Albi, le 15 mai 1939
Albi, le 23 mai 1939
Albi, le 1 juin 1939
Albi, samedi soir 10 juin
24 Juin 1939, Samedi matin.
Adieu fait bien souvent souffrir
(24 Juin 1939)
Wagner
La
Rochefoucault
La Bruyère
Carta 11
Gaillac, le 3 Juillet 1939
Grand ami chéri. Vous voyez, j´avais eu une
intuition. Lorsque je suis arrivée hier
matin votre lettre était là depuis quelques heures. J´ai été si heureuse je n´ai fait qu´un saut:
"Arlette, une lettre de Manuel!"
et vite je me suis mise à lire tout cela.
Manolo, comment vous remercier de tout ce que vous avez
écrit pour moi? C´est vraiment trop
beau, c´est magnifique. Mon coeur vous
dit mille fois merci et moi? et bien, moi je vous embrasse autant de fois si
vous voulez, mais je vous embrasse comme si vous étiez mon frère, voyez si je
suis sage. J´écoute vos conseils et
votre petit sermon. Ah! si tous étaient
comme les vôtres, je crois que les curés auraient plus de succès! Je viens d´attraper
le fou rire en pensant à Bossuet disant à Henriette de France (ou d´Angleterre
ça m´est égal): "Nous perdons la
tête, soyez sage mon petit!" Vous vous représentez le tableau n´est-ce
pas?
Ami, vous pouvez me gronder quand je suis un peu folle;
vous êtes sérieux et sage (saluez, s´il vous plaît au compliment) et je crois
que je vous écouterai. D´habitude je n´écoute rien et personne, mais
vous ce n´est pas pareil, je ne vous vois pas et il y a tellement de charme
dans ce mystère: Une voix inconnue qui vous parle, que vous comprenez, mais que
vous n´entendez pas! Que pensez-vous de moi au point de vue moral? Vous êtes
vous fait une synthèse de mon caractère?, à quoi êtes-vous arrivé? Pour vous
encourager à me disséquer, un sourire, c´est le "merci" du coeur.
Ami j´ai rêvé de nous cette nuit. Je ne sais comment cela se passait, nous
étions dans un grand jardin près de la maison que nous habitions. C´était
l´heure où la fleur se ferme et où l´âme s´ouvre. Tout dormait. Emue, charmée,
j´écoutais vos confidences si douces et je lisais dans vos yeux le plus
charmant des mots. Nous étions heureux
ami chéri, il y avait, ce soir-là, de la griserie dans l´air.
Oh! j´oubliais qu´il fallait être sage, alors je vais
mettre mon coeur sous un tas de cailloux et vous pourrez travailler pour le
sortir! Moi je ne sais pas, ou plutôt, si, je sais, mais je ne vous le dis pas.
Manolo, est-ce vrai que l´amour déifie. C´est peut-être cela. "Un homme et une femme qui
se fondent en un ange".
Pour moi, c´est la fleur du rêve, la fleur qui dure plus
que la rose, dont le parfum est plus subtil, le charme plus enivrant. Oui, il y
a des épines à la tige des roses? Qu´importe, puisque dans son calice, l´amour renferme,
avec la foi, la confiance et la douceur, la force des deux êtres unis à jamais.
Pendant que je faisais les révisions d´histoire dans le
jardin de l´école, je me suis amusée à
découper des lettres dans des feuilles, je vous les donne pour exercer votre
patience. Pouvez-vous reconstituer le mot qu elles forment?
Vous avez raison, Manolo chéri, je suis une petite fille,
très petite encore. Je me demande parfois quand je deviendrai une grande fille,
une femme. Dites, monsieur mon ami, vous n´êtes pas et ne serez jamais pour moi
Mr. Personne, vous êtes tout, comprenez-vous?
Mon ami, mon grand ami que j´aime, je suis bouleversée et
enchantée à la fois, par la poésie que vous avez écrite pour moi: “Crépuscule Albigense”. Je voudrais
pouvoir vous dire aussi, “Te adoro, mi
Manolo” mais je ne le dis pas, j´ai peur que vous me grondiez!...
Tout est magnifique dans ce cahier de vos poésies que
vous m´avez envoyé. Je ne les ai pas encore toutes lues en détail car
aujourd´hui j´ai accompagné Arlette à Albi, passer son examen, mais je vous
dirai la prochaine fois (très bientôt) ce que je pense de toutes.
Manolo, vous m´avez écrit: "je vous aime peut-être
plus que vous à moi". Et maintenant je rêve et je chante, je chante
surtout car il me semble qu´il y a quelque chose désormais dans ma vie. Pour moi, chanter c´est montrer une âme gaie,
heureuse, inaltérable, c´est s´élever au-dessus des déceptions de la vie
quotidienne! chanter dans la nuit son bonheur et offrir à ce vent que
l´obscurité semble avoir parfumé et qui de sa caresse rafraîchit notre front
brûlant, lui offrir ces notes de bonheur, pour qu´il les emporte dans son
tourbillon, comme à l´automne la feuille de l´arbre... Chanter c´est montrer
qu´on est sensible au véritable amour, c´est renoncer aussi au sombre cafard
rempli de doutes, d´espérances détruites, à ce cafard qui nie l´idée de l´amour
dans deux jeunes âmes: idée de bonheur.
J´achève vite, chéri, car je viens de
me faire rappeler à l´ordre par maman qui s´est aperçue que je ne dormais pas.
Il est onze heures. Au revoir, écrivez-moi vite une longue, bien longue lettre.
Manolo, je vous embrasse comme vous voudrez cette
fois. Merci pour tout.
Je ne suis pas le diable, mais davantage, je suis vôtre.
Suzy.
Je ne dirai rien du sujet de notre farce à Georgette.
Votre confidence ne m´a pas scandalisée, c´est naturel. Je crois qu´à votre
place j´aurais fait la même conclusion que vous.
Carta 12
Gaillac, le 6 Juillet 1939
Mon bien cher grand. Je suis
heureuse que vous ayez des nouvelles de chez vous. Il devait vous tarder d´en avoir. Vous savez,
je n´ai pas eu de réponse à votre lettre que j´avais envoyée en Espagne;
peut-être a-t-elle été arrêtée. Tout est pour le mieux si vous savez que toute
votre famille va bien.
Vous-mêmes dites que je suis l´impatience personnifiée.
Et bien, oui et non. Oui pour certaines choses (exemple: vos lettres) non pour
beaucoup d´autres (presque tout le reste).
Vous voyez que je suis comme tout le monde, et comme vous en
particulier, car, avouez-le, allons, vous avez bien aussi parfois votre petite
crise d´impatience.
Manolo, chéri, si vous me grondez encore je vais me
mettre à pleurer pour tout de bon. Lorsque je vous ai écrit samedi dernier
j´étais encore à l´école, désespérée de n´avoir aucune lettre de vous (la
petite larme date d´alors) et je ne
pouvais savoir, malgré le cas de télépathie, que vous m´écriviez à ce même
moment, une belle lettre, celle qui m´attendait le dimanche matin.
Quel pouvoir vous avez, ami chéri! Vous faites pleurer
les femmes qui vous connaissent et en plus celles qui ne vous connaissent pas.
C´est que, vous êtes un homme très dangereux. Je commence à plaindre vos
victimes. Dites, ce n´est pas une chorale de pleureuses que vous allez diriger,
c´est une troupe internationale, (troupe d´artistes, j´entends)
Vous savez, maintenant que la cloche ne me réveille
plus le matin, je fais la petite paresseuse. Ainsi ce matin votre lettre est
venue me rejoindre au lit à neuf heures.
Arlette est admissible au Brevet, aussi demain nous
repartons à Albi où je vais l´accompagner passer l´oral.
Oh! oui, Manolo, nous serions très heureux l´un près de
l´autre, si heureux que nous ne pourrions nous séparer. Je ne vous connais pas et pourtant j´aime
votre âme, votre coeur, votre esprit, je crois que c´est assez, n´est-ce
pas? Ce n´est pas une déclaration car je
me souviens que vous n´aimez pas les orages. Avez-vous peur des "coups de
foudre"?
Je suis sage, mon grand juge sévère, je suis très sage.
Je vous écris "Il pleut, c´est
merveilleux,... je t´aime" car ce n´est pas de moi, mais je ne vous
dit pas "Il fait beau, c´est encore
plus merveilleux, je t´adore", parce qu´alors je serais obligée de
signer et ce serait me compromettre, qu´en pensez-vous? D´abord, quand j´aime, il ne pleut pas dans
mon coeur, il y fait un temps magnifique maintenant, radieux qui illumine tout.
Décidément, je vais croire à la transmission de pensée. C´est en effet assez curieux que je rêve à votre lettre juste au moment où vous l´écriviez. Espèce de petit méchant, vous ne me faites pas de bien beaux compliments lorsque vous dites que mon échec en mathématiques ne vous a pas étonné.
Je ne suis pas bien forte, il est vrai, et je préfère
Verlaine et Baudelaire aux cylindres de révolution et aux trinômes, mais ce
n´est pas ma faute. Petit ami, il faut
que je vous avoue quelque chose: je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre,
alors comment voulez-vous que je transforme une sphère, même de 8 cm de
diamètre, en cet espèce d´animal, mais voici ce à que (quoi) j´ai pensé:
puisque le solide est régulier, il y a ( si on l´inscrit dans la sphère) une de
ses diagonales qui est le diamètre d´un grand cercle de la sphère, conséquence,
en mesurant cette diagonale la sphère n´a rien perdu de sa hauteur, mais s´il s´agit de mesurer une
autre de ce solide, j´avoue mon incapacité à résoudre le problème, mais je
voudrais bien en connaître la solution. Pouvez-vous me l´envoyer? Vous voyez,
vous avez eu plus de succès que mon professeur, puisque je veux bien essayer de
faire les problèmes que vous me proposez, mais ne les choisissez pas
difficiles, cela me décourage vite de chercher sans trouver. Ah! la patience,
où est-elle?
Dites, mon chéri, ne me mettez pas à
la diète de vos lettres, je ne peux pas m´en passer maintenant, faites-les
aussi longues que votre temps vous le permet.
Pour votre petite fille qui s´ennuie loin de vous, vous ferez bien cela,
n´est-ce pas? Je vous ai dit sur ma dernière lettre les réflexions que m´a
suggéré votre poésie "Crépuscule
albigeuse".
Je vais, en terminant ma lettre vous écrire quelques
pensées que j´aime bien, vous me direz ce que vous en pensez vous-mêmes.
Ecrivez-moi un autre texte de problèmes, j´essayerai de le résoudre, mais je ne
réponds de rien, car hélas: A+B-D n´est pas égal (et je l´ai mieux retenu
qu´une formule de surface engendrée par quelque chose de plus ou moins
barbare.)
Le temps a vite passé car j´en ai employé plus de la
moitié à rêver au lieu d´écrire et il est plus de minuit maintenant.
Adieu, chéri, bonne nuit, je vais rêver à toi, à nous.
(Pardon de vous avoir tutoyé)
De tout coeur, votre
Suzy.
"L´amitié
est un parfum
Qui
embaume la vie
Une
douceur qui la charme
Un
souvenir qui l´embellit"
Lamartine
***
"Le
livre de la vie est un livre suprême
Qu´on ne
peut ni ouvrir, ni fermer à son choix.
Le
passage attachant ne s´y lit pas deux fois
Et le
feuillet fatal se tourne de lui-même.
On
voudrait retourner à la page où l´on aime
Et la page où l´on meurt est déjà sous nos doigts."
***
"Il
n´est de grand amour qu´à l´ombre d´un grand rêve."
E. Rostand.
***
"Il est des souvenirs d´une passion telle qu´on n´échangerait pas pour des heures réelles."
***
"L´amour c´est l´histoire de toute une vie; c´est vouloir prendre un coeur et donner le sien. C´est une source où l´âme puise l´immortalité."
***
Et oui,
aimer toujours, et sans jamais le dire,
Oui,
toujours désirer sans jamais espérer
Toujours
croire au bonheur qui promet de sourire,
Toujours! Ah! c´est un mot qui fait souvent pleurer!
***
Se
griser d´illusions, c´est savoir être jeunes,
Croire
que tout est beau, immuable, charnel,
Lorsqu´on sait que tout passe et que tout es mort
***
"Le
seul bien ici-bas que nul ne peut ravir,
C´est la trace chérie d´un profond souvenir."
***
Un rêve
intact est une merveille fragile.
Estaunié.
Avec un
souvenir on dort, on rêve, on meurt.
CAMPO DE CONCENTRATION DE GURS
Carta 13
Manolo, petit ami chéri, j´ai vécu avec vous des heures
bien angoissantes. Depuis que vous
m´avez annoncé votre départ de St. Cyprien, j´attendais si anxieusement votre
lettre! Et vous voilà à Gurs, là où sont partis les miliciens qui étaient venus
à la Croix Rouge à Gaillac. Ils logeaient en face de chez moi et étaient très
souvent à la maison. Mais lorsqu´ils ont été guéris il a fallu qu´ils partent,
nous les avons bien regrettés car ils étaient très gentils.
Je vous en prie de tout mon coeur, mon petit Manolo, il
ne faut pas se laisser aller au chagrin. Cela me fait déjà tant de peine de
vous voir malheureux. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour vous sortir de
cet enfer où vous vivez. Mon petit, si
vous ne pouvez vous évader corporellement, partez du camp par la pensée, allez
bien loin à travers les montagnes et la plaine, venez jusqu´ici. Là je vous attends toujours, vous le savez, à
tout moment je pense à mon petit ami chéri.
Je sais que dans ces camps on ne peut y vivre, au beau sens du mot, mais
les gendarmes et les fils de fer barbelés ne vous empêcheront pas d´avoir pour
vous sentir une intense vie intérieure, si belle et si forte que vous en
oublierez ce qui vous entoure.
Oui, mon Manolo, j´ai reçu vos trois dernières lettres,
d´abord celle qui contenait votre cahier de poésies que j´ai trouvées plus que
belles, magnifiques. Je crois d´ailleurs vous en avoir parlé dans une lettre
que je vous ai envoyée à St. Cyprien. Si
vous ne l´avez pas eu dites-le moi. Puis
une deuxième à laquelle j´ai répondu le matin où vous m´annonciez votre départ
et que sûrement vous n´avez pas reçue.
Je ne crois pas qu´on prenne la peine de vous l´envoyer, mais dites-le
moi si par hasard on le faisait.
Il faut que vous ayez du courage pour traverser cette épreuve, beaucoup de courage, chéri; mais essayez d´oublier tout cela, tout ce qui vous entoure. Je suis toujours près de vous en pensée. Ah! si je pouvais y être réellement, je vous promets que vous ne seriez pas malheureux. Quelles belles heures nous passerions ensemble, n´est-ce pas? Peut-être un jour...
Maintenant que je suis en vacances je
vous écrirai plus souvent qu´à l´ école (qu´est-ce que cela va être!). Vous
aussi, n´est-ce pas? Vous serez libéré
de votre travail de St. Cyprien, du moins en partie, alors je vais vous
demander quelque chose. Pourrez-vous me faire de longues lettres et m´écrire
plus souvent? Je serais si heureuse si vous le pouviez. Vos lettres me font tellement plaisir et je
suis si contente de les recevoir.
Mercredi je pars de Gaillac pour aller passer un mois à
St-Antonin, une petite ville du Massif Central qui est, à ce qu´il paraît, très
intéressante en été. Je vous dirai ce que j´en pense la semaine prochaine et en
même temps je vous donnerai mon adresse pour que vous puissiez m´écrire
directement là-bas. J´espère recevoir votre réponse avant que je parte.
Vous savez, Manolo chéri, la pluie n´est pas toujours
merveilleuse. Hier soir avec Arlette nous venions de Graulhet à bicyclette (à
18 km de Gaillac) et à moitié du chemin un orage nous a obligées à aller nous
abriter à la première maison rencontrée. Nous y sommes restées de 6 h. à 7 h
1/2. Et tout en regardant tomber la pluie, une pluie diluvienne, je me disais
"Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime". Je vous assure que lorsque le soleil est
revenu, c´était encore plus merveilleux.
La pluie doit avoir son charme, mais lorsqu´on ne la
reçoit pas sur le dos. Je l´adore, la regarde tomber de derrière les vitres, en
ne pensant à rien, ou plutôt, si en pensant à quelqu´un que l´on voudrait près
de soi en ce moment.
"Pour un coeur
qui s´ennui, oh! le chant de la pluie" a dit Verlaine. Il et vrai que c´est une délicieuse musique
au rythme de laquelle on peut mettre toutes les paroles que l´on veut.
Ecoutez Manolo, je veux bien faire la géométrie avec
vous, je ferais tout ce que vous me
demanderiez, mais ne me posez pas des problèmes si difficiles.
Je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre, alors je ne
peux pas vous transformer de sphère en cette chose-là. Je n´ai aucun pouvoir magique dans ce genre
d´exercices, aussi je me déclare battue, mais je serais très contente si vous
voulez me l´expliquer. Je m´instruirai un peu, je vous assure qu´en mathématiques,
cela ne me fera pas mal. Manolo, je serai heureuse de vous avoir comme
professeur, allez, je ne vous jouerai pas de méchant tour et votre élève qui
trouve que "A+B-D n´est pas égal à "Je vous aime" sera un élève modèle. Vous verrez, vous ferez de moi ce que vous
voudrez (en mathématiques, j´entends!)
Vous n´aurez qu´à parler et vous serez obéi. Ah! que ne ferait-on pas pour vous?
Aujourd´hui c´est la fête à la République; elle a
150 ans, pauvre vieille grand´mère pourvu qu´elle ne meure pas bientôt! (Elle
est morte. Dieu ait son âme).
Savez-vous à (ce) que je travaille maintenant en
Espagnol, je traduis vos poésies. Je
crois vous avoir dit déjà que j´étais enchantée de "crépuscule albigeuse".
Merci mille fois pour cette belle poésie et pour tout le travail que
vous a demandé le joli petit cahier qui les contenait toutes.
Ce soir, chéri, si je vais danser je penserai à vous tout
le temps, d´ailleurs cela ne me changera pas, je pense toujours à vous.
Au revoir petit ami, je vous quitte ce soir en vous
disant "Du courage, je suis avec
vous".
Je vous embrasse, mon cher petit, et je vous en prie,
réagissez contre le mauvais sort, la vie sera belle bientôt. Vivons avec
l´espérance, votre petite
Suzy.
Carta 14
Saint-Antonin,
le 19 Juillet 1939
Querido amigüito.
Je veux bien que nous nous tutoyions, j´avais même eu l´idée de te le demander, mais je n´ai pas osé ensuite. Pourquoi? Je n´en sais rien, mais j´ai eu peur que tu me trouves un peu audacieuse. J´aime mieux que ce soit toi qui aies manifesté ce désir. Donc maintenant, c´est entendu. Tu sais, j´aime mieux cela, c´est plus conforme à nos caractères et à notre amitié. Quelquefois lorsque je te disais "si vous voulez" ou autre chose dans ce genre il me semblait me voir faire des révérences ou des courbettes, avec force compliments, devant un monsieur tout plein de décorations qui me regardait du haut de son indifférence. L´indifférence ce n´est pas pour toi, car je sais que tu ne peux être indifférent. Tu haïs ou tu aimes, n´est-ce pas vrai?
Manuel chéri, je t´en prie, dis-moi
tes peines, confie-toi à moi. Je
voudrais te consoler. Il ne faut pas avoir peur de me raconter des
choses tristes. Je vois que la vie n´est pas toujours gaie, mais je te demande
de me dire tout ce que tu voulais m´écrire aux instants de découragement. Il ne
faut pas garder tes peines et tes chagrins pour toi seul, il faut les confier.
Tu seras soulagé. Veux-tu? Je ne veux pas que tu me dises que tes peines
m´importent peu. Si tu savais comme je souffre de te savoir triste et
malheureux, tu ne le dirais pas. Dois-je te l´avouer, lorsque j´ai reçue ta
première lettre de Gurs, je n´ai pu m´empêcher de pleurer, je te savais
malheureux, désillusionné. "Pauvre
petit" ai-je dit, si tu étais près de moi, je saurais te consoler. Oh!
je t´en prie, dis-moi tout ce qui pèse sur ton coeur, si tu savais comme on est
mieux lorsqu´on s´est confié à quelqu´un.
Ecoute, chéri, je ne voudrais pas que tu me considères
tout à fait comme une enfant. Je sais que je suis une gosse, mais je voudrais
être une femme pour toi, a quien puedes todo decir (est-ce juste?). Manuel, mon
grand chéri, pour te consoler, je ferais tout ce que tu voudrais. Ces vers de
Samain me plaisent bien, mais je t´en dirais d´autres que je trouve très beaux
aussi; c´est un poème de Paul Géraldy intitulé "Abat-jour".
"Tu me demandes pourquoi je reste sans rien dire;
C´est
que voici le grand moment
L´heure
des yeux et du sourire
Le
jour est gris, ce soir, je t´aime infiniment,
Serre-moi
contre toi, j´ai besoin de caresses
Si
tu savais tout ce qui monte en moi ce soir
D´ambition,
d´orgueil, de désir, de tendresse
Baisse
un peu l´abat-jour, veux-tu, nous serons mieux
C´est
dans l´ombre que les coeurs causent,
et
l´on voit beaucoup mieux les yeux
Quand
on voit un peu moins les choses.
Ce
soir je t´aime trop pour te parler d´amour.
Serre-moi
contre ta poitrine.
Je
voudrais que ce soit mon tour
D´être
celui que l´on câline.
Baisse
encore un peu l´abat-jour
Là!
ne parlons plus, soyons sages
Et
ne bougeons plus; c´est si bon
Tes
mains tièdes sur mon visage!"
Il me semble, mon petit, que je
pourrais rester longtemps ainsi. On ne se dit rien, on écoute, quoi? on ne sait
mais le silence est bon et j´aimerais beaucoup près de toi me taire:
"le
coeur peut offrir l´infini
dans
la profondeur du silence."
Écoute, Manuel, tu vas m´accuser d´ignorance, mais
pourquoi m´écris-tu "si j´étais un
prélat galant, crois-moi, pour toi je n´imiterais pas Bossuet, mais Talleyrand"?
J´aime mille fois mieux que tu me parles comme tu le
fais, en me rappelant parfois à la réalité, que de promesses. Comment te
remercier de ton attitude si franche?
Veux-tu me dire la différence qu´il y a et que vous
faites en Espagnol entre: "Yo te
quiero" et "Yo te amo"?
Oh! oui, Manuel, écris
pour moi un essai sur mon caractère, je t´en prie. J´aimerai beaucoup
recevoir cette sorte de photographie morale. Je te donne les fleurs séchées que
j´avais dans mon casier de poésies. Les aimes-tu? Merci pour tes jolies
lettres, je t´en enverrai d´autres bientôt.
Je t´écris d´ autres pensées, j´accepte un baiser
pour chacune et je t´en donne autant que tu m´écriras de lignes. A toi de
déterminer le nombre.
Je savais faire le problème mais je
n´avais pas pensé à faire la figure sur un plan. Ce mot d´hexaèdre avait tout de suite fait
naître quelque chose de très compliqué que je ne pouvais arriver à me
représenter. Merci, mon gentil petit professeur. Je travaillerais bien avec
toi. Dis, as-tu vu beaucoup d´élèves tutoyer leur professeur. Quel scandale!
En terminant, je t´embrasse
affectueusement et t´envoie mes plus belles pensées. Ta petite grande amie.
Suzy.
"Ici-bas on ne peut que rarement
vivre son rêve: La vie est si petite, et le rêve est si grand!"
-------------------
"Oh! qui dira pourquoi il y a sur
terre des joies de printemps et de si jolis yeux à regarder, et de bouffées de
parfums que les jardins nous envoient quand les nuits d´avril tombent; puisque
c´est pour aboutir uniquement aux séparations, aux décrépitudes et à la
mort!..." Pierre Loti.
-------------------
"Ce que nous cherchons dans
l´amour, c´est l´amitié".
Paul Géraldy.
-------------------
"Être fidèle, voilà, sur les flots
changeants de la vie, à travers les doutes, les découragements, les fautes
même, l´immuable étoile polaire." Wagner.
-------------------
"Quand le soir est plein d´étoiles,
quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le
nom chéri, c´est faire crouler l´ombre en sourires."
--------------------
"Plus le coeur est profond, plus il
contient d´angoisses;
plus le coeur est brisé, plus il
contient d´amour."
-----------------------
"Aimer
c´est donner à quelqu´un le pouvoir de vous faire souffrir."
------------------
"Tout passe, tout lasse..... Mais
le contact de deux âmes, qui se sont une fois reconnues et aimées parmi la
foule des choses éphémères, ne s´efface jamais."
-----------------
"La jeunesse est une ivresse
continuelle, c´est la fièvre de la raison." La
Rochefoucault.
-----------------------------------
Une
pensée qui me fait songer toujours à vous et à ce que vous m´écrivez souvent:
"Il y a quelquefois dans le cours
de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l ´on nous
défend, qu´il est naturel de désirer au moins qu´ils fussent permis: de si
grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par
vertu." La Bruyère.
Carta 15
Saint-Antonin, le 29 Juillet 1939
Mon grand Manuel chéri, je viens de recevoir ta longue
lettre il y a à peine une heure, et tu vois que ma réponse ne tarde pas. C´est que depuis quelques jours, je me
demandais ce que tu faisais et pourquoi tu ne m´écrivais pas. J´imaginais
beaucoup de choses, que tu étais parti, que tu étais malade, rien de bien
réjouissant.
Et voilà que ce matin, ta chère lettre
arrive. Je ne sais pas si ce soir avant d´expédier cette réponse, j´aurai fait
le problème que tu me proposes, j´essayerai mais je ne te promets rien.
Mais qu´as-tu donc fait, monsieur Mystère, tous ces derniers jours? Veux-tu m´expliquer ce que tu as fait; toi aussi tu fais le petit espiègle maintenant; tu me racontes tellement de choses à moitié mot, je ne sais plus que penser. Tu me dis "je voudrais t´envoyer une épreuve très jolie de cette activité". Puis tu dis que tu ne peux le faire car elle n´arriverait pas. Dis, pourrais-je un jour savoir qu´est-ce que c´est? Dis-le moi, chéri, tant pis si je ne puis le voir. Pourquoi cela ne se peut envoyer. Raconte-moi aussi des histoires très amusantes dont tu me parles, et aussi cette zoologie mystérieuse qui t´occupe. Quel travail vas-tu avoir pour me dire tout cela, mais je t´en prie, mon petit Manolo, fais-le pour moi, tu peux bien, n´est-ce pas?
Dimanche matin.
J´ai été obligée hier de m´arrêter d´écrire et dans
l´après-midi je ne suis pas restée une minute dedans. J´ai été obligée d´aller
faire le marché avec ma soeur et ensuite je suis descendue à la plage à 4
heures où je suis restée pour danser jusqu´à 7 h. et de même de neuf heures à
minuit. Tu vois que nos vacances sont bien remplies. Nous faisons de la bicyclette,
mous allons courir les champs à pied ou bien nous grimpons en haut d´une des
montagnes qui entourent Saint-Antonin. Enfin, les vacances s´annoncent bonnes
et malheureusement je vois arriver à grands pas ce sombre mois d´octobre avec
les premiers jours, l´examen de mathématiques à repasser.
Ecoute Manolo, je ne veux pas que tu te diminues à mes
yeux. Tu es plus pour moi qu´un "astre errant et lointain". Comme tu
le dis, tu es beaucoup plus pour moi, tu es mon ami, mon seul ami, tu
comprends, c´est pour cela que je tiens tant à toi. Si tu savais comme tu me manquerais si tout à coup nous ne pouvions plus
nous écrire.
Tu sais, tu es très fort, pour
avoir composé de si jolies pensées.
Elles m´ont plu au-delà de tout ce que tu peux imaginer.
Dans une de nos excursions au sommet d´une montagne, nous
avons pris des photos. Si elles sont
réussies, je t´enverrai celles où je suis.
Ecoute Manolo, s´il fallait que je t´embrasse ou s´il
fallait que j´embrasse un homme, je ne me mettrais pas de rouge sur les lèvres,
car il n´y a rien que je déteste comme de voir un homme avec des traces de
carmin sur son visage.
Mon Dieu, dire que
je te dois plus de 150 baisers! Mais si je devais te voir un jour, ce que
j´espère, je voudrais t´en devoir encore davantage comme cela nous resterions
plus longtemps ensemble.
Oh! ce serait
très chic, cela, tu sais mais puisqu´il faut être sage, selon tes conseils, je
ne te dis rien à ce sujet.
Je voudrais bien te voir lorsque tu faisais tes
cours à Madrid. N´étais-tu jamais distrait par le joli visage d´une de tes
petites élèves. Si tu étais plus que mon ami, je serais très jalouse d´elles,
tu sais. Au point de t´interdire d´avoir
des jeunes filles aux cours. Mais oui,
mon cher monsieur, je vous obligerais à choisir un lycée exclusivement
masculin. Je pense comme toi lorsque tu dis qu´il est plus agréable d´enseigner
à une jeune fillette de danser un fox que de servir d´une table de logarithmes.
A propos de logarithmes, nous les avons au programme. En géométrie dans
l´espace, programme de la 2ème partie mathématiques du Baccalauréat. En algèbre
toutes les équations du 1ème et 2ème degré, les fonctions correspondantes et
tout ce qui est relatif au trinôme. Pas de trigonométrie c´est du programme de
3ème année avec la cosmographie. Dire que je vais connaître cela au mois
d´octobre! Tiens, j´aime mieux ne pas y penser, cela me donnerait le cafard
pour toute l´après-midi et tu sais j´ai encore envie de danser ce soir.
Ici au bal il y a
un jeune Espagnol très bien et très gentil, Francisco. Une fois, il nous
regardait danser un tango avec Arlette et au suivant il est venu m´inviter et
me dit "Que vous dansez bien le
tango, mais ce n´est pas le style français!" et depuis nous parlons
souvent ensemble en français ou en espagnol nous sommes ses deux professeurs de
français il est notre professeur d´espagnol.
Je ne te fais pas le problème maintenant, on me presse
pour sortir, je vais terminer en t´écrivant quelques pensées et demain ou
après-demain je ferai le problème (si je sais le faire) et je te l´enverrai.
Au revoir Manolo, ta petite fille pense toujours à toi et
t´embrasse bien gentiment.
Suzy.
"Tuer l´idéal, ce serait tuer le
rossignol qui enchante la nuit douloureuse de la vie" Hugo.
"Il est des âmes limpides et pures
où la vie est comme un rayon qui se joue dans une goutte de rosée"
Joubert.
« Souvent dans un sourire on devine
des pleures.» Desbordes-Valmore.
Oui, l´amour est une souffrance
Il promet sans rien tenir
Il n´est beau que dans l´espérance
Et doux que dans le souvenir.
Ce que nous donnons de meilleur à un
être, c´est notre souffrance. Jeanne Galzy.
Les premières heures de l´amitié
laissent dans l´âme une fraîcheur que le temps n´arrive pas à dissiper.
Estaunié.
Un rêve intact est une merveille
fragile. Estaunié.
Excuse ces écritures mais ma petite
nièce (Manou pas Arlette) est en train de nous faire rire en chantant des
chansonnettes, des airs d´opéra improvisée. Quelle comédie! je voudrais que tu
les entendes.
Carta 16
Saint Antonin, le 7 août 1939
Mon amour
D´abord, pourquoi m´appelles-tu "ma petite pigeonne", je ne voudrais
pas ressembler à un oiseau pour rien au monde.
Je ne sais pas pourquoi d´ailleurs. Quant à être un pigeon encore moins.
Chez vous lorsqu´on dit "faire le pigeon", sais-tu ce
que cela veut dire?: attendre quelqu´un
qui fait exprès de ne pas venir. Alors je t´en prie ne me traite pas de
pigeon, je n´ai jamais été dans telle situation, mais, cela ne me plairait pas
infiniment. Je sais que c´est pour toi un terme d´affection, mais malgré tout
on y voit toujours l´autre sens.
Qu´est-ce qui t´a fait dire que j´étais jalouse de toi?
Je ne sais plus ce que je t´avais raconté sur ma dernière lettre, mais tu n´as
pas besoin d´avoir peur. Ce n´est pas
l´amour passion qui nous lie, c´est quelque chose de plus tendre que l´amitié
pure mais ce n´est pas tout à fait l´amour. Alors, pourquoi serais-je jalouse
de toi? D´abord je n´en ai pas de
raison, la situation l´explique et tu ne
peux me tromper, on ne trompe que les
êtres que l´on aime!
Pourtant, Manolo, si je t´aimais ce serait plus fort que
moi, mais malgré toute la confiance que l´on peut avoir l´un en l´autre
j´aurais toujours peur de te perdre, de te voir regarder avec plaisir les
autres femmes et peu à peu te détacher de moi.
Je sais ce que tu me répondras, mais tout de même les autres sont pour
toi l´Inconnu; et c´est toujours si fascinant, si attirant, l´inconnu!
Voilà Arlette qui
vient de décrocher ma mandoline et qui se met à jouer "le clair de lune" de Wether c´est
une distraction pour moi, déjà que je n´avais pas beaucoup la tête à ma lettre.
Oui, je deviens distraite, encore un autre défaut que tu pourras ajouter avec
tous les autres sur la liste que tu établiras, pour l´étude de mon
caractère. Et à ce propos, où en es-tu?
Tu m´avais dit l´autre jour que tu ne l´avais pas encore commencée, et
maintenant l´as-tu fait?
Sais-tu Manolo, je viens d´apprendre un jeu très amusant,
le flirt. C´est vilain, diras-tu
peut-être. Moi, je trouve cela très gentil. Où je l´ai appris? Au dancing.
N´est-ce pas l´endroit le plus propice? On danse, on rit, on a la tête qui
tourne un peu, et on s´amuse follement à déjouer les gestes un peu osés d´un
galant danseur qui vous serre un peu trop contre lui lorsque les lumières
s´éteignent pour le tango. Ah! chéri, je
voudrais que vous soyiez là pour les danser avec moi, ces jolis tangos. Mon
Dieu, j´en oublie de te tutoyer, excuse-moi je ne l´ai pas fait exprès.
Décidément, tu as fait des trouvailles dans ma lettre. Où
as-tu vu que j´étais superstitieuse; alors que je ne le suis pas du tout? Je
t´ai peut-être dit "Ce n´est pas de
chance" ou "Quelle chance!"
mais tu sais, on le dit beaucoup sans pour cela avoir aucune confiance dans les
prédictions, de ces soi-disant astrologues qui vous disent vos jours fastes ou
néfastes. Quelle bêtise! Tu as bien raison, ce sont tous des exploiteurs de la
sottise humaine!
Mais oui, mon petit ami, je veux
encore que tu me parles du féminisme et de l´union libre à propos de cette
dernière je crois que c´est plus grave que le mariage officiel. Il faut avoir
pour accepter de vivre ainsi beaucoup plus de confiance l´un en l´autre car ici
l´amour est la seule loi qui maintient l´union.
Moi-même je t´avoue que j´aurais peur de vivre ainsi, bien que je n´en
sois pas ennemie. Car n´est-ce pas, le vrai mariage ce n´est pas le bout de
papier, ce n´est pas le contrat que l´on signe devant quelque personnage
officiel, c´est... enfin oui, tu le sais sans doute mieux que moi.
Maintenant, je vais répondre à tes
questions. Je connais Malraux et Friant pour les avoir vus et entendus à nos réunions
de ES (étudiants socialistes) et je puis t´assurer que ce sont de purs
socialistes.
Quant à Gunbachs, je ne le connais
pas, mais je crois que c´est le député socialiste de Castres. Oui, dans le département c´est presque
partout le parti socialiste qui a la majorité malgré la rude concurrence des
radicaux et même des réactionnaires.
Le préfet est un franc laïque mais je ne sais pas sa
tendance politique, personne n´en parle. En dehors des séminaires où l´on forme
les prêtres, l´enseignement libre est en minorité dans le département sauf
peut-être de rares exceptions dans des localités peu importantes. Il est tout
accaparé par les institutions religieuses dans cette région peut-être y a-t-il
des collèges civils du côté de Castres et Mazamot, mais je ne puis te le dire,
ne connaissant pas du tout cette région. Toujours est-il que dans la région
d´Albi-Gaillac l´enseignement libre est entre les seules mains des confréries
religieuses des deux versions. Quelques
journaux de gauche? L´Humanité, le Midi-socialiste, un journal critique
"Le Canard Enchaîné", un journal littéraire, organe des professions
libérales "Marianne". Voilà à peu près ce que je connais. Si je me souviens d´autres que j´oublie en ce
moment, je te le dirai la prochaine fois.
Il y a un journal spécial pour notre association "l´étudiant socialiste", j´en ai
gardé des articles intéressants je les ai à Gaillac, si tu veux je te les ferai
passer.
Il y a dans le département du Tarn des régions où le
professorat officiel est de gauche, d´autres où il est de droite mais je crois,
j´en suis même presque sûre, que c´est la gauche qui l´emporte. N´est-ce pas
naturel? Voilà tout ce que je sais et puis te dire pour répondre à toutes tes
questions. Es-tu satisfait? S´il te faut d´autres détails, dis-le moi et je me
renseignerai plus sûrement. Terminus.
Je t´embrasse affectueusement en attendant ta réponse.
Ta petite amie.
Suzy.
Quelques pensées que j´aime bien.
"L´amour est l´art de conquérir, de posséder,
de retenir une âme si forte qu´elle vous soulève, et si faible qu´elle ait de
vous le besoin que vous avez d´elle"
Paul
Géraldy.
"Celui qui veut récolter des larmes doit
semer de l´amour."
"La vie se passe en absence, on est toujours
entre le regret, le souvenir et l´espérance".
"Le travail apporte le don d´être dieu
tout-à-coup" Verhaeren.
"Il ne faut pas, pour un béguin, briser le
coeur de la femme qui aime". Maurice DeKobra
“S´il y a un
amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c´est celui qui est
caché au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes." La
Rochefoucault.
Carta 17
St.
Antonin, le 12 août 1939
Mon petit Manolo.
Il faut d´abord que je m´excuse d´avoir oublié l´en-tête
de ma lettre. Selon mon habitude je ne l´avais pas mise avant de commencer à
écrire et ensuite je n´ai plus pensé à cela et j´ai fermé ma lettre sans y
rejeter un coup d´oeil. Une autre mauvaise habitude que j´ai: ne jamais relire
mes lettres (ni mes devoirs) aussi y trouve-t-on des surprises dans le genre de
la tienne.
Cette lettre que j´ai écrite la dernière fois, j´ai regretté ensuite de l´avoir envoyée car j´ai senti qu´elle te ferait de la peine.
Mais il était trop tard.
La lettre était partie, tu l´as reçue et le résultat a été celui que je
craignais. Mon petit, je voudrais te
demander pardon; jamais tu n´as mérité que je te parle sèchement. Je sais que
tu es malheureux que tu ris souvent parce que tu t´y obliges. Alors, veux-tu
oublier tout ce que je t´ai dit? Je me fais toute petite près de toi et je te demande
en baissant humblement la tête: "Voudrais-tu
me prendre dans tes bras et me donner le baiser de la réconciliation?"
Chéri, je te jure que je ne t´écrirai jamais plus des choses qui pourraient te
faire de la peine.
Permets-moi cependant de
te remercier et de te féliciter pour l´article que tu as traduit pour moi. Magnifique, mon petit! Tu es un as. Je
comprends très bien tout ce que tu dis, et comme toi, je n´ai jamais pu
m´empêcher de rire en voyant toutes ces annonces innombrables de fakirs, de pierres
merveilleuses, d´astrologues et de sorcières. Quelle bêtise que tout cela!
Autre chose que je trouve stupide: on
prêche la natalité, le repeuplement et dans les grandes villes où les banlieues
regorgent de gosses, dans les campagnes trop pauvres, il y a de pauvres gens
qui ont 7 ou 8 enfants et ne peuvent les nourrir à leur faim. Les ministres
disent aux femmes: "Faites beaucoup
d´enfants", mais aucun ne leur a donné les moyens pour les empêcher de
mourir de faim ou les sauver de la tuberculose. Il y a en France des
inconséquences formidables! C´est à vous révolter, ne crois-tu pas?
Lundi après-midi
Je continue la lettre que j´avais
commencée samedi soir. Je suis à Cazals un petit village à une dizaine de
kilomètres de St. Antonin, je suis assise sur un rocher, les pieds dans l´eau.
Il fait très bon ainsi. Nous sommes sous un pont et pour le moment une grosse
charrette y passe en faisant un bruit formidable, on se croirait sous un pont
de chemin de fer. L´Aveyron n´est pas profonde en cet endroit et on traverse en
ayant de l´eau seulement au genou. Aussi pour aller se baigner il faut aller un
peu plus loin. C´est un joli coin ici. Il y a des remous de petites vagues
couronnées de mousse blanche, des rochers sortant de l´eau avec des herbes
longues et flexibles, comme des joncs. Sur les rives, de longs peupliers et
tout autour des montagnes verdoyantes d´un côté avec de belles forêts de
châtaigniers arides de l´autre avec seulement quelques ronces, des chardons et
des genévriers épineux. Partout des rochers nus et blancs dont la cime se
découpe nettement sur le ciel d´un bleu profond. Près de
moi mes petits neveux avec d´autres gosses, barbotent dans l´eau et s´amusent à
faire des barrages pour attraper des poissons. Gare aux malheureux qui ont
envie de se suicider, car les petits n´attrapent toujours que ceux-là. La pêche
n´ayant pas été fructueuse, ils entreprennent maintenant un concours de
ricochets. On s´amuse comme on peut n´est-ce pas, petit?
Nous ne sommes pas ici pour longtemps. Nous repartons ce
soir. Heureusement, car le petit dancing de St. Antonin nous manquerait vite.
Nous allons le retrouver demain, lui et nos cavaliers. Tu sais, tout de même tu
me portes une accusation injuste car ce n´était pas par le dancing que j´étais
distraite, lorsque je t´ écrivais la dernière fois. Je m´intéresse bien, mais
pas au point de me troubler les idées, surtout lorsque je t´écris, car alors,
je concentre assez mon attention qui toujours vole un peu au hasard sur toutes
les choses. Tiens, encore à noter un trait de mon caractère, je t´aide, tu
vois, dans ton étude psychologique.
Espèce de vilain garçon, c´est très laid de faire le
"Don Juan". As-tu dénombré tes victimes?
Ecoute, mon petit ami, tu ne vas pas continuer à te
rabaisser à mes yeux. Cela je ne le veux pas. Tu me dis que tu es un "fantôme inconnu et ennuyeux emprisonné dans
un camp de concentration".
Tu me fais de la peine lorsque tu écris comme cela. Tu n´es pas un fantôme, tu es un homme et un vrai, tu comprends? Et un homme que j´aime pas comme un amant, mais plus qu´un ami. Alors pourquoi te traiter d´ennuyeux? Tu sais que tu ne le seras jamais pour moi. Je tiens trop à tes lettres attendues toujours avec plus d´impatience, pour être pour moi quelqu´un à qui on répond par bonté, pour ne pas rompre une habitude devenue depuis longtemps monotone.
Mon chéri, c´est toi qui me fais des reproches si amers
que j´en ai mal au coeur. Tu vois que j´en ai un puisqu´il me fait mal. Je ne
me suis pas rendu compte de ce que je t´écrivais, sans doute pour t´avoir
blessé de la sorte. Je n´ai pas de coeur, dis-tu? Tu sais bien que si, et si un
jour je t´ai dit des choses méchantes je ne l´ai pas fait exprès. Me
pardonnes-tu maintenant?
J´aurai autant de patience que tu voudras. Je ne veux pas
te donner trop de travail. Je te promets que je ne t´écrirai plus comme la
dernière fois. Es-tu content, petit bonhomme chatouilleux autant que moi?
J´accepte avec enthousiasme de devenir ta collaboratrice.
Mon rôle ne sera d´ailleurs pas très important, car tu ne fais pas beaucoup de
fautes. Seulement quelques-unes qui pourraient passer inaperçues aux yeux
de ceux qui n´ont pas une grande
habitude de livres et de la grammaire. Alors tu vois que ce n´est pas très
grave. Je crois que les fautes que tu fais le plus sont des erreurs de consonance,
mais c´est naturel tu n´entends pas assez parler français et c´est déjà bien
beau de l´écrire comme tu fais dans les conditions où tu vis.
Ta pensée que tu m´as écrite, je ne voudrais pas que tu
me l´appliques. Elle n´est pas très flatteuse. Je te dis toujours ce que je
pense, tu le sais, et je crois que je sais aussi ce que je sens (peut-être pas
toujours, mais presque).
Excuse les taches que tu trouveras sur ma lettre, c´est
l´eau qui les a faites en rejaillissant.
Les meilleurs baisers de ta petite terrible.
Suzy.
Carta 18
St
Antonin le 24 août 1939
Mon grand ami chéri.
Je viens de relire toutes tes lettres. Cela m´a fait beaucoup de bien; et
maintenant, je vais répondre à ta dernière que j´ai reçue hier à midi. Ici il
n´y a que deux courriers, un le matin après onze heures et l´autre le soir
entre 6h et 7h. Tu vois que nous n´en avons pas trop et les facteurs n´ont pas
beaucoup de travail. Mais, chacun fait
ce qu´il peut, n´est-ce pas?
J´ai trouvé hier sur "La Dépêche" un petit article
qui m´a beaucoup plu. Je te l´envoie, tu me diras ce que tu en penses.
Sais-tu à quoi je pense, maintenant? Je viens de faire un
si joli rêve! Je rêvais que tu étais sorti du camp, que tu étais libre! J´étais
venue te chercher pour te conduire chez moi, tu étais devenu un frère, un grand
frère chéri, pour moi et maman était heureuse de nous voir, car nous nous
entendions si bien. S´il pouvait un jour se réaliser, te dire combien je serai
heureuse est impossible, cela est si grand que je ne puis l´écrire. Te voir
heureux, tu ne sais pas tout ce que cela représente pour moi, car tu ne me le
dis pas, mais je sais bien que tu souffres surtout moralement, et cela est plus
affreux que la souffrance physique. Je
serais la plus heureuse des femmes, si toi, mon grand ami chéri, tu pouvais un
jour être heureux par moi.
Tu comprends, maintenant je sais que je peux faire quelque chose pour toi, alors nous allons travailler ferme tous les deux, ton livre sera vite terminé. Il faut qu´il ait du succès tu le mérites tout, mon petit! Alors, chéri tu ne pleureras plus, tu seras libre nous serons ensemble, et la vie sera belle de nouveau pour toi. Car tu veux bien, n´est-ce pas, lorsque tu seras libre, venir chez moi passer quelque temps, au moins. Ensuite si tu veux partir, tu le pourras mais je veux que nous vivions un peu ensemble. Je serais si heureuse de te sentir près de moi, réellement.
Mais voilà il y a maintenant un (....) très sombre;
très sombre. C´est la situation actuelle. Elle est on ne peut plus critique et
si nous l´avons échappée l´an dernier, je ne sais si cette fois nous nous en
tirerons aussi bien. Il paraît que tout est près, il n´y a plus qu´à faire
jaillir l´étincelle pour allumer le grand incendie. Y a-t-il encore un peu
d´espoir? Ayons confiance, c´est tout ce que nous pouvons faire maintenant.
Autrement, que deviendrons-nous? Ce qui
m´a le plus étonnée, maintenant, de tout ce qui est arrivé, c´est le pacte de
non-agression Hitler-Staline. Ça c´est le comble; tu te rends compte un peu. Le
communisme s´unissant à la dictature pour lutter contre la démocratie et la
liberté! Ah! il ne manquait plus que cela! On donne à la Russie bien des
intentions différentes. S´unissent-ils pour faire en commun un nouveau partage
de la Pologne (la pauvre, cela ferait la 4ème fois) ou bien Moscou veut-il par
là limiter les conquêtes de Berlin? Car il y a un article du traité (le 3ème
paraît-il), qui permet à l´un des signataires de passer outre le pacte si
l´autre attaque un tiers; mais voilà quel est ce tiers? Et la Russie
rompra-t-elle ou non avec le Front de la Paix? Voilà beaucoup de points noirs
dans notre horizon.
Et en plus de tout cela, le temps ne se met pas en état
de fête. Depuis hier il pleut à torrents
toute la journée. Et tout à l´heure, avant le dîner, nous étions si
fatiguées de rester dedans à ruminer des idées noires, qu´avec Arlette nous
avons mis nos imperméables et nous sommes allées faire une promenade sous la
pluie. Cela nous a un peu changé les idées, et de nouveau, partout en ville, on
entend parler de mobilisation et tout ce qui suit. Je puis t´assurer que ce
n´est pas gai. Oui, mais dans tout cela, qu´allez-vous devenir, vous, dans les
camps? Je me le demande anxieusement, tu sais.
Oh! cette pluie, elle ne finira donc pas de tomber? Toujours
ce même bruit monotone dans la rue. Il y
a des jours où je trouve cela agréable, merveilleux, tu te souviens: "Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime?"
Mais aujourd´hui tout concourt pour me faire trouver ce
temps insupportable.
Non, ta lettre ne portait aucune marque faisant
soupçonner qu´on puisse l´avoir ouverte.
Je suis heureux, Manolo, lorsque tu me dis "je ne
pourrai t´oublier jamais". Moi non
plus je ne t´oublierai pas, toujours je me souviendrai de l´admirable et
courageux petit ami que la bonne fortune m´a fait connaître.
Ecoute, mon petit, si les choses s´arrangent, je vais me
renseigner plus sûrement sur l´enseignement libre dans les environs. Peut-être
qu´à Toulouse, Montauban ou autre, il y a des institutions privées; et si par
hasard dans une école on demande un répétiteur espagnol? Je te le dirais tout
de suite. Le tout c´est que tu sortes de ce camp. Ah! si j´étais plus âgée, un
an de plus, j´aurais ma maison, je pourrais faire ce que je voudrais, et je
t´assure que tu n´y serais plus depuis longtemps au camp! Veux-tu me dire
quelles démarches il te faudrait pour demander ton transfert au refuge de
Montolie.
Mais toujours, ne te décourage pas. Si nous ne pouvons
rien obtenir, il faut que tu finisses ton livre et il faut que tu aies confiance
en toi, c´est une grosse chance de succès.
Allons, du courage, de la confiance et nous vaincrons!!!
J´ai confiance en toi, chéri, et si tu penses arriver à
sortir du camp, je serai si heureuse de te voir sourire! J´ai compris
parfaitement ce que tu attends de moi dans la correction de ton français. Je te
promets, parole d´honneur, que je ferai tout ce que je pourrai, et dans le sens
que tu veux.
Je ne sais pas où a cours cette opinion sur les
réfugiés espagnols (malfaiteurs et fainéants) mais il ne faudrait pas qu´on
vienne m´en parler en ces termes, car je t´assure qu´on serait bien mal reçu;
ça, oui!!!
J´attends les premières corrections. Surtout n´aies pas
peur de me donner du travail, ce ne sera pas du travail pour moi, puisque c´est
pour sauver quelqu´un que j´aime. Car je t´aime pas de la même façon, mais plus
peut-être que si tu étais mon amant.
Adieux mon grand ami chéri, du courage et bientôt nous triompherons.
Pourvu que tout aille bien!
Je te quitte en t´embrassant en nombre illimitée (c´est beaucoup!),
ta petite amie dévouée qui pense toujours à toi.
Suzy
Carta 19
Gaillac
le 6 septembre 1939
Mon cher petit Manolo,
Nous avons dû quitter Saint Antonin plus tôt que nous
l´avions prévu, c´est pour cela qu´avec cinq jours de retard, j´ai reçu ta lettre
ici, hier soir.
Les évènements se sont précipités depuis que tu as écrit
cette lettre que j´attendais avec impatience depuis quelques jours. Et nous
voici maintenant en présence de la solution (y en avait-il une autre?) à la
crise. Je crois qu´il n´y avait pas
d´autre issue car, comme tu me le dis, si nous n´abattons pas le fascisme,
c´est lui qui nous abattra. Enfin, ayons confiance, car nous vaincrons.
En attendant, grand frère chéri, il
faut travailler, et toi il faut guérir bien vite pour pouvoir reprendre ton
travail. Il me tarde que tu m´envoies
les premières pages. Car, même moins vite que tu le voudrais, il faut continuer
ton bel ouvrage, dans n´importe quelles circonstances n´est-ce pas, chéri?
Mon petit, depuis hier, je suis inquiète au sujet de ton
état de santé, j´espère que lorsque tu recevras cette lettre, tu seras tout à
fait remis et que tu vas pouvoir reprendre ton travail habituel.
Je demande au psychologue que tu es, de m´aider à voir au
fond de moi-même. Il me semble qu´il me
manque quelque chose, ce quelque chose était peut-être quelqu´un, oui, c´est
plutôt cela, car je suis toujours seule surtout moralement. Il me faudrait
quelqu´un à qui je puisse toujours dire tout ce qui me passe par la tête (et je
t´assure qu´il y en passe des choses!) Avoir un être près de moi qui ait le mène
coeur, la même âme que moi, un confident intime, voilà ce qui me manque. Je sais ce que tu vas me dire. Tu me répondras: - “mais je suis pour toi
tout cela", je le sais, chéri, et j´en suis heureuse; mais tu n´es pas là,
et lorsque je t´écris j´ai déjà oublié tout ce que je pensais. Tandis que si tu étais ici et qu´à chaque
moment je puisse te dire - "Manolo, sais-tu à quoi je pense?" Alors
nous causerions longtemps; nous serions très heureux parce que nous nous
entendrions très bien. Comme frère et
soeur qui s´aiment beaucoup, nous nous consolerions mutuellement lorsque l´un
de nous aurait du chagrin et bien vite nous recommencerions à rire, à être
gais, à être heureux.
Ecoute, Manolo chéri, je vais te demander quelque chose
qui me tient beaucoup à coeur. Su tu pars pour combattre, je voudrais d´abord
que tu m´écrives le plus souvent possible, et puis lorsque tu auras une
permission, je te demande de venir la passer ici, avec moi. Ainsi nous nous connaîtrions
tout à fait et nous passerions d´heureux moments ensemble.
Je t´ envoie aujourd´hui seulement la photo (dont je t´ai
sans doute parlé) que nous avons prise au cours de l´escalade d´une montagne
près de St. Antonin, celle-ci est prise tout à fait au bout. J´espère que tu recevras cette lettre, alors
je t´enverrai d´autres que nous avons prises à Cazals, le jour où je t´écrivais
du bord de l´eau, une bien longue lettre, t´en souviens-tu?
Permets-moi maintenant de mettre des lunettes et de
prendre un air sévère pour me changer en professeur. Je voudrais corriger une faute de français
que tu as faite dans ta lettre. Voici: Dans les phrases exclamatives, il ne
faut pas employer comment mais comme. Par exemple, on ne dit pas: comment tu es
gentille! ou comment il fait beau! mais comme tu es gentille!, comme il fait
beau! Compris, chéri?
Et maintenant je vais terminer ma lettre en te disant une
fois encore de guérir bien vite et de m´écrire une longue, longue lettre comme
tu me l´as promis.
Ta petite soeur t´embrasse bien affectueusement.
Suzy
Carta 20
Gaillac
le 20 septembre 1939
Mon petit ami chéri
Tu m´accuses de ne pas t´avoir écrit mais c´est que je
n´ai reçu de toi depuis que je suis ici que deux lettres: celle à laquelle je
réponds que tu as écrite le huit de ce mois et une autre environ vers le
premier septembre que tu avais envoyée à St. Antonin et qu´on m´a renvoyée
ici. J´ai aussi répondu à cette lettre
le lendemain de sa réception. Et je n´ai
pas reçu autre chose de toi. Tu vois, ma conscience est tranquille car je ne te
dois aucune lettre n´en ayant pas reçu d´autres de toi.
Je ne sais pas pourquoi tu n´as pas reçu ma dernière
lettre, je l´ai pourtant envoyée d´ici et habituellement tu avais tout
reçu. Peut-être recevras-tu bientôt
cette épître qui s´est égarée, sinon tant pis.
Je t´assure qu´ici tout est calme et même triste; nous
n´avons aucune distraction alors je prends le parti de rester à la maison. Je
lis, je couds ou tricote et lorsque le temps le permet je vais faire une
promenade à bicyclette avec Arlette. Mon
beau-frère (le père d´Arlette) est mobilisé à Albi et demain s´il fait beau
temps nous irons le voir et en même temps faire quelques achats pour
l´hiver. J´ai aussi un autre beau-frère
qui est mobilisé mais il n´a que 26 ans, et est sur la ligne de feu. Ce sont
les deux seuls membres de ma famille qui soient mobilisés. C´est toujours trop.
Je t´assure que si personne jamais n´avait eu plus d´instinct belliqueux que
moi, on ne se battrait pas. Dire qu´on
prêche la fraternité! Ah! elle est belle pour le moment.
Lundi dernier je suis allée à Albi avec une camarade de
l´Ecole pour voir ce que nous devions faire à la rentrée. Nous avons vu Madame
la Directrice qui nous a renseignées.
Nous rentrons le premier octobre comme d´habitude car l´Ecole Normale
est le seul internat qui subsiste dans la ville. On n´as pas encore besoin de
nous comme institutrice et nous ferons peut-être complètement notre troisième
année. Et puis bien ou mal, en Juillet
prochain, je serai libre. Il me tarde
beaucoup, tu sais, car je vais pouvoir, autant que mon travail me le permettra,
vivre comme je le voudrai.
J´espère, mon chéri, que tu es maintenant tout à fait
remis de ton indisposition qui n´est plus qu´un mauvais souvenir.
Je comprends votre espoir de libérer votre pays, car
votre situation est très cruelle et je souhaite de tout mon coeur que votre
audacieux projet se réalise.
Depuis ce deuxième coup de théâtre russe, je crois que le
sort de la Pologne est de plus en plus compromise, la situation devient
toujours plus critique. Je me demande ce que va devenir ce pauvre peuple si
courageux. Tu me dis: "La guerre c´est une loterie". Tu as raison et comme toi j´espère gagner et
gagner le gros lot. Mon grand frère chéri, j´espère que tu recevras cette lettre
et que tu pourras y répondre bientôt.
Dans dix jours c´est la rentrée et je vais de nouveau
consacrer bien des heures d´étude à t´écrire. C´était mon plus grand bonheur.
Il me semblait au moment des vacances que j´allais avoir davantage de temps, mais
je me suis aperçue que cela n´est pas. Il y a toujours quelque chose à faire à
la maison.
Adieu mon grand chéri, je ne t´oublie pas une minute, et
t´embrasse bien affectueusement.
Suzy.
Carta 21
Gaillac
le 23 septembre 1939
Mon très cher petit, j´ai reçu ta lettre, datée du 16,
hier soir. J´espère que la mienne, que
j´écrivis il y a quelques jours te parviendra bientôt ainsi que celle-ci.
Comment te remercier pour ta longue missive?
Il y a si longtemps que tu ne m´avais écrit comme cela et j´aimais tant
recevoir à l´école tes longues lettres affectueuses! C´était pour moi dans la vie monotone de la
pension, comme un rayon de soleil qui pénétrait dans ma petite chambre. Je lisais, je relisais sans jamais me lasser
tes paroles si chères.
Et puis je passais beaucoup de temps à t´écrire, je
délaissais les mathématiques, je faisais des vers pendant les cours de
géométrie, j´employais tout mon temps d´étude à penser à toi ou à écrire de
longues lettres car je savais que cela te ferait plaisir. Te souviens-tu du
jour où je t´écrivis trois lettres en deux jours? Ma petite amie Margot me disait: "Suzy, tu ne veux pas nous le dire, mais on
voit bien que tu l´aimes, ton Manuel."
Je ne lui ai jamais répondu. J´ai toujours gardé pour moi seule toutes
mes pensées, tous mes sentiments et puis je te racontais tout ce qui se passait
par la tête. J´étais un peu folle,
n´est-ce pas, chéri? Mais c´était de ta faute. Et j´avoue en baissant
humblement la tête que je ne crois pas avoir changé.
Je t´envoie une poésie qui me plaît beaucoup. Je l´ai trouvée sur un petit magazine. Je l´aime parce qu´elle me fait penser à
Isabel, la petite espagnole que nous avions avec nous à l´Ecole. Je t´en ai parlé;
n´est-ce pas? Isabel est maintenant à Graulhet à 18 km, d´ici. Je suis allée la voir avant de partir à St.
Antonin et j´irai la semaine prochaine car elle ne revient pas avec nous cette
année. Lorsqu´elle s´habillait pour les bals que nous donnions à l´école, elle
n´oubliait jamais d´attacher dans ses cheveux blonds deux ou trois oeillets
rouges, sombres, très beaux. C´est pour
cela que les oeillets me font penser à ma gentille petite amie Espagnole.
Je t´envoie les photos que tu me demandes. Sur l´une nous avons grimpé au bout d´une
meule de pailles, ma petite nièce et moi; et sur l´autre Arlette m´a prise sans
m´avertir alors que je voulais traverser le courant pour aller chercher des
fleurs sur l´autre rive. Nous en avons prises deux autres où je suis seule,
malheureusement, je n´en ai que les pellicules et je te les enverrai quand je
les ferai refaire. Et toi, mon petit, n´as-tu pas la moindre petite photo
d´identité? Tu me la prêterais, je la ferais faire en plus grand et je te
renverrais la tienne si tu en as besoin. Veux-tu, chéri? Je serais si heureuse!
Je voudrais pouvoir t´écrire plus longtemps, mais je ne
le peux pas, car maman me réclame depuis un moment, alors je termine ici en me
permettant de t´écrire davantage quand je serai à l´école, la semaine
prochaine... Déjà!
Au revoir, ami chéri, reçois avec toutes mes pensées, les
baisers de ta petite fille.
Suzy.
Carta 22
Albi le 3 octobre 1939
Mon grand ami chéri: J´ai reçu hier ton portrait accompagné de la petite poésie que tu as écrite en français. Cette lettre que je commence ce soir avec mon livre de géométrie ouvert à côté, tu ne la recevras sans doute qu´à la fin de la semaine car je n´ai pas de timbres et je dois attendre la sortie de jeudi pour en acheter et pouvoir lancer ma lettre. Aussi ne t´étonne pas du retard que cette épître pourra avoir.
Tu ne sauras combien cela m´a rendu heureuse de te
connaître. Il y a longtemps que je
désirais cette minute. Et puis, merci,
cher petit ami d´avoir pensé à me faire cette surprise pour mon premier jour de
classe. Tu dois savoir comme les rentrées sont pénibles après les beaux mois de
liberté. J´avais un cafard fou dimanche
soir quand je me suis retrouvée dans une cabine à laquelle je n´étais pas
habituée. Pourtant j´aimais bien ma
petite chambre de l´an dernier. Mais ce n´est plus la même et la force de
l´habitude m´y a fait revenir.
Instinctivement après le grand escalier je me suis dirigée vers le
dortoir de 2ème année et lorsque je suis arrivée à mon ancienne cabine, j´ai
été toute étonnée d´y trouver quelqu´un d´autre. Et je suis revenue à mon
nouveau logis désorientée. J´étais malheureuse, si tu savais, dimanche soir et
puis j´avais déjà perdu l´habitude d´ici.
Les vacances ont un désastreux effet sur les rentrées! Il
y a de plus toutes les nouvelles de première année, têtes étrangères, avec qui
on essaye de parler mais qui ne nous répondent même pas. Et puis il y a
l´atmosphère tendue du moment. Madame a
essayé par quelques paroles qui allaient au coeur, de remonter notre moral
défaillant; mais cela ne fait rien; on sent que ça ne va pas, que ce n´est pas
comme toujours. En plus il y a les mathématiques à repasser lundi
prochain. Pense à moi ce jour-là, ami
chéri j´en aurai bien besoin, car je ne sais rien, mais rien du tout alors,
encore bien moins qu´en Juillet, et tu sais ma note d´alors. Je n´ose penser en
quel chiffre elle va se transformer!
Et puis ça m´est égal.
Qu´est-ce que des maths dans la vie?
Si peu de choses! Non! alors qu´il y a en a d´autres qui méritent un
intérêt bien plus grand! Et voilà qu´au milieu de toutes ces idées plus ou
moins sombres, j´ai reçu ton portrait. Je voudrais connaître pour le féliciter,
l´artiste qui l´a exécuté. Chaque fois
que je le regarde (et c´est bien souvent) il me semble que tu vas bouger, que
tu vas parler, tellement il y a de vie dans l´expression qu´a si bien su saisir
l´artiste.
Dis-lui chéri, qu´il est un peu la cause de mon bonheur,
que grâce à lui qui m´a fait te connaître, l´affreux cafard qui me tenait s´est
presque envolé entièrement. Il ne reste
plus maintenant qu´un peu de mélancolie, de regret. Je sens avec encore plus de
plaisir que la géométrie c´est ma muse. De temps en temps, je jette un coup
d´oeil sur un théorème et, de plus belle, je reprends ma lettre. Thalès et
Pythagore me tendent les bras, mais ils sont si revêches que je m´en détourne avec
une moue de dédain. Oh! combien je préférerais les tiens. Je crois que si tu étais professeur de
géométrie et même (ô malheur) d´arithmétique - science à jamais
incompréhensible pour moi - je ferais des maths sans bouger, sans me
révolter. Mais je préfère que tu me
parles de Goya que d´Erathostène malgré toute la beauté des lignes
géométriques, je préfère les "majas"
aux cônes et polygones.
Hier soir une camarade de troisième nous a raconté au
dortoir la vie d´un camp de concentration. J´ai écouté pendant un moment le
récit du sort des pauvres réfugiés. Mais à un moment, j´ai été obligée de
partir, je me suis enfermée dans ma cabine et je me suis mise à pleurer en
pensant que peut-être tu souffres comme eux. Oh! que je serais heureuse si je
pouvais faire quelque chose pour toi! L´idée de mon impuissance m´est si
pénible! Je voudrais tout un jour te voir libre! Il me semble que le plus beau
jour de ma vie sera celui de ta liberté!
Ce soir, je termine ma lettre ici. Mais avant de te l´envoyer, j´écrirai peut-être
autre chose puisque j´ai deux jours.
Ami chéri, le chaud baiser que tu réclames, je te le
donne de tout coeur.
Puisse-t-il te guérir.
Adieu, ami, à bientôt.
Suzy.
Aimes-tu ces quelques pensées?
Le visage de ceux qu´on n´aime pas
encore
Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves
Et va s´illuminant sur de pâles décors
Dans un argentement de lune qui se lève.
Anna de Noailles
***
Le coeur a ses
raisons que la raison ne connaît pas.
****
Adieu est un souvenir qui charme
Adieu se lit dans une larme
Adieu fait souvent bien souffrir
Adieu fait quelquefois mourir
Lamartine
***
Le souvenir est peu de choses
Mais il reste quand tout est fini
Et quand se fanent les roses
Le souvenir s´épanouit.
Amis, ne touchez pas aux souffrances cachées
Respectez les douleurs dont on ne parle pas
Mercredi matin.
Bonjour, grand´ami!
Comment allez-vous? Mieux, n´est-ce pas.
Moi, je vais bien et aujourd´hui, je vais vous parler de la poésie que
vous avez jointe au portrait.
J´écris. Je lève les yeux de temps en temps sur ton visage. Il est là devant moi. Depuis que tu es près de moi, tu me regardes. J´ai toujours l´impression que je vais voir s´animer ce dessin. Quand je regarde tes yeux, il me semble que je vais y voir mon visage. Oh! je te connais maintenant. Je te connaissais avant de savoir tes traits. Merci, chéri, d´avoir écrit pour moi cette poésie. Je l´aime beaucoup. Mais je serai encore plus heureuse lorsque tu m´écriras "Je ne suis plus triste et malade".
Mercredi soir, dans ma cabine avant de me coucher.
J´ajoute un mot, ce soir, à ma lettre.
J´ai beaucoup pensé à toi ce soir.
C´est que j´ai fait 3 h 1/2 de maths. Record à jamais imbattable... par
moi. Je trouve que j´ai fait un effort
désespéré. Malheureusement si mon corps
reste devant la famille, mon esprit en est souvent bien loin. Oui, si mon corps
était ici, moi je franchissais les espaces et... les lignes de fils barbelés;
je suis venue frapper à la porte de ta "barraca". Tu m´as répondu et nous avons entamé une
longue conversation.
Voilà à quoi je pensais pendant que le trinôme dormait
sous ma main. Tu ne me gronderas pas, n´est-ce pas, mon ami?
Maintenant je vais te dire "Bonne nuit". Il est l´heure d´aller me coucher.
Au revoir, ami, je vous embrasse avant de vous quitter,
votre petite amie.
Suzy.
Carta 22
Albi le 5 octobre 39
Grand ami chéri.
Comme je te l´ai dit à midi lorsque j´ai reçu ta lettre,
je consacre cette dernière heure d´étude à t´écrire. Depuis quelques jours déjà
j´attendais ta réponse. Comme avant les vacances, mes compagnes de table au
réfectoire ont échangé des sourires complices en me regardant lire ta longue
lettre. Et j´entendais des réflexions qu´elles faisaient entre elles ou qui
s´adressaient à moi: "Et bien!, il
en a toujours à lui raconter", "Suzy, il t´aime toujours?" etc... Comme je n´ai pas contenté
leur curiosité, elles se sont remises à manger sans rien plus me dire.
Et j´ai continué ta lettre tranquillement. Tout s´efface lorsque
je lis les paroles affectueuses que tu m´écris.
Il me semble que je suis seule avec toi et que tu me parles. Oh! je sais
bien que ce sont des illusions, de belles illusions, mais cela me rend heureuse
et c´est tout ce qu´il me faut.
Je me demande parfois si ma vie passera avec des
illusions. Que veux-tu? La réalité est si décevante parfois. Il y a tant de
trahisons de toutes sortes!, et quel exemple en ce moment! Cela a bouleversé
toutes mes idées, mes croyances, mes doctrines.
D´ailleurs je t´ai déjà dit ce que je pensais des alliances actuelles,
je ne recommence pas. Mais tout de même je ne m´en suis pas encore remise.
Je suis à l´infirmerie. Ce n´est rien. Une indisposition
passagère. Je n´ai qu´un livre, alors sur une de ses feuilles blanches je vais
continuer la lettre que j´ai commencée pour toi hier soir. Je voudrais encore te parler de la délicate
attention que tu as eue de m´envoyer ton portrait; ton unique portrait; mais
j´ai peur que des mots ne puissent exprimer toute la gratitude que mon coeur
ressent pour toi. Merci donc, ami chéri, merci infiniment de t´être séparé de
cette richesse (car c´en est une) pour me faire plaisir. Quel grand coeur tu
as, chéri! Jamais je ne pourrai assez te remercier de ce geste si délicat et si
généreux.
Je viens de lire que Flaubert écrivait à sa maîtresse: "Je voudrais ne t´avoir jamais connue", en lui expliquant que c´était là la plus grande marque de tendresse qu´il puisse lui donner. J´avoue ne pas le comprendre. A moins qu´elle vous fasse souffrir; je ne vois pas pourquoi on peut souhaiter de n´avoir jamais connue une femme. Et Flaubert avait l´air d´être parfaitement heureux. C´est pour cela que moi je préférerais écrire "je voudrais t´avoir toujours connu". Oui, ami, cela est vrai, je voudrais avoir toujours connu ton âme, cette âme si belle que j´aime. C´est vrai, tu sais que tu es comme un grand frère pour moi; plus qu´un frère même car il me semble que je ne t´aime pas tout à fait comme cela. C´est une amitié très tendre qui règne entre nous, une amitié toute proche de l´amour. Chéri, je vais t´avouer quelque chose que je ne t´ai pas dit encore: J´ai peur de t´aimer. Nous serions peut-être très heureux maintenant. Attendons... La vie nous réserve peut-être des surprises. Oh! oui, il est beau le tableau que tu me décris au sujet de la photo de Manou et moi. Quel beau mirage! Mais si lointain encore que j´ai peur de ne pas l´atteindre.
Je crois que l´évidence même, va me faire croire à la
transmission de pensée. J´en ai encore un exemple frappant à te montrer. Je
voulais sur cette lettre même te demander quelque chose à quoi je pense depuis
quelque temps. Je voulais te dire: "Puisque
maintenant tu ne peux continuer la Symphonie Pathétique; veux-tu écrire, pour
nous deux, l´histoire de notre amitié?".
Et voilà qu´en même temps tu commences ton journal sentimental ([1]),
juste ce à quoi je pensais. Qu´en dis-tu? N´est-ce pas étrange aussi?
Cependant, je ne voudrais pas te donner un travail
supplémentaire. Je te demande de m´envoyer ce journal ([2]),
mais si tu n´as pas le temps, transcris-le en Espagnol, moi je pourrai toujours
le traduire et toi, cela te donnera un peu plus de loisirs pour y travailler.
Chéri, ton portrait me plaît, il ne m´a pas déçue comme
tu le crois. Et même si tu n´étais pas un Adonis, crois-tu que cela changerait
quelque chose à mes sentiments pour toi?
Je n´en suis pas à ces considérations sur les comparaisons de beauté
physique. Il y a tellement d´hommes beaux qui n´ont point de coeur, qui sont
sots, fats et orgueilleux! Et cela j´exècre.
Je te promets de ne pas t´écrire quand j´aurai beaucoup
de travail mais lorsque je n´en aurai pas trop, je pourrai bien, n´est-ce pas,
jouer un bon tour à la surveillante et t´écrire pendant l´étude sans qu´elle
s´en doute.
C´est délicieux de tromper cet être
insupportable!
Je voudrais t´écrire encore pendant longtemps mais je viens
de me faire rappeler à l´ordre par les autres qui repassent les maths avec moi,
alors je termine, en réservant pour la semaine prochaine le plaisir de te
parler de ton journal.
A bientôt ta réponse, ami chéri lundi soir je serai
libérée des maths. Quel bonheur! Je pourrai faire ce que je voudrai.
Je te quitte en t´embrassant affectueusement.
Ta petite amie
Suzy.
(22)
Aimes-tu
ces quelques pensées?
Le visage de ceux qu´on n´aime pas
encore
Apparaît quelquefois aux fenêtres des
rêves
Et va s´illuminant sur de pâles décors
Dans un argentement de lune qui se lève.
Anna de
Noailles
---------------
Le coeur a ses raisons que la raison ne
connaît pas.
---------------
Adieu est un souvenir qui charme
Adieu se lit dans une larme
Adieu fait souvent bien souffrir
Adieu fait quelquefois mourir
---------------
Le souvenir est peu de choses
Mais il reste quand tout est fini
Et quand se fanent les roses
Le souvenir s´épanouit.
---------------
Amis, ne touchez pas aux souffrances
cachées
Respectez les douleurs dont on ne parle
pas
Et ne foulez aux pieds que les feuilles
jonchées
Qui se rencontrent sous vos pas.
---------------
Il faut avoir souffert pour être bon;
mais il
faut peut-être que l´on ait fait
souffrir
pour devenir meilleur.
Maeterlinck
---------------
Voici
quelques poésies qui me plaisent
tu me
diras ce que tu en penses.
Soir
J´ai laissé ma main dans les tiennes
mon ami, ami silencieusement chéri
Sans que tu la
retiennes
Car tu n´as pas
compris
Je suis restée penchée contre toi
Et mon coeur battait à la volée
Sans mes doigts
Mais tu as pris le bras d´une autre
Et tu me souriais en me disant adieu
Tristan
Kluigson
---------------
L´infidèle
Et s´il revenait un jour
Que faut-il lui
dire?
Dites-lui qu´on l´attendait
Jusqu´à s´en
mourir.
Et s´il demande où vous êtes
Que faut-il
répondre?
- Donnez-lui mon anneau d´or
Sans lui
répondre.
.....................................
Et s´il veut savoir pourquoi
La salle est
déserte
Montrez-lui la lampe éteinte
Et la porte
ouverte...
Et s´il m´interroge alors
Sur la dernière heure?
- Dites-lui que j´ai souri
De peur qu´il ne pleure.
Maurice Wacterlinck
---------------
Abat-jour
Tu me demandes pourquoi je reste sans
rien dire
C´est que voici le grand moment
L´heure des yeux et du sourire.
Le jour est gris. Ce soir je t´aime infiniment
Serre-moi contre toi, j´ai besoin de
caresses.
Si tu savais tout ce qui monte en moi ce
soir
D´ambition, d´orgueil, de désir, de
tendresse
Et de bonté! Mais non, tu ne peux pas
savoir!
Baisse un peu l´abat-jour, vois-tu nous
serons mieux
C´est dans l´ombre que les coeurs
causent.
Et l´on voit beaucoup mieux les yeux
Quand on voit un peu moins les choses.
Ce soir je t´aime trop pour te parler
d´amour.
Serre-moi contre ta poitrine.
Je voudrais que ce soit mon tour
D´être celui que l´on câline.
Baisse encor un peu l´abat-jour.
Là. Ne parlons plus. Soyons sages.
Et ne bougeons plus, c´est si bon
Tes mains tièdes sur mon visage.
Paul
Géraldy
Dis, Manolo, n´éprouves-tu pas parfois le soir ce
besoin de quelqu´un qui caressait ton visage, de quelqu´un que tu aimerais?
Souvent je pense à cela et ce soir je te le dis, je ne sais pourquoi, mais tu
comprendras que j´aie besoin de te dire parce que... Non! je suis folle. Je ne
dois pas te dire pourquoi.
Carta 23
Albi le 17 octobre 1939
Mon grand ami,
J´ai été très heureuse, mon ami, de recevoir ta lettre
tout à l´heure; à l´heure du dîner le courrier m´apporte cette missive que
j´attendais depuis quelques jours déjà. Mais tu as eu beaucoup de travail, je
le sais. Et je ne pourrai jamais te remercier assez de faire pour moi tout ce
que tu t´imposes. Merci pour le joli "journal
sentimental" que tu as eu la patience de traduire ([3]).
J´aurais pu le faire moi-même, tu sais, Manolo; cela t´aurais donné plus de
temps pour écrire en espagnol. Tu dois connaître ma science en ta langue pour
m´épargner le souci de traduire! Et oui,
je ne sais pas beaucoup d´Espagnol, et en plus de cela cette année nous n´en
faisons plus. On a jugé que celles qui faisons de l´Anglais pour l´examen
avions ainsi assez de travail. Déjà que je n´aime pas du tout cette langue, ne
plus faire d´Espagnol que j´aime tant m´a fait beaucoup de peine. Tellement que
samedi soir au lit, après cette nouvelle, je n´ai pu me retenir de pleurer.
Enfin, tant pis; mais je travaillerai seule. Je ne veux pas oublier ce que je
sais et je veux apprendre beaucoup d´autres choses.
Prépare-toi à une surprise. C´en a été aussi une pour
moi, lorsqu´on nous a donné le résultat de mathématiques, attention! J´ai 13.
Plus du double de ma dernière note. N´est-ce pas magnifique? J´en ai été
éblouie. C´est vrai que l´examen m´avantageait. Nous n´avons pas eu
d´arithmétique. Je vais te dire ce que nous avions. Question de cours d´algèbre
sur les progressions arithmétiques et géométriques: somme des termes, progression
géométrique illimitée, et une application numérique où je me suis trompée dans
un calcul sur logarithmes. En géométrie, le fameux problème du cube auquel on
enlève une petite pyramide à chaque sommet. Il fallait calculer le volume et la
surface du polyèdre et trouver 4 plans qui le coupent suivant des hexagones
réguliers. Tu dois connaître ce problème il est donné un peu partout. Je l´ai fait jusque là où il me fallait
prouver que les hexagones étaient réguliers. Voilà toute ma science. Avec cela
tu peux juger de mon savoir en maths.
Maintenant, finis les théorèmes pour toute cette année.
Nous n´avons plus que de la littérature et de la philosophie à travailler. Ce
sera plus intéressant. Nous avons déjà fait un devoir de français: "Phèdre n´est ni tout à fait coupable, ni
tout à fait innocente". Connais-tu la Phèdre de Racine! Je la trouve
très belle et je me demande si j´arriverai à la comprendre tout à fait. Il y a
tellement de subtilité dans son caractère et dans ses paroles! Ensuite quand je
serai délivrée de ce souci qu´est le B. S. (Brevet Supérieur) français à la fin
de l´année, je pourrai à ma guise faire des maths ou de la littérature comme tu
as fait toi-même.
Écoute, je vais te dire le rêve que j´ai fait...
éveillée. Oui chéri, je crois que tu
seras toujours pour moi un ami, le plus précieux des confidents et des
conseillers. Oui, Manolo, je t´aime plus que si tu étais mon amant, mais pas de
la même façon. Tu comprends, n´est-ce pas? Je t´aime comme l´ami le plus cher
que je connaisse comme mon frère, non plus que mon frère car si j´en avais un
je n´oserais pas lui parler. Tu es l´Ami que je ne voudrais jamais perdre,
celui dont je ne peux me passer. Je t´ ai sans doute dit des choses bien
folles, parfois, mais il ne faut pas t´y attacher. Je sais que je n´ai pas le
droit de te faire de belles promesses que peut-être je ne pourrai jamais tenir.
Alors, mon grand ami, si jamais un mot un peu trop tendre échappait à ma plume,
je te demande de ne pas y prêter trop d´attention. Comprends, chéri, je veux
que tu sois heureux, ce n´est pas avec des désillusions qu´on y arrive. Mieux
vaut une surprise magnifique à la fin. N´est-ce pas que tu penses comme moi?
Vois si je suis devenue raisonnable. Maintenant c´est moi qui vais te faire la morale. C´est vrai que je ne suis plus tout à fait la petite fille insouciante que tu as connue à mes premières lettres. J´ai beaucoup vu souffrir autour de moi depuis, et cela a dû avoir une influence sur mon caractère. Pourtant, n´aies pas peur, je sais encore rire et chanter, cela je ne puis pas, malgré tout, m´en passer. Mais il m´arrive plus souvent qu´avant de réfléchir, de méditer longuement, n´importe quand, mais surtout le soir, dans le grand dortoir sombre et calme, avant de m´endormir. Je pense alors à tous ceux que j´aime, à tous ceux qui sont partis ou qui vont partir. Je pense aux séparations cruelles, parfois aussi j´imagine la joie du retour. Je pense beaucoup à toi aussi. N´est-ce pas naturel?
Je t´ai déjà dit que ton journal me plaisait beaucoup.
C´est une jolie étude psychologique qui s´annonce et je souhaite qu´elle ait
tout le succès qu´elle mérite. En as-tu conservé la traduction française que tu
m´envoies ([4]). Si tu
veux, je vais la transcrire en Français plus élégant ([5]) et
je te la renverrai. Tu la conserveras. Cela pourra toujours te servir un jour
ou l´autre. Je peux bien faire pour toi ce petit travail. Tu en fais tellement
pour moi! Malgré tout je vais te demander autre chose. Veux-tu me confectionner
une petite couverture pour le "journal"
avec une dédicace, comme celle que tu m´avais faite pour les essais. Je pense
tout à coup (te l´ai-je déjà dit?) que l´analyse psychologique que tu te
proposais de faire sur moi, va te servir pour le journal. J´ai hâte d´en
recevoir la suite. Quant à moi je vais me mettre au travail et t´envoyer la
correction française le plus vite possible.
Je suis heureuse que malgré tout ton travail tu aies
pensé à "notre roman". Ah! je le voudrais bien plus beau qu´il
n´est! Si tu savais comme les autres m´envient d´avoir un ami comme toi. Elles
ont des correspondants plus ou moins intéressants qu´elles estiment plus ou
moins. Et souvent quelques-unes me disent: "Tu as de la chance, toi, d´avoir un ami comme Manuel! Il est tellement
chic! Je comprends qu´on puisse s´y attacher." Tu vois comment on te
juge ici. N´en es-tu pas fier?
Par la vue que tu m´envoies je juge Madrid comme
étant une ville magnifique, que je voudrais bien connaître. Sera-ce possible un
jour? Les vers de (...)
me plaisent beaucoup. J´avoue que je ne les connaissais pas. Mais j´aime aussi
et encore plus le vers que tu as ajouté.
Tu peux m´envoyer tout ce que tu voudras en fait de
livres et papiers je te les garderai précieusement. Je te transcrirai aussi
tous les passages de tes lettres que tu voudras.
Ce soir je m´arrête de t´écrire car l´acide sulfurique me
tend des bras suppliants, mais combien dépourvus de charme. Alors je te quitte
en t´embrassant très affectueusement.
Ta
petite amie. Suzy.
Carta 24
Albi le 27 octobre 1939
Mon grand Manolo chéri.
Je suis folle, mon ami, tellement que je n´ose plus rien
te dire. Pourras-tu jamais me pardonner toutes ces méchantes choses que je t´ai
écrites? Je me demande ce qui m´a passé par la tête le soir où je la faisais.
Pourtant il ne se passait ce soir-là rien d´extraordinaire. Je ne m´explique
pas à quoi j´ai pensé. Non vraiment, et
pourtant ce n´est pas mon habitude de me laisser aller ainsi. Pardon, chéri! Je suis si malheureuse de
savoir que je t´ai rendu malheureux! Je t´en prie, sèche mes larmes! Si tu savais
comme j´ai pleuré depuis que je me sais coupable de t´avoir fait de la peine.
Mon petit, pourras-tu encore me prendre dans tes bras, sans reproches pour essayer
de me consoler? Pourras-tu oublier un peu (je ne demande qu´un peu) tout ce que
je t´ai dit? Je voudrais ne jamais l´avoir écrit. Je voudrais que tu m´écrives
encore comme avant, avec toutes tes douces paroles, toute ta sincérité, sans
les réticences que je vois sur cette dernière lettre que j´ai reçue. Je t´en
prie, mon petit Manolo, oublie un peu tout cela. Tu sais, je suis toujours ta
petite amie d´avant, je n´ai pas changé.
Aujourd´hui à midi j´ai reçu le "journal" accompagné du petit mot. Je t´en remercie d´autant plus que tu ne l´aimes plus autant qu´avant, ta méchante petite Suzy. Je ne pourrai jamais te reprocher ce que tu appelles une "interprétation" de mes sentiments d´alors. Mon petit, mes sentiments n´ont point changé depuis, et cette interprétation est une vision exacte de la réalité. "Si tes sentiments d´aujourd´hui sont, malheureusement très différents" me dis-tu, non, ne crois jamais cela, même si en un moment d´humeur je te dis des choses méchantes. Me connais-tu tout à fait maintenant? Me diras-tu encore comme avant "Yo te amo"? Je voudrais tant Manolo chéri, que ce nuage sur notre belle amitié passe très vite, qu´il ne soit plus qu´un mauvais souvenir que nous oublierons bien vite l´un et l´autre.
Aujourd´hui c´est toi qui m´a fait mal
par cette petite lettre glaciale. Manolo je ne t´en veux pas, puisque tu crois
que je le mérite. Et pourtant je ne l´ai jamais moins mérité. Si tu savais
comme j´ai besoin de tes douces paroles qui me réchauffent le coeur! Et tu m´accuses, "mes compliments affectueux ne te plaisent pas déjà", me
dis-tu. Manolo, mon petit ami trop cher,
pardonne-moi de te dire un peu brutalement "ce n´est pas vrai". Moi
aussi, je vais oublier que tu m´as écrit cela et je te prie bien doucement de
me prendre dans tes bras et de me dire "Ma petite Suzy, ne pensons plus à tout cela, et soyons pour toujours
les amis d´autrefois". Pourras-tu me le dire?
Je souhaite de tout mon coeur que oui. Je pense
tout-à-coup à un joli tango que l´on chante cette année et dont les paroles me
plaisent particulièrement car elles traduisent ce que je pense. Les connais-tu?
"Écris-moi
Quelques lignes
à peine
Tout mon coeur à
tant de peine
Qu´un mot le
consolera"
J´espère chéri, que tu répondras à cet appel.
Quant à la transcription de ton "Journal”, j´en ai écrit trois grandes
pages. J´en suis à la poésie que tu
dédie à Paulette ([6]) et à
laquelle je ne toucherai pas. Danse! tu pourrais me poursuivre pour adaptation
fantaisiste! Les droits de l´auteur sont inattaquables. Donc je t´enverrai
toute ton oeuvre "revue et corrigée"
lorsqu´elle sera finie.
Tu as raison mon petit, lorsque tu apprécies notre amitié
et je pense tout à fait comme toi. Je te jure que je ne serai plus, que je
n´essayerai plus d´être une petite fille "terriblement raisonnable".
D´ailleurs ce n´est pas mon naturel, tu le sais et
lorsque je te dirais tout ce qui me passera par la tête tu ne riras pas trop de
moi, n´est-ce pas? Car je suis toujours la petite folle qui t´écrivait
n´importe quoi, comme elle le pensait (même de la musique, te souviens-tu?).
Tiens j´ai envie de t´écrire le joli tango dont je t´ai parlé
tout à l´heure, en entier. Tu verras si c´est joli. Quand j´en aurai la musique
je te l´enverrai, ainsi tu pourras le chanter, car je ne peux la retrouver
seule. Donc voici:
I
Cette rose
embaumée
Que de toi j´ai
gardée
Déjà, toute
foncée
Dans mes doigts
va mourir
Au cours morne
des heures
Dans ma triste
demeure
Ses pétales
m´effleurent
Comme des
souvenir
Refrain
Écris-moi
Quelques lignes
à peine
Tout mon coeur a
tant de peine
Qu´un mot le
consolera
Ecris-moi
Quelques mots,
que m´importe
Afin que ta lettre apporte
L´espoir en mon
coeur trop las
Je ne peux plus
attendre
Sans savoir et
sans comprendre.
Écris-moi
Ne m´abandonne
pas.
II
Qu´il est lourd
le silence
De ces nuits où
je pense
A ta chère
présence
Au doux son de
ta voix
Car après tant
d´ivresses
De bonheur, de
tendresse
Tout mon coeur
en détresse
Ne sait plus
rien de toi
Écris-moi
Quelques lignes
à peine
Dans mon coeur
j´ai tant de peine
Qu´un mot me
consolera
Écris-moi
Quelques mots,
que m´importe
afin que ta
lettre apporte
Du soleil en mon
coeur las
Je ne pense plus
attendre
Sans savoir et
sans comprendre
Ecris-moi
Ne m´abandonne
pas!
Alors, cher petit Manolo, qu´en penses-tu? Et
souviens-toi toujours que ce que je t´ai dit n´était pas par pitié, non jamais,
c´était tellement l´amitié, la belle amitié que j´éprouve pour toi et qui m´a
toujours guidée. Ta dernière lettre (avant celle à laquelle je réponds) m´avait
enchantée, chéri. Je ne t´en ferai jamais des reproches. Au contraire. Je
voudrais tant que tu oublies ce que tu viens de m´écrire pour recommencer comme
avant!
Où vas-tu aller, mon petit ami? J´ai hâte de le savoir.
Ta petite amie qui te demande pardon,
Suzy.
Carta 25
Carte Postale (Claude Monet. Voiliers à
Argenteuil.)
Manolo chéri, je te donne cette carte parce que je l´aime
beaucoup. Je t´ ai écrit une longue
lettre cet après-midi et puis j´ai trouvé cette reproduction d´aquarelle ([7]). Je la
trouve très belle; et toi? Pourrais-tu rythmer sur elle quelques vers? Et puis,
si ce n´est pas pour toi trop de travail, je te demande d´écrire pour nous deux
une belle page sur notre amitié un moment en péril et sur notre réconciliation.
Car c´est bien vrai chéri, que nous allons oublier ce mauvais moment. Une
dernière question, mon petit ami, à laquelle je te demande de répondre
franchement. "Aimes-tu une femme
maquillée?" Non pas maquillée comme un "tableau de peintre", mais discrètement. Il y a des hommes qui
ne tolèrent pas que leur femme se maquille mais n´en admirent pas moins les
autres qui le sont.
Un baiser pour t´inciter à la franchise, ta petite amie.
Suzy
Carta 26
Albi, le 8 novembre 1939
Mon grand ami chéri.
Il y a deux jours que j´ai reçu ta lettre, mais un devoir
de français pas intéressant (sur La Bruyère) à faire pour demain m´a empêché
d´y répondre avant.
Mais pour cela, je ne t´ai pas oublié,
sois tranquille. Te dire le plaisir que m´ont fait ta lettre, la poésie et le
beau dessin, et la suite du journal, est impossible pour moi. J´attendais cette
réponse avec anxiété, il me tardait de voir ta réaction. J´avais peur de t´avoir
fâché, j´avais peur de ce que tu me répondrais. L´on m´a remis ta réponse, et
mon coeur s´est mis à battre bien fort. J´aurais voulu pouvoir tout lire à la
fois, savoir en une seconde ce que tu avais écrit.
Pourquoi, mon petit, chanterais-tu une chanson de
douleur? ([8]) Si
un jour nous ramions côte à côte, ne serons-nous les plus heureux amis du
monde? Alors, pourquoi ne pas chanter la même chanson de joie? Avais-tu pensé
autrement lorsque tu écrivais sur ta poésie "...en chantant insoucieux, Toi, ta chanson de joie; moi celle de ma
douleur". Est-ce parce que tu te souviendrais des jours sombres encore
trop près pour que leur image soit effacée dans ton coeur? Tu sais, Manolo,
j´aime beaucoup Petit nuage ([9]). Tu es
un as pour composer des vers modernes. Parole, tu vas faire concurrence à Paul
Fort. A propos de ce poète. J´ai commandé à la librairie le livre de ses "Ballades". Je t´enverrai les plus
belles, veux-tu? Tu verras comme elles sont jolies. J´en ai déjà une que je
trouve merveilleuse, je vais te l´envoyer aujourd´hui. C´est "Retour au soir tombant".
Connais-tu? (Pardon pour cette faute, c´est ma plume qui a accroché).
Ami, serais-tu par hasard un pur esprit? Pour t´introduire dans ma chambre serais-tu
un ange? La porte en est close, hermétiquement close, tu sais; (je parle de ma
chambre à la maison, ici c´est différent) et il te serait difficile d´y
pénétrer... à l´état normal. Mon Dieu, que je suis gosse, vas-tu dire encore!
Je me demande quand mon caractère vieillira, car je n´oublie pas que dans dix
jours j´aurai vingt ans! Déjà! Il me semble que j´en ai quinze encore! Quand on
est enfant, on dit: "Vingt ans!
Quand j´aurai vingt ans!" On croit que c´est un jour magnifique, on le
voit encore à travers un rêve. Et puis quelle désillusion! Si tu savais comme
j´ai pleuré le jour où j´ai eu dix-huit ans. C´était un jour comme tous les
autres. Cela me semblait impossible. Pourquoi ce jour-là n´était-il pas une
fête? Et ce sera pareil dans dix jours. J´ai peur aussi de me laisser aller à
la tristesse. Les poètes ont dit sur tous les tons que c´était magnifique
d´avoir vingt ans. Je crois que je ne m´en apercevrai pas, et c´est cela qui me
blesse, qui me désillusionne.
Non, Manolo, mon grand´ami, je ne te ferai jamais plus de
peine. Si un jour tu es fâché, crois-moi, je ne l´aurai pas fait exprès. Ce
sera un mot, une phrase dont je n´aurai pas su mesurer la portée. Mais jamais
je n´aurai voulu qu´elle te blesse.
Oui, je veux bien, et je suis très heureuse que tu aies
pensé à m´écrire un essai sur le thème du maquillage des femmes. Jusqu´ici je
suis de ton avis. Je te dirai aussi ce que je pense de ton essai. Quant à ton
"journal" pour lequel tu me
demandes mon opinion, je ne puis que t´approuver. Tu écris la vérité: celle qui
te vient de mes lettres et celle que tu as dans ton coeur, n´est-ce pas
magnifique?
Retour au soir tombant
Le vent, le froid, le crépuscule,
Le silence ondoyant qui s´étale et
circule,
Par la forêt mouillée où je me hâte
Un peu de peur, de rêve, et de
mélancolie.
Un brusque oiseau posé sur un roseau
plié
Et le bateau dans l´air pâle
Mon sang à mes poignets fiévreux qui bat
plus fort
Et dans le ciel de cendre où le soleil
est mort
Une flaque d´azur sous des nuages rosés
Une lassitude, comme ivre
Une âpre avidité de vivre
Un amour étonné des choses.
Un chemin humide qui luit,
Rosé de jour, bleu de nuit,
Parmi le clair-obscur où glisse un lent
brouillard
Et la lune au-dessus des champs
Qui dans la moiteur du combat
Se lève, molle, avec la douceur d´un
regard.
Le reflet d´un bouleau
qui s´argente sur l´eau
D´une mare surnoise entre des jours
croisés,
Et des regrets et des désirs,
Et de brefs et doux souvenirs,
D´adieux, d´aveux et de baisers.
Des charrettes qui passent
Des rochers, des espaces
Clairs encore au tournant des routes,
Des pas lointains, des bruits
Des fêtes dans la nuit
que sous les rameaux bas, l´herbe
inquiète écoute.
Une envie de pleurer
Un besoin d´adorer
Quelqu´un de tendre et de divin
Des prières parfois qui ne montent aux
lèvres,
Et toujours ce sourire où soufflent
Devant les noms sacrés que l´on sait
vains.
Le fleuve au loin qui fume
Des maisons qui s´allument,
L´air qui fraîchit, le vent qui siffle
dans les branches.
Puis la chaude pensée
De la table dressée
Où la nappe est fleurie et rose sous la
lampe
Tout cela: rêve, amour, douleur,
tristesse, effroi,
Tout cela tourne en moi, dans la nuit,
dans le froid.
Sur la route encore blanche entre deux
rives d´ombre.
Tout cela m´accompagne
Dans le vent, dans la lune, à travers la
campagne,
Ainsi qu´un vol intérieur d´oiseaux sans
nombre.
Tout cela passe en moi dans le gris,
dans le noir,
Sous ce bref crépuscule un peu glacé
d´automne,
Et c´est, instant perdu dans l´éternel
mystère,
Par un soir de novembre, en un coin de
la terre
Cette chose infinie et belle: Une âme
d´homme.
Fernand
Gregh.
Moi, je ne suis pas forte en dessin. Aussi lorsque
je t´enverrai quelque oeuvre d´art, je n´en serai pas l´auteur. Par contre, toi
qui dessines très bien, voudrais-tu, à tes moments de loisir me faire un petit
dessin pour illustrer une pensée, un vers, une poésie, un mot même que tu
écrirais dessous (ou à côté, cela m´est égal). Cela te plaît-il?
Jusqu´à maintenant je n´ai rien trouvé dans ton "journal" qui doive être corrigé. Tout
est juste, ce que tu écris. Mais je te promets t´en faire la critique aussitôt
que j´en aurai l´occasion et même en faisant la correction, alors que j´examine
ton texte de plus près.
Et maintenant, je vais terminer ma
lettre en te copiant la poésie que je t´ai promise.
Adieu, grand ami, à bientôt, avec toute mon affection.
Suzy.
No hay comentarios:
Publicar un comentario