaisait à rappeler ce nom et un jour, faisant allusion à une promenade qu´elle avait faite sur la Seine avec lui et au danger qu´elle avait couru de se noyer, elle écrivait :
-«Je serais morte à propos. Je n´avais pas encore la gloire, mais j´avais l´amour.[2]».
À Du Rouvray succéda un acteur appelé Rhodilles et à celui-ci, l´historien Gabriel-Henri Gaillard. Cette dernière liaison fut courte et se termina très mal. Gaillard, qui était un homme rancunier, écrivit par la nuit contre elle un pamphlet qui fit scandale : « Histoire de Mademoiselle Frétillon.[3] Mais sa réputation artistique n´en souffrit pas. Son renom commença à se répandre et elle parut à l´Opéra de Paris comme chanteuse et comme danseuse en 1743 ; mais elle ne fit qu´y passer sous la figure de Vénus dans l´opéra « Hésione ». Le 19 septembre de la même année, elle débuta au théâtre Français. L´artiste avait trouvé sa véritable voie. On dit que quelqu´un qui l´avait vu jouer à Rouen dans « Ériphyle» avait prédit qu´elle serait un jour la ressource du théâtre. Elle se souvint de cette prédiction et a son engagement elle mit pour condition qu´elle jouerait les grands rôles tragiques. Les vieilles filles de la maison ricanèrent de ses prétentions. Mais, quand elle parut sur la scène, de toutes parts l´enthousiasme éclata et on lui jeta des fleurs. Tout d´un coup, elle éclipsa toutes ses camarades, même Mademoiselle Dumesnil qui était plus naturelle qu´elle.
« Mademoiselle Clairon », écrirait Rachaumont, est toujours l´héroïne ; elle n´est point annoncée qu´il n`y ait chambrée complète. Dès qu´elle paraît, elle est applaudie à tout rompre. C´est l´ouvrage le plus fin de l´art. Elle a une grande noblesse dans ses coups de tête, c´est Melpomène arrangée par Phidias.[4]
La tragédie de son début fut « Phèdre ». Cependant, Mademoiselle Clairon était née comédienne, soubrette, mais non pas tragédienne. Elle le devint à force d´art et de travail. Elle avait beaucoup de physionomie et sa taille peu élevée semblait grandir en scène avec les sentiments de reines et des héroïnes qu´elle représentait. Contrairement au jeu passionné et naturel de Mademoiselle Dumesnil, sa rivale, elle empruntait tous ses effets à l´étude. Elle déclamait la tragédie d´un ton pompeux et fortement accentué. Son jeu était tout de calcul. Elle suivait l´école de la déclamation et non celle de la diction simple que venait d´illustrer Adrienne Lecouvreur ; mais son intelligence et son talent faisaient oublier ce qu´il y avait d´artificiel dans sa manière. Le poète Dorat l´a peinte dans les vers suivants :
« Ses pas son mesurés, ses yeux remplis d´audace. Et tous ses mouvements déployés avec grâce. Accents, gestes, silence, elle a tout combiné. Tout, jusqu´à l´art, chez elle, a de la vérité.»[5]
La carrière artistique de la Clairon s´étend de 1743 à 1753. Elle obtint ses plus  grands succès dans « L´Ephigénie de Tauride » de Saurin ; « Le Siège de Calais » de Bellay ; « Les Troyennes » de Chateaubrun, et surtout dans les tragédies de Voltaire : « Zulime », « Semiramis », « Olympie », « Tanerède », « Oreste », « L´Orphélin de la Chine », etc.
Le meilleur partenaire de la Clairon fut l´acteur Le Kain, protégé de Voltaire qui l´avait aidé à triompher grâce à son influence et même à sa bourse.
A propos de la première représentation de « Tanerède » en 1760, Emile Deschanel écrit : « Le succès fut des plus vifs : succès d´émotion, de transports et de larmes auquel contribuèrent les deux grands artistes : Le Kain et Mlle. Clairon. Le Kain faisait tour à tour pleurer ou frémir. Clairon enflammait tout : par exemple lorsqu´elle disait ces vers :
« On dépouille Tanerède, on l´exile, on l´outrage !
C´est le sort d´un héros d´être persécuté.
Le sens que c´est le mien de l´aimer davantage. »[6]

Deschanel ne fait que traduire à plus d´un siècle de distance l´enthousiasme des contemporains. En effet, nous avons déjà cité le témoignage de Bachaumont qui dans ses « Mémoires » ne se montre pas précisément un flagorneur. Le Baron de Grimm qui n´était même pas français, écrivait dans sa « Correspondance littéraire », le 15 août 1755, au lendemain de la première représentation de « L´Orphelin de la Chine » :
« Les actrices parurent pour la première fois sans paniers. Mr. de Voltaire a abandonné sa part d´auteur au profit des acteurs pour leurs habits. Il faut espérer que la raison et le bon sens triompheront avec le temps de tous ces ridicules usages qui s´opposent à l´illusion et au prestige d´un spectacle tel qu´il doit être sur un peuple éclairé. Mademoiselle Clairon a joué le rôle d´Idamé avec un applaudissement général. »
Fût-ce effectivement dans le rôle d´Idamé de « L´Orphélin » ou dans celui « L´Electre » ou dans celui de Roxane de « Bajazet », que Mlle Clairon se présenta pour la première fois sans paniers… ? Les avis sont partagés. En tout cas, personne ne conteste à Mlle. Clairon l´honneur d´avoir été une innovatrice clairvoyante en ce qui concerne le costume théâtral. Jusqu´à ce moment costumes et décorations étaient purement arbitraires et conventionnels. On ne se souciait pas du tout de la vérité ni même de la vraisemblance des uns ni des autres. On ne tenait aucun compte des pays ni des temps. Voltaire et la Clairon entreprirent la réforme. Dans « L´Orphélin de la Chine », le Kain porta à son tour une tunique rayée cramoisi et or, qu´il pensait être orientale. Du moins, on commença à chercher délibérément la vraisemblance.
Pour ne pas être injuste, il faut noter quand même que Madame Favart joua une paysanne en sabots et en jupe courte, avant que la Clairon supprimât les paniers « d´Electre ». Ce fut dans la comédie de son mari « Les amours de Bastien et de Bastienne », parodie du «Devin de village ». Ainsi celui-là put écrire avec un orgueil légitime :
« Ma femme a été la première en France qui aît eu le courage de se montrer comme on doit être. »[7]
En effet, la première dans la comédie, mais Mademoiselle Clairon, dans la tragédie « Suum cuique. »
Celle-ci fut l´actrice préférée de Voltaire qui lui porta toujours une grande admiration et une grande amitié. C´est le meilleur éloge que l´on puisse faire de son art, puisque Voltaire se connaissait en artistes de théâtre et on sait, d´autre part, qu´il n´était pas facile à leur égard.
Un jour, l´acteur « Le Grand » qui jouait le rôle d´Omar dans « Mahomet », devait prononcer ces deux vers :
« Mahomet marche en maître, et olive à la main. 
La trêve est publiée ; et le voici lui-même… »
C´était pendant une répétition. Au lieu d´y mettre la majesté nécessaire, Le Grand les prononça un peu platement, et Voltaire l´interrompit avec sarcasme :
-« Oui, oui : Mahomet arrive… C´est comme si l´on disait : Rangez-vous. Voilà la vache… ![8]
-Mais, Monsieur, pour crier comme cela il faudrait avoir le diable au corps !
-Et oui, Mademoiselle –réplica Voltaire. C´est le diable au corps qu´il faut avoir pour bien jouer la tragédie… ! »[9]
Mais il y avait encore plus. Comme Voltaire réécrivait généralement ses pièces un peu trop vite, il lui arrivait après de faire pendant les répétitions corrections sur corrections. Cela excédait les comédiens. Mademoiselle Desmares ayant fermé sa porte à l´auteur, il lui glissa des corrections par le trou de la serrure. Elle boucha le trou. Alors ayant appris qu´elle donnait un grand dîner, il lui envoya un très beau pâté. Quand on l´ouvrit, on vit douze perdreaux tenant dans leurs becs des papiers qui portaient les corrections nouvelles[10].
Eh bien, pour devenir l´artiste préféré d´un auteur de cet acabit, il fallait avoir du talent et… de la patience !
En effet, la correspondance échangée entre Voltaire et Mlle. Clairon montre que l´une était à la hauteur de l´autre en questions de théâtre. Elle ne se bornait pas à accepter docilement les conseils généralement adroits que le grand écrivain lui donnait. Elle discutait. Du reste, Voltaire témoigna souvent à Mlle. Clairon de la plus grande considération et de la plus cordiale estime. Ste. Beuve rapporte dans son étude sur «Florian» cette anecdote sur Mlle Clairon.
Mademoiselle Clairon était alors (1765) à Ferney; on lui ménagea une surprise pour sa fête: des galants complets qui vinrent lui chanter un petit berger et sa bergère. Le petit berger n´était autre que Florianet.
« J´étais vêtu de blanc, et mon habit, mon chapeau et ma houlette étaient garnis de ruban rose. Une jeune fille, vêtue de même, soutenait avec moi une grande corbeille pleine de fleurs. »
Le petit Florian chanta ensuite avec sa bergère une chanson en dialogue, composée par Voltaire à l´honneur de Mlle. Clairon:
Je suis à peine à mon printemps
Et j´ai déjà des sentiments…[11]
Bien sûr, l´illustre tragédienne ne se doutait pas à ce moment que le petit neveu de Voltaire, alors âgé de onze ans, deviendrait à son tour un grand écrivain et raconterait cette fête pour le 42 anniversaire de l´actrice, dans ses «Mémoires d´un jeune espagnol» (Florian se voulait de son origine espagnole à cause de sa mère.)
Le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale conserve une gravure anonyme, due vraisemblablement à Huber, représentant une autre visite de Mlle. Clairon à Ferney en 1767. On y voit Voltaire et Mlle. Clairon à genoux et les bras ouverts. Wagnière, le secrétaire de celui-là, essaie de relever son maître. En effet, lorsqu´ils se rencontrèrent la première fois à cette occasion, ils tombèrent à genoux l´un devant l´autre, sous le coup de l´émotion. Voltaire qui se sentait vieillir, ne voulait plus jouer la comédie et avait laissé Mme Denis transformer le théâtre de Ferney en une blanchisserie, à l´annonce de cette dernière visite de Mlle. Clairon, le fit vite reconstituer en honneur de son amie.
Cependant elle s´était déjà retirée de la scène, où elle avait régné en souveraine. Dans le théâtre et hors du théâtre. A l´époque brillante de ses triomphes, elle connut une vie, non précisément de reine, mais de déesse. Des amants magnifiques l´adorèrent : le maréchal de Richelieu, Marmontel, le marquis de Ximenès, David Garrick.
Marmontel, dont la Clairon servait au théâtre les succès vers1749, nous a raconté ses amours avec la tragédienne dans son livre : « Mémoires d´un père pour servir à l´instruction de ses enfants » (Paris, 1800, 2 v.).
Sainte-Beuve rapporte à ce sujet que le successeur de D´Alembert comme secrétaire perpétuel de l´Académie Française prit comme maîtresse Mlle. Clairon pour se consoler de Mlle de Navarre qui venait de le délaisser brusquement, mais tout en se consolant en même temps avec une autre jeune et séductrice actrice, Mlle. Verrière, qui, comme Mlle de Navarre, avait été auparavant maîtresse du Maréchal de Saxe. Aussi celui-ci en l´apprenant, se mit en colère et s´exclama :
« Mais ce petit insolent de poète me prend toutes mes maîtresses… ![12]
Sa liaison avec le Marquis de Ximenès se termina à cause d´un jeu de mots. Curieuse figure que celle de cet aristocrate d´origine espagnole, mélange de courtisan, d´intellectuel et de don Juan, qui prétendait un jour à la main de la nièce de Voltaire, se lia avec les actrices les plus en vue de son temps, prit pendant la Terreur le titre de « Doyen des poètes sans-culottes » et chanta plus tard Napoléon et Louis XVIII.
Mais l´amant le plus illustre et le plus enthousiaste de tous fut David Garrick. Naturellement c´était lui qui était le plus qualifié pour apprécier la valeur de la Clairon. Garrick fit graver un dessin où la tragédienne était représentée appuyée sur une pile de livres sur lesquels on lisait les noms de Corneille, Racine, Crébillon et Voltaire; entourée des attributs de la tragédie et couronnée par Melpomène. Au bas on lisait ces vers :
«J´ai prédit que Clairon illustrerait la scène.
Et mon espoir n´a point été déçu.
Longtemps Clairon couronne Melpomène:
Melpomène lui rend ce qu´elle en a reçu. »

A cette époque, la tragédienne menait un train de vie véritablement royal. Dans sa maison du Marais qu´avaient auparavant habité Racine et Adrienne Lecouvreur, elle recevait à sa table toutes les célébrités du siècle. Voltaire, Diderot, van Loo et Louis XV lui-même s´y coudoyaient avec Mesdames de Chabrillant, d´Aiguillon, de Villeroy, Du Deffand, de Galitzin et Geoffrin, Un jeune la Princesse de Galitzin demanda à la Clairon:
-« Quel souvenir de moi voulez-vous que je vous laisse ? »
-Mon portrait peint par van Loo –répondit l´actrice. Et van Loo faisant ainsi que le désirait Mlle. Clairon, la peignit dans le rôle de Médée montant sur un char, après avoir poignardé ses enfants. Louis XV lui-même ordonna qu´on fit à ce tableau le cadre le plus beau possible. Sa popularité devint si grande que ses admirateurs firent frapper des médailles d´après la gravure de Garrick et se décorèrent avec fierté de ce nouvel ordre. À force d´être flattée et adorée, la Clairon pensa que tout lui était permis et un jour elle osa braver la Pompadour même en disant d´elle :
« Elle doit sa royauté au hasard : je dois la mienne à mon génie. »
C´était vrai, mais c´était imprudent. Mais sa plus grande imprudence fut l´organisation de la mutinerie théâtrale de 1765 qui devait amener sa chute.  Elle a été décrite minutieusement par le mémorialiste Bachaumont. Laissons-lui la parole.
« Il s´est passé aujourd´hui (14 août 1765), à la Comédie Française, une scène dont il n´y a pas encore eu d´exemple depuis l´institution du théâtre. Les comédiens, instruits de la certitude de l´ordre du roi pour faire jouer Dubois (qui avait été expulsé de la Comédie pour n´avoir pas voulu payer un chirurgien qui l´avait soigné), n´ont pas voulu en avoir le démenti et le complot s´était formé chez Mlle Clairon de ne pas jouer, il s´est exécuté de la façon suivante. Tout étant disposé, sur les quatre heures et demies est arrivé Le Kain : il a demandé aux remainiers qui jouerait le rôle de Manni. « C´est Dubois, lui a-t-on répondu, suivant l´ordre du roi. »
-Cela étant, a-t-il répliqué, voilà mon rôle. » Et il s´en est allé. Molé est venu ensuite, qui a fait la même chose. Brizard et Dauberval ont suivi les traces de ces mutins. Enfin est entrée l´auguste Clairon, sortant de son lit, assurant qu´elle était toute malade, mais qu´elle savait ce qu´elle devait au public, et qu´elle mourrait plutôt sur le théâtre que de lui manquer.
-Qui fait le rôle de Manni ?, a-t-elle demandé. Ensuite, sur la réponse que c´était Dubois, elle s´est trouvée mal, et est retournée se mettre au lit.
Grand embarras dans le reste de la troupe : point de gentilhomme de la chambre. L´heure s´approche. On consulte M. de Biron, qui se trouve là, par hasard. On convient de donner le «Joueur » au lieu du « Piège » de Calais, et de glisser cette annonce à la suite du compliment. Cependant la nouvelle avait transpiré, et faisait l´entretien du parterre. On s´arrête à la vue du complimenteur, homme de mine piètre et mesquine, le vieux Bouret; il annonce sa vision, et déclare que la défection de quelques acteurs les met dans le cas de substituer le « Joueur » au « Siège de Calais ». À l´instant, des huées, des sifflets; le mot de « Calais ! » se répète de tous les endroits de la salle: on crie : « À l´Hôpital la Clairon ! Molé, Brizard, Le Daim, Dauberval, au For l´Évêque! » L´orateur est obligé de se retirer, et l´on met de nouveau en délibération ce qu´on fera. Cependant le tapage continuait et la garde voulait imposer silence. M. de Biron envoie dire qu´elle se contienne et laisse le public en liberté qui ne cessait de répéter : « La Clairon à l´Hôpital !, etc. » Mr. Biron consulté de nouveau par les comédiens, leur conseille d´essayer toujours d´entrer en scène : ce qui ayant été exécuté par Préville et Mme. Bellecourt, les cris ont redoublé. Les acteurs ne peuvent se faire entendre, rentrèrent dans la coulisse ; et le spectacle ne pouvant avoir lieu, un sergent vint haranguer le parterre de la part de M. le maréchal Le Biron : il annonça qu´on allait rendre l´argent ou les billets. Préville et l´autre semainier, le soir même, ont été rendre compte de l´aventure à M. le lieutenant général de police, qui leur a témoigné combien il était sensible à cela ; mais qu´il ne pouvait se dispenser d´exercer ses châtiments.
16 Avril. Fermentation étonnante dans Paris au sujet de cette histoire ; grand comité de gentilshommes de la chambre, tenu chez Mr. de Sartines. Le résultat est d´envoyer les coupables au For-l´Évêque. Brizard et Dauberval y vont aujourd´hui; Molé et Le Dain seront arrêtés à une certaine distance, et on écrit une belle lettre, où ils rendent compte de leur conduite, et déclarent que l´honneur ne leur permet pas de jouer avec un fripon.
Mlle. Clairon reçoit des visites de la cour et de la ville, au sujet de cet événement ; elle ne peut digérer l´affront qu´on a voulu lui faire de la mettre en face de Dubois. On rapporte à ce sujet qu´ayant interpellé quelques officiers qui faisaient cercle chez elle, et leur ayant demandé si dans leur corps ils n´en useraient pas de même, si quelqu´un d´eux avait fait une bassesse, ce qu´ils feraient, s´ils y ne le chasseraient pas ?, et si, par extraordinaire, la cour voulait le forcer, à garder un infâme s´ils ne quitteraient pas tous ? « Sans doute, Mademoiselle, reprend l´un d´eux avec vivacité, mais ce ne serait pas un jour de siège… ?
18 avril. Melle Clairon est au For l´Évêque depuis avant-hier…
Molé et Le Kain se sont rendus du lieu de leur retraite au For-l´Évêque…
23 avril – Molé et Brizard sont sortis aujourd´hui de leur prison, pour jouer dans « le Glorieux » et « Zéneide ». On ne peut attribuer qu´à une cabale gagnée par eux les applaudissements multiples avec lesquels ils ont été reçus. Leur insolence s´en est accrue, et l´on ne peut rendre l´indignation qu´à causée aux gens comme il faut ce contraste révoltant.
Quant à Mlle. Caliron, elle convertit en triomphe une disgrâce qui devrait l´humilier. Elle a été conduite au For-l´Évêque par Madame de Sauvigny. L´intendance de Paris ; et l´exempt, n´ayant pas voulu lâcher sa proie, est monté dans le vis-à-vis de cette dame, qui a pris Mlle. Clairon sur ses genoux, tandis que l´alguacil s´est assis sur le devant. On ne peut omettre une réponse qu´il a faite à Mlle Clairon, en lui signifiant l´ordre de sa détention. Cette héroïne a reçu la nouvelle, avec une noblesse digne d´elle ; elle a déclaré qu´elle était soumise aux ordres du roi, que tout en elle était à la disposition de la Majesté, que ses bien, sa personne, sa vie en dépendaient, mais que son honneur resterait intact, et que le roi lui-même n´y pouvait rien :
« Vous avez bien raison, Mademoiselle, a-t-il répliqué ; où il n´y a rien, le roi perd ses droits… »[13]
Tels firent les incidentes de cette fameuse mutinerie de comédients qui constitue le premier exemple d´une grève professionnelle dans les annales du théâtre français. Sans doute Mlle. Clairon et ses camarades avaient-ils raison, mais les temps des grèves et du syndicalisme n´étaient pas encore venus. Mlle. Clairon devança son époque.
Bien entendu, elle ne resta en prison que quelques jours, mais ces quelques jours suffirent pour que ses ennemis –car elle n´en manquait pas- comme La Harpe, dont elle avait refusé de jouer les tragédies : Freron, qui avait été violemment attaquée par Voltaire dans « L´Écossaise » ; Mme. Dumesnil, sa rivale, et d´autres encore cabalassent si bien que lorsqu´elle reparut, elle trouva ses adorateurs de vingt ans tournés vers d´autres vedettes montantes. Alors, dépitée, elle se retira. Elle n´avait pourtant que 42 ans. Ses élèves, Mlle. Rancourt, et Jean Mauduit de la Rive, héritèrent de sa popularité. Naturellement son renom commença à décliner, en même temps que sa fortune. Les opérations de l´abbé Terrai lui ayant ôté le tiers de son bien, la crainte de s´endetter le força de renoncer au luxe de son train de vie. Par la suite, ses années s´éloignèrent sans retour de sa maison. Elle en souffrit tellement qu´elle eut un moment l´idée de se retirer dans un couvent. Mais avant de prendre cette résolution extrême, elle tenta la dernière chance : le recours à la fidélité d´un de ses anciens amoureux : le maréchal d´Anspach. Elle frappa à sa porte et le petit prince allemand l´accueillit. Une autre étape de sa vie singulière allait commencer. Le margrave l´associa à sa couronne et en fit son premier ministre. Elle y resta pendant 17 années. En se rapportant à cette époque curieuse de sa vie, la Clairon écrit dans ses « Mémoires » :
« Le bonheur et la gloire du margrave étaient l´unique but de mes travaux et de mon ambition. J´ai fait tout le bien qu´on m´a permis de faire, je n´ai connu ni la vengeance ni la lâcheté. »
Enfin, un mauvais jour le souverain et son ministre se brouillèrent et la Clairon revint à Paris. L´occasion n´était pas propice. On vivait en plein règne de la Terreur. Avant son départ en Allemagne, elle avait placé en France de l´argent, mais en y revenant, elle se trouva complètement ruinée. Ruinée et vieille. La misère la plus noire s´abattit sur elle.
Arsène Houssaye raconte sur les dernières années de la Clairon une anecdote qui montre à quel degré de pauvreté et d´oubli était tombée la triomphante reine d´autrefois.
« Un matin qu´elle balayait son unique chambre en robe plus que fanée et en bonnet de nuit, un étranger se présenta : Mademoiselle Clairon ?
-Elle n´y est pas- dit la comédienne.
- Dites-lui que Mr. de Rouvray reviendra sur le soir. »
Mlle Clairon laissa tomber son balai.
« De Rouvray ! – murmure-t-elle en voyant descendre le visiteur ; si j´osais lui dire… Mais puisqu´il reviendra… Il ne revint pas. Loin de s´en plaindre, la pauvre vieille remercia le ciel. Elle ne voulait pas que celui qui l´avait adorée quand elle avait 16 ans, vit la fraîche et séduisante Clairon métamorphosée en vieille fille de 70 ans.
« Mon souvenir vaut mieux que moi-même – écrivait-elle à Mlle. Drouin.
La Clairon murut à Paris dans la paroisse de St. Thomas d´Aquin ; la 11 pluviose an XI (Février 1803), à 80 ans. La même année mouraient, pauvres aussi et oubliées, la Dumesnil, qui avait été son professeur, puis sa rivale, et Sophie Arnould, qui avait été son élève.
Die transit gloria mundi !
La Clairon a laissé des Mémoires qui elle-même publia à Paris en 1799, en un volume in-8. Ils sont écrits dans le style emphatique de l´époque et sont assez curieux non seulement pour les anecdotes de sa vie qu´elle raconte, mais pour les idées sur le théâtre qu´elle développe. Le poète Andrieux les réédita en 1822 (Paris, 10. in-8) avec une Notice en tête.







[1] Voir le “Grand Dictionnaire universel du XIX siècle », par Pierre Larousse, Paris 1869, t. 14.
[2] “Grand Dictionnaire universel du XIX siècle », Larousse, id.
[3] “Grand Dictionnaire universel du XIX siècle », Larousse, id.
[4]
[5] J. Travers au Dictionnaire Général de Biog. et d´Histoire par Desobre et Bachelet.
[6] Émile Deschanel, Le Théâtre de Voltaire, p. 382. Paris Calmann-Levy, 1888.
[7] Cité par E. Lavisse, Histoire Générale de France, t. VIII, p. 195, note.
[8] Rapporté par E. Deschamel, op. Cit, p. 178.
[9] E Deschamel, op. Cit., p. 193.
[10] Rapporté par Lucien Perez et Gaston Maugras dans “La vie intime de Voltaire avec Délices et à Ferney » – Paris Calmann-Levyy, 1885.
[11] Ste. Beuve, Causeries du Lundi, t. III, « Florian », p. 231.
[12] Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IV, « Marmontel », p. 529.
[13] Bachaumont, Mémoires (cans la Bibliothèque des Mémoires du XVIII s. ; publiée par F. Barrière, tome III, p. 269). 



Une fois je vis les Rois Mages

Saumur, le 24 décembre 1946
A Ivon Andine

Une fois je vis les Rois Mages...  Et oui, lecteur. Ne souriez pas. Je les vis de mes propres yeux. Je les vis, comme je vous vois. J´étais en ce temps-là un petit garçon. Je n´avais que six ans. J´habitais avec mes parents dans mon village natal. C´est un village espagnol, situé aux frontières des anciens royaumes péninsulaires de Navarre, de Castille et d´Aragon. D´où son nom de Fitero, qui veut dire limite. Il surgit au XII siècle à l´ombre d´une célèbre abbaye de l´ordre des Cîteaux, fondée par des moines français venus du monastère de la Scala-Dei à Tarbes. Ses abbés rendirent autrefois de grands services aux monarques castillans, aragonais et navarrais qui comblèrent le couvent de donations et de privilèges. Il n´est donc pas étonnant que leurs illustres collègues, les Rois Mages, gâtent spécialement les enfants du village lors de la visite traditionnelle, à la veille de l´Épiphanie.
C´est au cours d´une ce ces visites – qu´ils font toujours la nuit et incognito – que j´eus le bonheur de les connaître. Cela arriva justement la nuit du 5 au 6 janvier 1908. Je ne l´ai pas encore oublié.
En Espagne ce n´est pas le père Noël qui apporte aux enfants des friandises et des jouets à la fin de chaque année; mas les Rois Mages: Melchior, Gaspar et Balthazar. Je les aime mieux que le père Noël. J´admets bien, d´ailleurs, que ceux-ci sont des vieillards très sympathiques, avec leurs barbes et leurs arbres fleuris; mais les Rois Mages sont indiscutablement plus beaux, plus riches et aussi généreux que ceux-là.
Toutefois, ils sont moins ponctuels que le Père Noël. Comme ils traînent derrière eux un long cortège de serviteurs, ils arrivent toujours douze jours plus tard. C´est ennuyeux. Mais enfin en Espagne on est habitué à ce retard et les enfants ne s´en plaignent. Au bout du compte, c´est .....
Cette nuit-là de Janvier il faisait un froid affreux. La neige tapissait les rues du village. Aussi ma mère me coucha de bonne heure. En me déshabillant, elle me dit:
-         Maintenant on va mettre tes souliers sur le balcon, pour que les Rois te laissent des jouets.
-         Mais mes souliers – fis-je – sont trop petits pour que les Rois y mettent les choses que je veux.
-         En effet – balbutia-t-elle interloquée. Puis, elle me demanda:
-         Et, as-tu déjà préparé ton billet.
-         Mais oui, maman; le voici.
Je tirai un papier de ma poche et ma mère se mit à lire:
“Melchior, je veux que tu me donnes un cheval.
Gaspar, je veux que tu me donnes une balle.
Balthasar, je veux que tu me donnes un harmonica.”
Ma mère sourit et commenta:
-         Mais tu n´as aucun respect. Les Rois Mages! Tu les tutoie, comme s´ils étaient de simples paysans...
-         Alors comment veux-tu que je les traite..?, fis-je tout confus.
-         Oh! Ça va, ça va. Les Rois ne se fâcheront pas – me rassura-t-elle.
-         Tu vois – continuai-je – les Rois ne pourront pas mettre le cheval dans mes souliers.
-         Sans doute – acquiesça-t-elle. On va donc déposer une grande boîte de carton. De cette façon, le cheval aura un lieu où s´abriter et il n´attrapera pas froid.
-         C´est ça, c´est ça! – m´écriai-je avec enthousiasme. Mais il faudra prévenir les Rois – ajoutai-je.
-         Oh! Pas besoin – répliqua ma mère. Mais si tu le veux...
-         Et oui. Il vaudra mieux.
-         Vas-y.
Ma mère me donna le billet et j´écrivis au-dessous, avec un bout de crayon, la note suivante: “Messieurs les Rois: mettez, s´il vous plaît, le cheval dans la boîte de carton pour qu´il ne s´enrhume pas.”
-         C´est bien, mon petit – me dit maman en le lisant. Et ensuite elle ajouta:
-         En tout cas, il faudra mettre également tes souliers pour que les Rois s´aperçoivent que dans cette maison il y a un enfant.
-         Mais les Mages connaissent bien tous les enfants – répliquai-je.
-         Mais non toutes les maisons – fit-elle. Puis, elle s´exclama:
-         Tiens! Tu peux même attacher ton billet à l´un des lacets de tes souliers. Aussi le vent ne l´emportera pas.
-         Et les chats, ne le mangeront-ils pas?, objectai-je.
-         Oh! Non, mon enfant. Les chats ne mangent pas les messages adressés aux Rois Mages.
-         Alors je vais l´attendre, moi-même – conclus-je.
Maman ayant fini de me déshabiller, me mit au lit. Puis, elle ouvrit le balcon et y déposa mes souliers et une grande boîte de carton. Quand elle l´eut fermé, je lui demandai:
-         Mais à quelle heure arrivent les Rois?
-         Vers minuit - me dit-elle. Mais il faut que tu t´endormes pour qu´ils te laissent des cadeaux. Autrement, s´ils se rendent compte que tu veilles, ils se fâcheront et ne s´arrêteront pas.
-         Oh! Oui, maman. Je vais m´endormir tout de suite. Embrasse-moi et éteins la lumière. Ma mère m´embrassa au front et me dit:
         “Bonsoir, mon enfant”. Puis, elle éteignit la lumière et s´en alla.
         J´aurais bien voulu lui obéir, mais je ne pus pas. Je me mis à penser par la suite aux trois Rois Mages.
-         Comment sont-ils..? Comment s´habillent-ils...? Comment voyagent-ils..? Où apportent-ils les jouets...?
Seraient-ils plus beaux et fastueux que ceux de la crèche paroissiale...?
Monsieur le Curé nous avait expliqué au catéchisme qu´ils venaient tous les ans adorer l´Enfant Jésus et lui faire des cadeaux; mais que c´est à la demande de Celui-ci qu´ils les partageaient après entre tous ses frères; c´est-à-dire, entre tous les enfants. Parce que l´Enfant Jésus n´est pas un égoïste; il ne veut pas tout pour soi et rien pour les autres, comme les hommes méchants...
Recroquevillé entre les draps de mon lit, je rêvais, je rêvais éveillé.
Dans l´obscurité et le silence de la chambre on n´entendait que le tin-tin monotone de la petite pendule, déposée sur la cheminée de marbre. On aurait dit le pas cadencé des chevaux des Rois Mages, battant de leurs fers d´argent le pavé du village. Je ne faisais que guetter leur sonnerie.
-         Dix heures! Les Rois doivent à présent être à Cervère sur l´Alhama.
Dix heures et demie! Ils sont sans doute à l´Albotea.
Onze heures! Ils doivent être aux Thermes. Onze heures et demie! Attention! Attention! Ils doivent s´approcher de la Fontaine de l´Evêque.
A ce moment je cachai la tête entre les draps, fermai les yeux et feignis d´être endormi. Les Rois se présenteraient d´un moment à l´autre devant mon balcon et pourraient se fâcher, s´ils me surprenaient en éveil. Car la Fontaine de l´Evêque est à l´entrée du village et ma maison n´en était distante que de quelques centaines de mètres. Je me mis à retenir mon souffle pour entendre leur arrivée. Et en effet, quelques minutes après, le bruit caractéristique du passage d´un cortège commença à retentir dans la rue déserte.
Ce doit être eux – pensai-je. Sans doute. Un frisson d´émotion secoua tout mon corps. Tout à coup j´entendis derrière mon balcon un discret chuchotement.
-         Et oui, les voilà. Bien sûr, ils sont en train de lire mon message.
A cet instant ma curiosité l´emporta sur les recommandations de maman et je ménageai tout doucement un trou sous l´oreiller pour les guetter. On pouvait les voir à travers les carreaux, parce que maman avait écarté exprès les rideaux. Elle m´avait dit que les Rois voulaient très souvent observer si les enfants dormaient sagement.
En les regardant, je fus ébloui. En effet, ils étaient magnifiques. Melchior montait un superbe alazán. Sa barbe était rousse et il portait une couronne et un manteau d´or. Gaspar montait un cheval blanc. Sa barbe était blanche aussi et il portait une couronne et un manteau d´argent.
Quant à Balthazar, c´était un roi nègre comme l´ébène et il n´avait pas de barbe. Il montait un cheval noir et portait un manteau de pourpre et un turban de soie.
Quand je me mis à l´observer, Melchior était effectivement en train de lire mon papier. Il sourit en finissant, fit un signe à un de ses écuyers et celui-ci déposa dans la boîte de carton le cheval, la balle et l´harmonica. Puis, ils s´en allèrent, sans regarder si je sommeillais. Heureusement pour moi, puisque malgré toutes mes précautions, je pense que mon oreiller devait bouger un petit peu...
Cette vision me plongea dans une espèce d´extase céleste et alors je m´endormis profondément...., si profondément que je n´entendis pas le lendemain matin ma bonne mère qui entra au point du jour dans ma chambrette retirer du balcon les cadeaux des Rois. En me réveillant, je trouvai mes jouets sur ma petite table de chevet. Je les pris en main et me mis à lancer des cris de joie. Alors ma mère entra dans la pièce et je m´écriai:
-         Maman, maman: voici les cadeaux des Rois. Il est beau, eh?, le petit cheval. Et la balle rebondit bien – ajoutai-je, la jetant sur le plancher – Et l´harmonica joue encore mieux – fis-je le portant à mes lèvres.
-         Ils sont très gentils, les Rois Mages – commenta ma mère.
-         Et oui; et très beaux et très riches. Je les ai vus, maman; je les ai vus – conclus-je d´un air triomphant.
-         Comment! Tu les as vus! – fit-elle, écarquillant les yeux.
-         Et oui, maman. Je les ai guettés et les ai observés par dessous l´oreiller. A mon grand étonnement, ma mère fit un geste d´incrédulité. Elle ne voulait pas croire. Pourtant j´ai encore la certitude absolue de les avoir contemplés réellement.

C´était, il est vrai, pour la première fois.... et hélas! pour la dernière aussi. Parce que tu sais, on ne voit les Rois Mages qu´avec les yeux de l´innocence...

TRADUCCIÓN


Sí, lector. No te rías. Los vi con mis propios ojos. Los vi, como te veo a ti. Era, entonces, un niño. Sólo tenía seis años. Vivía con mis padres en mi villa natal. Un pueblo español, situado en la muga de los viejos reinos peninsulares de Navarra, Castilla y Aragón. De ahí su nombre de Fitero, que quiere decir límite. Surgió en el siglo XII a la sombra de una célebre abadía de la orden del Císter, fundada por monjes franceses venidos de Scala-Dei en Tarbes. Sus abades rindieron grandes servicios a los monarcas castellanos, aragoneses y navarros, que recompensaron al convento con donaciones y privilegios. No es nada sorprendente por consiguiente que sus ilustres colegas, los Reyes Magos, mimen especialmente a los niños del pueblo cuando lo visitan cada año en víspera de la fiesta de la  Epifanía.
Fue en una de esas visitas – que hacen siempre de noche y de incógnito – cuando tuve la suerte de conocerlos. Ocurrió justamente la noche del 5 al 6 de enero de 1908. No lo he olvidado todavía.
En España no es el Papá Noel quien trae los regalos a los niños al finalizar el año, sino los Reyes Magos: Melchor, Gaspar y Baltasar. Es una tradición. Admito, por otra parte, que aquellos son unos ancianos muy simpáticos, con sus barbas y sus árboles floridos; pero los Reyes Magos son indiscutiblemente más hermosos, más ricos y tan generosos como aquellos.
Sin embargo, son menos puntuales que el Papá Noel. Como llevan consigo un largo séquito de sirvientes, llegan siempre con doce días de retraso. Es un fastidio. Pero, en fin, en España estamos habituados al retraso y los niños no se quejan. En resumidas cuentas, es.......
Aquella noche de Enero hacía un frío de perros. La nieve tapizaba las calles del pueblo. Mi madre me acostó muy temprano. Al desnudarme, me dijo:
-         Ahora vamos a poner los zapatos en el balcón, para que los Reyes te dejen juguetes. 
-         Pero mis zapatos – le dije – son demasiado pequeños para que los Reyes me pongan las cosas que he pedido.
-         En efecto – balbució desconcertada.
Entonces, me preguntó: - Has preparado ya tu carta?
-         Por supuesto, mama; aquí está.
Saqué un papel de mi bolsillo y me puse a leerlo:
“Melchor, quiero que me traigas un caballo.
Gaspar, quiero que me traigas un balón.
Baltasar, quiero que me traigas una armónica.”
Mi madre sonrió y comentó: - ¡No tienes ningún respeto a los Reyes Magos! Les tuteas, como si fueran unos simples campesinos.
-         ¿Cómo quieres, mama, que los trate? - dije confundido.
-         ¡Oh! basta, basta. Los Reyes no se enfadarán por eso.
Aquello me tranquilizó.
-         Ves – insistí –, los Reyes no podrán meter el caballo dentro de los zapatos.
-         Por supuesto – admitió ella. Vamos a poner una caja de cartón más grande. De esta manera, el caballo tendrá un lugar en el que cobijarse y no se enfriará.
-         Eso es, eso es – exclamé entusiasmado. Pero habrá que prevenir a los Reyes – añadí.
-         ¡Oh! No hace falta – replicó mi madre. Pero si quieres tú.....
-         Por supuesto. Será lo mejor.
-         Adelante.
Mi madre me dio el papel y yo escribí encima, con un trozo de lapicero, la nota siguiente: Señores Reyes: ponedme, por favor, el caballo en la caja de cartón para que no se acatarre.
-         Está bien, hijo mío – me dijo mi madre leyéndolo. Y después añadió:
-         En cualquier caso, hará falta poner también tus zapatos para que los Reyes se den cuenta de que en esta casa hay un niño.
-         Pero los Reyes Magos conocen bien a todos los niños – le repliqué.
-         Pero no todas las casas – dijo ella. A continuación, añadió:
-         ¡Anda! Puedes incluso sujetar el papel en uno de los lazos de tus zapatos. Así no se lo llevará el aire.
-         ¿No se lo comerán los gatos?, objeté.
-         ¡Oh! no, hijo mío. Los gatos no se comen las cartas de los Reyes Magos.
-         Entonces, voy a esperar – concluí.
Una vez que mi madre me hubo quitado la ropa, me metí en la cama. A continuación, abrió el balcón y colocó mis zapatos y una gran caja de cartón. Cuando la cerró, le pregunté:
- ¿A qué hora llegan los Reyes?
- Hacia las doce de la noche, me dijo. Pero tienes que dormirte para que te dejen los juguetes. Si se dan cuenta de que estás despierto, se enfadarán y no se pararán.
- Bien, mama. Voy a dormirme enseguida. Dame un beso y apaga la luz. Mi madre me besó en la frente y me dijo.
- Buenas noches, hijo mío. Después, apagó la luz y se fue.
Me hubiera gustado obedecer, pero no pude. Me puse a pensar enseguida en los tres Reyes Magos.
-         ¿Cómo son? ¿Cómo se visten? ¿Cómo viajan? ¿Cómo transportan los juguetes?
-         ¿Serán más hermosos y fastuosos que los del belén de la parroquia?
El Señor Cura nos había explicado en el catecismo que los Reyes Magos venían todos los años a adorar al Niño Jesús para traerle regalos, pero éste les pedía compartirlos a continuación con todos sus hermanos; es decir, con todos los niños. Porque el Niño Jesús no es egoísta; no quiere todo para él y nada para los otros, como los hombres malos...
Acurrucado entre las sábanas de mi cama, soñaba despierto.
En medio de la obscuridad y el silencio de la habitación sólo se escuchaba el tintineo monótono del pequeño péndulo de un reloj, colocado en la chimenea de mármol. Parecía el paso cadencioso de los caballos de los Reyes Magos, golpeando con sus herraduras de plata el adoquinado del pueblo. Yo vigilaba constantemente su sonido.
-         ¡Las diez y media! Están ya en la Albotea.
-         ¡Las once! Deben de estar en Los Baños. ¡Las Once y media! ¡Atención! ¡Atención! Deben de estar ya en la Fuente del Obispo.
En aquel momento, metí la cabeza debajo de las sábanas, cerré los ojos y fingí estar dormido. Los Reyes se presentarían de un momento a otro delante de mi balcón y podrían enfadarse, si me sorprendían despierto. Pues la Fuente del Obispo está a la entrada del pueblo y mi casa a unos cientos de metros de allí. Comencé a contener el aliento para oír su llegada. En efecto, unos minutos más tarde, el ruido característico del paso de un cortejo comenzó a retumbar en la calle desierta.
Deben de ser ellos – pensé. Sin duda. Un temblor de emoción sacudió todo mi cuerpo. De repente escuché detrás de mi balcón un discreto cuchicheo.
-         Sí, ahí están. Están leyendo mi carta, seguro.
En aquel momento mi curiosidad pudo más que las recomendaciones de mi madre. Abrí sin hacer ruido un pequeño agujero en la almohada. Podía verlos a través de los cristales, porque mi madre había corrido las cortinas adrede. Me había dicho que los Reyes querían comprobar si los niños dormían como era debido.
Mirándolos, me quedé deslumbrado. En efecto, eran magníficos. Melchor montaba un soberbio alazán. Su barba era rojiza y llevaba una corona y una capa de oro. Gaspar montaba un caballo blanco. Su barba era blanca también, y llevaba una corona y una capa de planta.
En cuanto a Baltasar, era un rey negro como el ébano y no llevaba barba. Montaba un caballo negro y vestía una capa de púrpura y un turbante de seda.
Cuando me puse a observarlo, Melchor estaba efectivamente leyendo mi carta. Sonrió al terminar, hizo una señal a uno de sus pajes y éste puso en la caja de cartón el caballo, la pelota y la armónica. Después, se fueron, sin mirar si estaba durmiendo. Afortunadamente para mí, ya que a pesar de todas las precauciones, pienso que mi almohada se había movido un poco.
Esta visión me sumergió en una especie de éxtasis celeste y entonces me dormí profundamente..., tan profundamente que no oí al día siguiente por la mañana a mi buena madre que entró al punto de la mañana en mi pequeña habitación para retirar del balcón los juguetes de los Reyes. Al despertarme, encontré mis juguetes en la mesilla de noche. Los cogí entre las manos y me puse a gritar de alegría. Entonces mi madre entró en la habitación:
-         Mama, mama: mira los regalos de los Reyes. ¿Es bonito, eh?, el caballito. Y la pelota bota bien, añadí, botándola en el suelo. – Y la armónica toca todavía mejor, dije, llevándomela a los labios.
-         Son muy bondadosos, los Reyes Magos – comentó mi madre.
-         Sí; y muy hermosos, y muy ricos. Los he visto, mama; los he visto – concluí lleno de orgullo.
-         ¡Cómo! Los has visto – me dijo, abriendo los ojos de par en par.
-         Sí, mama. Los he estado observando por encima de la almohada. Ante mi asombro, mi madre hizo un gesto de incredulidad. No quería creerlo. Sin embargo estoy todavía seguro de haberlos contemplado realmente.
Era, es verdad, la primera vez... y ¡lástima! la última también. Porque, bien sabe usted, señora, que sólo con los ojos de la inocencia es posible ver a los Reyes Magos.

Traducción de Jesús Bozal Alfaro


La confidence de la Capitaine

Nouvelle inédite par Manuel G. Sesma
Illutration de Geo Marc

A Madame et Monsieur Paul Gonda
Décembre 1946

Il ne s´agit pas de la femme d´un capitaine, mais d´une capitaine authentique. Elle était Madrilène, du quartier populaire de Lavapies et s´appelait Encarnita L.
L´un des traits caractéristiques de la guerre civile espagnole de 1936-39 fut la participation de la femme aux combats contre les insurgés fascistes et les envahisseurs étrangers venus à leur secours. Ce trait s´explique tout d´abord par le tempérament passionné de la race; puis par le fait que la deuxième République espagnole était en train d´émanciper les deux parias séculaires de la société péninsulaire: l´ouvrier et la femme. Aussi quand ses asservisseurs traditionnels se rebellèrent contre la République, les ouvriers et les femmes prirent spontanément les armes.
Une courageuse jeune fille, Aida Lafuente, avait déjà donné l´exemple, lors de l´ínsurrection populaire d´octobre 1934. Un gouvernement de prévaricateurs et de jésuites –la coalition radical cédiste- essayait déjà à cette époque de saper le nouveau régime. Mais le peuple alerté se révolta. Pour étouffer la protestation, la réaction gouvernementale qui se méfiait –et pour cause- des soldats espagnols, envoya contre les mineurs des Asturies –qui étaient les protestataires les plus énergiques – des troupes ramenées d´Afrique, composées de Marocains et d´apatrides de la Légion étrangère. Il y eu à ce sujet des combats acharnés et les mineurs asturiens se défendirent avec leur courage proverbial. Et bien, l´un des épisodes les plus émouvants de cette lutte inégale fut le sacrifice héroïque de la fille d´un peintre, Aïda Lafuente. Pour protéger la retraite de ses camarades –et malgré les conjurations de ceux-ci, elle eut la bravoure de continuer elle seule à soutenir le combat, tirant sans arrêt avec une mitrailleuse contre les hordes maures lancées à l´assaut de la gare d´Oviedo. Naturellement, la lutte ne fut pas longue et quand elle eut épuisé ses munitions et que les Marocains, bravant de rage et de luxure, allaient la capturer, elle se suicida avec on revolver, devant leurs yeux.
Ce geste magnifique, devenu immédiatement légendaire, était tout récent en juillet 1936. Donc, quand l´insurrection franquiste éclata, le souvenir glorieux d´Aida Lafuente enflamma aussitôt l´imagination et alluma le courage de force femmes antifascistes de la péninsule. On vit par la suite, sur tous les fronts de bataille, des femmes résolues, des miliciennes mener vaillamment le combat aux côtés des hommes, et c´est justement à cette occasion que je connus la capitaine Encarnita.
Le siège de Madrid commençait à ce moment. Les fascistes piétinaient dans ses faubourgs. C´étaient les derniers jours de novembre 1936.  À cette époque, je combattais comme volontaire dans une batterie de canons Schneider de 750 mm. campagne, relevant du commandement de la XIe brigade internationale. Nous avions placé nos pièces aux environs de la “Plage” de Madrid. Un beau matin, je regardai passer de bonne heure, sur la route voisine, une compagnie d´infanterie. Elle allait prendre position aux bords du Manzanares. A sa tête marchaient un homme et une femme. Celle-ci portait sur son épaule un fusil mitrailleur.
C´était une jeune femme, forte, de taille moyenne, à la chevelure châtain et à la figure assez agréable. Elle était habillait en soldat et marchait tranquillement, simplement, sans aucun souci de parade. On entendait très proche le fracas du combat.
Cette jeune femme était Encarnita. Sa vue m´impressionna. Elle ne tarda pas à s´éloigner avec sa compagnie et je ne la revis plus sur le Front de Madrid.
Pourtant, deux années après, je la rencontrais à nouveau sur le Font de Catalogne.
Ce fut un autre hasard. À ce moment, j´étais affecté au 2º groupe d´obusiers Vickers de 105 mm. compagnie de la R. G. A. Un soir je fus envoyé, comme officier de liaison, auprès du commandement de la XIe division. C´était un jour de janvier 1939. Le poste de commandement était installé dans la masure d´un pauvre paysan.
Quant j´y arrivai, il faisait déjà nuit: une nuit ténébreuse et froide. En pénétrant dans la pièce ou était réuni l´état major, j´aperçus dans la pénombre trois militaires. Ils se penchaient sur un plan de campagne étendu sur une table. Ils s´éclairaient avec une lampe à pétrole. En levant la tête pour répondre à mon salut, ils laissèrent voir leurs visages et ma surprise fut extraordinaire. L´un des officiers était Encarnita et un autre, Jésus S., un de mes anciens élèves de Madrid que l´on m´avait dit mort au combat et qui était à présent commandant d´état-major à la division.
Après les effusions naturelles et le récit immédiat de nos aventures respectives, je lui demandais des renseignements sur la capitaine Encarnita. Son cas m´intéressait. Et mon élève satisfit abondamment ma curiosité.
D´après son témoignage, Encarnita avait pris une part brillante aux bataille les plus sanglantes de la guerre: Madrid, Brunete, Belchite, Teruel, l´Èbre, et elle s´était toujours distinguée par son sang-froid et par son courage. A Brunete elle commandait une compagnie de mitrailleuses. Celle-ci ayant été encerclée par l´ennemi la capitaine réussit à se sauver et à sauver ses hommes frayant à tous un passage avec le feu de sa mitrailleuse.
C´était une authentique héroïne de notre guerre.
Mais à présent elle n´avait plus l´élan combattif d´autrefois. À cause de la vie rude de champagne, elle avait contracté une maladie de poitrine et ne prenait plus une part directe aux combats. Elle était à ce moment la gouvernante du poste de commandement de la division.
Je me fis présenter à elle spécialement par mon ancien élève et commençais à la traiter avec empressement. Deux jours après, le chef de la division décida de changer de poste. Nous nous trouvions aux alentours de Carme. On alla s´installer dans une usine à papier, située à la croisée de chemins la plus proche. Nous prîmes la capitaine et moi une voiture à nous deux seuls, pour rejoindre le nouveau poste. C´était par une nuit sans lune, mais sereine et étoilée. A l´intérieure de la voiture une petite lampe laissait tomber sur nos têtes une lueur jaunâtre. En entamant la conversation avec la capitaine, je la dérivai bientôt vers sa vie de combattante.
-         Cette existence, Monsieur, répondit-elle. Je m´y suis habituée, bien entendu –pour mon malheur- mais je ne l´aime point.
-         Pourquoi?
-         Parce que la guerre n´est pas faite pour les femmes. Nous y perdons toujours et tout: le temps, les sentiments, la santé, la beauté, et même le sexe…
-         Je la regardai stupéfié. Je ne m´attendais pas à cette réponse. Un peu déconcerté, je lui répliquai:
-         Le sexe aussi? Vous exagérez, madame.
-         Oui, Monsieur. Ou tout au moins la féminité. Je vous parle par expérience. Habituée à m´habiller toujours en soldat, entouré uniquement de soldats et menant incessamment la vie de soldat, avec sa dureté et sa brutalité, la sensibilité, le sex-appeal et même la coquetterie de mon sexe. C´est affreux, Monsieur. Je ne me retrouve plus une femme, mais une bête féroce et asexuée.”
Elle prononça cette dernière phrase d´une voix sourde, qui traduisait le découragement et le désespoir.
-         Oh! Pas du tout, madame, protestai-je, saisi d´une émotion profonde. Au contraire, vous êtes à présent une femme doublée d´une héroïne.
-         - D´une héroïne?... fit-elle avec sarcasme. Quelle plaisanterie! Non, monsieur, non. Je ne suis pas une héroïne, mais une pauvre femme qui a gâché pour toujours son existence. Que vais-je devenir, après la guerre?...
Elle se tut. Son silence était dramatique. Je le respectai. Sa belle chevelure projetait sur son visage des ombres sinistres comme celles qui obscurcissaient son âme.
Cette confidence inespérée me troubla. Je contemplai un moment la capitaine avec une pitié infinie. Cependant, l´accent pathétique qu´elle y avait mis spontanément finit par me rassurer. Parce que cet accent de sincérité poignant était un indice infaillible que, malgré son uniforme et son revolver d´homme de guerre, malgré ses exploits de farouche combattante, la capitaine restait toujours une femme sensible et défaillante. C´est à dire une véritable femme.
Heureusement pour elle!...


 1947


 Apologie de la laitière

À Mademoiselle Marie Hélène Chevalier

Qui ne connaît pas la charmante fable de La Fontaine, intitulée « La laitière et le Pot au lait »… ? C´est une des plus délicieuses qui soient sorties de la plume du grand écrivain. Mais voilà que cette histoire innocente a contribué à répandre à travers le monde une fausse opinion sur le caractère des laitières.
Hâtons-nous à préciser à la décharge de l´insigne fabuliste qu´il n´entra pas, bien sûr, dans son intention de nuire à la réputation immaculée d´une si blanche et douce et savoureuse confrérie – ou plutôt, « consoeurie »- et que, du reste, ce ne fut pas lui qui créa proprement cette légende, mais le conteur du XVIè siècle Bonaventure des Périers dans sa « Comparaison des alquémistes à la bonne femme qui portait une potée de lait au marché[1]. En tout cas, c´est grâce à la célébrité universelle de La Fontaine que la laitière de l´apologue a été popularisée dans tous les pays et qu´elle est devenue le tupe de la femme rêveuse, maladroite et intéressée qui pour songer à des gains chimériques, vient au bout du compte à perdre bêtement même le petit bien qu´elle possède. En l´occurrence, son lait et son pot au lait. À ce sujet, les  commentateurs du fabuliste n´ont pas épargné à la pauvre femme les blâmes les plus durs et les moins justifiés. Voici, par exemple, ce qu´a écrit sur elle Emile Faguet :
« Et la laitière ! Elle n´es pas seulement étourdie, celle-là. Elle est ambitieuse et se perd en beaux projets. Elle nous montre que rien ne s´accorde mieux que les vastes desseins et la parfaite sottise relativement à nos intérêts présents, et que trop rêver d´un lointain avenir est tout le contraire de la vraie prévoyance[2]. »
Etourdie, ambitieuse, rêveuse, sotte… Ma foi !, voilà une galante litanie. N´est-ce pas vrai ? Mais, il me semble que Faguet exagère. Car voyons : est-ce que cette fâcheuse réputation est réellement méritée… ? Je crois sincèrement que non. Et je vais le prouver.
À noter préalablement ce détail intéressant : a savoir, que cette modeste créature de la Fontaine possédait de véritables qualités que personne n´a pensé à mettre en relief, tandis qu´on s´est amusé à faire ressortir son désirable esprit chimérique. Et oui, on s´en est pris légèrement à un prétendu défaut de cette pauvre femme, quand en réalité, elle ne méritait que le respect et même l´estime de tous les hommes sages. Parce qu´il faut avoir le courage de le dire sans ambages : combien de femmes de notre époque pourraient souffrir la comparaison avec cette humble paysanne d´autrefois… ? Très peu. Pour commencer, Perrette était une femme laborieuse. Elle tenait bien son ménage et exerçait consciencieusement son métier. C´est-à-dire, elle jouait un rôle utile dans la société. Peut-on dire autant de force poupées inutiles de notre siècle qui ne font et ne savent rien faire, sauf manger et faire souvent l´amour, bavarder et poudrer leur nez… ?
Perrette n´était pas du tout coquette. Pour aller à la ville, elle ne se paraît pas en grande dame, mais se mettait rapidement un « cotillon simple et souliers plats ». Peut-on dire autant de nombreuses jeunes femmes d´aujourd´hui qui ne savent descendre à la rue, sans perdre une heure au moins devant la glace et sans se mettre une robe à chaque fois et des souliers à talons monumenteux… ?
Cependant Perrette n´était pas du tout une paysanne lurde ni une femme qui ne négligeât, puisque à une époque où on ne connaissait pas encore la jupe courte, elle allait au marché « légère et court vêtue », selon l´expression de la Fontaine, et toujours bien propre et bien troussée. Peut-on dire autant actuellement de plus d´une jeune femme « zazou » qui s´habille à peu près comme une négresse du Cameroum… ?
Perrette ne portait pas de coiffe sur la tête, mais un gracieux coussinet pour y poser son pot au lait. Et ma foi, il est bien sûr qu´elle était plus agréable à voir que plus d´une femme « swing », dont les chapeaux extravagants semblent être tombés sur sa tête d´un soixantième étage…
Perrette était une femme avertie et éveillée. Elle calculait mieux qu´un comptable. Elle était toujours bien au courant des prix du marché et dressait en un instant tout son budget.
Peut-on dire autant de maintes femmes élégantes et fainéantes qui ne connaissent même pas le coût de leurs toilettes, puisque ce ne sont pas elles, mais leurs « amis » qui payent… ?
Perrette était une parfaite ménagère. Elle ne pensait pas aux robes, aux bijoux ni aux amants, mais à élever des poules, des cochons et des vaches ; c´est-à-dire, à augmenter le bien de son ménage. Peut-on dire autant des innombrables mégères de nos jours qui ne songent qu´à dépenser follement de l´argent et n´élèvent d´autres bêtes à cornes que leurs conjoints bafoués et patients… ?
Enfin, Pierrette avait encore une qualité réellement extraordinaire. Figurez-vous ! C´était  une épouse entièrement soumise à son époux !!! Dans quelle partie du monde trouve-t-on aujourd´hui des jeunes femmes de cette espèce de véritable élite… ? Nulle part. On a dû même supprimer de la formule du mariage civil l´ancien précepte divin : « la femme doit obéissance à son mari », parce qu´il n´y a plus dans nos sociétés une seule personne qui veuille lui obéir… ! Et ne parlons pas hélas ! des crinnyes violentes et méchantes qui aboient à leur conjoints comme des chiennes, quand elles ne les attaquent pas comme des vaches.
Il est vrai que le mari de Perrette était, semble-t-il, un mâle authentique, capable au besoin d´ôter à sa moitié les mauvaises humeurs… comme on ôte à un tapis la poussière… ; ce qui, s´il est en théorie un peu barbare, n´est pas toujours en la pratique inefficace.
Parce que répondez-moi sincèrement, ne croyez-vous pas que certaines femmes marcheraient sans doute un peu plus droit, si on leur redressât à coup de bêton, la colonne vertébrale… ?
Et bien, voilà qu´à une femme qui avait tant de qualités, comme Perrette, on ne lui a pas pardonné qu´elle fît de temps en temps des rêves. Peut-être faire des rêves est-il un péché ou même un défaut ? Mais qu´est-ce qu´un homme et une femme dépourvus d´imagination ? Des brutes ou des idiots. Ni plus ni moins. Ajoutez que Perrette ne faisait pas, comme l´on prétend, des songes extravagants ou chimériques, mais de projets réalisables et pratiques. Elle calculait sur des données réelles. Elle était seulement une femme d´affaires. Et sans son bond fatal et irréfléchi, est-ce qu´elle n´aurait pu réussir… ?
Mais même si elle avait rêvé des absurdités, on n´aurait pas le droit de la blâmer. Quel mortel ne songe pas comme elle… ?
Remarquez pour finir que les critiques qui, en commentant la fable de La Fontaine, s´en sont pris si légèrement à la pauvre laitière, auraient dût tout au moins avoir un peu plus de respect à l´égard de la pensée du poète. Parce que celui-ci, à la fin de son apologie, n´hésita pas à défendre Perrette dans un beau plaidoyer de quatorze vers. Mais Faguet, par exemple, a tranquillement supprimé cette défense. Oh!, l´impartialité et la bonne foi des critiques réputés…, parce que celle-là désavouait son commentaire. Jugez-en par vous-même :

« Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin, tous,
Autant les sages que les foux !
Chacun songe en veillant, il n´est rien de plus doux.

Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m´écarte ; je vais détrôner le sophi :
On m´élit roi, mon peuple m´aime ;
Mes diadèmes vont sur ma tête pleuvant.
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis gros Jean comme devant. »

Après cet éloquent plaidoyer, il n´est besoin de rien ajouter. Seulement je veux avouer, pour terminer, que si je succombais un jour à la tentation de me marier, je m´estimerais certainement fort heureux d´éprouver une femme comme la brave laitière de La Fontain : laborieuse, propre, éveillée, économe, pas coquette, épouse soumise et parfaite ménagère. Malheureusement Perrette appartenait à une espècede femmes qui semble définitivement éteinte. Pour trouver au XX siècle des épouses comme elle, il faut les chercher partout avec une lanterne.
Par bonheur, j´espère que je ne succomberai jamais à une tentation dangereuse. Parce que…
Un proverbe angevin m´a appris que la femme ne donne à l´homme que deux jours de bonheur sur la terre, le jour où il l´épouse et le jour où il l´enterre…
(A remarquer que les proverbes étant l´expression de l´expérience et de la sagesse populaires, celui-ci doit sans doute être vrai. Du moins, en ce qui concerne les femmes de l´Anjou.)
Alors, dites-moi lecteur, qu´il vaut la peine d´entretenir et de supporter toujours une mégère avec écœurante  perspective de n´être hélas ! heureux à côté d´elle que deux jours dans la vie… ?




[1] Nouvelles récréations et joyeux devis – Nouv. XIV.
[2] Collection de classiques populaires – La Fontaine – Paris, Lecene et Oudin, 1890, p. 116. 



















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