Albi, le 15 mai 1939
Albi, le 23 mai 1939
(4) El dernier vals.
(5) Le baiser.
(6)
Albi, le 1 juin 1939
Albi, samedi soir 10 juin
24 Juin 1939, Samedi matin.
Adieu fait bien souvent souffrir
(24 Juin 1939)
Wagner
La
Rochefoucault
La Bruyère
Lettre nº 11
Gaillac, le 3 Juillet 1939
Grand ami chéri. Vous voyez, j´avais eu une
intuition. Lorsque je suis arrivée hier
matin votre lettre était là depuis quelques heures. J´ai été si heureuse je n´ai fait qu´un saut:
"Arlette, une lettre de Manuel!"
et vite je me suis mise à lire tout cela.
Manolo, comment vous remercier de tout ce que vous avez
écrit pour moi? C´est vraiment trop
beau, c´est magnifique. Mon coeur vous
dit mille fois merci et moi? et bien, moi je vous embrasse autant de fois si
vous voulez, mais je vous embrasse comme si vous étiez mon frère, voyez si je
suis sage. J´écoute vos conseils et
votre petit sermon. Ah! si tous étaient
comme les vôtres, je crois que les curés auraient plus de succès! Je viens d´attraper
le fou rire en pensant à Bossuet disant à Henriette de France (ou d´Angleterre
ça m´est égal): "Nous perdons la
tête, soyez sage mon petit!" Vous vous représentez le tableau n´est-ce
pas?
Ami, vous pouvez me gronder quand je suis un peu folle;
vous êtes sérieux et sage (saluez, s´il vous plaît au compliment) et je crois
que je vous écouterai. D´habitude je n´écoute rien et personne, mais
vous ce n´est pas pareil, je ne vous vois pas et il y a tellement de charme
dans ce mystère: Une voix inconnue qui vous parle, que vous comprenez, mais que
vous n´entendez pas! Que pensez-vous de moi au point de vue moral? Vous êtes
vous fait une synthèse de mon caractère?, à quoi êtes-vous arrivé? Pour vous
encourager à me disséquer, un sourire, c´est le "merci" du coeur.
Ami j´ai rêvé de nous cette nuit. Je ne sais comment cela se passait, nous
étions dans un grand jardin près de la maison que nous habitions. C´était
l´heure où la fleur se ferme et où l´âme s´ouvre. Tout dormait. Emue, charmée,
j´écoutais vos confidences si douces et je lisais dans vos yeux le plus
charmant des mots. Nous étions heureux
ami chéri, il y avait, ce soir-là, de la griserie dans l´air.
Oh! j´oubliais qu´il fallait être sage, alors je vais
mettre mon coeur sous un tas de cailloux et vous pourrez travailler pour le
sortir! Moi je ne sais pas, ou plutôt, si, je sais, mais je ne vous le dis pas.
Manolo, est-ce vrai que l´amour déifie. C´est peut-être cela. "Un homme et une femme qui
se fondent en un ange".
Pour moi, c´est la fleur du rêve, la fleur qui dure plus
que la rose, dont le parfum est plus subtil, le charme plus enivrant. Oui, il y
a des épines à la tige des roses? Qu´importe, puisque dans son calice, l´amour renferme,
avec la foi, la confiance et la douceur, la force des deux êtres unis à jamais.
Pendant que je faisais les révisions d´histoire dans le
jardin de l´école, je me suis amusée à
découper des lettres dans des feuilles, je vous les donne pour exercer votre
patience. Pouvez-vous reconstituer le mot qu elles forment?
Vous avez raison, Manolo chéri, je suis une petite fille,
très petite encore. Je me demande parfois quand je deviendrai une grande fille,
une femme. Dites, monsieur mon ami, vous n´êtes pas et ne serez jamais pour moi
Mr. Personne, vous êtes tout, comprenez-vous?
Mon ami, mon grand ami que j´aime, je suis bouleversée et
enchantée à la fois, par la poésie que vous avez écrite pour moi: “Crépuscule Albigense”. Je voudrais
pouvoir vous dire aussi, “Te adoro, mi
Manolo” mais je ne le dis pas, j´ai peur que vous me grondiez!...
Tout est magnifique dans ce cahier de vos poésies que
vous m´avez envoyé. Je ne les ai pas encore toutes lues en détail car
aujourd´hui j´ai accompagné Arlette à Albi, passer son examen, mais je vous
dirai la prochaine fois (très bientôt) ce que je pense de toutes.
Manolo, vous m´avez écrit: "je vous aime peut-être
plus que vous à moi". Et maintenant je rêve et je chante, je chante
surtout car il me semble qu´il y a quelque chose désormais dans ma vie. Pour moi, chanter c´est montrer une âme gaie,
heureuse, inaltérable, c´est s´élever au-dessus des déceptions de la vie
quotidienne! chanter dans la nuit son bonheur et offrir à ce vent que
l´obscurité semble avoir parfumé et qui de sa caresse rafraîchit notre front
brûlant, lui offrir ces notes de bonheur, pour qu´il les emporte dans son
tourbillon, comme à l´automne la feuille de l´arbre... Chanter c´est montrer
qu´on est sensible au véritable amour, c´est renoncer aussi au sombre cafard
rempli de doutes, d´espérances détruites, à ce cafard qui nie l´idée de l´amour
dans deux jeunes âmes: idée de bonheur.
J´achève vite, chéri, car je viens de
me faire rappeler à l´ordre par maman qui s´est aperçue que je ne dormais pas.
Il est onze heures. Au revoir, écrivez-moi vite une longue, bien longue lettre.
Manolo, je vous embrasse comme vous voudrez cette
fois. Merci pour tout.
Je ne suis pas le diable, mais davantage, je suis vôtre.
Suzy.
Je ne dirai rien du sujet de notre farce à Georgette. Votre confidence ne m´a pas scandalisée, c´est naturel. Je crois qu´à votre place j´aurais fait la même conclusion que vous.
Lettre nº 12
Gaillac, le 6 Juillet 1939
Mon bien cher grand. Je suis
heureuse que vous ayez des nouvelles de chez vous. Il devait vous tarder d´en avoir. Vous savez,
je n´ai pas eu de réponse à votre lettre que j´avais envoyée en Espagne;
peut-être a-t-elle été arrêtée. Tout est pour le mieux si vous savez que toute
votre famille va bien.
Vous-mêmes dites que je suis l´impatience personnifiée.
Et bien, oui et non. Oui pour certaines choses (exemple: vos lettres) non pour
beaucoup d´autres (presque tout le reste).
Vous voyez que je suis comme tout le monde, et comme vous en
particulier, car, avouez-le, allons, vous avez bien aussi parfois votre petite
crise d´impatience.
Manolo, chéri, si vous me grondez encore je vais me
mettre à pleurer pour tout de bon. Lorsque je vous ai écrit samedi dernier
j´étais encore à l´école, désespérée de n´avoir aucune lettre de vous (la
petite larme date d´alors) et je ne
pouvais savoir, malgré le cas de télépathie, que vous m´écriviez à ce même
moment, une belle lettre, celle qui m´attendait le dimanche matin.
Quel pouvoir vous avez, ami chéri! Vous faites pleurer
les femmes qui vous connaissent et en plus celles qui ne vous connaissent pas.
C´est que, vous êtes un homme très dangereux. Je commence à plaindre vos
victimes. Dites, ce n´est pas une chorale de pleureuses que vous allez diriger,
c´est une troupe internationale, (troupe d´artistes, j´entends)
Vous savez, maintenant que la cloche ne me réveille
plus le matin, je fais la petite paresseuse. Ainsi ce matin votre lettre est
venue me rejoindre au lit à neuf heures.
Arlette est admissible au Brevet, aussi demain nous
repartons à Albi où je vais l´accompagner passer l´oral.
Oh! oui, Manolo, nous serions très heureux l´un près de
l´autre, si heureux que nous ne pourrions nous séparer. Je ne vous connais pas et pourtant j´aime
votre âme, votre coeur, votre esprit, je crois que c´est assez, n´est-ce
pas? Ce n´est pas une déclaration car je
me souviens que vous n´aimez pas les orages. Avez-vous peur des "coups de
foudre"?
Je suis sage, mon grand juge sévère, je suis très sage.
Je vous écris "Il pleut, c´est
merveilleux,... je t´aime" car ce n´est pas de moi, mais je ne vous
dit pas "Il fait beau, c´est encore
plus merveilleux, je t´adore", parce qu´alors je serais obligée de
signer et ce serait me compromettre, qu´en pensez-vous? D´abord, quand j´aime, il ne pleut pas dans
mon coeur, il y fait un temps magnifique maintenant, radieux qui illumine tout.
Décidément, je vais croire à la transmission de pensée. C´est en effet assez curieux que je rêve à votre lettre juste au moment où vous l´écriviez. Espèce de petit méchant, vous ne me faites pas de bien beaux compliments lorsque vous dites que mon échec en mathématiques ne vous a pas étonné.
Je ne suis pas bien forte, il est vrai, et je préfère
Verlaine et Baudelaire aux cylindres de révolution et aux trinômes, mais ce
n´est pas ma faute. Petit ami, il faut
que je vous avoue quelque chose: je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre,
alors comment voulez-vous que je transforme une sphère, même de 8 cm de
diamètre, en cet espèce d´animal, mais voici ce à que (quoi) j´ai pensé:
puisque le solide est régulier, il y a ( si on l´inscrit dans la sphère) une de
ses diagonales qui est le diamètre d´un grand cercle de la sphère, conséquence,
en mesurant cette diagonale la sphère n´a rien perdu de sa hauteur, mais s´il s´agit de mesurer une
autre de ce solide, j´avoue mon incapacité à résoudre le problème, mais je
voudrais bien en connaître la solution. Pouvez-vous me l´envoyer? Vous voyez,
vous avez eu plus de succès que mon professeur, puisque je veux bien essayer de
faire les problèmes que vous me proposez, mais ne les choisissez pas
difficiles, cela me décourage vite de chercher sans trouver. Ah! la patience,
où est-elle?
Dites, mon chéri, ne me mettez pas à
la diète de vos lettres, je ne peux pas m´en passer maintenant, faites-les
aussi longues que votre temps vous le permet.
Pour votre petite fille qui s´ennuie loin de vous, vous ferez bien cela,
n´est-ce pas? Je vous ai dit sur ma dernière lettre les réflexions que m´a
suggéré votre poésie "Crépuscule
albigeuse".
Je vais, en terminant ma lettre vous écrire quelques
pensées que j´aime bien, vous me direz ce que vous en pensez vous-mêmes.
Ecrivez-moi un autre texte de problèmes, j´essayerai de le résoudre, mais je ne
réponds de rien, car hélas: A+B-D n´est pas égal (et je l´ai mieux retenu
qu´une formule de surface engendrée par quelque chose de plus ou moins
barbare.)
Le temps a vite passé car j´en ai employé plus de la
moitié à rêver au lieu d´écrire et il est plus de minuit maintenant.
Adieu, chéri, bonne nuit, je vais rêver à toi, à nous.
(Pardon de vous avoir tutoyé)
De tout coeur, votre
Suzy.
"L´amitié
est un parfum
Qui
embaume la vie
Une
douceur qui la charme
Un
souvenir qui l´embellit"
Lamartine
***
"Le
livre de la vie est un livre suprême
Qu´on ne
peut ni ouvrir, ni fermer à son choix.
Le
passage attachant ne s´y lit pas deux fois
Et le
feuillet fatal se tourne de lui-même.
On
voudrait retourner à la page où l´on aime
Et la page où l´on meurt est déjà sous nos doigts."
***
"Il
n´est de grand amour qu´à l´ombre d´un grand rêve."
E. Rostand.
***
"Il est des souvenirs d´une passion telle qu´on n´échangerait pas pour des heures réelles."
***
"L´amour c´est l´histoire de toute une vie; c´est vouloir prendre un coeur et donner le sien. C´est une source où l´âme puise l´immortalité."
***
Et oui,
aimer toujours, et sans jamais le dire,
Oui,
toujours désirer sans jamais espérer
Toujours
croire au bonheur qui promet de sourire,
Toujours! Ah! c´est un mot qui fait souvent pleurer!
***
Se
griser d´illusions, c´est savoir être jeunes,
Croire
que tout est beau, immuable, charnel,
Lorsqu´on sait que tout passe et que tout es mort
***
"Le
seul bien ici-bas que nul ne peut ravir,
C´est la trace chérie d´un profond souvenir."
***
Un rêve
intact est une merveille fragile.
Estaunié.
Avec un
souvenir on dort, on rêve, on meurt.
CAMP DE CONCENTRATION DE GURS
Lettre nº 13
Manolo, petit ami chéri, j´ai vécu avec vous des heures
bien angoissantes. Depuis que vous
m´avez annoncé votre départ de St. Cyprien, j´attendais si anxieusement votre
lettre! Et vous voilà à Gurs, là où sont partis les miliciens qui étaient venus
à la Croix Rouge à Gaillac. Ils logeaient en face de chez moi et étaient très
souvent à la maison. Mais lorsqu´ils ont été guéris il a fallu qu´ils partent,
nous les avons bien regrettés car ils étaient très gentils.
Je vous en prie de tout mon coeur, mon petit Manolo, il
ne faut pas se laisser aller au chagrin. Cela me fait déjà tant de peine de
vous voir malheureux. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour vous sortir de
cet enfer où vous vivez. Mon petit, si
vous ne pouvez vous évader corporellement, partez du camp par la pensée, allez
bien loin à travers les montagnes et la plaine, venez jusqu´ici. Là je vous attends toujours, vous le savez, à
tout moment je pense à mon petit ami chéri.
Je sais que dans ces camps on ne peut y vivre, au beau sens du mot, mais
les gendarmes et les fils de fer barbelés ne vous empêcheront pas d´avoir pour
vous sentir une intense vie intérieure, si belle et si forte que vous en
oublierez ce qui vous entoure.
Oui, mon Manolo, j´ai reçu vos trois dernières lettres,
d´abord celle qui contenait votre cahier de poésies que j´ai trouvées plus que
belles, magnifiques. Je crois d´ailleurs vous en avoir parlé dans une lettre
que je vous ai envoyée à St. Cyprien. Si
vous ne l´avez pas eu dites-le moi. Puis
une deuxième à laquelle j´ai répondu le matin où vous m´annonciez votre départ
et que sûrement vous n´avez pas reçue.
Je ne crois pas qu´on prenne la peine de vous l´envoyer, mais dites-le
moi si par hasard on le faisait.
Il faut que vous ayez du courage pour traverser cette épreuve, beaucoup de courage, chéri; mais essayez d´oublier tout cela, tout ce qui vous entoure. Je suis toujours près de vous en pensée. Ah! si je pouvais y être réellement, je vous promets que vous ne seriez pas malheureux. Quelles belles heures nous passerions ensemble, n´est-ce pas? Peut-être un jour...
Maintenant que je suis en vacances je
vous écrirai plus souvent qu´à l´ école (qu´est-ce que cela va être!). Vous
aussi, n´est-ce pas? Vous serez libéré
de votre travail de St. Cyprien, du moins en partie, alors je vais vous
demander quelque chose. Pourrez-vous me faire de longues lettres et m´écrire
plus souvent? Je serais si heureuse si vous le pouviez. Vos lettres me font tellement plaisir et je
suis si contente de les recevoir.
Mercredi je pars de Gaillac pour aller passer un mois à
St-Antonin, une petite ville du Massif Central qui est, à ce qu´il paraît, très
intéressante en été. Je vous dirai ce que j´en pense la semaine prochaine et en
même temps je vous donnerai mon adresse pour que vous puissiez m´écrire
directement là-bas. J´espère recevoir votre réponse avant que je parte.
Vous savez, Manolo chéri, la pluie n´est pas toujours
merveilleuse. Hier soir avec Arlette nous venions de Graulhet à bicyclette (à
18 km de Gaillac) et à moitié du chemin un orage nous a obligées à aller nous
abriter à la première maison rencontrée. Nous y sommes restées de 6 h. à 7 h
1/2. Et tout en regardant tomber la pluie, une pluie diluvienne, je me disais
"Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime". Je vous assure que lorsque le soleil est
revenu, c´était encore plus merveilleux.
La pluie doit avoir son charme, mais lorsqu´on ne la
reçoit pas sur le dos. Je l´adore, la regarde tomber de derrière les vitres, en
ne pensant à rien, ou plutôt, si en pensant à quelqu´un que l´on voudrait près
de soi en ce moment.
"Pour un coeur
qui s´ennui, oh! le chant de la pluie" a dit Verlaine. Il et vrai que c´est une délicieuse musique
au rythme de laquelle on peut mettre toutes les paroles que l´on veut.
Ecoutez Manolo, je veux bien faire la géométrie avec
vous, je ferais tout ce que vous me
demanderiez, mais ne me posez pas des problèmes si difficiles.
Je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre, alors je ne
peux pas vous transformer de sphère en cette chose-là. Je n´ai aucun pouvoir magique dans ce genre
d´exercices, aussi je me déclare battue, mais je serais très contente si vous
voulez me l´expliquer. Je m´instruirai un peu, je vous assure qu´en mathématiques,
cela ne me fera pas mal. Manolo, je serai heureuse de vous avoir comme
professeur, allez, je ne vous jouerai pas de méchant tour et votre élève qui
trouve que "A+B-D n´est pas égal à "Je vous aime" sera un élève modèle. Vous verrez, vous ferez de moi ce que vous
voudrez (en mathématiques, j´entends!)
Vous n´aurez qu´à parler et vous serez obéi. Ah! que ne ferait-on pas pour vous?
Aujourd´hui c´est la fête à la République; elle a
150 ans, pauvre vieille grand´mère pourvu qu´elle ne meure pas bientôt! (Elle
est morte. Dieu ait son âme).
Savez-vous à (ce) que je travaille maintenant en
Espagnol, je traduis vos poésies. Je
crois vous avoir dit déjà que j´étais enchantée de "crépuscule albigeuse".
Merci mille fois pour cette belle poésie et pour tout le travail que
vous a demandé le joli petit cahier qui les contenait toutes.
Ce soir, chéri, si je vais danser je penserai à vous tout
le temps, d´ailleurs cela ne me changera pas, je pense toujours à vous.
Au revoir petit ami, je vous quitte ce soir en vous
disant "Du courage, je suis avec
vous".
Je vous embrasse, mon cher petit, et je vous en prie,
réagissez contre le mauvais sort, la vie sera belle bientôt. Vivons avec
l´espérance, votre petite
Suzy.
Lettre nº 14
Saint-Antonin,
le 19 Juillet 1939
Querido amigüito.
Je veux bien que nous nous tutoyions, j´avais même eu l´idée de te le demander, mais je n´ai pas osé ensuite. Pourquoi? Je n´en sais rien, mais j´ai eu peur que tu me trouves un peu audacieuse. J´aime mieux que ce soit toi qui aies manifesté ce désir. Donc maintenant, c´est entendu. Tu sais, j´aime mieux cela, c´est plus conforme à nos caractères et à notre amitié. Quelquefois lorsque je te disais "si vous voulez" ou autre chose dans ce genre il me semblait me voir faire des révérences ou des courbettes, avec force compliments, devant un monsieur tout plein de décorations qui me regardait du haut de son indifférence. L´indifférence ce n´est pas pour toi, car je sais que tu ne peux être indifférent. Tu haïs ou tu aimes, n´est-ce pas vrai?
Manuel chéri, je t´en prie, dis-moi
tes peines, confie-toi à moi. Je
voudrais te consoler. Il ne faut pas avoir peur de me raconter des
choses tristes. Je vois que la vie n´est pas toujours gaie, mais je te demande
de me dire tout ce que tu voulais m´écrire aux instants de découragement. Il ne
faut pas garder tes peines et tes chagrins pour toi seul, il faut les confier.
Tu seras soulagé. Veux-tu? Je ne veux pas que tu me dises que tes peines
m´importent peu. Si tu savais comme je souffre de te savoir triste et
malheureux, tu ne le dirais pas. Dois-je te l´avouer, lorsque j´ai reçue ta
première lettre de Gurs, je n´ai pu m´empêcher de pleurer, je te savais
malheureux, désillusionné. "Pauvre
petit" ai-je dit, si tu étais près de moi, je saurais te consoler. Oh!
je t´en prie, dis-moi tout ce qui pèse sur ton coeur, si tu savais comme on est
mieux lorsqu´on s´est confié à quelqu´un.
Ecoute, chéri, je ne voudrais pas que tu me considères
tout à fait comme une enfant. Je sais que je suis une gosse, mais je voudrais
être une femme pour toi, a quien puedes todo decir (est-ce juste?). Manuel, mon
grand chéri, pour te consoler, je ferais tout ce que tu voudrais. Ces vers de
Samain me plaisent bien, mais je t´en dirais d´autres que je trouve très beaux
aussi; c´est un poème de Paul Géraldy intitulé "Abat-jour".
"Tu me demandes pourquoi je reste sans rien dire;
C´est
que voici le grand moment
L´heure
des yeux et du sourire
Le
jour est gris, ce soir, je t´aime infiniment,
Serre-moi
contre toi, j´ai besoin de caresses
Si
tu savais tout ce qui monte en moi ce soir
D´ambition,
d´orgueil, de désir, de tendresse
Baisse
un peu l´abat-jour, veux-tu, nous serons mieux
C´est
dans l´ombre que les coeurs causent,
et
l´on voit beaucoup mieux les yeux
Quand
on voit un peu moins les choses.
Ce
soir je t´aime trop pour te parler d´amour.
Serre-moi
contre ta poitrine.
Je
voudrais que ce soit mon tour
D´être
celui que l´on câline.
Baisse
encore un peu l´abat-jour
Là!
ne parlons plus, soyons sages
Et
ne bougeons plus; c´est si bon
Tes
mains tièdes sur mon visage!"
Il me semble, mon petit, que je
pourrais rester longtemps ainsi. On ne se dit rien, on écoute, quoi? on ne sait
mais le silence est bon et j´aimerais beaucoup près de toi me taire:
"le
coeur peut offrir l´infini
dans
la profondeur du silence."
Écoute, Manuel, tu vas m´accuser d´ignorance, mais
pourquoi m´écris-tu "si j´étais un
prélat galant, crois-moi, pour toi je n´imiterais pas Bossuet, mais Talleyrand"?
J´aime mille fois mieux que tu me parles comme tu le
fais, en me rappelant parfois à la réalité, que de promesses. Comment te
remercier de ton attitude si franche?
Veux-tu me dire la différence qu´il y a et que vous
faites en Espagnol entre: "Yo te
quiero" et "Yo te amo"?
Oh! oui, Manuel, écris
pour moi un essai sur mon caractère, je t´en prie. J´aimerai beaucoup
recevoir cette sorte de photographie morale. Je te donne les fleurs séchées que
j´avais dans mon casier de poésies. Les aimes-tu? Merci pour tes jolies
lettres, je t´en enverrai d´autres bientôt.
Je t´écris d´ autres pensées, j´accepte un baiser
pour chacune et je t´en donne autant que tu m´écriras de lignes. A toi de
déterminer le nombre.
Je savais faire le problème mais je
n´avais pas pensé à faire la figure sur un plan. Ce mot d´hexaèdre avait tout de suite fait
naître quelque chose de très compliqué que je ne pouvais arriver à me
représenter. Merci, mon gentil petit professeur. Je travaillerais bien avec
toi. Dis, as-tu vu beaucoup d´élèves tutoyer leur professeur. Quel scandale!
En terminant, je t´embrasse
affectueusement et t´envoie mes plus belles pensées. Ta petite grande amie.
Suzy.
"Ici-bas on ne peut que rarement
vivre son rêve: La vie est si petite, et le rêve est si grand!"
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"Oh! qui dira pourquoi il y a sur
terre des joies de printemps et de si jolis yeux à regarder, et de bouffées de
parfums que les jardins nous envoient quand les nuits d´avril tombent; puisque
c´est pour aboutir uniquement aux séparations, aux décrépitudes et à la
mort!..." Pierre Loti.
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"Ce que nous cherchons dans
l´amour, c´est l´amitié".
Paul Géraldy.
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"Être fidèle, voilà, sur les flots
changeants de la vie, à travers les doutes, les découragements, les fautes
même, l´immuable étoile polaire." Wagner.
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"Quand le soir est plein d´étoiles,
quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le
nom chéri, c´est faire crouler l´ombre en sourires."
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"Plus le coeur est profond, plus il
contient d´angoisses;
plus le coeur est brisé, plus il
contient d´amour."
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"Aimer
c´est donner à quelqu´un le pouvoir de vous faire souffrir."
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"Tout passe, tout lasse..... Mais
le contact de deux âmes, qui se sont une fois reconnues et aimées parmi la
foule des choses éphémères, ne s´efface jamais."
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"La jeunesse est une ivresse
continuelle, c´est la fièvre de la raison." La
Rochefoucault.
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Une
pensée qui me fait songer toujours à vous et à ce que vous m´écrivez souvent:
"Il y a quelquefois dans le cours
de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l ´on nous
défend, qu´il est naturel de désirer au moins qu´ils fussent permis: de si
grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par
vertu." La Bruyère.
Lettre nº 15
Saint-Antonin, le 29 Juillet 1939
Mon grand Manuel chéri, je viens de recevoir ta longue
lettre il y a à peine une heure, et tu vois que ma réponse ne tarde pas. C´est que depuis quelques jours, je me
demandais ce que tu faisais et pourquoi tu ne m´écrivais pas. J´imaginais
beaucoup de choses, que tu étais parti, que tu étais malade, rien de bien
réjouissant.
Et voilà que ce matin, ta chère lettre
arrive. Je ne sais pas si ce soir avant d´expédier cette réponse, j´aurai fait
le problème que tu me proposes, j´essayerai mais je ne te promets rien.
Mais qu´as-tu donc fait, monsieur Mystère, tous ces derniers jours? Veux-tu m´expliquer ce que tu as fait; toi aussi tu fais le petit espiègle maintenant; tu me racontes tellement de choses à moitié mot, je ne sais plus que penser. Tu me dis "je voudrais t´envoyer une épreuve très jolie de cette activité". Puis tu dis que tu ne peux le faire car elle n´arriverait pas. Dis, pourrais-je un jour savoir qu´est-ce que c´est? Dis-le moi, chéri, tant pis si je ne puis le voir. Pourquoi cela ne se peut envoyer. Raconte-moi aussi des histoires très amusantes dont tu me parles, et aussi cette zoologie mystérieuse qui t´occupe. Quel travail vas-tu avoir pour me dire tout cela, mais je t´en prie, mon petit Manolo, fais-le pour moi, tu peux bien, n´est-ce pas?
Dimanche matin.
J´ai été obligée hier de m´arrêter d´écrire et dans
l´après-midi je ne suis pas restée une minute dedans. J´ai été obligée d´aller
faire le marché avec ma soeur et ensuite je suis descendue à la plage à 4
heures où je suis restée pour danser jusqu´à 7 h. et de même de neuf heures à
minuit. Tu vois que nos vacances sont bien remplies. Nous faisons de la bicyclette,
mous allons courir les champs à pied ou bien nous grimpons en haut d´une des
montagnes qui entourent Saint-Antonin. Enfin, les vacances s´annoncent bonnes
et malheureusement je vois arriver à grands pas ce sombre mois d´octobre avec
les premiers jours, l´examen de mathématiques à repasser.
Ecoute Manolo, je ne veux pas que tu te diminues à mes
yeux. Tu es plus pour moi qu´un "astre errant et lointain". Comme tu
le dis, tu es beaucoup plus pour moi, tu es mon ami, mon seul ami, tu
comprends, c´est pour cela que je tiens tant à toi. Si tu savais comme tu me manquerais si tout à coup nous ne pouvions plus
nous écrire.
Tu sais, tu es très fort, pour
avoir composé de si jolies pensées.
Elles m´ont plu au-delà de tout ce que tu peux imaginer.
Dans une de nos excursions au sommet d´une montagne, nous
avons pris des photos. Si elles sont
réussies, je t´enverrai celles où je suis.
Ecoute Manolo, s´il fallait que je t´embrasse ou s´il
fallait que j´embrasse un homme, je ne me mettrais pas de rouge sur les lèvres,
car il n´y a rien que je déteste comme de voir un homme avec des traces de
carmin sur son visage.
Mon Dieu, dire que
je te dois plus de 150 baisers! Mais si je devais te voir un jour, ce que
j´espère, je voudrais t´en devoir encore davantage comme cela nous resterions
plus longtemps ensemble.
Oh! ce serait
très chic, cela, tu sais mais puisqu´il faut être sage, selon tes conseils, je
ne te dis rien à ce sujet.
Je voudrais bien te voir lorsque tu faisais tes
cours à Madrid. N´étais-tu jamais distrait par le joli visage d´une de tes
petites élèves. Si tu étais plus que mon ami, je serais très jalouse d´elles,
tu sais. Au point de t´interdire d´avoir
des jeunes filles aux cours. Mais oui,
mon cher monsieur, je vous obligerais à choisir un lycée exclusivement
masculin. Je pense comme toi lorsque tu dis qu´il est plus agréable d´enseigner
à une jeune fillette de danser un fox que de servir d´une table de logarithmes.
A propos de logarithmes, nous les avons au programme. En géométrie dans
l´espace, programme de la 2ème partie mathématiques du Baccalauréat. En algèbre
toutes les équations du 1ème et 2ème degré, les fonctions correspondantes et
tout ce qui est relatif au trinôme. Pas de trigonométrie c´est du programme de
3ème année avec la cosmographie. Dire que je vais connaître cela au mois
d´octobre! Tiens, j´aime mieux ne pas y penser, cela me donnerait le cafard
pour toute l´après-midi et tu sais j´ai encore envie de danser ce soir.
Ici au bal il y a
un jeune Espagnol très bien et très gentil, Francisco. Une fois, il nous
regardait danser un tango avec Arlette et au suivant il est venu m´inviter et
me dit "Que vous dansez bien le
tango, mais ce n´est pas le style français!" et depuis nous parlons
souvent ensemble en français ou en espagnol nous sommes ses deux professeurs de
français il est notre professeur d´espagnol.
Je ne te fais pas le problème maintenant, on me presse
pour sortir, je vais terminer en t´écrivant quelques pensées et demain ou
après-demain je ferai le problème (si je sais le faire) et je te l´enverrai.
Au revoir Manolo, ta petite fille pense toujours à toi et
t´embrasse bien gentiment.
Suzy.
"Tuer l´idéal, ce serait tuer le rossignol qui enchante la nuit douloureuse de la vie" Hugo.
"Il est des âmes limpides et pures où la vie est comme un rayon qui se joue dans une goutte de rosée" Joubert.
« Souvent dans un sourire on devine
des pleures.» Desbordes-Valmore.
Oui, l´amour est une souffrance
Il promet sans rien tenir
Il n´est beau que dans l´espérance
Et doux que dans le souvenir.
Ce que nous donnons de meilleur à un être, c´est notre souffrance. Jeanne Galzy.
Les premières heures de l´amitié laissent dans l´âme une fraîcheur que le temps n´arrive pas à dissiper. Estaunié.
Un rêve intact est une merveille fragile. Estaunié.
Excuse ces écritures mais ma petite
nièce (Manou pas Arlette) est en train de nous faire rire en chantant des
chansonnettes, des airs d´opéra improvisée. Quelle comédie! je voudrais que tu
les entendes.
Lettre nº 16
Saint Antonin, le 7 août 1939
Mon amour
D´abord, pourquoi m´appelles-tu "ma petite pigeonne", je ne voudrais
pas ressembler à un oiseau pour rien au monde.
Je ne sais pas pourquoi d´ailleurs. Quant à être un pigeon encore moins.
Chez vous lorsqu´on dit "faire le pigeon", sais-tu ce
que cela veut dire?: attendre quelqu´un
qui fait exprès de ne pas venir. Alors je t´en prie ne me traite pas de
pigeon, je n´ai jamais été dans telle situation, mais, cela ne me plairait pas
infiniment. Je sais que c´est pour toi un terme d´affection, mais malgré tout
on y voit toujours l´autre sens.
Qu´est-ce qui t´a fait dire que j´étais jalouse de toi?
Je ne sais plus ce que je t´avais raconté sur ma dernière lettre, mais tu n´as
pas besoin d´avoir peur. Ce n´est pas
l´amour passion qui nous lie, c´est quelque chose de plus tendre que l´amitié
pure mais ce n´est pas tout à fait l´amour. Alors, pourquoi serais-je jalouse
de toi? D´abord je n´en ai pas de
raison, la situation l´explique et tu ne
peux me tromper, on ne trompe que les
êtres que l´on aime!
Pourtant, Manolo, si je t´aimais ce serait plus fort que
moi, mais malgré toute la confiance que l´on peut avoir l´un en l´autre
j´aurais toujours peur de te perdre, de te voir regarder avec plaisir les
autres femmes et peu à peu te détacher de moi.
Je sais ce que tu me répondras, mais tout de même les autres sont pour
toi l´Inconnu; et c´est toujours si fascinant, si attirant, l´inconnu!
Voilà Arlette qui
vient de décrocher ma mandoline et qui se met à jouer "le clair de lune" de Wether c´est
une distraction pour moi, déjà que je n´avais pas beaucoup la tête à ma lettre.
Oui, je deviens distraite, encore un autre défaut que tu pourras ajouter avec
tous les autres sur la liste que tu établiras, pour l´étude de mon
caractère. Et à ce propos, où en es-tu?
Tu m´avais dit l´autre jour que tu ne l´avais pas encore commencée, et
maintenant l´as-tu fait?
Sais-tu Manolo, je viens d´apprendre un jeu très amusant,
le flirt. C´est vilain, diras-tu
peut-être. Moi, je trouve cela très gentil. Où je l´ai appris? Au dancing.
N´est-ce pas l´endroit le plus propice? On danse, on rit, on a la tête qui
tourne un peu, et on s´amuse follement à déjouer les gestes un peu osés d´un
galant danseur qui vous serre un peu trop contre lui lorsque les lumières
s´éteignent pour le tango. Ah! chéri, je
voudrais que vous soyiez là pour les danser avec moi, ces jolis tangos. Mon
Dieu, j´en oublie de te tutoyer, excuse-moi je ne l´ai pas fait exprès.
Décidément, tu as fait des trouvailles dans ma lettre. Où
as-tu vu que j´étais superstitieuse; alors que je ne le suis pas du tout? Je
t´ai peut-être dit "Ce n´est pas de
chance" ou "Quelle chance!"
mais tu sais, on le dit beaucoup sans pour cela avoir aucune confiance dans les
prédictions, de ces soi-disant astrologues qui vous disent vos jours fastes ou
néfastes. Quelle bêtise! Tu as bien raison, ce sont tous des exploiteurs de la
sottise humaine!
Mais oui, mon petit ami, je veux
encore que tu me parles du féminisme et de l´union libre à propos de cette
dernière je crois que c´est plus grave que le mariage officiel. Il faut avoir
pour accepter de vivre ainsi beaucoup plus de confiance l´un en l´autre car ici
l´amour est la seule loi qui maintient l´union.
Moi-même je t´avoue que j´aurais peur de vivre ainsi, bien que je n´en
sois pas ennemie. Car n´est-ce pas, le vrai mariage ce n´est pas le bout de
papier, ce n´est pas le contrat que l´on signe devant quelque personnage
officiel, c´est... enfin oui, tu le sais sans doute mieux que moi.
Maintenant, je vais répondre à tes
questions. Je connais Malraux et Friant pour les avoir vus et entendus à nos réunions
de ES (étudiants socialistes) et je puis t´assurer que ce sont de purs
socialistes.
Quant à Gunbachs, je ne le connais pas, mais je crois que c´est le député socialiste de Castres. Oui, dans le département c´est presque partout le parti socialiste qui a la majorité malgré la rude concurrence des radicaux et même des réactionnaires.
Le préfet est un franc laïque mais je ne sais pas sa
tendance politique, personne n´en parle. En dehors des séminaires où l´on forme
les prêtres, l´enseignement libre est en minorité dans le département sauf
peut-être de rares exceptions dans des localités peu importantes. Il est tout
accaparé par les institutions religieuses dans cette région peut-être y a-t-il
des collèges civils du côté de Castres et Mazamot, mais je ne puis te le dire,
ne connaissant pas du tout cette région. Toujours est-il que dans la région
d´Albi-Gaillac l´enseignement libre est entre les seules mains des confréries
religieuses des deux versions. Quelques
journaux de gauche? L´Humanité, le Midi-socialiste, un journal critique
"Le Canard Enchaîné", un journal littéraire, organe des professions
libérales "Marianne". Voilà à peu près ce que je connais. Si je me souviens d´autres que j´oublie en ce
moment, je te le dirai la prochaine fois.
Il y a un journal spécial pour notre association "l´étudiant socialiste", j´en ai
gardé des articles intéressants je les ai à Gaillac, si tu veux je te les ferai
passer.
Il y a dans le département du Tarn des régions où le
professorat officiel est de gauche, d´autres où il est de droite mais je crois,
j´en suis même presque sûre, que c´est la gauche qui l´emporte. N´est-ce pas
naturel? Voilà tout ce que je sais et puis te dire pour répondre à toutes tes
questions. Es-tu satisfait? S´il te faut d´autres détails, dis-le moi et je me
renseignerai plus sûrement. Terminus.
Je t´embrasse affectueusement en attendant ta réponse.
Ta petite amie.
Suzy.
Quelques pensées que j´aime bien.
"L´amour est l´art de conquérir, de posséder,
de retenir une âme si forte qu´elle vous soulève, et si faible qu´elle ait de
vous le besoin que vous avez d´elle"
Paul Géraldy.
"Celui qui veut récolter des larmes doit
semer de l´amour."
"La vie se passe en absence, on est toujours
entre le regret, le souvenir et l´espérance".
"Le travail apporte le don d´être dieu tout-à-coup" Verhaeren.
"Il ne faut pas, pour un béguin, briser le coeur de la femme qui aime". Maurice DeKobra
“S´il y a un
amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c´est celui qui est
caché au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes." La
Rochefoucault.
Lettre nº 17
St.
Antonin, le 12 août 1939
Mon petit Manolo.
Il faut d´abord que je m´excuse d´avoir oublié l´en-tête
de ma lettre. Selon mon habitude je ne l´avais pas mise avant de commencer à
écrire et ensuite je n´ai plus pensé à cela et j´ai fermé ma lettre sans y
rejeter un coup d´oeil. Une autre mauvaise habitude que j´ai: ne jamais relire
mes lettres (ni mes devoirs) aussi y trouve-t-on des surprises dans le genre de
la tienne.
Cette lettre que j´ai écrite la dernière fois, j´ai regretté ensuite de l´avoir envoyée car j´ai senti qu´elle te ferait de la peine.
Mais il était trop tard.
La lettre était partie, tu l´as reçue et le résultat a été celui que je
craignais. Mon petit, je voudrais te
demander pardon; jamais tu n´as mérité que je te parle sèchement. Je sais que
tu es malheureux que tu ris souvent parce que tu t´y obliges. Alors, veux-tu
oublier tout ce que je t´ai dit? Je me fais toute petite près de toi et je te demande
en baissant humblement la tête: "Voudrais-tu
me prendre dans tes bras et me donner le baiser de la réconciliation?"
Chéri, je te jure que je ne t´écrirai jamais plus des choses qui pourraient te
faire de la peine.
Permets-moi cependant de
te remercier et de te féliciter pour l´article que tu as traduit pour moi. Magnifique, mon petit! Tu es un as. Je
comprends très bien tout ce que tu dis, et comme toi, je n´ai jamais pu
m´empêcher de rire en voyant toutes ces annonces innombrables de fakirs, de pierres
merveilleuses, d´astrologues et de sorcières. Quelle bêtise que tout cela!
Autre chose que je trouve stupide: on
prêche la natalité, le repeuplement et dans les grandes villes où les banlieues
regorgent de gosses, dans les campagnes trop pauvres, il y a de pauvres gens
qui ont 7 ou 8 enfants et ne peuvent les nourrir à leur faim. Les ministres
disent aux femmes: "Faites beaucoup
d´enfants", mais aucun ne leur a donné les moyens pour les empêcher de
mourir de faim ou les sauver de la tuberculose. Il y a en France des
inconséquences formidables! C´est à vous révolter, ne crois-tu pas?
Lundi après-midi
Je continue la lettre que j´avais
commencée samedi soir. Je suis à Cazals un petit village à une dizaine de
kilomètres de St. Antonin, je suis assise sur un rocher, les pieds dans l´eau.
Il fait très bon ainsi. Nous sommes sous un pont et pour le moment une grosse
charrette y passe en faisant un bruit formidable, on se croirait sous un pont
de chemin de fer. L´Aveyron n´est pas profonde en cet endroit et on traverse en
ayant de l´eau seulement au genou. Aussi pour aller se baigner il faut aller un
peu plus loin. C´est un joli coin ici. Il y a des remous de petites vagues
couronnées de mousse blanche, des rochers sortant de l´eau avec des herbes
longues et flexibles, comme des joncs. Sur les rives, de longs peupliers et
tout autour des montagnes verdoyantes d´un côté avec de belles forêts de
châtaigniers arides de l´autre avec seulement quelques ronces, des chardons et
des genévriers épineux. Partout des rochers nus et blancs dont la cime se
découpe nettement sur le ciel d´un bleu profond. Près de
moi mes petits neveux avec d´autres gosses, barbotent dans l´eau et s´amusent à
faire des barrages pour attraper des poissons. Gare aux malheureux qui ont
envie de se suicider, car les petits n´attrapent toujours que ceux-là. La pêche
n´ayant pas été fructueuse, ils entreprennent maintenant un concours de
ricochets. On s´amuse comme on peut n´est-ce pas, petit?
Nous ne sommes pas ici pour longtemps. Nous repartons ce
soir. Heureusement, car le petit dancing de St. Antonin nous manquerait vite.
Nous allons le retrouver demain, lui et nos cavaliers. Tu sais, tout de même tu
me portes une accusation injuste car ce n´était pas par le dancing que j´étais
distraite, lorsque je t´ écrivais la dernière fois. Je m´intéresse bien, mais
pas au point de me troubler les idées, surtout lorsque je t´écris, car alors,
je concentre assez mon attention qui toujours vole un peu au hasard sur toutes
les choses. Tiens, encore à noter un trait de mon caractère, je t´aide, tu
vois, dans ton étude psychologique.
Espèce de vilain garçon, c´est très laid de faire le
"Don Juan". As-tu dénombré tes victimes?
Ecoute, mon petit ami, tu ne vas pas continuer à te
rabaisser à mes yeux. Cela je ne le veux pas. Tu me dis que tu es un "fantôme inconnu et ennuyeux emprisonné dans
un camp de concentration".
Tu me fais de la peine lorsque tu écris comme cela. Tu n´es pas un fantôme, tu es un homme et un vrai, tu comprends? Et un homme que j´aime pas comme un amant, mais plus qu´un ami. Alors pourquoi te traiter d´ennuyeux? Tu sais que tu ne le seras jamais pour moi. Je tiens trop à tes lettres attendues toujours avec plus d´impatience, pour être pour moi quelqu´un à qui on répond par bonté, pour ne pas rompre une habitude devenue depuis longtemps monotone.
Mon chéri, c´est toi qui me fais des reproches si amers
que j´en ai mal au coeur. Tu vois que j´en ai un puisqu´il me fait mal. Je ne
me suis pas rendu compte de ce que je t´écrivais, sans doute pour t´avoir
blessé de la sorte. Je n´ai pas de coeur, dis-tu? Tu sais bien que si, et si un
jour je t´ai dit des choses méchantes je ne l´ai pas fait exprès. Me
pardonnes-tu maintenant?
J´aurai autant de patience que tu voudras. Je ne veux pas
te donner trop de travail. Je te promets que je ne t´écrirai plus comme la
dernière fois. Es-tu content, petit bonhomme chatouilleux autant que moi?
J´accepte avec enthousiasme de devenir ta collaboratrice.
Mon rôle ne sera d´ailleurs pas très important, car tu ne fais pas beaucoup de
fautes. Seulement quelques-unes qui pourraient passer inaperçues aux yeux
de ceux qui n´ont pas une grande
habitude de livres et de la grammaire. Alors tu vois que ce n´est pas très
grave. Je crois que les fautes que tu fais le plus sont des erreurs de consonance,
mais c´est naturel tu n´entends pas assez parler français et c´est déjà bien
beau de l´écrire comme tu fais dans les conditions où tu vis.
Ta pensée que tu m´as écrite, je ne voudrais pas que tu
me l´appliques. Elle n´est pas très flatteuse. Je te dis toujours ce que je
pense, tu le sais, et je crois que je sais aussi ce que je sens (peut-être pas
toujours, mais presque).
Excuse les taches que tu trouveras sur ma lettre, c´est
l´eau qui les a faites en rejaillissant.
Les meilleurs baisers de ta petite terrible.
Suzy.
Lettre nº 18
St
Antonin le 24 août 1939
Mon grand ami chéri.
Je viens de relire toutes tes lettres. Cela m´a fait beaucoup de bien; et
maintenant, je vais répondre à ta dernière que j´ai reçue hier à midi. Ici il
n´y a que deux courriers, un le matin après onze heures et l´autre le soir
entre 6h et 7h. Tu vois que nous n´en avons pas trop et les facteurs n´ont pas
beaucoup de travail. Mais, chacun fait
ce qu´il peut, n´est-ce pas?
J´ai trouvé hier sur "La Dépêche" un petit article
qui m´a beaucoup plu. Je te l´envoie, tu me diras ce que tu en penses.
Sais-tu à quoi je pense, maintenant? Je viens de faire un
si joli rêve! Je rêvais que tu étais sorti du camp, que tu étais libre! J´étais
venue te chercher pour te conduire chez moi, tu étais devenu un frère, un grand
frère chéri, pour moi et maman était heureuse de nous voir, car nous nous
entendions si bien. S´il pouvait un jour se réaliser, te dire combien je serai
heureuse est impossible, cela est si grand que je ne puis l´écrire. Te voir
heureux, tu ne sais pas tout ce que cela représente pour moi, car tu ne me le
dis pas, mais je sais bien que tu souffres surtout moralement, et cela est plus
affreux que la souffrance physique. Je
serais la plus heureuse des femmes, si toi, mon grand ami chéri, tu pouvais un
jour être heureux par moi.
Tu comprends, maintenant je sais que je peux faire quelque chose pour toi, alors nous allons travailler ferme tous les deux, ton livre sera vite terminé. Il faut qu´il ait du succès tu le mérites tout, mon petit! Alors, chéri tu ne pleureras plus, tu seras libre nous serons ensemble, et la vie sera belle de nouveau pour toi. Car tu veux bien, n´est-ce pas, lorsque tu seras libre, venir chez moi passer quelque temps, au moins. Ensuite si tu veux partir, tu le pourras mais je veux que nous vivions un peu ensemble. Je serais si heureuse de te sentir près de moi, réellement.
Mais voilà il y a maintenant un (....) très sombre;
très sombre. C´est la situation actuelle. Elle est on ne peut plus critique et
si nous l´avons échappée l´an dernier, je ne sais si cette fois nous nous en
tirerons aussi bien. Il paraît que tout est près, il n´y a plus qu´à faire
jaillir l´étincelle pour allumer le grand incendie. Y a-t-il encore un peu
d´espoir? Ayons confiance, c´est tout ce que nous pouvons faire maintenant.
Autrement, que deviendrons-nous? Ce qui
m´a le plus étonnée, maintenant, de tout ce qui est arrivé, c´est le pacte de
non-agression Hitler-Staline. Ça c´est le comble; tu te rends compte un peu. Le
communisme s´unissant à la dictature pour lutter contre la démocratie et la
liberté! Ah! il ne manquait plus que cela! On donne à la Russie bien des
intentions différentes. S´unissent-ils pour faire en commun un nouveau partage
de la Pologne (la pauvre, cela ferait la 4ème fois) ou bien Moscou veut-il par
là limiter les conquêtes de Berlin? Car il y a un article du traité (le 3ème
paraît-il), qui permet à l´un des signataires de passer outre le pacte si
l´autre attaque un tiers; mais voilà quel est ce tiers? Et la Russie
rompra-t-elle ou non avec le Front de la Paix? Voilà beaucoup de points noirs
dans notre horizon.
Et en plus de tout cela, le temps ne se met pas en état
de fête. Depuis hier il pleut à torrents
toute la journée. Et tout à l´heure, avant le dîner, nous étions si
fatiguées de rester dedans à ruminer des idées noires, qu´avec Arlette nous
avons mis nos imperméables et nous sommes allées faire une promenade sous la
pluie. Cela nous a un peu changé les idées, et de nouveau, partout en ville, on
entend parler de mobilisation et tout ce qui suit. Je puis t´assurer que ce
n´est pas gai. Oui, mais dans tout cela, qu´allez-vous devenir, vous, dans les
camps? Je me le demande anxieusement, tu sais.
Oh! cette pluie, elle ne finira donc pas de tomber? Toujours
ce même bruit monotone dans la rue. Il y
a des jours où je trouve cela agréable, merveilleux, tu te souviens: "Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime?"
Mais aujourd´hui tout concourt pour me faire trouver ce
temps insupportable.
Non, ta lettre ne portait aucune marque faisant
soupçonner qu´on puisse l´avoir ouverte.
Je suis heureux, Manolo, lorsque tu me dis "je ne
pourrai t´oublier jamais". Moi non
plus je ne t´oublierai pas, toujours je me souviendrai de l´admirable et
courageux petit ami que la bonne fortune m´a fait connaître.
Ecoute, mon petit, si les choses s´arrangent, je vais me
renseigner plus sûrement sur l´enseignement libre dans les environs. Peut-être
qu´à Toulouse, Montauban ou autre, il y a des institutions privées; et si par
hasard dans une école on demande un répétiteur espagnol? Je te le dirais tout
de suite. Le tout c´est que tu sortes de ce camp. Ah! si j´étais plus âgée, un
an de plus, j´aurais ma maison, je pourrais faire ce que je voudrais, et je
t´assure que tu n´y serais plus depuis longtemps au camp! Veux-tu me dire
quelles démarches il te faudrait pour demander ton transfert au refuge de
Montolie.
Mais toujours, ne te décourage pas. Si nous ne pouvons
rien obtenir, il faut que tu finisses ton livre et il faut que tu aies confiance
en toi, c´est une grosse chance de succès.
Allons, du courage, de la confiance et nous vaincrons!!!
J´ai confiance en toi, chéri, et si tu penses arriver à
sortir du camp, je serai si heureuse de te voir sourire! J´ai compris
parfaitement ce que tu attends de moi dans la correction de ton français. Je te
promets, parole d´honneur, que je ferai tout ce que je pourrai, et dans le sens
que tu veux.
Je ne sais pas où a cours cette opinion sur les
réfugiés espagnols (malfaiteurs et fainéants) mais il ne faudrait pas qu´on
vienne m´en parler en ces termes, car je t´assure qu´on serait bien mal reçu;
ça, oui!!!
J´attends les premières corrections. Surtout n´aies pas
peur de me donner du travail, ce ne sera pas du travail pour moi, puisque c´est
pour sauver quelqu´un que j´aime. Car je t´aime pas de la même façon, mais plus
peut-être que si tu étais mon amant.
Adieux mon grand ami chéri, du courage et bientôt nous triompherons.
Pourvu que tout aille bien!
Je te quitte en t´embrassant en nombre illimitée (c´est beaucoup!),
ta petite amie dévouée qui pense toujours à toi.
Suzy
Lettre nº 19
Gaillac
le 6 septembre 1939
Mon cher petit Manolo,
Nous avons dû quitter Saint Antonin plus tôt que nous
l´avions prévu, c´est pour cela qu´avec cinq jours de retard, j´ai reçu ta lettre
ici, hier soir.
Les évènements se sont précipités depuis que tu as écrit
cette lettre que j´attendais avec impatience depuis quelques jours. Et nous
voici maintenant en présence de la solution (y en avait-il une autre?) à la
crise. Je crois qu´il n´y avait pas
d´autre issue car, comme tu me le dis, si nous n´abattons pas le fascisme,
c´est lui qui nous abattra. Enfin, ayons confiance, car nous vaincrons.
En attendant, grand frère chéri, il
faut travailler, et toi il faut guérir bien vite pour pouvoir reprendre ton
travail. Il me tarde que tu m´envoies
les premières pages. Car, même moins vite que tu le voudrais, il faut continuer
ton bel ouvrage, dans n´importe quelles circonstances n´est-ce pas, chéri?
Mon petit, depuis hier, je suis inquiète au sujet de ton
état de santé, j´espère que lorsque tu recevras cette lettre, tu seras tout à
fait remis et que tu vas pouvoir reprendre ton travail habituel.
Je demande au psychologue que tu es, de m´aider à voir au
fond de moi-même. Il me semble qu´il me
manque quelque chose, ce quelque chose était peut-être quelqu´un, oui, c´est
plutôt cela, car je suis toujours seule surtout moralement. Il me faudrait
quelqu´un à qui je puisse toujours dire tout ce qui me passe par la tête (et je
t´assure qu´il y en passe des choses!) Avoir un être près de moi qui ait le mène
coeur, la même âme que moi, un confident intime, voilà ce qui me manque. Je sais ce que tu vas me dire. Tu me répondras: - “mais je suis pour toi
tout cela", je le sais, chéri, et j´en suis heureuse; mais tu n´es pas là,
et lorsque je t´écris j´ai déjà oublié tout ce que je pensais. Tandis que si tu étais ici et qu´à chaque
moment je puisse te dire - "Manolo, sais-tu à quoi je pense?" Alors
nous causerions longtemps; nous serions très heureux parce que nous nous
entendrions très bien. Comme frère et
soeur qui s´aiment beaucoup, nous nous consolerions mutuellement lorsque l´un
de nous aurait du chagrin et bien vite nous recommencerions à rire, à être
gais, à être heureux.
Ecoute, Manolo chéri, je vais te demander quelque chose
qui me tient beaucoup à coeur. Su tu pars pour combattre, je voudrais d´abord
que tu m´écrives le plus souvent possible, et puis lorsque tu auras une
permission, je te demande de venir la passer ici, avec moi. Ainsi nous nous connaîtrions
tout à fait et nous passerions d´heureux moments ensemble.
Je t´ envoie aujourd´hui seulement la photo (dont je t´ai
sans doute parlé) que nous avons prise au cours de l´escalade d´une montagne
près de St. Antonin, celle-ci est prise tout à fait au bout. J´espère que tu recevras cette lettre, alors
je t´enverrai d´autres que nous avons prises à Cazals, le jour où je t´écrivais
du bord de l´eau, une bien longue lettre, t´en souviens-tu?
Permets-moi maintenant de mettre des lunettes et de
prendre un air sévère pour me changer en professeur. Je voudrais corriger une faute de français
que tu as faite dans ta lettre. Voici: Dans les phrases exclamatives, il ne
faut pas employer comment mais comme. Par exemple, on ne dit pas: comment tu es
gentille! ou comment il fait beau! mais comme tu es gentille!, comme il fait
beau! Compris, chéri?
Et maintenant je vais terminer ma lettre en te disant une
fois encore de guérir bien vite et de m´écrire une longue, longue lettre comme
tu me l´as promis.
Ta petite soeur t´embrasse bien affectueusement.
Suzy
Lettre nº 20
Gaillac
le 20 septembre 1939
Mon petit ami chéri
Tu m´accuses de ne pas t´avoir écrit mais c´est que je
n´ai reçu de toi depuis que je suis ici que deux lettres: celle à laquelle je
réponds que tu as écrite le huit de ce mois et une autre environ vers le
premier septembre que tu avais envoyée à St. Antonin et qu´on m´a renvoyée
ici. J´ai aussi répondu à cette lettre
le lendemain de sa réception. Et je n´ai
pas reçu autre chose de toi. Tu vois, ma conscience est tranquille car je ne te
dois aucune lettre n´en ayant pas reçu d´autres de toi.
Je ne sais pas pourquoi tu n´as pas reçu ma dernière
lettre, je l´ai pourtant envoyée d´ici et habituellement tu avais tout
reçu. Peut-être recevras-tu bientôt
cette épître qui s´est égarée, sinon tant pis.
Je t´assure qu´ici tout est calme et même triste; nous
n´avons aucune distraction alors je prends le parti de rester à la maison. Je
lis, je couds ou tricote et lorsque le temps le permet je vais faire une
promenade à bicyclette avec Arlette. Mon
beau-frère (le père d´Arlette) est mobilisé à Albi et demain s´il fait beau
temps nous irons le voir et en même temps faire quelques achats pour
l´hiver. J´ai aussi un autre beau-frère
qui est mobilisé mais il n´a que 26 ans, et est sur la ligne de feu. Ce sont
les deux seuls membres de ma famille qui soient mobilisés. C´est toujours trop.
Je t´assure que si personne jamais n´avait eu plus d´instinct belliqueux que
moi, on ne se battrait pas. Dire qu´on
prêche la fraternité! Ah! elle est belle pour le moment.
Lundi dernier je suis allée à Albi avec une camarade de
l´Ecole pour voir ce que nous devions faire à la rentrée. Nous avons vu Madame
la Directrice qui nous a renseignées.
Nous rentrons le premier octobre comme d´habitude car l´Ecole Normale
est le seul internat qui subsiste dans la ville. On n´as pas encore besoin de
nous comme institutrice et nous ferons peut-être complètement notre troisième
année. Et puis bien ou mal, en Juillet
prochain, je serai libre. Il me tarde
beaucoup, tu sais, car je vais pouvoir, autant que mon travail me le permettra,
vivre comme je le voudrai.
J´espère, mon chéri, que tu es maintenant tout à fait
remis de ton indisposition qui n´est plus qu´un mauvais souvenir.
Je comprends votre espoir de libérer votre pays, car
votre situation est très cruelle et je souhaite de tout mon coeur que votre
audacieux projet se réalise.
Depuis ce deuxième coup de théâtre russe, je crois que le
sort de la Pologne est de plus en plus compromise, la situation devient
toujours plus critique. Je me demande ce que va devenir ce pauvre peuple si
courageux. Tu me dis: "La guerre c´est une loterie". Tu as raison et comme toi j´espère gagner et
gagner le gros lot. Mon grand frère chéri, j´espère que tu recevras cette lettre
et que tu pourras y répondre bientôt.
Dans dix jours c´est la rentrée et je vais de nouveau
consacrer bien des heures d´étude à t´écrire. C´était mon plus grand bonheur.
Il me semblait au moment des vacances que j´allais avoir davantage de temps, mais
je me suis aperçue que cela n´est pas. Il y a toujours quelque chose à faire à
la maison.
Adieu mon grand chéri, je ne t´oublie pas une minute, et
t´embrasse bien affectueusement.
Suzy.
Lettre nº 21
Gaillac le 23 septembre 1939
Mon très cher petit, j´ai reçu ta lettre, datée du 16,
hier soir. J´espère que la mienne, que
j´écrivis il y a quelques jours te parviendra bientôt ainsi que celle-ci.
Comment te remercier pour ta longue missive?
Il y a si longtemps que tu ne m´avais écrit comme cela et j´aimais tant
recevoir à l´école tes longues lettres affectueuses! C´était pour moi dans la vie monotone de la
pension, comme un rayon de soleil qui pénétrait dans ma petite chambre. Je lisais, je relisais sans jamais me lasser
tes paroles si chères.
Et puis je passais beaucoup de temps à t´écrire, je
délaissais les mathématiques, je faisais des vers pendant les cours de
géométrie, j´employais tout mon temps d´étude à penser à toi ou à écrire de
longues lettres car je savais que cela te ferait plaisir. Te souviens-tu du
jour où je t´écrivis trois lettres en deux jours? Ma petite amie Margot me disait: "Suzy, tu ne veux pas nous le dire, mais on
voit bien que tu l´aimes, ton Manuel."
Je ne lui ai jamais répondu. J´ai toujours gardé pour moi seule toutes
mes pensées, tous mes sentiments et puis je te racontais tout ce qui se passait
par la tête. J´étais un peu folle,
n´est-ce pas, chéri? Mais c´était de ta faute. Et j´avoue en baissant
humblement la tête que je ne crois pas avoir changé.
Je t´envoie une poésie qui me plaît beaucoup. Je l´ai trouvée sur un petit magazine. Je l´aime parce qu´elle me fait penser à
Isabel, la petite espagnole que nous avions avec nous à l´Ecole. Je t´en ai parlé;
n´est-ce pas? Isabel est maintenant à Graulhet à 18 km, d´ici. Je suis allée la voir avant de partir à St.
Antonin et j´irai la semaine prochaine car elle ne revient pas avec nous cette
année. Lorsqu´elle s´habillait pour les bals que nous donnions à l´école, elle
n´oubliait jamais d´attacher dans ses cheveux blonds deux ou trois oeillets
rouges, sombres, très beaux. C´est pour
cela que les oeillets me font penser à ma gentille petite amie Espagnole.
Je t´envoie les photos que tu me demandes. Sur l´une nous avons grimpé au bout d´une
meule de pailles, ma petite nièce et moi; et sur l´autre Arlette m´a prise sans
m´avertir alors que je voulais traverser le courant pour aller chercher des
fleurs sur l´autre rive. Nous en avons prises deux autres où je suis seule,
malheureusement, je n´en ai que les pellicules et je te les enverrai quand je
les ferai refaire. Et toi, mon petit, n´as-tu pas la moindre petite photo
d´identité? Tu me la prêterais, je la ferais faire en plus grand et je te
renverrais la tienne si tu en as besoin. Veux-tu, chéri? Je serais si heureuse!
Je voudrais pouvoir t´écrire plus longtemps, mais je ne
le peux pas, car maman me réclame depuis un moment, alors je termine ici en me
permettant de t´écrire davantage quand je serai à l´école, la semaine
prochaine... Déjà!
Au revoir, ami chéri, reçois avec toutes mes pensées, les
baisers de ta petite fille.
Suzy.
Lettre nº 22
Albi le 3 octobre 1939
Mon grand ami chéri: J´ai reçu hier ton portrait accompagné de la petite poésie que tu as écrite en français. Cette lettre que je commence ce soir avec mon livre de géométrie ouvert à côté, tu ne la recevras sans doute qu´à la fin de la semaine car je n´ai pas de timbres et je dois attendre la sortie de jeudi pour en acheter et pouvoir lancer ma lettre. Aussi ne t´étonne pas du retard que cette épître pourra avoir.
Tu ne sauras combien cela m´a rendu heureuse de te
connaître. Il y a longtemps que je
désirais cette minute. Et puis, merci,
cher petit ami d´avoir pensé à me faire cette surprise pour mon premier jour de
classe. Tu dois savoir comme les rentrées sont pénibles après les beaux mois de
liberté. J´avais un cafard fou dimanche
soir quand je me suis retrouvée dans une cabine à laquelle je n´étais pas
habituée. Pourtant j´aimais bien ma
petite chambre de l´an dernier. Mais ce n´est plus la même et la force de
l´habitude m´y a fait revenir.
Instinctivement après le grand escalier je me suis dirigée vers le
dortoir de 2ème année et lorsque je suis arrivée à mon ancienne cabine, j´ai
été toute étonnée d´y trouver quelqu´un d´autre. Et je suis revenue à mon
nouveau logis désorientée. J´étais malheureuse, si tu savais, dimanche soir et
puis j´avais déjà perdu l´habitude d´ici.
Les vacances ont un désastreux effet sur les rentrées! Il
y a de plus toutes les nouvelles de première année, têtes étrangères, avec qui
on essaye de parler mais qui ne nous répondent même pas. Et puis il y a
l´atmosphère tendue du moment. Madame a
essayé par quelques paroles qui allaient au coeur, de remonter notre moral
défaillant; mais cela ne fait rien; on sent que ça ne va pas, que ce n´est pas
comme toujours. En plus il y a les mathématiques à repasser lundi
prochain. Pense à moi ce jour-là, ami
chéri j´en aurai bien besoin, car je ne sais rien, mais rien du tout alors,
encore bien moins qu´en Juillet, et tu sais ma note d´alors. Je n´ose penser en
quel chiffre elle va se transformer!
Et puis ça m´est égal.
Qu´est-ce que des maths dans la vie?
Si peu de choses! Non! alors qu´il y a en a d´autres qui méritent un
intérêt bien plus grand! Et voilà qu´au milieu de toutes ces idées plus ou
moins sombres, j´ai reçu ton portrait. Je voudrais connaître pour le féliciter,
l´artiste qui l´a exécuté. Chaque fois
que je le regarde (et c´est bien souvent) il me semble que tu vas bouger, que
tu vas parler, tellement il y a de vie dans l´expression qu´a si bien su saisir
l´artiste.
Dis-lui chéri, qu´il est un peu la cause de mon bonheur,
que grâce à lui qui m´a fait te connaître, l´affreux cafard qui me tenait s´est
presque envolé entièrement. Il ne reste
plus maintenant qu´un peu de mélancolie, de regret. Je sens avec encore plus de
plaisir que la géométrie c´est ma muse. De temps en temps, je jette un coup
d´oeil sur un théorème et, de plus belle, je reprends ma lettre. Thalès et
Pythagore me tendent les bras, mais ils sont si revêches que je m´en détourne avec
une moue de dédain. Oh! combien je préférerais les tiens. Je crois que si tu étais professeur de
géométrie et même (ô malheur) d´arithmétique - science à jamais
incompréhensible pour moi - je ferais des maths sans bouger, sans me
révolter. Mais je préfère que tu me
parles de Goya que d´Erathostène malgré toute la beauté des lignes
géométriques, je préfère les "majas"
aux cônes et polygones.
Hier soir une camarade de troisième nous a raconté au
dortoir la vie d´un camp de concentration. J´ai écouté pendant un moment le
récit du sort des pauvres réfugiés. Mais à un moment, j´ai été obligée de
partir, je me suis enfermée dans ma cabine et je me suis mise à pleurer en
pensant que peut-être tu souffres comme eux. Oh! que je serais heureuse si je
pouvais faire quelque chose pour toi! L´idée de mon impuissance m´est si
pénible! Je voudrais tout un jour te voir libre! Il me semble que le plus beau
jour de ma vie sera celui de ta liberté!
Ce soir, je termine ma lettre ici. Mais avant de te l´envoyer, j´écrirai peut-être
autre chose puisque j´ai deux jours.
Ami chéri, le chaud baiser que tu réclames, je te le
donne de tout coeur.
Puisse-t-il te guérir.
Adieu, ami, à bientôt.
Suzy.
Aimes-tu ces quelques pensées?
Le visage de ceux qu´on n´aime pas
encore
Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves
Et va s´illuminant sur de pâles décors
Dans un argentement de lune qui se lève.
Anna de Noailles
***
Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas.
****
Adieu est un souvenir qui charme
Adieu se lit dans une larme
Adieu fait souvent bien souffrir
Adieu fait quelquefois mourir
Lamartine
***
Le souvenir est peu de choses
Mais il reste quand tout est fini
Et quand se fanent les roses
Le souvenir s´épanouit.
Amis, ne touchez pas aux souffrances cachées
Respectez les douleurs dont on ne parle pas
Mercredi matin.
Bonjour, grand´ami!
Comment allez-vous? Mieux, n´est-ce pas.
Moi, je vais bien et aujourd´hui, je vais vous parler de la poésie que
vous avez jointe au portrait.
J´écris. Je lève les yeux de temps en temps sur ton visage. Il est là devant moi. Depuis que tu es près de moi, tu me regardes. J´ai toujours l´impression que je vais voir s´animer ce dessin. Quand je regarde tes yeux, il me semble que je vais y voir mon visage. Oh! je te connais maintenant. Je te connaissais avant de savoir tes traits. Merci, chéri, d´avoir écrit pour moi cette poésie. Je l´aime beaucoup. Mais je serai encore plus heureuse lorsque tu m´écriras "Je ne suis plus triste et malade".
Mercredi soir, dans ma cabine avant de me coucher.
J´ajoute un mot, ce soir, à ma lettre.
J´ai beaucoup pensé à toi ce soir.
C´est que j´ai fait 3 h 1/2 de maths. Record à jamais imbattable... par
moi. Je trouve que j´ai fait un effort
désespéré. Malheureusement si mon corps
reste devant la famille, mon esprit en est souvent bien loin. Oui, si mon corps
était ici, moi je franchissais les espaces et... les lignes de fils barbelés;
je suis venue frapper à la porte de ta "barraca". Tu m´as répondu et nous avons entamé une
longue conversation.
Voilà à quoi je pensais pendant que le trinôme dormait
sous ma main. Tu ne me gronderas pas, n´est-ce pas, mon ami?
Maintenant je vais te dire "Bonne nuit". Il est l´heure d´aller me coucher.
Au revoir, ami, je vous embrasse avant de vous quitter,
votre petite amie.
Suzy.
Lettre nº 22
Albi le 5 octobre 39
Grand ami chéri.
Comme je te l´ai dit à midi lorsque j´ai reçu ta lettre,
je consacre cette dernière heure d´étude à t´écrire. Depuis quelques jours déjà
j´attendais ta réponse. Comme avant les vacances, mes compagnes de table au
réfectoire ont échangé des sourires complices en me regardant lire ta longue
lettre. Et j´entendais des réflexions qu´elles faisaient entre elles ou qui
s´adressaient à moi: "Et bien!, il
en a toujours à lui raconter", "Suzy, il t´aime toujours?" etc... Comme je n´ai pas contenté
leur curiosité, elles se sont remises à manger sans rien plus me dire.
Et j´ai continué ta lettre tranquillement. Tout s´efface lorsque
je lis les paroles affectueuses que tu m´écris.
Il me semble que je suis seule avec toi et que tu me parles. Oh! je sais
bien que ce sont des illusions, de belles illusions, mais cela me rend heureuse
et c´est tout ce qu´il me faut.
Je me demande parfois si ma vie passera avec des
illusions. Que veux-tu? La réalité est si décevante parfois. Il y a tant de
trahisons de toutes sortes!, et quel exemple en ce moment! Cela a bouleversé
toutes mes idées, mes croyances, mes doctrines.
D´ailleurs je t´ai déjà dit ce que je pensais des alliances actuelles,
je ne recommence pas. Mais tout de même je ne m´en suis pas encore remise.
Je suis à l´infirmerie. Ce n´est rien. Une indisposition
passagère. Je n´ai qu´un livre, alors sur une de ses feuilles blanches je vais
continuer la lettre que j´ai commencée pour toi hier soir. Je voudrais encore te parler de la délicate
attention que tu as eue de m´envoyer ton portrait; ton unique portrait; mais
j´ai peur que des mots ne puissent exprimer toute la gratitude que mon coeur
ressent pour toi. Merci donc, ami chéri, merci infiniment de t´être séparé de
cette richesse (car c´en est une) pour me faire plaisir. Quel grand coeur tu
as, chéri! Jamais je ne pourrai assez te remercier de ce geste si délicat et si
généreux.
Je viens de lire que Flaubert écrivait à sa maîtresse: "Je voudrais ne t´avoir jamais connue", en lui expliquant que c´était là la plus grande marque de tendresse qu´il puisse lui donner. J´avoue ne pas le comprendre. A moins qu´elle vous fasse souffrir; je ne vois pas pourquoi on peut souhaiter de n´avoir jamais connue une femme. Et Flaubert avait l´air d´être parfaitement heureux. C´est pour cela que moi je préférerais écrire "je voudrais t´avoir toujours connu". Oui, ami, cela est vrai, je voudrais avoir toujours connu ton âme, cette âme si belle que j´aime. C´est vrai, tu sais que tu es comme un grand frère pour moi; plus qu´un frère même car il me semble que je ne t´aime pas tout à fait comme cela. C´est une amitié très tendre qui règne entre nous, une amitié toute proche de l´amour. Chéri, je vais t´avouer quelque chose que je ne t´ai pas dit encore: J´ai peur de t´aimer. Nous serions peut-être très heureux maintenant. Attendons... La vie nous réserve peut-être des surprises. Oh! oui, il est beau le tableau que tu me décris au sujet de la photo de Manou et moi. Quel beau mirage! Mais si lointain encore que j´ai peur de ne pas l´atteindre.
Je crois que l´évidence même, va me faire croire à la
transmission de pensée. J´en ai encore un exemple frappant à te montrer. Je
voulais sur cette lettre même te demander quelque chose à quoi je pense depuis
quelque temps. Je voulais te dire: "Puisque
maintenant tu ne peux continuer la Symphonie Pathétique; veux-tu écrire, pour
nous deux, l´histoire de notre amitié?".
Et voilà qu´en même temps tu commences ton journal sentimental ([11]),
juste ce à quoi je pensais. Qu´en dis-tu? N´est-ce pas étrange aussi?
Cependant, je ne voudrais pas te donner un travail
supplémentaire. Je te demande de m´envoyer ce journal ([12]),
mais si tu n´as pas le temps, transcris-le en Espagnol, moi je pourrai toujours
le traduire et toi, cela te donnera un peu plus de loisirs pour y travailler.
Chéri, ton portrait me plaît, il ne m´a pas déçue comme
tu le crois. Et même si tu n´étais pas un Adonis, crois-tu que cela changerait
quelque chose à mes sentiments pour toi?
Je n´en suis pas à ces considérations sur les comparaisons de beauté
physique. Il y a tellement d´hommes beaux qui n´ont point de coeur, qui sont
sots, fats et orgueilleux! Et cela j´exècre.
Je te promets de ne pas t´écrire quand j´aurai beaucoup
de travail mais lorsque je n´en aurai pas trop, je pourrai bien, n´est-ce pas,
jouer un bon tour à la surveillante et t´écrire pendant l´étude sans qu´elle
s´en doute.
C´est délicieux de tromper cet être
insupportable!
Je voudrais t´écrire encore pendant longtemps mais je viens
de me faire rappeler à l´ordre par les autres qui repassent les maths avec moi,
alors je termine, en réservant pour la semaine prochaine le plaisir de te
parler de ton journal.
A bientôt ta réponse, ami chéri lundi soir je serai
libérée des maths. Quel bonheur! Je pourrai faire ce que je voudrai.
Je te quitte en t´embrassant affectueusement.
Ta petite amie
Suzy.
(22)
Aimes-tu
ces quelques pensées?
Le visage de ceux qu´on n´aime pas
encore
Apparaît quelquefois aux fenêtres des
rêves
Et va s´illuminant sur de pâles décors
Dans un argentement de lune qui se lève.
Anna de
Noailles
---------------
Le coeur a ses raisons que la raison ne
connaît pas.
---------------
Adieu est un souvenir qui charme
Adieu se lit dans une larme
Adieu fait souvent bien souffrir
Adieu fait quelquefois mourir
---------------
Le souvenir est peu de choses
Mais il reste quand tout est fini
Et quand se fanent les roses
Le souvenir s´épanouit.
---------------
Amis, ne touchez pas aux souffrances
cachées
Respectez les douleurs dont on ne parle
pas
Et ne foulez aux pieds que les feuilles
jonchées
Qui se rencontrent sous vos pas.
---------------
Il faut avoir souffert pour être bon;
mais il
faut peut-être que l´on ait fait
souffrir
pour devenir meilleur.
Maeterlinck
---------------
Voici
quelques poésies qui me plaisent
tu me
diras ce que tu en penses.
Soir
J´ai laissé ma main dans les tiennes
mon ami, ami silencieusement chéri
Sans que tu la
retiennes
Car tu n´as pas
compris
Je suis restée penchée contre toi
Et mon coeur battait à la volée
Sans mes doigts
Mais tu as pris le bras d´une autre
Et tu me souriais en me disant adieu
Tristan
Kluigson
---------------
L´infidèle
Et s´il revenait un jour
Que faut-il lui
dire?
Dites-lui qu´on l´attendait
Jusqu´à s´en
mourir.
Et s´il demande où vous êtes
Que faut-il
répondre?
- Donnez-lui mon anneau d´or
Sans lui
répondre.
.....................................
Et s´il veut savoir pourquoi
La salle est
déserte
Montrez-lui la lampe éteinte
Et la porte
ouverte...
Et s´il m´interroge alors
Sur la dernière heure?
- Dites-lui que j´ai souri
De peur qu´il ne pleure.
Maurice Wacterlinck
---------------
Abat-jour
Tu me demandes pourquoi je reste sans
rien dire
C´est que voici le grand moment
L´heure des yeux et du sourire.
Le jour est gris. Ce soir je t´aime infiniment
Serre-moi contre toi, j´ai besoin de
caresses.
Si tu savais tout ce qui monte en moi ce
soir
D´ambition, d´orgueil, de désir, de
tendresse
Et de bonté! Mais non, tu ne peux pas
savoir!
Baisse un peu l´abat-jour, vois-tu nous
serons mieux
C´est dans l´ombre que les coeurs
causent.
Et l´on voit beaucoup mieux les yeux
Quand on voit un peu moins les choses.
Ce soir je t´aime trop pour te parler
d´amour.
Serre-moi contre ta poitrine.
Je voudrais que ce soit mon tour
D´être celui que l´on câline.
Baisse encor un peu l´abat-jour.
Là. Ne parlons plus. Soyons sages.
Et ne bougeons plus, c´est si bon
Tes mains tièdes sur mon visage.
Paul
Géraldy
Dis, Manolo, n´éprouves-tu pas parfois le soir ce
besoin de quelqu´un qui caressait ton visage, de quelqu´un que tu aimerais?
Souvent je pense à cela et ce soir je te le dis, je ne sais pourquoi, mais tu
comprendras que j´aie besoin de te dire parce que... Non! je suis folle. Je ne
dois pas te dire pourquoi.
------
(12) "Télépathie".
(13)
Lettre nº 23
Albi le 17 octobre 1939
Mon grand ami,
J´ai été très heureuse, mon ami, de recevoir ta lettre
tout à l´heure; à l´heure du dîner le courrier m´apporte cette missive que
j´attendais depuis quelques jours déjà. Mais tu as eu beaucoup de travail, je
le sais. Et je ne pourrai jamais te remercier assez de faire pour moi tout ce
que tu t´imposes. Merci pour le joli "journal
sentimental" que tu as eu la patience de traduire ([14]).
J´aurais pu le faire moi-même, tu sais, Manolo; cela t´aurais donné plus de
temps pour écrire en espagnol. Tu dois connaître ma science en ta langue pour
m´épargner le souci de traduire! Et oui,
je ne sais pas beaucoup d´Espagnol, et en plus de cela cette année nous n´en
faisons plus. On a jugé que celles qui faisons de l´Anglais pour l´examen
avions ainsi assez de travail. Déjà que je n´aime pas du tout cette langue, ne
plus faire d´Espagnol que j´aime tant m´a fait beaucoup de peine. Tellement que
samedi soir au lit, après cette nouvelle, je n´ai pu me retenir de pleurer.
Enfin, tant pis; mais je travaillerai seule. Je ne veux pas oublier ce que je
sais et je veux apprendre beaucoup d´autres choses.
Prépare-toi à une surprise. C´en a été aussi une pour
moi, lorsqu´on nous a donné le résultat de mathématiques, attention! J´ai 13.
Plus du double de ma dernière note. N´est-ce pas magnifique? J´en ai été
éblouie. C´est vrai que l´examen m´avantageait. Nous n´avons pas eu
d´arithmétique. Je vais te dire ce que nous avions. Question de cours d´algèbre
sur les progressions arithmétiques et géométriques: somme des termes, progression
géométrique illimitée, et une application numérique où je me suis trompée dans
un calcul sur logarithmes. En géométrie, le fameux problème du cube auquel on
enlève une petite pyramide à chaque sommet. Il fallait calculer le volume et la
surface du polyèdre et trouver 4 plans qui le coupent suivant des hexagones
réguliers. Tu dois connaître ce problème il est donné un peu partout. Je l´ai fait jusque là où il me fallait
prouver que les hexagones étaient réguliers. Voilà toute ma science. Avec cela
tu peux juger de mon savoir en maths.
Maintenant, finis les théorèmes pour toute cette année.
Nous n´avons plus que de la littérature et de la philosophie à travailler. Ce
sera plus intéressant. Nous avons déjà fait un devoir de français: "Phèdre n´est ni tout à fait coupable, ni
tout à fait innocente". Connais-tu la Phèdre de Racine! Je la trouve
très belle et je me demande si j´arriverai à la comprendre tout à fait. Il y a
tellement de subtilité dans son caractère et dans ses paroles! Ensuite quand je
serai délivrée de ce souci qu´est le B. S. (Brevet Supérieur) français à la fin
de l´année, je pourrai à ma guise faire des maths ou de la littérature comme tu
as fait toi-même.
Écoute, je vais te dire le rêve que j´ai fait...
éveillée. Oui chéri, je crois que tu
seras toujours pour moi un ami, le plus précieux des confidents et des
conseillers. Oui, Manolo, je t´aime plus que si tu étais mon amant, mais pas de
la même façon. Tu comprends, n´est-ce pas? Je t´aime comme l´ami le plus cher
que je connaisse comme mon frère, non plus que mon frère car si j´en avais un
je n´oserais pas lui parler. Tu es l´Ami que je ne voudrais jamais perdre,
celui dont je ne peux me passer. Je t´ ai sans doute dit des choses bien
folles, parfois, mais il ne faut pas t´y attacher. Je sais que je n´ai pas le
droit de te faire de belles promesses que peut-être je ne pourrai jamais tenir.
Alors, mon grand ami, si jamais un mot un peu trop tendre échappait à ma plume,
je te demande de ne pas y prêter trop d´attention. Comprends, chéri, je veux
que tu sois heureux, ce n´est pas avec des désillusions qu´on y arrive. Mieux
vaut une surprise magnifique à la fin. N´est-ce pas que tu penses comme moi?
Vois si je suis devenue raisonnable. Maintenant c´est moi qui vais te faire la morale. C´est vrai que je ne suis plus tout à fait la petite fille insouciante que tu as connue à mes premières lettres. J´ai beaucoup vu souffrir autour de moi depuis, et cela a dû avoir une influence sur mon caractère. Pourtant, n´aies pas peur, je sais encore rire et chanter, cela je ne puis pas, malgré tout, m´en passer. Mais il m´arrive plus souvent qu´avant de réfléchir, de méditer longuement, n´importe quand, mais surtout le soir, dans le grand dortoir sombre et calme, avant de m´endormir. Je pense alors à tous ceux que j´aime, à tous ceux qui sont partis ou qui vont partir. Je pense aux séparations cruelles, parfois aussi j´imagine la joie du retour. Je pense beaucoup à toi aussi. N´est-ce pas naturel?
Je t´ai déjà dit que ton journal me plaisait beaucoup.
C´est une jolie étude psychologique qui s´annonce et je souhaite qu´elle ait
tout le succès qu´elle mérite. En as-tu conservé la traduction française que tu
m´envoies ([15]). Si tu
veux, je vais la transcrire en Français plus élégant ([16]) et
je te la renverrai. Tu la conserveras. Cela pourra toujours te servir un jour
ou l´autre. Je peux bien faire pour toi ce petit travail. Tu en fais tellement
pour moi! Malgré tout je vais te demander autre chose. Veux-tu me confectionner
une petite couverture pour le "journal"
avec une dédicace, comme celle que tu m´avais faite pour les essais. Je pense
tout à coup (te l´ai-je déjà dit?) que l´analyse psychologique que tu te
proposais de faire sur moi, va te servir pour le journal. J´ai hâte d´en
recevoir la suite. Quant à moi je vais me mettre au travail et t´envoyer la
correction française le plus vite possible.
Je suis heureuse que malgré tout ton travail tu aies
pensé à "notre roman". Ah! je le voudrais bien plus beau qu´il
n´est! Si tu savais comme les autres m´envient d´avoir un ami comme toi. Elles
ont des correspondants plus ou moins intéressants qu´elles estiment plus ou
moins. Et souvent quelques-unes me disent: "Tu as de la chance, toi, d´avoir un ami comme Manuel! Il est tellement
chic! Je comprends qu´on puisse s´y attacher." Tu vois comment on te
juge ici. N´en es-tu pas fier?
Par la vue que tu m´envoies je juge Madrid comme
étant une ville magnifique, que je voudrais bien connaître. Sera-ce possible un
jour? Les vers de (...)
me plaisent beaucoup. J´avoue que je ne les connaissais pas. Mais j´aime aussi
et encore plus le vers que tu as ajouté.
Tu peux m´envoyer tout ce que tu voudras en fait de
livres et papiers je te les garderai précieusement. Je te transcrirai aussi
tous les passages de tes lettres que tu voudras.
Ce soir je m´arrête de t´écrire car l´acide sulfurique me
tend des bras suppliants, mais combien dépourvus de charme. Alors je te quitte
en t´embrassant très affectueusement.
Ta
petite amie. Suzy.
----
(14)
(15)
(16)
Lettre nº 24
Albi le 27 octobre 1939
Mon grand Manolo chéri.
Je suis folle, mon ami, tellement que je n´ose plus rien
te dire. Pourras-tu jamais me pardonner toutes ces méchantes choses que je t´ai
écrites? Je me demande ce qui m´a passé par la tête le soir où je la faisais.
Pourtant il ne se passait ce soir-là rien d´extraordinaire. Je ne m´explique
pas à quoi j´ai pensé. Non vraiment, et
pourtant ce n´est pas mon habitude de me laisser aller ainsi. Pardon, chéri! Je suis si malheureuse de
savoir que je t´ai rendu malheureux! Je t´en prie, sèche mes larmes! Si tu savais
comme j´ai pleuré depuis que je me sais coupable de t´avoir fait de la peine.
Mon petit, pourras-tu encore me prendre dans tes bras, sans reproches pour essayer
de me consoler? Pourras-tu oublier un peu (je ne demande qu´un peu) tout ce que
je t´ai dit? Je voudrais ne jamais l´avoir écrit. Je voudrais que tu m´écrives
encore comme avant, avec toutes tes douces paroles, toute ta sincérité, sans
les réticences que je vois sur cette dernière lettre que j´ai reçue. Je t´en
prie, mon petit Manolo, oublie un peu tout cela. Tu sais, je suis toujours ta
petite amie d´avant, je n´ai pas changé.
Aujourd´hui à midi j´ai reçu le "journal" accompagné du petit mot. Je t´en remercie d´autant plus que tu ne l´aimes plus autant qu´avant, ta méchante petite Suzy. Je ne pourrai jamais te reprocher ce que tu appelles une "interprétation" de mes sentiments d´alors. Mon petit, mes sentiments n´ont point changé depuis, et cette interprétation est une vision exacte de la réalité. "Si tes sentiments d´aujourd´hui sont, malheureusement très différents" me dis-tu, non, ne crois jamais cela, même si en un moment d´humeur je te dis des choses méchantes. Me connais-tu tout à fait maintenant? Me diras-tu encore comme avant "Yo te amo"? Je voudrais tant Manolo chéri, que ce nuage sur notre belle amitié passe très vite, qu´il ne soit plus qu´un mauvais souvenir que nous oublierons bien vite l´un et l´autre.
Aujourd´hui c´est toi qui m´a fait mal
par cette petite lettre glaciale. Manolo je ne t´en veux pas, puisque tu crois
que je le mérite. Et pourtant je ne l´ai jamais moins mérité. Si tu savais
comme j´ai besoin de tes douces paroles qui me réchauffent le coeur! Et tu m´accuses, "mes compliments affectueux ne te plaisent pas déjà", me
dis-tu. Manolo, mon petit ami trop cher,
pardonne-moi de te dire un peu brutalement "ce n´est pas vrai". Moi
aussi, je vais oublier que tu m´as écrit cela et je te prie bien doucement de
me prendre dans tes bras et de me dire "Ma petite Suzy, ne pensons plus à tout cela, et soyons pour toujours
les amis d´autrefois". Pourras-tu me le dire?
Je souhaite de tout mon coeur que oui. Je pense
tout-à-coup à un joli tango que l´on chante cette année et dont les paroles me
plaisent particulièrement car elles traduisent ce que je pense. Les connais-tu?
"Écris-moi
Quelques lignes
à peine
Tout mon coeur à
tant de peine
Qu´un mot le
consolera"
J´espère chéri, que tu répondras à cet appel.
Quant à la transcription de ton "Journal”, j´en ai écrit trois grandes
pages. J´en suis à la poésie que tu
dédie à Paulette ([17]) et à
laquelle je ne toucherai pas. Danse! tu pourrais me poursuivre pour adaptation
fantaisiste! Les droits de l´auteur sont inattaquables. Donc je t´enverrai
toute ton oeuvre "revue et corrigée"
lorsqu´elle sera finie.
Tu as raison mon petit, lorsque tu apprécies notre amitié
et je pense tout à fait comme toi. Je te jure que je ne serai plus, que je
n´essayerai plus d´être une petite fille "terriblement raisonnable".
D´ailleurs ce n´est pas mon naturel, tu le sais et
lorsque je te dirais tout ce qui me passera par la tête tu ne riras pas trop de
moi, n´est-ce pas? Car je suis toujours la petite folle qui t´écrivait
n´importe quoi, comme elle le pensait (même de la musique, te souviens-tu?).
Tiens j´ai envie de t´écrire le joli tango dont je t´ai parlé
tout à l´heure, en entier. Tu verras si c´est joli. Quand j´en aurai la musique
je te l´enverrai, ainsi tu pourras le chanter, car je ne peux la retrouver
seule. Donc voici:
I
Cette rose
embaumée
Que de toi j´ai
gardée
Déjà, toute
foncée
Dans mes doigts
va mourir
Au cours morne
des heures
Dans ma triste
demeure
Ses pétales
m´effleurent
Comme des
souvenir
Refrain
Écris-moi
Quelques lignes
à peine
Tout mon coeur a
tant de peine
Qu´un mot le
consolera
Ecris-moi
Quelques mots,
que m´importe
Afin que ta lettre apporte
L´espoir en mon
coeur trop las
Je ne peux plus
attendre
Sans savoir et
sans comprendre.
Écris-moi
Ne m´abandonne
pas.
II
Qu´il est lourd
le silence
De ces nuits où
je pense
A ta chère
présence
Au doux son de
ta voix
Car après tant
d´ivresses
De bonheur, de
tendresse
Tout mon coeur
en détresse
Ne sait plus
rien de toi
Écris-moi
Quelques lignes
à peine
Dans mon coeur
j´ai tant de peine
Qu´un mot me
consolera
Écris-moi
Quelques mots,
que m´importe
afin que ta
lettre apporte
Du soleil en mon
coeur las
Je ne pense plus
attendre
Sans savoir et
sans comprendre
Ecris-moi
Ne m´abandonne
pas!
Alors, cher petit Manolo, qu´en penses-tu? Et
souviens-toi toujours que ce que je t´ai dit n´était pas par pitié, non jamais,
c´était tellement l´amitié, la belle amitié que j´éprouve pour toi et qui m´a
toujours guidée. Ta dernière lettre (avant celle à laquelle je réponds) m´avait
enchantée, chéri. Je ne t´en ferai jamais des reproches. Au contraire. Je
voudrais tant que tu oublies ce que tu viens de m´écrire pour recommencer comme
avant!
Où vas-tu aller, mon petit ami? J´ai hâte de le savoir.
Ta petite amie qui te demande pardon,
Suzy.
----
(17) Sonatine de Printemps.
Lettre nº 25
Carte Postale (Claude Monet. Voiliers à Argenteuil.)
Manolo chéri, je te donne cette carte parce que je l´aime
beaucoup. Je t´ ai écrit une longue
lettre cet après-midi et puis j´ai trouvé cette reproduction d´aquarelle ([18]). Je la
trouve très belle; et toi? Pourrais-tu rythmer sur elle quelques vers? Et puis,
si ce n´est pas pour toi trop de travail, je te demande d´écrire pour nous deux
une belle page sur notre amitié un moment en péril et sur notre réconciliation.
Car c´est bien vrai chéri, que nous allons oublier ce mauvais moment. Une
dernière question, mon petit ami, à laquelle je te demande de répondre
franchement. "Aimes-tu une femme
maquillée?" Non pas maquillée comme un "tableau de peintre", mais discrètement. Il y a des hommes qui
ne tolèrent pas que leur femme se maquille mais n´en admirent pas moins les
autres qui le sont.
Un baiser pour t´inciter à la franchise, ta petite amie.
Suzy
------
([18]) Petit nuage, Gurs, 2-XI-1939
Lettre nº 26
Albi, le 8 novembre 1939
Mon grand ami chéri.
Il y a deux jours que j´ai reçu ta lettre, mais un devoir
de français pas intéressant (sur La Bruyère) à faire pour demain m´a empêché
d´y répondre avant.
Mais pour cela, je ne t´ai pas oublié,
sois tranquille. Te dire le plaisir que m´ont fait ta lettre, la poésie et le
beau dessin, et la suite du journal, est impossible pour moi. J´attendais cette
réponse avec anxiété, il me tardait de voir ta réaction. J´avais peur de
t´avoir fâché, j´avais peur de ce que tu me répondrais. L´on m´a remis ta
réponse, et mon coeur s´est mis à battre bien fort. J´aurais voulu pouvoir tout
lire à la fois, savoir en une seconde ce que tu avais écrit.
Pourquoi, mon petit, chanterais-tu une chanson de
douleur? ([19])
Si un jour nous ramions côte à côte, ne serons-nous les plus heureux amis du
monde? Alors, pourquoi ne pas chanter la même chanson de joie? Avais-tu pensé
autrement lorsque tu écrivais sur ta poésie "...en chantant insoucieux, Toi, ta chanson de joie; moi celle de ma
douleur". Est-ce parce que tu te souviendrais des jours sombres encore
trop près pour que leur image soit effacée dans ton coeur? Tu sais, Manolo,
j´aime beaucoup Petit nuage ([20]). Tu es
un as pour composer des vers modernes. Parole, tu vas faire concurrence à Paul
Fort. A propos de ce poète. J´ai commandé à la librairie le livre de ses "Ballades". Je t´enverrai les plus
belles, veux-tu? Tu verras comme elles sont jolies. J´en ai déjà une que je
trouve merveilleuse, je vais te l´envoyer aujourd´hui. C´est "Retour au soir tombant".
Connais-tu? (Pardon pour cette faute, c´est ma plume qui a accroché).
Ami, serais-tu par hasard un pur esprit? Pour t´introduire dans ma chambre serais-tu
un ange? La porte en est close, hermétiquement close, tu sais; (je parle de ma
chambre à la maison, ici c´est différent) et il te serait difficile d´y
pénétrer... à l´état normal. Mon Dieu, que je suis gosse, vas-tu dire encore!
Je me demande quand mon caractère vieillira, car je n´oublie pas que dans dix
jours j´aurai vingt ans! Déjà! Il me semble que j´en ai quinze encore! Quand on
est enfant, on dit: "Vingt ans!
Quand j´aurai vingt ans!" On croit que c´est un jour magnifique, on le
voit encore à travers un rêve. Et puis quelle désillusion! Si tu savais comme
j´ai pleuré le jour où j´ai eu dix-huit ans. C´était un jour comme tous les
autres. Cela me semblait impossible. Pourquoi ce jour-là n´était-il pas une
fête? Et ce sera pareil dans dix jours. J´ai peur aussi de me laisser aller à
la tristesse. Les poètes ont dit sur tous les tons que c´était magnifique
d´avoir vingt ans. Je crois que je ne m´en apercevrai pas, et c´est cela qui me
blesse, qui me désillusionne.
Non, Manolo, mon grand´ami, je ne te ferai jamais plus de
peine. Si un jour tu es fâché, crois-moi, je ne l´aurai pas fait exprès. Ce
sera un mot, une phrase dont je n´aurai pas su mesurer la portée. Mais jamais
je n´aurai voulu qu´elle te blesse.
Oui, je veux bien, et je suis très heureuse que tu aies
pensé à m´écrire un essai sur le thème du maquillage des femmes. Jusqu´ici je
suis de ton avis. Je te dirai aussi ce que je pense de ton essai. Quant à ton
"journal" pour lequel tu me
demandes mon opinion, je ne puis que t´approuver. Tu écris la vérité: celle qui
te vient de mes lettres et celle que tu as dans ton coeur, n´est-ce pas
magnifique?
Retour au soir tombant
Le vent, le froid, le crépuscule,
Le silence ondoyant qui s´étale et
circule,
Par la forêt mouillée où je me hâte
Un peu de peur, de rêve, et de
mélancolie.
Un brusque oiseau posé sur un roseau
plié
Et le bateau dans l´air pâle
Mon sang à mes poignets fiévreux qui bat
plus fort
Et dans le ciel de cendre où le soleil
est mort
Une flaque d´azur sous des nuages rosés
Une lassitude, comme ivre
Une âpre avidité de vivre
Un amour étonné des choses.
Un chemin humide qui luit,
Rosé de jour, bleu de nuit,
Parmi le clair-obscur où glisse un lent
brouillard
Et la lune au-dessus des champs
Qui dans la moiteur du combat
Se lève, molle, avec la douceur d´un
regard.
Le reflet d´un bouleau
qui s´argente sur l´eau
D´une mare surnoise entre des jours
croisés,
Et des regrets et des désirs,
Et de brefs et doux souvenirs,
D´adieux, d´aveux et de baisers.
Des charrettes qui passent
Des rochers, des espaces
Clairs encore au tournant des routes,
Des pas lointains, des bruits
Des fêtes dans la nuit
que sous les rameaux bas, l´herbe
inquiète écoute.
Une envie de pleurer
Un besoin d´adorer
Quelqu´un de tendre et de divin
Des prières parfois qui ne montent aux
lèvres,
Et toujours ce sourire où soufflent
Devant les noms sacrés que l´on sait
vains.
Le fleuve au loin qui fume
Des maisons qui s´allument,
L´air qui fraîchit, le vent qui siffle
dans les branches.
Puis la chaude pensée
De la table dressée
Où la nappe est fleurie et rose sous la
lampe
Tout cela: rêve, amour, douleur,
tristesse, effroi,
Tout cela tourne en moi, dans la nuit,
dans le froid.
Sur la route encore blanche entre deux
rives d´ombre.
Tout cela m´accompagne
Dans le vent, dans la lune, à travers la
campagne,
Ainsi qu´un vol intérieur d´oiseaux sans
nombre.
Tout cela passe en moi dans le gris,
dans le noir,
Sous ce bref crépuscule un peu glacé
d´automne,
Et c´est, instant perdu dans l´éternel
mystère,
Par un soir de novembre, en un coin de
la terre
Cette chose infinie et belle: Une âme
d´homme.
Fernand
Gregh.
Moi, je ne suis pas forte en dessin. Aussi lorsque
je t´enverrai quelque oeuvre d´art, je n´en serai pas l´auteur. Par contre, toi
qui dessines très bien, voudrais-tu, à tes moments de loisir me faire un petit
dessin pour illustrer une pensée, un vers, une poésie, un mot même que tu
écrirais dessous (ou à côté, cela m´est égal). Cela te plaît-il?
Jusqu´à maintenant je n´ai rien trouvé dans ton "journal" qui doive être corrigé. Tout
est juste, ce que tu écris. Mais je te promets t´en faire la critique aussitôt
que j´en aurai l´occasion et même en faisant la correction, alors que j´examine
ton texte de plus près.
Et maintenant, je vais terminer ma
lettre en te copiant la poésie que je t´ai promise.
Adieu, grand ami, à bientôt, avec toute mon affection.
Suzy.
----
(19) Petit nuage, Gurs, 2-XI-1939.
(20) De la Colección “A l´ombre d´un Ange”. Gurs, 2-XI-1939.
CAMP DE CONCENTRATION DE
GURS
Lettre nº 27
Albi
5 novembre 1939
Manuel querido.
Es domingo, hace buen tiempo y son las dos (¡de
la tarde!) Antes de salir a pasearme, te escribo un poco para darte algunas
novelas.
La vida está hermosa!
¿Por qué? No sé... Quizás porque es domingo, (me gusta mucho este día) porque
el sol luce, porque el cielo está azul y por qué no sé...
Tengo deseo cantar, bailar, saltar,
"chahutar", pero Manuel, no me crees loca. Lo soy un poco, pero no mucho.
He aquí la
explicación. Soy contenta. Porque hoy es un día de libertad. Hoy ya no existen
reglas, castigos, trabajo serioso, la voz encantadora "La nuestra
Pecarri": "¡Señoritas, pronto, al trabajo no quiero nada oír, si no
quedareis el domingo por la mañana!" Pecarri es el sobrenombre de la
"inspectora" de estudios. (¡un título!) ¡Que dicha! Pecarri está
lejos, esta haciendo voltear una película (voltear la manivela del aparato,
para los niños). Pero tengo dolor de
cabeza. Está muy dificil escribir castellano:
este dialecto es un poco complicado para mí.
Aussi je continue en français.
Que dis-tu de ma science en Espagnol? Tu vas y trouver une quantité incommensurable
de fautes. Ne sois pas trop sévère pour un pauvre apprenti. Je t´assure que
c´est dur pour moi d´écrire ainsi. S´il fallait que chaque fois je t´écrive
ainsi il me faudrait trois ou quatre jours pour faire une lettre. Tu as de la
chance, toi de pouvoir bien écrire. Dis, chéri, tu ne me jugeras pas trop folle
par toutes ces bêtises que j´ai écrites pour commencer cette lettre. Je n´ai
pas encore reçu de réponse de toi et je t´envoie cette lettre au hasard à Gurs.
J´espère que si tu as quitté le camp on fera suivre ou bien on me la renverra
ici. Je t´écris ce soir; mais au fait je ne sais pas pourquoi. Je suis restée
dedans cet après-midi; mes compagnes sont allées au cinéma; comme j´avais déjà
vu les films qu´on jouait aujourd´hui, j´ai préféré rester ici. Alors j´ai eu
tout à coup envie d´écrire. C´est bête n´est-ce pas ce que je t´ai raconté
surtout en cet espagnol de fantaisie. Tu vas te moquer de moi sans doute. Je te
demande cependant de ne pas trop rire. J´ai fait ce que j´ai pu. J´ai une
camarade qui m´a dit ce matin: "Tu
as de la veine d´avoir un correspondant comme Manuel".
Elle m´a dit aussi qu´elle aimait
beaucoup le caractère espagnol car il y a de la Vie dans votre âme. Elle ne
sait rien de votre langue. Connais-tu un de tes camarades qui pourrait
correspondre en français avec elle. C´est une petite fille très gentille et ton
camarade n´aura pas besoin d´avoir l´appréhension que tu éprouvais au début de
notre correspondance.
Je te donne son adresse. Mlle Rolande Bessot. Rue
Peyriac. Gaillac (Tarn) ([21]).
Essaye de trouver pour elle quelqu´un de gentil et qui puisse parler un peu de
tout comme toi. Moins bien que toi car je ne veux pas qu´une autre ait un correspondant
aussi gentil que toi. Egoïste vas-tu dire. C´est vrai, mais tu sais je suis la
seule qui tienne à son ami espagnol. Oui, c´est de la jalousie, mais tu me
comprendras et tu me pardonneras, n´est-ce pas, mon grand Manolo chéri? Et je te quitte ce soir. J´espère avoir demain ou bientôt la réponse à
ma dernière lettre.
Ta petite amie t´embrasse et pense à toi. Suzy.
-----
(21) Mlle. Rolande Bessot. Rue Peyriac. Gaillac (Tarn).
Lettre nº 28
Albi, le 22 novembre 1939
Mon grand Manolo. Il y a quatre jours que j´ai reçu ta
lettre. Tu ne saurais combien cela m´a fait plaisir de voir que mon meilleur
ami pensait à mon anniversaire ([22]).
Crois-moi, cher petit ami, cette pensée que tu a eue pour moi, cette poésie que
tu as écrite dans les conditions où tu vis, m´ont fait infiniment plus de
plaisir qu´un beau cadeau si tu étais dans une condition de vie normale. Tu as
une âme si délicate, ami chéri, que jamais je ne pourrai assez te rendre ce que
tu as fait pour moi. Chaque jour tu t´imposes un travail pour me faire plaisir
et comment faire pour te le rendre? Je
sais bien ce que tu vas me dire "tu
n´as qu´à bien travailler et à m´envoyer une lettre de temps en temps pour que
tes études n´en souffrent pas".
Mais je voudrais tellement faire autre chose pour toi! Tu vois, j´ai
vingt ans et il me semble que je n´en ai pas encore quinze, alors j´espère que
ton voeu "que je reste toujours
gosse" ne sera satisfait pendant bien longtemps encore.
Ton essai sur le maquillage ([23]) m´a
beaucoup plu. Je l´ai fait lire à plusieurs camarades qui se sont écriées:
"tu oses écrire à quelqu´un de si
callé?" Cela m´a fait rire
parce que je te connais autrement que par un essai, mais je trouve que leur
impression est juste et je penserais comme elles si je n´avais lu de toi que
tes essais. Heureusement que tu sais t´abaisser jusqu´à moi et goûter mes
divagations de gosse car je n´oserais jamais t´écrire comme n´osent le faire
mes camarades à qui j´ai demandé ce qu´elles pensaient de ton essai sur le
maquillage. J´interviendrai de nouveau auprès d´elles pour qu´elles t´écrivent
leurs impressions et si elles le veulent, je te les enverrai par la suite.
Vois-tu, elles ont l´habitude de rire et de plaisanter avec leur correspondant
-tu te souviens de Georgette?- alors cela leur paraît drôle que moi, qui aime
rire et m´amuser, je t´écrive si sérieusement.
Rolande est très heureuse d´avoir bientôt un
correspondant espagnol, mais elle n´a encore rien reçu. J´espère que ton ami ne
tardera pas à lui écrire. C´est vrai que le jour de mes vingt ans a été comme
tous les autres. Il aurait été si beau si ç´avait été le jour où je t´aurais vu
pour la première fois. Viendra-t-il ce jour, ami? Je l´espère toujours. Je
croyais que c´était toi qui étais l´auteur des dessins que tu m´envoyais, alors
je te demandais de m´en faire de temps en temps pour illustrer une pensée ou
une poésie que tu m´y écrirais dessous.
Exactement dans le genre de "Ex
toto corde". Comprends-tu
maintenant? Mais ce serait un travail
pour ton ami, alors je ne te le demande pas. Seulement si cela ne le dérange
pas beaucoup de travailler pour toi, alors tu pourrais le lui demander
quelquefois.
Je termine vite, ami chéri, il faut que j´aille
m´habiller pour aller au cours d´anglais en ville et en même temps jeter cette
lettre. Excuses-en la brièveté mais les circonstances ne me permettent pas d´en
écrire davantage. A bientôt une longue lettre de toi. Ta petite amie qui pense
à toi t´embrasse bien affectueusement. Suzy.
----
(22) Félicitations. A l´ombre d´un Ange. Gurs, 18-XI-1939.
(23) Essai sur le maquillage.
Lettre nº 29
Albi le 4 décembre 1939
Manolo, cher petit ami. Je venais d´écrire "Manuel" sur l´adresse et j´ai
oublié de t´appeler, Manolo. Alors tu feras la substitution. Manolo, tu es mon
seul ami, il faut que tu viennes à mon aide car je suis très malheureuse. Tu
sais m´expliquer tout. Depuis quelque temps, je sortais ([24]) avec
un jeune homme qui va partir à la guerre au mois de janvier; il voulait que je devienne
sa femme s´il revient. Il est tellement malheureux que je n´ai pu lui enlever
ce petit espoir qui fait son bonheur. Si ce n´était que cela, encore, ça irait,
mais bien il m´est arrivé la chose la plus extraordinaire de ma vie. Tu te
souviens de ce jeune homme dont je t´ai parlé, celui que j´aimais il y a deux
ans et qui avait rompu subitement. Imagine qu´hier il est apparu subitement à
mes yeux, oui, réellement, et nous avons parlé ensemble toute la journée. Il y
avait longtemps qu´il cherchait à me revoir, mais il ne savait où j´étais et ne
pouvait venir.
Il m´a demandé d´oublier ce qu´il avait fait car
maintenant il m´aimait réellement qu´il avait été très malheureux pendant ces
deux ans. C´est le hasard qui lui a fait découvrir que j´étais à Albi et
aussitôt il est venu. Le plus terrible, Manolo, c´est que je l´aime ([25]) encore
et que je n´en ai pas le droit. Comprends-tu comment je puis être malheureuse,
Manolo? Dis, tu sais je n´étais qu´une gosse mais je crois que tout cela va me
faire un caractère très sérieux et réfléchi. Dis-moi, mon petit ami, dis-moi ce
que je dois faire. Je t´en prie, tu sais que j´ai entière confiance en toi, aide-moi
à sortir de cet impasse. Ta petite Suzy est bien malheureuse tu sais, elle te
demande de lui tendre la main pour la relever.
Pourras-tu le faire?
J´ai reçu ta lettre jeudi dernier. Je voulais t´écrire
avant la fin de la semaine mais cela m´a été impossible. J´avais à faire pour
dimanche un devoir de philosophie sur le rôle de l´instituteur d´après une
phrase de Jaurès. Je suis restée à l´école jusqu´à 10 h. dimanche matin pour le
faire. Je n´ai pas eu le temps d´y travailler avant. Tu vois que ce n´est pas
ma faute si cette lettre t´arrive avec un peu du retard. Tu vois ce n´est pas
ma faute, car tu sais Manolo que je t´aime, que tu es pour moi le meilleur ami
que j´ai eu et à qui je dis tout, tout ce que je pense, tout ce qui me passe
par la tête. Je ne m´étais jamais confié à personne, jamais, et te dire, à toi,
tout ce que je fais, tout ce que je veux faire, en tout ce que je rêve, me fait
un bien immense. Je sais que tu me comprends, je sais que tu me répondras
franchement, comme je t´écris, alors je dis tout à Manolo, et ensuite je suis
plus calme, plus heureuse. T´écrire est pour moi un soulagement, surtout
aujourd´hui où je me trouve dans une si pénible situation.
Je suis très heureuse de pouvoir te rendre service à mon
tour, je recevrai avec plaisir les lettres de ton ami ([26])
ou de sa fiancée; et c´est avec encore plus de plaisir que je recevrai les
lettres de ton frère ([27]).
Tous ces jours-ci nous avons beaucoup de travail. Pour jeudi nous avons un
devoir de français "Comparez le
comique de La Bruyère et celui de Molière". C´est assez difficile et
je n´ai pas encore commencé à y travailler. Je comprends très bien, trop bien
peut-être le chagrin que tu as lorsque tu penses à ton pays et à tout ce qui
s´y passe maintenant. Mon petit ami chéri, tu n´es pas trop grand pour que je
ne puisse t´embrasser. Et je crois que, sans escabeau ni échelle, j´arriverai à
la hauteur de ton coeur et même... plus haut!
Rolande a reçu la première lettre d´Angel ([28]) et y a
répondu immédiatement. Je crois qu´il lui a produit une bonne impression, elle
l´a jugé sympathique et moi aussi je serais très heureuse qu´ils s´entendent
bien. Non, je crois que ton journal n´est pas exagéré. Et je partage ton
opinion sur le caractère français en ce qui regarde la liberté et l´amour. Il
me semble que c´est la vérité. Je vais continuer à employer mes pauvres moments
de liberté à corriger ton journal. Je suis contente que ton ami Mentor ([29])
veuille travailler pour ce que tu m´envoie. Tu le remercieras en mon nom. Merci
infiniment, mon ami chéri, du projet que tu formes pour travailler encore pour
moi en me donnant une jolie chose pour la Noël. Ce sera encore le plus beau
cadeau que je recevrai parce que ce sera celui qui aura donné le plus de
travail, d´efforts et de sacrifices.
Devine à quoi nous travaillons depuis deux jours?
Encore une idée de ces diables de collégiennes, comme tu nous appelles: on
bûche le dictionnaire médical. Oh! il y
a des choses très intéressantes. Tu devines ce qui nous intéresse: les choses
que nous ne connaissions pas et... qu´on nous a jamais fait étudier. Cela distrait un peu, s´il y a quelque chose
qui puisse me distraire maintenant. Veux-tu m´aider à résoudre le problème que
je t´ai exposé au début de cette lettre?
Tu comprends ce que cela représente pour moi, n´est-ce pas, ami chéri?
Un baiser pour t´aider à chercher, de ta petite amie qui pense toujours à toi.
Suzy.
----
(24) Henry.
(25) Jean.
(26)
(27)
(28) Ángel Larrauri.
(29) Melchor Blasco. Peintre,
Lettre nº 30
Albi
lundi, 18 décembre 1939
Mon grand Manolo. J´ai reçu ta lettre vendredi à midi. Je
projetais de te répondre samedi dans l´après-midi malheureusement il a fallu
que je travaille avec trois autres à coudre un manteau pour des petites de l´Ecole
annexe qui n´en ont pas. Toute la soirée a été prise ainsi, et j´ai été obligée
de renoncer à t´écrire. Aujourd´hui je vais tâcher de me rattraper. Nous avons
cet après-midi deux heures d´étude coupées par un cours de chant. Presque la
moitié de la première va être passée; mais je veux tout de même te faire une
longue lettre.
Je suis anxieuse de savoir de tes nouvelles, ami chéri.
Tu vas vite guérir, n´est-ce pas? Tu
comprends, encore pendant six mois je ne suis pas libre. Manolo, il faut que tu
tiennes encore pendant six mois. Ensuite, je pourrai faire ce que je voudrais,
et j´ai résolu de faire quelque chose pour toi. Il faut que tu guérisses vite
pour pouvoir vivre libre ensuite. Manolo, nous travaillerons ensemble, tu
écriras, je t´aiderai. Si tu ne réussis pas, et bien, nous chercherons du
travail.
Mon amie Georgette, -celle pour qui tu avais écrit des
vers pour faire une farce,- a chez elle une famille de réfugiés espagnols,
parmi laquelle un jeune homme de 26 ans, Antonio Camaño ([30]). Il y
aura bientôt un an qu´ils sont en France. Depuis un mois Antonio s´est engagé
dans une usine d´armement. Il ne veut retourner en Espagne, et se trouve très
heureux de gagner sa vie.
Manolo, je ne veux pas que tu te
laisses aller au désespoir. Réagis bien vite, ami chéri, tu seras heureux
bientôt. J ´avais commencé cette lettre en étude hier après-midi, mais j´ai été
malade et je suis allée me coucher. Ce matin, 9 h. 1/2, je suis encore au lit.
J´ai bien mal à la tête et à l´estomac, mais je t´écris quand même. Je ne veux
pas retarder ma réponse davantage. Je sais que tu attends cette lettre avec
impatience, je sais que tu seras heureux de la recevoir. Je t´écrirai plus
souvent, Manolo, veux-tu? Je suis tellement heureuse de savoir que cela te fait
plaisir.
Aujourd´hui malgré le froid, le soleil brille dans le
ciel tout bleu. Ma petite cabine est toute illuminée. De temps en temps je
m´arrête d´écrire pour rêver un moment. Je me repose pour guérir bien vite. Il
n´y a que quatre jours avant les vacances, et je n´ai pas envie de passer ce
congé à l´infirmerie. Toi aussi, Manolo, repose-toi bien, il faut que tu
remontes la pente qui entraîne ton corps. Je t´en supplie, mon petit ami, pense
que tu seras heureux, que je serai si heureuse de te savoir bien. Bientôt tu
oublieras cette époque cruelle de ta vie. Tu seras libre, joyeux, comme avant.
Il ne te restera plus rien qu´un mauvais souvenir. Et ce souvenir je ferais
tout pour qu´il s´efface bien vite de ta mémoire. Promets-moi, ami chéri, que
tu ne vas pas te laisser dominer par la souffrance. Tu es jeune, la Vie
t´attend, elle te sourira bientôt, alors, vite, debout!
Maintenant je vais te dire ce que tu me demandes de
garder en secret. Manolo, jamais je n´ai appartenu à un homme. Aucun des deux
jeunes gens n´a eu mon corps. Mon mari seul y aura droit. Tu comprends,
n´est-ce pas? Aucune attache sensuelle ne me lie à l´un ou l´autre. Je vais te
dire franchement ce que je ressens. Le premier des deux jeunes gens, Jean, a
été le grand amour de ma jeunesse. J´avais dix-huit ans. Je croyais à l´amour
éternel, j´aimais Jean de tout mon coeur, de toute mon âme et lui croyait à un
simple flair. Il s´est fatigué vite de m´écrire et de ne jamais m´avoir près de
lui. Et un jour avec ma lettre il m´a renvoyé toutes mes illusions. Mais il
s´est ensuite aperçu que ce qui le liait à moi n´était pas un amusement
passager; malheureusement lorsqu´il a voulu m´écrire de nouveau j´avais quitté
l´école de Cahors ([31]),
et il n´a pas su où j´étais. J´ai vécu tout l´an dernier avec ces souvenirs,
cet amour endormi au fond de mon coeur et que je croyais effacé.
Puis Henry ([32])
est venu, avec toute sa franchise il m´a demandé de devenir sa femme. J´ai cru
que c´était le meilleur moyen pour tout oublier, alors j´ai dit: oui.
Maintenant Jean m´a retrouvée, il est revenu vers moi avec un coeur nouveau, il
m´a demandé pardon, m´a dit d´oublier le mal qu´il m´avait fait. Je lui ai dit
que j´étais fiancée -ou presque- et que, bien que je l´aime encore, je n´en
avais plus le droit. Ce que je ressens pour Henry c´est la tendresse calme,
tranquille, que l´on a pour quelqu´un qui vivra chaque jour à nos côtés. Je me
suis habituée à l´idée que je le verrai chaque jour, près de moi, et la
passion, le trouble sensuel ne se sont pas éveillés en moi. Pourtant je sais
que s´il me demandait de lui appartenir je résisterais difficilement, mais je
résisterais quand même.
Jean a pour moi, en plus de son charme physique,
l´attrait de celui qui est revenu, qui a
demandé pardon. Je l´aime d´un amour fou et désespéré car je sais qu´un miracle
seul peut nous réunir et nous ne sommes pas justement au temps des miracles. Ce
qui m´unit à lui, ce n´est plus l´amour-tendresse, c´est l´amour-passion.
Lequel vaut le mieux? Je ne sais pas. Qu´en penses-tu? Voilà tout ce que je
voulais te dire. Maintenant tu sais tout ce que je sens et pense. Quelle
conclusion faut-il en tirer?
Tu as raison, petit ami chéri, j´ai eu tort de dire: oui,
alors qu´un amour dormait au fond de mon coeur. C´est pour moi maintenant une
dure épreuve, et je te jure que s´il fallait recommencer, je ne serais pas si
sensible. La chose la plus difficile, c´est (que) tous les deux ont l´air
sincères. Ah! si je voyais que l´un d´eux veut s´amuser, le choix serait vite
fait, même s´il devait me briser le coeur. Oh! Manolo, comme je voudrais
pouvoir pleurer dans tes bras, car je sais que toi, tu me comprends. Je m´arrête
d´écrire car ma tête me fait bien mal. Au revoir mon petit Manolo, guéris bien
vite et écris-moi bientôt. Ta petite amie pour toujours. Suzy.
Lettre nº 31
Gaillac, le 29 décembre 1939
Mon Manolo chéri. "L´amitié c´est le plus beau trésor. Entre
homme et femme ce doit être admirable. C´est si facile, c´est si banal, l´Amour".
Oui, mon Manolo, malgré tout je pense comme cela, parce que cette pensée de
Delarue Mandrus je la trouve très belle et surtout très vraie. Ecoute: je
préfèrerais perdre n´importe quel amour que ton amitié. Pour rien au monde je
voudrais que nous nous quittions, car je sais que jamais je ne retrouverai un
ami tel que toi. C´est tellement plus facile d´avoir un amant qu´un ami.
Manolo chéri, j´ai rêvé de toi la nuit dernière. Veux-tu que je te le raconte? J´ai rêvé que tu étais sorti du camp. Je ne sais pas où tu travaillais, mais tu étais à la maison ou plutôt non, nous avions une maison à nous et nous y étions seuls. Nous étions heureux, tu sais! Un soir je t´ai dit. « Viens, Manolo, nous allons acheter des affaires pour nous. » Et nous voilà partis dans un beau magasin d´où nous avons rapporté de chic (s) vêtements pour tous les deux. Comme tu enfilais un costume, je te disais "que tu es beau, Manolo, tes camarades ne te reconnaîtraient pas, j´en suis sûre." Tu avais choisi mes robes, j´avais choisi tes costumes et nous étions heureux de nous voir l´un et l´autre avec des choses que nous aimions. Un soir nous étions près du feu, tu m´avais prise dans tes bras et me disais "Chérie, es-tu heureuse?" - "Oh, oui, Manolo. Et toi, oublies-tu un peu toutes les heures si pénibles de ta vie? Mon petit, je t´aimerai tant que tu n´y penseras plus du tout". Et ainsi chaque jour voyais passer notre bonheur. Dans mon rêve je devais sans doute parler car à mon réveil je me suis très bien entendue t´appeler "Manolo!" Et voilà qu´une heure après je reçois ta deuxième lettre. Ami chéri, peut-être vas-tu te moquer de moi en lisant le récit de mon rêve. Mais je n´ai pas pu m´empêcher de te le raconter à cause de sa similitude avec ce que tu me dis: ton projet de sortie du camp. Si tu savais comme je suis heureuse maintenant. J´avais peur que tu refuses encore mes services. Enfin, je vais pouvoir faire quelque chose pour toi. Ici à Gaillac il n´y a pas d´entreprise importante, aucune usine pour que je songe à demander pour toi une place. Mais à Albi, à Castres, à Toulouse, je te jure que je chercherai. Dis-moi, quelles formalités faut-il remplir pour te faire sortir du camp?
J´ai honte, mon petit Manolo, de me
trouver tout-à-coup devant deux lettres à toi, surtout étant en vacances. Mais
ici à la maison je suis bien moins tranquille et j´ai bien moins de temps qu´à
l´école. Il y a toujours quelque chose à faire, toujours quelqu´un qui vient me
parler, toujours des conversations qui me distraient. Vraiment je crois que
pour penser et être tranquille, rien ne vaut la salle d´étude, la cabine du
dortoir. Ici j´ai bien ma chambre, mais il y fait si froid que lorsque je suis
au lit je n´ose pas sortir les bras de sous les couvertures pour écrire. Alors
le soir avant de m´endormir j´essaye de penser à ce que je voudrais écrire, je
t´écris "mentalement", mais
le lendemain je ne me souviens plus de rien, j´ai oublié tout ce que je voulais
te dire.
J´ai sous les yeux tes deux poésies
illustrés par Mentor. Je me demande laquelle des deux je préfère. Le "Christmas"
([33])
est un beau symbole. Au-dessus des barrières et des fils barbelés une main, -la
tienne,- se tend vers une étoile, celle du bonheur. Chéri, l´étoile se
rapprochera bientôt, j´en suis sûre, tu seras heureux, tu le mérites tellement!
Vois-tu, Manolo, pour t´aimer je n´ai pas besoin que tu me donnes de belles
choses, je n´ai pas besoin de parfum ni de fleurs, -cela sera pour des jours
plus fortunés et plus heureux- je préfère ton coeur; ton âme tendre et
douloureuse, ami bien-aimé. Et ta douleur, je voudrais pouvoir la prendre toute
entière puisque tu me la donnes je voudrais que jamais plus tu connaisses la
tristesse, que cette année qui vient te voir de nouveau heureux et libre.
Vois-tu tous les voeux que je forme cette année ne sont pas pour moi, moi je ne
demande rien, tous ces voeux sont pour toi seul que je désire heureux. Puisque
l´année 1940 m´apporte tout ce que contient sa corne d´abondance je la prie
d´aller aussi vers le camp de Gurs et par-dessus les barrières de chercher dans
les baraquements mon petit ami Manolo et de verser sur sa tête autant de
bonheur qu´il m´en souhaite. Je voudrais te dire combien je te remercie pour
ces deux poésies, mais du fond de mon coeur ne montent que des mots, et pas
autre chose, mais dans ces mots je mets toute mon âme, et je sais que tu sauras
l´y découvrir.
Manolo, je voudrais te demander quelque chose: peux-tu
refaire ce que tu avais préparé pour moi et que tu ne m´as envoyée. Ami chéri,
je serais si heureuse de l´avoir, et même si cela doit me faire pleurer je
serai heureuse de pleurer pour toi. Parce que je t´aime, mon Manolo, comme on
aime son seul ami, le meilleur et le plus tendre. Et tu es tout cela pour moi.
Et même, (pardonne cette idée que tu trouveras peut-être étrange, mais qui
n´est pas une lubie, une folie passagère) je voudrais parce que tu le mérites
te dire: "Manolo, j´ai oublié toutes
ces histoires de jeunes gens qui m´ont occupées un moment, maintenant je ne
pense plus à tout cela, je pense à toi. Manolo c´est toi que j´aime. Veux-tu
que nous soyons heureux?" et le rêve que j´ai fait cette nuit
deviendrait une réalité. Comme ce serait beau, n´est-ce pas, chéri.
Manolo, c´est parce que je t´aime que tu ne dois pas
avoir peur de me faire pleurer. Ne sais-tu pas que cela soulage et fait du bien
de pleurer en pensant à un être chéri?
Si je ne t´avais pas connu, me demandes-tu? Et bien, mon
petit, je n´aurais jamais connu aussi la douceur de l´amitié pure tendre et
sincère qui nous unit, je n´aurais jamais eu d´ami, de confident, de
conseiller. Et toi, tu penses ne plus m´écrire parce que cela me fait de la
peine! Garde-toi toujours de cela, Manolo. Tu sais pourquoi maintenant.
Tu me demandes des nouvelles de ma
santé. Je suis remise, tout à fait même. Quand je t´écrivais j´avais un bon mal
à la tête, mais je pouvais encore un peu penser et t´écrire, surtout à toi,
ami. Et puis j´étais tellement tranquille, toute seule je pouvais rêver à mon
aise.
Personne ne venait me déranger.
Manolo, je pense toujours à toi. Je voudrais pouvoir t´écrire. En rentrant de
ce congé, mercredi matin, je vais en stage à l´école maternelle pour dix jours.
Il paraît qu´il n´y a pas beaucoup de travail. Ainsi je trouverai plus de temps
pour ma correspondance.
Je suis bien heureuse que ta santé soit un peu plus
forte. Il faut continuer ces progrès, chéri. Bientôt cela ira tout à fait bien
et tu seras fort pour reprendre ta vie avec ta liberté. Je connais les
Compagnies de Travailleurs et je préfèrerais que tu sois tout à fait libre.
Toutefois si je n´arrivais pas à te trouver un emploi, je préfèrerais que tu
sortes du camp de cette façon; peu à peu tu pourrais reconquérir ta liberté. Si
petite soit-elle au début, cela vaut mieux que la vie derrière les fils barbelés.
Et puis, qui sait peut-être les vasco-navarrais ([34])
arriveront à un bon résultat dans leur entreprise. Manolo, je te conseille de
ne penser à l´émigration qu´en dernier lieu, quand tu verras qu´en France il
n´y a rien à faire et que tout espoir est éteint. Encore tu ne sais rien.
Attends un peu plus. Renseigne-toi pour ce projet, mais ne le mets en exécution
que s´il n´y a pas d´autre issue possible.
Ecoute, Manolo chéri, je ne cherche pour le moment aucune
solution à ce problème qui se pose devant moi. Je laisse faire le temps. C´est
un grand guérisseur. Après quelques mois je verrai quelle est l´image qui est
restée le plus profondément gravée dans mon coeur, quel est celui dont la
pensée a vaincu le temps, et je déciderai. Et si les deux images se sont
effacées? et bien je serai libre et peut-être plus heureuse. Que penses-tu de
cela?
Quant à la situation des deux jeunes gens, elles se
valent et sont stables toutes deux: Henry est instituteur et Jean employé à la
Banque de France. De plus je les crois
tous deux sains de corps. Ils sont forts et solides, et je ne dois rien avoir à
craindre de ce côté-là. Non, Manolo je n´ai pas ri de tes conseils, je ne suis
pas si naïve pour n´avoir aucune expérience de la vie. Va, je sais qu´on ne vit
pas seulement de baisers et de caresses, et qu´il faut autre chose pour qu´une
famille reste unie à travers la vie.
Maintenant je me suis habituée un peu à cette situation
et je n´y prête plus autant d´attention qu´avant. Je ne pleure plus, Manolo, je
pense maintenant à toi et au bonheur que je ressentirai si j´arrive à te rendre
ta liberté.
Guéris vite de ton rhume. Moi, je continuerai la
correction de ton journal, très intéressant. Il me tarde d´en avoir la suite.
Au revoir, Manolo chéri, je termine mon long bavardage,
en espérant aussi une longue réponse.
Je t´embrasse bien affectueusement.
Ta petite.
Suzy.
----
(33) Christmas. Gurs, 21-XII-1939.
(34)
Lettre nº 32
Albi, le 4 Janvier 1940
Cher petit Manolo.
Je viens de recevoir une lettre de Toulouse qui m´a
beaucoup étonnée vu que je n´y ai aucun correspondant. Etonnement grandissant
lorsque j´ai vu qu´elle était écrite en espagnol.
Tout-à-coup j´ai vu sur l´enveloppe qu´elle t´était
destinée et je te l´envoie. Derrière
l´enveloppe un nom que je n´ai pu lire et "Allée Barcelonne 102".
Je termine car il faut que j´aille m´habiller pour partir
faire des commissions. Il va être une heure.
Je t´écrirai plus longuement bientôt,
réponds vite à ma dernière lettre plus longue que celle-ci.
Je t´embrasse bien affectueusement, ta petite amie.
Suzy.
Lettre nº 33
Albi le 10 Janvier 1940
Mon grand Manolo chéri.
Il me semble qu´il y a bien longtemps que je ne t´ai pas
écrit. As-tu reçu la lettre de ton ami ([35])
que je t´ai envoyée jeudi dernier?
Comment te remercier, ami chéri, pour
tout ce que tu fais pour moi? Tu entreprends toujours un nouveau travail pour
me faire plaisir. Je te dois beaucoup de choses déjà. De plus je reçois
"Epiphanie" ([36]),
petit poème délicieux où tu m´exposes tes souhaits. Veux-tu que je te dise
quelque chose, mon Manolo? Je pense que si tu étais maintenant dans ta
situation d´auparavant, tu ferais cent et une folies. Manolo, tu es l´ami le
plus charmant qui ait jamais existé. Pardonne-moi, mais je comprends qu´une
femme puisse perdre la tête près d´un homme comme toi. Moi, je n´ai pas peur
parce que tu es loin, bien que je sois un peu folle parfois, n´est-ce pas?,
mais je t´avoue franchement que si un jour tu venais me surprendre à la place
d´une de tes lettres, je ne serai pas si sûre de moi.
Maintenant, j´attends la longue lettre que tu me promets.
Je ne me souviens pas, dis, quelles sont mes idées qui t´on déconcerté sur ma
dernière lettre et auxquelles tu ne sais répondre?
Manolo, j´aime mille fois (c´est pour dire beaucoup) les
réflexions que tu fais sur les poésies que je t´écris. Que penses-tu de
celles-ci ?
Rêverie
Mes yeux sont
fatigués de lire,
Mon âme est
triste et mon coeur las;
J´attends
quelqu´un qui ne vient pas.
J´aurais besoin
d´un clair sourire!
J´écoute le vent
froid bruire,
Une cloche sonne
là-bas;
Si j´entendais
monter des pas
J´aurais tant de
choses à dire!
“Magie de
l´Amour qui fait, pour un temps, tenir le monde dans le cercle de deux bras
fermés, et finir l´horizon à la profondeur de deux yeux! Poème éternel,
toujours pareil et toujours divers; ce poème des premières caresses que les
jeunes hommes enseignent aux vierges, mais qu´ils lisent à mesure dans leur
regard. Il est semblable, ce doux poème, aux chants des races primitives qui se
déroulent tout entiers sur quelques assonances: deux bouches qui se joignent,
deux mains qui croisent leurs doigts; le parfum que des cheveux secouent dans
l´air... Comme c´est peu de choses et comme c´est tout!...”
Marcel Prévost
« Quand le
soir est plein d´étoiles, quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se
ferment d´amour, murmurer le nom chéri c´est faire crouler l´ombre en
sourires. »
Je crois que je t´avais déjà envoyé cette dernière
pensée, mais je l´aime beaucoup et bien souvent le soir, je ne devrais pas te
le dire, mais je pense à toi, il me semble que tu vas venir, que je vais te
voir et mon petit lit, ma cabine du dortoir, tout disparaît pour faire place à
de belles choses qui s´effacent trop vite parce que je m´endors. Un jour
viendra, Manolo, où tu pourras le voir, réaliser ton rêve d´être auprès d´une
petite amie très chère et tu seras heureux, bientôt, chéri, bientôt.
Dis-moi si ta compagnie sort bientôt, si elle retarde
encore, je t´enverrai vite du papier pour le "journal" et les poèmes
qu´il me tarde tant de recevoir.
Réponds-moi bien vite pour me renseigner et merci pour ce que tu me dis
au sujet des démarches à faire pour une sortie du camp.
Je n´ai encore rien reçu de ton frère. Aussitôt que
j´aurai une lettre de lui, je te la ferai parvenir.
Que penses-tu de cette phrase que je trouve très belle:
"Regretter celui qui vous aime,
penser à l´exilé, c´est le seul baume qui puisse adoucir la plaie de votre
coeur"? C´est vrai, cela, mon ami chéri. Quand j´ai le cafard, je
pense à toi, je pense que tu es malheureux, que tu ne l´as jamais mérité, que
tu supportes tout avec courage, et cela m´aide à guérir ces mauvaises et
méchantes idées qui me poursuivent.
Voici aussi une page que j´aime beaucoup:
"La nuit est
le livre mystérieux des contemplateurs, des amants et des poètes. Eux seuls
savent y lire parce qu´eux seuls en ont la clé. Cette clé c´est l´infini. Le
ciel étoilé est la révélation visible de cet infini. L´oeil n´y cherche pas
seulement la vérité mais il y cherche l´amour, surtout l´amour évanoui ici-bas.
Les lueurs sont des âmes, des regards, des silences pleins de voix connues. Qui
n´a pas senti cela n´a jamais aspiré, aimé, regretté dans sa vie."
Lamartine.
Et maintenant, mon petit Manolo, je vais te dire au
revoir car il faut que j´aille me coucher. J´espère recevoir vite une réponse.
Je t´embrasse bien affectueusement.
La petite amie.
Suzy.
----
(35) Epiphanie. Gurs, 03-01-1940.
(36)
184
CTE BALLOIRE (Marne et Loire)
16 janvier 1940
Lettre nº 34
Albi, le 30 Janvier 1940
Mon petit Manolo.
Oui, je m´inquiétais de toi. Il y avait si longtemps que
j´attendais ta réponse. Je suis tout de même très heureuse, malgré le retard,
de savoir que tu es sorti du camp. Ce n´est qu´une liberté relative, mon petit,
mais cela vaut mieux que la vie derrière les fils barbelés. Maintenant, le temps semble s´arranger, il ne
fait plus froid, et ce ne sera pas si pénible pour toi de travailler.
Toutefois, je t´en prie, dis-moi si tu as froid. En attendant d´avoir pour toi obtenu la
liberté entière que te donnera un emploi plus intéressant, je veux que tu ne
sois pas malade, que tu n´aies pas froid.
Je suis distraite par deux camarades qui étudient près de
moi les caractères des êtres vivants. Après s´être lancé des injures avec les
mots inconnus qu´elles trouvaient dans la leçon, après s´être traitées de
"rotifères" de "myxomycètes" et de
"chloroplastes", elles essayent de lire quelques lignes comme si
elles étaient écrites en anglais ou en allemand.
Manolo, j´ai pleuré en lisant "à l´ombre d´un
ange". tu ne pourrais savoir comme
je suis heureuse d´avoir inspiré à mon ami de si belles choses. J´ai pleuré
parce que tu es malheureux, parce que je sais que tu m´aimes autrement que
comme un ami et un frère, n´est-ce pas, chéri?
Manolo, tu es pour moi l´homme qui mérite le plus d´être
aimé. Ce serait mon plus grand bonheur que de pouvoir te dire un jour:
"Manolo, mon petit, j´ai oublié tout le reste, et je t´aime comme tu le
veux." Manolo, peut-être te dirai-je cela. Je suis heureuse en y pensant,
et toi, serais-tu heureux si cela se réalisait?
Je te demanderais pourtant quelque chose: ces quelques lignes que je
viens d´écrire, ne les mentionne pas sur ton "journal", garde-les
dans ton coeur.
Je comprends combien a dû être pénible
pour toi le voyage de Gurs à Montreuil-Bellay. On dirait qu´on vous avait
choisi l´époque la plus mauvaise de l´année pour vous transporter! Je souhaite
que le temps à Balloire se soit amélioré, comme il l´a fait ici. Depuis samedi il ne gèle plus; la glace fond
partout. Aujourd´hui le soleil a refait une apparition magnifique. Il y avait
longtemps qu´il ne nous avait pas réchauffés.
Ce qui m´a étonnée c´est que ta lettre
que tu as écrite le 20 janvier ne me soit arrivée que le 27 au soir. Car c´est
samedi soir que je l´ai reçue seulement. Je n´ai pu te répondre hier car nous
avions à préparer pour cet après-midi une leçon modèle de géographie: "la
route, voie de communication." Le
tirage au sort m´a préservée de la faire. Une autre fois peut-être je n´aurai
pas tant de chance. Si je pouvais ne pas
en faire! Il y a une dizaine de leçons à peu près et nous sommes quinze.
Ces leçons modèles ce sont de vraies représentations théâtrales.
Imagine-toi une assemblée de toute la promotion, des élèves de la classe
d´annexe, de l´institutrice, de notre professeur compétant en la matière, et
surtout Madame, juge en dernier ressort. Et au milieu de tout cela, la pauvre
martyre que l´on critique à fond et dont le calme est passablement ébranlé. Tu
pourras penser à moi le jour où je serai désignée, j´aurai bien besoin d´un
soutien, même moral, pour rester un peu calme, et pouvoir parler.
Je suis obligée de te quitter, je vais au lit avec un mal
aux dents terrible.
Je t´écrirai dès que je serai guérie.
Je t´embrasse affectueusement.
Suzy.
Lettre nº 35
Albi, mercredi soir, 5 h., 30 janvier 1940
Mon petit Manolo.
Je suis au lit, les dents me font un peu moins mal que ce matin lorsque j´ai écrit les deux ou trois dernières lignes de la lettre que j´avais commencée hier soir. Cet après-midi j´ai dormi jusqu´à 4 heures et maintenant je vais profiter d´un reste de jour pour écrire un peu. Je n´y vois déjà plus très bien et je n´ai pas le droit d´allumer l´électricité au dortoir pour moi seule.
Tu as dû te demander en recevant ma
lettre d´hier pourquoi je finissais si vite. Voilà: hier soir j´ai abandonné ma
lettre sans la terminer, au moment où l´on a éteint le dortoir, avec
l´intention de la continuer ce matin; mais ce matin après m´être levée un
moment j´ai eu tout à coup mal aux dents et je me suis recouchée. Une camarade
qui allait chez elle voir sa grand´mère malade, m´a pris la lettre à laquelle
j´ai vite ajouté la fin, très mal écrite, d´ailleurs. Voilà l´explication de
cette drôle de lettre. Je continuerai celle-ci demain matin, je n´y vois plus
assez pour écrire. Adieux, mon petit Manolo, bonne nuit, je vais penser à toi,
je t´embrasse. A demain.
Jeudi matin, 8´30. Bonjour, Manolo, as-tu mieux dormi que
pendant les nuits de Gurs? Vous devez être mieux logés, tout de même, que dans
les baraques du camp. Raconte-moi tout cela, veux-tu? Votre installation, votre
vie, votre travail, tes occupations du soir, tout ce que tu fais.
Moi, je suis encore au lit. Aujourd´hui jeudi, je ne
sortirai pas. Cela va un peu mieux qu´hier. J´ai pu dormir presque 3 heures
cette nuit. Mais que c´est long une nuit où l´on ne dort pas!
Ce matin je me sens l´esprit un peu plus libre qu´hier et
je vais te parler de ta longue lettre et des magnifiques poésies "A l´ombre d´un ange".
Si tu savais comme je souffre de ta souffrance et comme
je souffre de mon impuissance! Malgré tout maintenant j´ai un peu d´espoir. Je
suis heureuse qu´un instituteur ([37])
ait compris ce que vous souffriez, même dans une Compagnie, et je suis heureuse
aussi de l´espoir que j´ai d´obtenir peut-être une meilleure situation pour
toi. Si nous n´y arrivons pas, il faudra patienter jusqu´à ma sortie de
l´école. Ensuite je serai libre, je pourrai faire toutes les démarches
nécessaires pour te faire sortir. Ce ne doit pas être si difficile que pour une
sortie de camp, n´est-ce pas?
Manolo, je crois que tu devrais essayer d´écrire toi-même
à l´Inspecteur d´Académie de Bordeaux, écris en latin, ce sera très bien,
explique-lui ta situation antérieure, ta situation actuelle, en lui disant que
ton ami ([38])
étant sorti pour Cuba, tu demandes à le remplacer. Je crois qu´il vaut mieux
que ce soit toi qui écrives directement. L´Inspecteur se rendra compte ainsi de
ta valeur mieux que si c´était moi ou quelqu´un d´autre qui lui en parle. Il me
semble que ce sera mieux ainsi.
Vous donne-t-on un peu d´argent à la Compagnie. Sinon, je
t´enverrai vite quelque timbres pour que tu puisses écrire aussitôt que tu
pourras.
Manolo, du courage. Je t´aime, tu le
sais. Jamais je ne pourrai me passer de toi. Tu es ma consolation, mon idéal.
Mais oui, je voudrais savoir tout ce que tu sais. Comme tu m´en enseignerais,
de choses, si un jour nous pouvions vivre ensemble! Quel bonheur ce serait de
se retrouver le soir après notre travail et de pouvoir causer de tout ce que
nous aimons: poésie, musique, littérature, philosophie, art...
Manolo, peut-être ce rêve se réalisera bientôt? Espérons
toujours. C´est vrai que l´on vit toujours entre le souvenir et l´espérance.
Lorsque tu seras libre, nous travaillerons ensemble pour obtenir la liberté de
tes amis: Mentor ([39]),
Angel ([40])
et les autres que je ne connais pas. Je serai si heureuse de vous voir tous
réunis et de les connaître! Dis, Manolo chéri, qu´est devenu Agustin ([41]),
celui qui t´a donné mon adresse à Saint-Cyprien, le correspondant de mon amie
Paulette? Il est peut-être resté à
Saint-Cyprien? Il y a cinq mois environ que Paulette n´a pas entendu parler de
lui; il ne lui écrit plus depuis les grandes vacances, je ne sais pas s´ils
sont fâchés.
Manolo, tu m´écris "j´aurais tant de choses à te dire!" Dis-les mon petit. Je suis
si heureuse de recevoir de longues lettres de toi!
Transmets mon amitié à l´instituteur et à l´institutrice
de Meron ([42]).
Dis-leur que je les remercie de vous avoir connus à Angel et toi, de
s´intéresser à vous. Vous le méritez tellement!
Et maintenant j´en viens à tes poésies. Elles m´ont
enthousiasmée, charmée, mais aussi elles n´ont fait pleurer.
Il ne faut pas que tu regrettes de m´avoir fait pleurer,
chéri, je suis heureuse d´avoir senti profondément tes pensées et tes
sentiments. J´ai pleuré sur ton malheur, mais j´ai pleuré aussi sur mon bonheur
d´avoir un ami tel que toi.
Plus que jamais, Manolo, je serai le confident que tu
veux, celui qui t´aime et te parle avec douceur. De toutes tes poésies, je
crois que je puis choisir celle que je préfère, car je les trouve toutes
tellement belles!
Dans Solitude, je vois un écho fidèle qui en
prolonge le refrain: "souffrance
d´enfer ...enfer...fer". On croirait entendre l´écho multiple des
vallées, lorsqu´on chante le soir entre plusieurs montagnes. C´est ton âme
brisée qui chante sa douleur et qui n´entend comme réponse que le dernier mot
qu´elle vient de dire, répété à l´infini. Oublie cet enfer, mon Manolo, et
écoute ce que je viens d´écrire pour
toi:
Consolation.
Je voudrais porter à ton coeur
L´oasis de fraîcheur où le simoum s´apaise.
Je voudrais enfermer ton coeur
Dans le coffret d´or pur de ma vive tendresse.
Accourir vers toi et te dire:
"Chéri, tu n´es plus seul, regarde, je suis là;
Vois notre bonheur à venir
Oublie ta vie passée qui n´est pas celle-là!"
Pour que jamais plus tu ne pleures,
De mes lèvres, ce soir, boire toutes tes larmes.
Et voir dans tes yeux le bonheur
Parce que je t´ai dit "Je t´aime, prends mon
âme!"
Suzy
La "Rêverie" n´était pas de moi, mais elle
exprimait très bien ce que je ressentais, comme beaucoup de poésies que je
t´envoie. Celle-là que je viens d´écrire, elle m´est venue tout à coup sans que
j´y pense alors que je cherchais la suite de mon commentaire de "Solitude". Te plaît-elle? Tu sais je ne suis pas un
artiste! Heredia y trouverait beaucoup de fautes de versification. Mais mon
coeur chantait cela et en l´écoutant j´ai écrit ces pauvres petits vers qui
voudraient te faire sourire et te faire un peu oublier la vie.
Télépathie: Un même soleil qui éclaire beaucoup de
choses différentes, le zéphyr qui souffle à la fois sur les cimes et sur les
plaines, les flots baignant les rochers et le sable, les deux ailes blanches
d´un archange; oui, Manolo nos deux pensées sont tout cela et ton coeur a
trouvé les jolies comparaisons pour exprimer nos cas merveilleux de télépathie.
Froid. Je
t´apporte, Manolo chéri, toute la chaleur de mon âme, de mon coeur aimant, pour
réchauffer cette "enfant déguenillée
et transie" qui me tend la main. Cette enfant timide, je l´aime, je ne
veux pas la perdre, le froid ne me la prendra pas. Tout près de mon coeur, ton
âme transie se réchauffera.
Vision. Vision hallucinante, vision affreuse;
une chose que jamais je ne voudrais voir. Ne pense pas à cela, mon petit, cette
idée devient trop mauvaise et trop tentante lorsqu´on s´y habitue.
Foi. J´aime l´envolée d´espoir, la
consolation que tu envisages ici. Tu as raison, Manolo, on n´est jamais tout à
fait malheureux tant qu´il reste un coin de ciel pur à la fenêtre de sa prison.
Et elle est grande la fenêtre du camp! On y voit beaucoup de ciel bleu, et un
jour on s´en va, on voit le bonheur au sommet de la route on n´a que le regret
de laisser des camarades derrière soi, mais on les oubliera pas, n´est-ce pas,
mon Manolo.
Pascalienne. Je l´aime parce qu´elle est
vraie.
Sitio. C´est lorsque tu seras heureux,
Manolo, que tu pardonneras. C´est alors que tu oublieras le mal qu´on t´a fait.
Quand on souffre, il semble toujours que toute sa vie on ne pourra trouver que
de la haine dans son coeur. Tu connaîtras la justice, la bonté, la vérité, la
beauté, l´amour. Ton âme débordera de bonheur et alors tu oublieras que tu as
été malheureux. Une main très douce fermera tes yeux lorsque tu ne pourras
supporter la lumière trop éclatante de la joie.
Cloches. Ecoute, un frêle son qui vient de
naître, il grandit, il s´approche peu à peu, il vient frapper à ton oreille
anxieuse, c´est la cloche de la Résurrection!
Sang. Quelque chose me fait mal lorsque je
lis cette page. Mais elle me dit aussi, cette poésie sanglante, la force de ton
amour, de ton affection pour moi.
Renoncement. C´est en lisant
celle-là que j´ai le plus pleuré. Tu m´aimes, Manolo, je le sais maintenant. Ce
ne sont plus des compliments d´homme galant que tu m´as écrit cette fois. C´est
le cri de ton coeur ardent que tu n´as pu retenir. Ce que tu n´as pas compris,
Manolo mio, c´est que moi aussi je t´aime et si je pouvais me débarrasser,
comme d´un manteau trop lourd, de l´affection des deux jeunes gens, c´est vers
toi que je tendrais les bras, car, bien plus que n´importe qui, tu mérites que
l´on t´aime, que l´on te fasse tout oublier, Manolo. Et j´espère toujours que
la vie nous réserve une belle surprise, celle de nous unir. Je ne t´avais
jamais dit cela, Manolo, mais crois-moi, c´est vrai. Et aujourd´hui puisque je
connais ton amour, je peux bien t´avouer ce qu´il y a dans mon coeur. Tu ne
m´en voudras pas trop de te l´avoir dit? Si nous ne pouvons jamais nous
connaître, tant pis. Notre amour sera la plus belle illusions du monde, nos
âmes ne s´oublieront jamais.
Au revoir mon petit Manolo, je te quitte ce matin car il
faut que je fasse une commande de livres pour ma classe de l´an prochain. Je
t´embrasse affectueusement, Ta Suzy.
---
(37)
(38)
(39) Mentor Blasco.
(40) Ángel Larrauri.
(41)
(42) Monsieur et Madame Bossard.
Lettre nº 36 (Carte postale)
7 Février
Mon grand Manolo.
Sois heureux, chéri, je viens de
recevoir une lettre de chez toi, de ton frère.
Excuse-moi de l´avoir ouverte, c´était pour regarder s´il n´y avait rien
pour moi.
Ecris-moi bien vite, il me tarde tellement de recevoir
une longue lettre de toi.
Je t´embrasse bien affectueusement, ta petite amie.
Suzy.
Lettre nº 37
Albi le 16 février 1940
Manolo chéri.
J´ai beaucoup de travail tous ces
jours-ci, ce qui explique le retard de deux ou trois jours que je mets à te
répondre. Des résumés de lectures en pédagogie, en histoire, des plans à copier
en économie domestique, un exposé sur "la
discipline à l´école primaire". Je suis tellement énervée que je ne
peux rien écrire et que j´envoie promener tout le monde avec un ton qui
déconcerte.
Je t´assure que j´ai réellement peur. Je ne sais pas ce
que je deviens. J´ai mal à la tête, je ne dors pas, je suis toujours en colère,
j´ai envie de répondre mal, de vexer tout le monde. Ce soir en étude j´ai été
obligée de m´arrêter de travailler pour pleurer, je n´en pouvais plus. Et
pourtant cela ne m´a pas soulagée. Aussi je me demande avec anxiété ce que va
être cette lettre que je t´écris ce soir. Mais j´espère que tu me pardonneras
parce que tu auras compris mon état. J´ai un mal à la tête qui m´anéantit et je
suis incapable d´écrire quelques mots sensés. J´en arrive à ne plus pouvoir
réfléchir. Que penses-tu de cela, mon ami chéri? Tu penseras sans doute que je
ne peux rien supporter, que je ne sais pas souffrir, mais si tu savais comme
c´est pénible. Je suis malade moralement et je ne sais ce que j´ai, ni pourquoi
cela m´arrive.
Comme je voudrais avoir ton courage! Toi, mon petit
Manolo, tu sais supporter les plus grandes peines avec résignation, tu sais
souffrir. Je t´admire du fond de mon coeur, mais je vois que je ne puis
t´imiter.
C´est au-dessus de mes forces. Il me faudra toujours
près de moi un être fort qui me protège contre le malheur, qui m´aide à
souffrir en se chargeant de la moitié du fardeau de mes peines. Je suis faible,
je le sais, mais que faire pour devenir forte et ne pas être accablée à la
moindre contradiction?
Tu ne me décris pas ta situation,
Manolo chéri, mais je la comprends tout de même. J´étais heureuse la semaine
dernière lorsque j´ai su que la température s´adoucissait et que le travail
serait moins pénible pour toi. Malheureusement cela n´a pas duré et il s´est
mis à pleuvoir. Et voilà la boue, l´humidité qui est venue remplacer la glace.
Maintenant il recommence à faire froid. Est-ce comme cela à BALLOIRE? As-tu
froid, mon chéri? Je comprends que la censure vous défende de donner des
renseignements sur votre travail et c´est justement une preuve que ce n´est pas
une situation de tout repos. Penses-tu
encore à ta démarche auprès de l´Inspecteur d´Académie de Bordeaux. Tiens-moi
au courant de ce que tu fais à ce sujet, n´est-ce pas?
Quant à mon mal aux dents, il est passé. Je suis restée à
l´infirmerie (ou plutôt à mon lit du dortoir) pendant deux jours entiers puis
pendant deux autres jours, je restais au lit le matin et lorsque je me levais
j´allais à l´infirmerie pour ne pas prendre froid de nouveau dans les courants
d´air des couloirs. Maintenant cela va tout à fait bien.
Ne pourrais-tu me donner un peu plus de détails au sujet
du malheur arrivé au correspondant ([43])
de Rolande. Est-ce qu´il y a une censure ([44])
à la Compagnie? Il me semble pourtant que ta lettre m´est arrivée sans avoir
été ouverte.
Manolo, tu ne vas pas avoir beaucoup de temps maintenant
pour continuer ton Journal ou pour m´écrire des poésies. Mais je me contenterai
de peu. Je sais que tu fais ce que tu peux toujours, plus que ce que tu peux,
même. Il ne faut pas t´épuiser à veiller le soir pour m´écrire, chéri. Est-ce
que vous recevez une petite rétribution pour votre travail?
Oui chéri, je crois que, malgré tout, je ne connais pas
l´amour, et que la forme la plus belle de ce sentiment sera la magnifique union
de nos âmes comme elle a déjà si bien commencé. Oui, tu me le dis bien, Manolo,
nos âmes s´aiment et nos coeurs aussi.
Et c´est le plus bel amour de la terre.
Au revoir mon petit Manolo, moi non plus, je ne puis
t´écrire plus longtemps, je vais me reposer, je vais essayer de dormir; mais
pas sans t´avoir embrassé une dernière fois, ta Suzy.
---
(43)
(44)
Lettre nº 38
Albi, le 29 février 1940
Mon ami chéri.
Je suis très heureuse de te rendre
service, Manolo, aussi c´est avec joie qu´aujourd´hui je suis allée acheter
pour toi du papier et des enveloppes. J´y ai joint deux feuilles de papier
Ingres qu´on nous donne ici pour le dessin. Je voulais t´envoyer des enveloppes
doublées mais il n´y en avait plus en magasin et celles qu´on m´a données sont
moins jolies. Tu m´excuseras si ce que tu reçois n´est pas ce que j´aurais
voulu te donner.
Cette fois, ami chéri, ta lettre m´est arrivée 3 jours seulement
après que tu l´as écrite. Il y a du progrès quant à la vitesse de notre
courrier. Je me demande pourquoi tes lettres mettaient tant de jours à me
parvenir avant. Mes lettres t´arrivent-elles après un temps normal? Sont-elles
ouvertes? Celles que je reçois de toi ne le sont pas.
Ce soir pendant l´étude j´ai attrapé un mal à la tête
fou. J´ai passé trois heures à dessiner, colorier des papillons et chenilles et
faire des plans de tous leurs caractères. Je suis abrutie maintenant. Il me
tarde beaucoup d´aller au lit, tu sais, mais je vais faire ma lettre pour toi,
car j´ai reçu ta lettre hier et je ne veux pas te laisser attendre plus
longtemps ma réponse.
Non, Manolo chéri, mes nerfs ne sont pas une maladie
chronique. Ne t´inquiète pas pour eux. Ils me prennent pendant quelques jours
et puis me laissent. Je suis calme maintenant, très calme. Mon énervement est
passé. D´ailleurs je ne me surmène pas beaucoup intellectuellement du moins
pour mes études. J´ai bien des préoccupations, mais elles sont du domaine extrascolaire.
Si quelque chose peut me donner les nerfs c´est plutôt cela qui me casse la
tête que mes devoirs ou mes cours.
Si je suis fatiguée c´est surtout de ne pas dormir la
nuit comme il me serait nécessaire. Mais que veux-tu, je ne puis arriver à ne
penser à rien le soir avant de m´endormir. Alors je remue dans ma tête une idée
et une autre, et il est tard lorsque le sommeil vient me porter la paix. Je me
réveille pour un rien, je reste encore quelque temps éveillée et puis lorsque
je suis épuisée de sommeil il est déjà l´heure de se lever le matin. Alors,
conséquence: mes yeux s´agrandissent de cernes noirs qui me donnent un air un
peu malade.
Mais tranquillise-toi, mon ami chéri, je ne suis pas
malade et je n´ai encore besoin ni de repos, ni de calmants. J´essaye de
dominer mes nerfs lorsqu´ils commencent à se crisper et ainsi je me détends un
peu, et cela va mieux.
Elle est charmante, ta petite poésie ([45]),
mais toi non plus, il ne faut pas trop travailler, surtout après la journée. Tu
profites du repos du dimanche pour m´écrire? cela va bien, mais ne fais pas
travailler ton esprit le soir, alors que ton corps a peiné toute la journée.
Merci, Manolo chéri pour avoir pensé à moi en allant au travail. Comme tu es
gentil d´avoir composé cette petite poésie! Jamais je ne pourrai te rendre tout
ce que tu fais pour moi, et je voudrais tant le faire!
Oui, je ris, je pleure, je badine tour
à tour. Tu as raison chéri. Comme toutes les fillettes de mon âge je change
souvent d´idées, d´occupations, d´attitudes. Mais mes souvenirs, eux, ne
changent pas facilement!
Je t´envoie aussi deux timbres pour que tu puisses écrire
à l´Inspecteur de Bordeaux. Je souhaite de tout mon coeur que ta démarche
aboutisse. Je serais si heureuse de te savoir heureux!
Une nuit j´ai rêvé que tu m´envoyais plusieurs photos de
toi. Il n´y a pas longtemps, c´était samedi ou dimanche passés. Je ne sais pas
quand tu pourras faire cela. Si l´instituteur de Meron avait un appareil de
photos, tu pourrais lui demander de te le prêter un jour. Tu me dirais quelle
taille et matière de bobines de pellicules il y faut, et je t´en enverrais une.
Ainsi tu pourrais avoir quelques photos de toi, et moi aussi. Je les ferais développer
et je te renverrais les photos. Qu´en penses-tu?
Voilà qu´il est l´heure de me coucher. C´est malheureux,
ici, on ne peut jamais faire ce qu´on veut, et moi ce soir je voudrais t´écrire
longtemps. Mais je recommencerai aussitôt que j´aurai un instant.
Je demanderai la permission de sortir à midi demain pour
t´envoyer le paquet.
Adieu, mon Manolo chéri. Je t´embrasse très
affectueusement, ta petite amie.
Suzy.
---
(45) Nerfs, Balloire, 23-02-1940.
Lettre 39 ([46])
Gaillac, 20 mars 1940
Manolo chéri.
J´ai reçu ta lettre vendredi matin à l´école et depuis
samedi soir je suis ici à la maison. Si tu savais comme je suis heureuse
d´avoir ces quelques jours de repos! J´espère que tu pourras m´écrire une fois
ici, durant ces quinze jours de congé, avant de reprendre notre correspondance
à l´école.
Je vois, Manolo chéri, que tu as beaucoup
de travail, beaucoup plus que tu ne peux en faire même, mais j´ai de la
patience, va, ne t´inquiète pas pour moi. Je sais attendre lorsque ceux qui me
font attendre ont des raisons pour cela. Ne te surmène pas pour m´écrire ou me
transcrire ton journal. Tu sais qu´il te faut conserver toute ta force et ta
santé pour ton travail.
Hier il a fait un temps splendide; nous en avons profité
pour aller nous promener en bicyclette avec Arlette ([47]),
mais ce matin il pleut et je suis encore au lit. Il est 9 h. 1/2 et je me
lèverai quand j´aurai fini ma correspondance. Il faut que j´écrive aussi à une
ancienne camarade de pension qui est en sanatorium depuis bientôt deux ans.
Elle n´a que vingt ans et elle ne sait pas quand elle pourra sortir!
J´espère que ce mauvais temps ne sera pas pour longtemps,
car ce n´est pas bien intéressant lorsqu´on a envie de courir la campagne, de
falloir rester enfermée derrière une fenêtre à regarder tomber la pluie. Cela a
son charme parfois, mais pour le moment, j´applaudirais bien fort si je voyais
le soleil se montrer entre deux nuages!
Je pense aussi que pour toi ce ne doit pas être
intéressant de travailler sous la pluie; fais-tu toujours le même travail
depuis que tu es à Balloire?
Je suis heureuse, Manolo mio, qu´on ait pensé à vous
donner un peu d´argent en échange de votre travail.
Je me demande souvent si quelques-uns ont encore le sens
de la justice!
Enfin, maintenant tu pourras acheter les quelques petites
choses dont tu auras besoin. Tu te souviens lorsque tu écrivais sur ton Journal
à Saint-Cyprien: "Et les timbres?
D´où en sortirai-je les timbres?".
Je suis heureuse de recevoir bientôt des photos de toi.
J´espère que ce sera bientôt que ton camarade aura l´appareil. Bientôt je vais
te connaître! Tu ne m´as jamais dit, Manolo, si le portrait de toi que ton ami
a dessiné était bien ressemblant. Tu as l´air méchant sur ce portrait!
Tellement que lorsque je le regarde, je te dis souvent: "Souris, Manolo, tu me fais peur".
Sais-tu où il est ton portrait dans ma cabine du dortoir à l´école, à
l´intérieur de la porte de mon armoire. Quand je suis chez moi, le soir, la
porte est ouverte et je te vois, quand je n´y suis pas dans la journée, une
fois la porte fermée personne ne se doute qu´il y a l´image d´un homme dans ma
cabine!
Surtout, Manolo chéri, il ne faut pas te faire de
souci au sujet de ma santé. Je vais très bien, ami, je ne suis pas du tout
malade et pendant ces vacances, je vais bien me reposer. À la rentrée je serai
en excellente forme pour entreprendre le dernier trimestre de ma vie
d´étudiante. Car, lorsque je rentrerai, je n´aurais plus affaire que 30 jours
d´école.
Hier j´avais trouvé deux violettes au
bord de la route, je voulais te les donner mais je les ai mangées avant
d´arriver à la maison. Mais j´en trouverai d´autres et cette fois je ne les
mangerai pas: je te les enverrai.
Maman qui est venue dans ma chambre, m´a demandé à qui
j´écrivais. Comme je lui ai répondu que c´était à toi, elle m´a dit: Tu
l´embrasse de ma part, alors je t´embrasse une fois pour maman, ami chéri, et
toutes les autres fois pour moi.
Ta petite amie.
Suzy.
---
(46) Está encabezada por tres flores dibujadas a bolígrafo.
(47) Murió en el año 2001, un año después que su tía, Suzy Valats.
Lettre nº 40
Gaillac, le 29 mars 1940
Mon petit Manolo.
Demain j´aurai fini le travail que tu m´as demandé, je
pourrai te l´envoyer avant de rentrer à l´école. J´ai été obligée de détacher
chaque page car à la machine à écrire, je tape cinq pages à la fois, mais ce
sont les mêmes, de même tes cahiers seront plus grands que ceux que tu fais
ordinairement car les crochets de la machine ne pouvaient se rapprocher
davantage. J´ai fait ce que j´ai pu, Manolo chéri, j´espère tout de même que ce
que je t´envoie ne sera pas trop au-dessous de ce que tu espérais. Ah!, autre chose, il faudra que tu écrives à
la main les signes grecs que tu as mis au sujet de la méthode de Descartes ([48]).
Je n´ai pas su lire le premier, alors je ne l´ai pas fait moi-même.
Maman a été bien contente de ce que tu avais écrit pour
elle ([49]). Elle est restée un bon moment à contempler ce
beau soleil couchant sur la mer avant de lire la petite poésie et de dire
"Que c´est gentil! Tu lui diras que
je le remercie beaucoup d´avoir pensé à moi et tu lui enverras un baiser bien
gros." Voilà la commission de maman. Moi je trouve très jolie cette
petite poésie pour elle. Elle est si gentille que j´avais envie de pleurer
parce que je pensais à ta maman dont tu es séparé.
Quant à ton essai ([50]),
il me plaît beaucoup. Je n´ai pas eu beaucoup de mal à le corriger, tu sais. Il
n´y avait pas beaucoup de fautes. Ecris-tu directement en français ou bien
fais-tu la traduction de l´Espagnol au Français? De toute façon je ne puis que
te féliciter car tu écris bien.
Pourquoi être triste, Manolo? Moi
aussi je le suis lorsque je sais que tu n´es pas heureux, que tu as le cafard.
Je sais que ta situation n´a rien pour te faire sourire, mon petit ami, je sais
qu´à ta place il y a longtemps que je serais découragée; mais toi, Manolo, il
faut que tu sois plus fort, il ne faut pas te laisser abattre. Je te disais la
dernière fois que tu ne devrais pas travailler le soir, surtout pendant la
nuit; tu es fatigué de ton travail de la journée. L´effort que tu pourrais
fournir alors intellectuellement, serait seulement celui qui est nécessaire
pour écrire une lettre; mais il faut te ménager et ne pas composer pendant la
nuit des choses difficiles comme un essai. Chéri, il faut ménager tes forces,
tu le sais, il le faut à tout prix. Je sais ce que tu vas me dire: "Je n´ai pas d´autre temps que celui-là pour
travailler". Tu as raison, mais il ne faut pas, comme tu viens de
faire passer toute une journée à composer un essai, à le transcrire pour moi,
et en plus rester jusqu´à onze heures et demie le soir pour m´écrire. Il ne
faut pas t´épuiser ainsi. Dis-moi, Manolo, que tu écouteras ce que je te dis,
que tu te ménageras mieux que cela. Si tu savais comme je serais malheureuse si
tu étais malade! Je l´étais lorsque tu étais fatigué au camp de Gurs. Mais à
Balloire, n´est-ce pas, tu serais mieux soigné?
Dans ton essai je n´ai rien trouvé qui soit injuste ou
inexact. Tu raisonnes trop bien, mon petit Manolo, pour formuler des sophismes.
Je crois n´avoir supprimé dans ton essai qu´une ligne qui ne me semblait pas
assez claire. Et c´est tout. Tu vois, Manolo que cet essai, même composé en
quelques heures était excellent.
Je suis heureuse de recevoir bientôt des photos de toi.
En attendant je vais bien regarder ton portrait puisque tu me dis qu´il est
ressemblant. Et puis, tu sais, Manolo, si tu étais l´homme le plus beau du
monde, toutes les femmes te regarderaient, et moi que deviendrais-je? Une
petite jalouse qui voudrait voir tout le monde disparaître autour d´elle et
demeurer seule avec toi pour que personne plus ne te regarde jamais. Et nous ne
serions pas heureux! Alors, Manolo chéri, il vaut mieux que nous soyons tous
deux comme nous sommes. Qu´en penses-tu?
Dans un roman assez original intitulé "Le lit conjugal", j´ai trouvé ceci: "Le mariage est sacré, mais la liberté de disposer de son coeur et
d´obéir à ses sentiments l´est plus encore. Je trouve que ce serait un progrès
si les hommes étaient capables de vaincre des égoïsmes sauvages, primitifs, et
admettre que la femme eût le pouvoir de partager son coeur comme l´homme
partage le sien...
Si dans notre
société la possession de la même femme par deux hommes a été considérée comme
criminelle, c´est parce que la religion et l´hypocrisie ont voulu voir dans
l´amour une souillure, une honte, un acte louche accompli dans les ténèbres.
Mais pourquoi ne pas considérer l´amour comme le plus haut mystère humain? N´ayez donc pas l´illusion de salir une
femme, de l´injurier et de vous salir vous-mêmes en la possédant, et alors vous
vous sentirez plus proches par la communauté de votre amour."
Penses-tu comme cette femme, Manolo
chéri? C´est difficile pour un homme, n´est-ce pas? Tu me diras les réflexions
que t´aura suggéré ce passage. Le livre entier est assez drôle du reste, moi je l´ai trouvé assez drôle: une femme qui
veut habituer son mari et son amant (qui connaissent chacun l´existence de
l´autre) à ne pas être jaloux l´un de l´autre, à se partager cette femme tout
naturellement presque comme on partage ensemble un repas ou une récompense. Je
trouve cela assez contraire à la nature humaine égoïste et accapareuse.
Crois-tu, Manolo qu´une femme soit quelque chose que l´on partage avec son
ami? Moi, je ne crois pas. Alors, il me
faut plus parler d´amour n´est-ce pas, mais de plaisir sensuel uniquement.
Et maintenant, Manolo chéri, je vais me coucher. Demain
matin, j´écrirai l´Envoi ([51])
de ton essai sur chaque feuille séparément et je rassemblerai les feuilles dans
une couverture. Je te laisserai le soin de mettre ce que tu voudras sur cette
couverture car je ne sais pas faire assez bien les lettres imprimées.
Plus que deux jours de vacances. Quel malheur! Dimanche
soir il va falloir reprendre le chemin d´Albi. Mais maintenant je n´ai plus que
90 jours de classe et puis ce sera la liberté totale. Quel bonheur!
Au revoir, mon petit Manolo, bonne nuit, fais de beaux
rêves.
Je t´embrasse bien doucement pour que tu t´endormes, ta
petite amie.
Suzy.
---
(48)
(49) El poème “Prière”, Balloire, 26-III-1940.
(51)
(51) On conserve l´original.
Lettre nº 41
Albi, le 10-04-1940
Manolo chéri.
Je suis très heureuse que la façon dont j´ai tapé à la
machine à écrire ton essai sur la bicyclette ([52])
t´ait plu. Est-ce que les couvertures n´étaient pas décollées lorsque tu as
reçu le paquet? J´ai remarqué qu´elles se détachaient assez facilement. J´ai de
la colle de mauvaise qualité! Il faudra faire quelques réclamations!
Tu sais, Manolo chéri, je ne serais pas pour toi une
bonne collaboratrice car je ne tape pas vite à la machine j´écris bien plus
vite à la main (mais j´écris mal); alors tu vois la mauvaise secrétaire que je
serais pour toi. Il ne me faudrait alors n´avoir que cela à faire, aucune autre
occupation, aucune profession. Il est vrai que l´entraînement ferait beaucoup
et qu´au bout de quelque temps j´aurais acquis de la vitesse.
Je t´écris pour le moment en étude;
notre sublime pionne Pécarri ne se doute pas qu´au lieu de faire mon
explication de texte sur Hérédia, je remplis une feuille pour mon petit ami. Si
elle s´en apercevait, qu´est-ce que je recevrais! Mais elle est perdue dans son
tricot et pour le moment se désintéresse de ce que nous faisons.
D´abord, ta question très importante. "Si l´on m´offrait d´être professeur à
l´Université "catholique" d´Angers, crois-tu que moi
"socialiste" je puisse accepter"? J´ai beaucoup réfléchi à cela et je crois
pouvoir te dire: oui. Voici pourquoi.
Tout d´abord le poste qu´on te
confierait serait sans doute celui de professeur d´Espagnol, n´est-ce pas? Dans
ce professorat il n´y a pas d´opinion politique ni religieuse qui entre en jeu;
c´est un terrain tout à fait neutre et je ne vois pas pourquoi un professeur
laïque ne peut enseigner une langue dans une université catholique.
Et puis, Manolo, ce serait pour toi la
liberté, la libération et la vie au grand air, sans contrainte, sans travail
éreintant comme celui que tu fournis pour le moment. Songe, Manolo, que ce
serait pour toi la porte ouverte sur la Vie. Il me semble que tu peux accepter
ce poste si on te le propose. Et toi, quelle est ton opinion? Crois-tu qu´il te
serait difficile d´oublier pendant trois ou quatre heures chaque jours que tu
es socialiste? Je ne parle pas de renier une opinion, cela jamais, car moi-même
on ne me le ferait jamais faire. Mais je crois qu´on peut faire abstraction de
son entourage, oublier que l´on est différent de ceux qui sont près de nous,
pendant quelques heures. Car n´est-ce pas, Manolo, tu serais libre après tes
cours, libre de faire chez toi, tout ce que tu voudrais?
Tu as raison, Manolo, je n´ai pas encore étudié
l´historie de la Philosophie, nous la commençons maintenant à peine et en
sommes encore à Socrates.
Je ne connais donc pas "le rire" de Bergson, bien que nous ayons étudié et commenté
bien des pensées de ce philosophe.
Oui, Manolo, nous serions très heureux l´un près de
l´autre. Tu écrirais, je serais près de toi, lorsque tu serais fatigué tu
pourrais reposer ta tête fiévreuse sur mon épaule, je caresserais ton front,
tes cheveux et je t´embrasserais bien doucement comme un petit enfant que l´on
borne pour l´endormir. Oui, Manolo, nous serions très heureux, et j´espère que
la vie nous donnera un peu de ce bonheur si pur auquel nous aspirons tous les
deux.
"Je ne
partagerai jamais ma femme ou ma maîtresse avec un autre homme", me dis-tu. Je pense comme toi et moi non plus
je ne pourrais supporter que mon mari ait besoin d´une autre femme. Si cela
arrivait, je le prierais de partir avec l´autre mais de me laisser libre et
tranquille. L´amour est exclusif, oui, Manolo, chéri, tu as bien raison et je
pense comme toi.
Maintenant, je suis obligée de m´arrêter, l´étude finit.
Adieux mon petit Manolo, j´espère recevoir bientôt de
bonnes nouvelles de toi.
Je t´embrasse bien affectueusement.
Suzy.
---
(52)
Lettre nº 42
Albi, le 20 avril 1940
Manolo chéri.
J´ai reçu ta lettre hier soir. Elle avait été ouverte par
Madame la directrice, mais elle ne m´a rien dit. Je vais t´expliquer pourquoi
elle a fait cela. Jeudi, Madame a eu des échos d´une lettre assez
compromettante que Christiane (une 3ème A) recevait de son filleul. Aussitôt
elle nous a réunies pour nous annoncer que désormais elle vérifierait pour
quelque temps la correspondance que nous entretenons avec des jeunes hommes.
Voilà comment ta lettre a subi la censure directoriale.
Alors je vais te demander, mon petit Manolo, de faire
attention à ne pas me mettre dans tes lettres trop de termes affectueux. Tu me
parles de choses sérieuses, c´est très bien; mais ne me dit plus rien sur
Pécarri ou sur ma correspondance écrite pendant l´étude. Si Madame a lu ta
lettre d´un bout à l´autre elle a vu que tu m´écrivais cela, mais elle ne m´a
rien dit. Ne fais pas allusion à la censure car si Madame ouvre une autre fois
tes lettres elle verrait que je t´ai fait des recommandations et que tu fais
attention à ce que tu écris. Donc, petit Manolo, écris-moi comme si rien ne
s´était passé. Parle-moi comme avant de tout ce que tu voudras. Embrasse-moi à
la fin de la lettre, comme avant, mais pas trop dans le courant de l´épître,
n´est-ce pas?
Aujourd´hui, il fait une journée splendide; il est
presque 5 h 1/2 et le soleil brille encore partout dans le ciel tout bleu.
Vraiment on sent le printemps maintenant. Je vais te dire ce que j´ai fait par
cette magnifique après-midi. De 1 h à 1
h 1/2 partie de volley-ball en tenue de gymnastique, comme sur la photo prise
en haut de la montagne pendant les vacances, de 1 h 1/2 à 2h 1/2 match de
tennis avec Georgette Palis (tu te souviens d´elle?) puis: douche, repos et
entre 3 h et 4 h nouvelle partie de tennis. Maintenant je suis habillée en
tenue normale et je t´écris quelques mots avant d´aller cirer et épousseter ma
cabine.
Je suis heureuse de ce qu´à fait pour
vous le curé de Meron ([53]).
Je voudrais que tu me parles un peu de cet espèce de sauvage ([54]) dont
il a obtenu le renvoi. Bien qu´il soit français cela ne m´empêcherait pas de le
haïr et de le mépriser. Il y en a tellement qui le méritent! et malheureusement
on ne les connaît pas tous.
Lundi. J´attends à aujourd´hui pour t´envoyer cette
lettre car on va me porter des photos que j´avais portées à faire jeudi et qui
n´ont pas été prêtes avant hier soir. N´ayant pu aller les chercher moi-même
avant de rentrer hier soir, j´ai fait faire la commission maintenant par une
camarade qui sortait entre midi et une heure. J´espère, Manolo, que tu seras
heureux d´avoir une nouvelle image de moi; elle a été prise le dernier dimanche
des vacances de Pâques, il y a une
semaine.
J´ai hâte, Manolo chéri, grande hâte que finisse pour toi
ce régime de privations autant physiques qu´intellectuelles que représente la
Compagnie. Si bientôt tu pouvais être libéré... quel bonheur!
Ton horoscope me semble très bon et, mon Dieu, il me
semble qu´il fait entrevoir une vie libre et heureuse. Espérons, mon petit,
nous verrons bien. "Un fils...
succès dans la vie... vie longue", tout cela fait espérer quelque
chose de beau, de très beau, même. Songe Manolo chéri, que tu auras un fils.
Comme c´est magnifique! Je te souhaite de trouver près de "sa" maman, tout le bonheur que tu
attends avec autant d´impatience!
Et maintenant, mon petit Manolo, je m´arrête; ma lettre
est courte, mais je vais t´obéir pour une fois et ne pas t´écrire pendant
l´étude car il est 1 h et on vient de sonner la rentrée.
Au revoir, mon petit ami chéri, en attendant de recevoir
bientôt ta réponse, je t´embrasse bien affectueusement.
Suzy.
Attention à mes recommandations,
n´est-ce pas?
---
(53) L´Abbé Jollec.
(54)
Lettre nº 43
Albi, samedi 4 mai 1940
Mon petit Manolo.
Il y a quelques jours que j´ai reçu ta lettre, mais je
n´ai pu y répondre avant car je suis en stage à l´école annexe (classe à 4
cours) depuis lundi. J´ai un travail fou. Cette semaine je n´ai pas eu un
moment de liberté. Même jeudi où je suis allée à la maison, où il faisait beau,
j´ai passé toute la journée à corriger des devoirs de français et à faire des
préparations. Cet après-midi nous avons un devoir de philosophie et je ne
reviens pas en classe. Alors je profite de la récréation entre midi et 1 heure
pour t´écrire un peu. Tu sais, mon petit Manolo, maintenant tu peux m´écrire
comme tu voudras. Madame n´a fait le contrôle des lettres que les trois
premiers jours après qu´elle nous a prévenues. Maintenant le courrier est
normal. Toutes les lettres nous parviennent comme avant. Il n´y a plus de
crainte de censure. Tu peux m´écrire ce que tu voudras et comme tu le voudras,
tu pourras me dire de nouveau tout ce que tu penses, tout ce que tu ressens, et
je serai heureuse de retrouver le Manolo vrai, sincère et affectueux.
Demain dimanche, je vais aller au cinéma car il ne fait
pas beau, j´espère que j´aurai le loisir de me reposer un peu. Dimanche dernier
j´ai eu tout juste le temps d´aller passer 3 heures au cinéma et de revenir
bien vite travailler pour le lendemain. J´espère avoir demain un peu plus de
loisirs. Déjà 1 h. moins 1/4, mon petit Manolo, je n´ai plus qu´un quart
d´heure avant la philo.
Je comprends comme tu dois être privé
de ne pas avoir de lumière le soir. Figure-toi qu´hier j´ai fait une leçon aux
petites élèves sur "les merveille de
la science" et en particulier sur l´éclairage électrique. Et j´ai
pensé à ce que tu me disais sur ta lettre, bien que ce ne soit pas le moment de
penser à toi au milieu d´une leçon. Mais malgré tout, petit Manolo, il ne faut
pas être ironique. Il me semble que tu devais tout souffrir lorsque tu écrivais
"les ergastules furent toujours
obscurs... Vive les ténèbres!" Cela m´a fait mal, Manolo, beaucoup
plus que tu ne crois peut-être.
Oui, tu as raison. Peut-être il vaut mieux que tu ne me
racontes pas les exploits de Coulet ([55]).
Je sens que cela me ferait encore plus de mal, en pensant que tu étais de ceux
qu´il approchait chaque jour.
Malgré tout ce qui peut t´arriver, mon petit Manolo
chéri, il faut avoir confiance en l´avenir et toujours espérer qu´il va
t´apporter le bonheur. N´est-ce pas toujours dans l´attente du bonheur que l´on
vit?
J´ai hâte de recevoir des photos de toi, Manolo. Je t´en
donne une autre des miennes qui a été tirée le même jour que celle que je t´ai
envoyée la dernière fois.
Il me faut te quitter, mon petit. Il est l´heure de faire de la philosophie.
Je t´embrasse bien affectueusement. Ta
petite amie qui ne t´oublie jamais.
Suzy.
---
(55)
Lettre nº 44
Gaillac, le 13 mai 1940
Je n´ai pu répondre à ta charmante lettre avant
aujourd´hui. Tu savais que j´ai fait quinze jours de stage à l´école annexe.
Maintenant c´est fini. Je me plaisais beaucoup auprès de mes petites élèves,
mais je préfère avoir terminé car il y a beaucoup de travail et on ne dispose
d´aucune récréation, d´aucun moment de loisir pour pouvoir écrire, lire,
penser, rêver. Le travail de l´école normale proprement dit laisse beaucoup
plus de loisirs. (Je peux même t´écrire pendant l´étude, Manolo, tu le sais).
Maintenant il n´y a plus de censure à l´école. Seule parfois Anasthasie fourre
son nez pointu dans quelque enveloppe et laisse comme trace de son passage une
bande papier sur lequel elle a écrit: "Contrôle
postal militaire".
Manolo chéri, jamais je n´ai été plus heureuse que jeudi
soir quand j´ai reçu ta lettre, cette lettre que tu avais écrite un an
exactement après la première que tu as reçue de moi. Cela m´a fait chaud au
coeur, cette délicate attention de ta part. Moi je savais que notre
correspondance datait du mois de mai, mais je ne me souvenais plus du jour.
Manolo, es-tu encore fatigué? Espères-tu toujours finir
ce travail trop fatigant pour toi? Pour le moment il est impossible de trouver
un travail quelconque. Je croyais que ce me serait assez facile; mais il n´y a
rien. Les ateliers sont fermés car les patrons sont mobilisés, les usines
réquisitionnées pour la fabrication du matériel de guerre n´emploient que des
hommes mobilisés aussi.
Tu sais, mon petit Manolo, le temps s´est mis en frais
pour ces vacances. Il fait beau! le ciel
est bleu, il y a des fleurs partout. On a envie de rire, de chanter. Ah! s´il
n´y avait que le printemps, comme l´on chanterait d´un coeur léger.
Malheureusement il y a de pauvres gosses qui meurent tous les jours. Combien y
en a-t-il déjà? on ne le sait pas, on ne
le saura pas.
Il a fait chaud aujourd´hui. Et ce soir encore j´ai très
chaud dans ma chambre. Je me suis assise sur mon lit. Sous les couvertures il
fait trop chaud. Je n´ai pu y rester.
Je comprends comme tu dois aimer de
rester seul au bord de l´eau, près du canal. Il doit y faire bon rêver,
n´est-ce pas, chéri? Oui, je voudrais bien être près de toi. Je te chanterais
une jolie mélodie, la tête appuyée sur ton coeur, tu passerais ton bras autour
de mes épaules et nous resterions ainsi sans bouger, l´un contre l´autre,
écoutant longtemps le bruit de l´eau, du vent, et le chant des oiseaux.
Manolo, je suis heureuse d´avoir été pour toi la petite
amie qui voulait être l´an dernier l´ange consolateur de son camarade inconnu.
Maintenant elle le connaît, ce camarade, bien qu´elle ne l´ait jamais vu. Il
est devenu son grand ami chéri et jamais elle ne l´oubliera. Jamais non plus il
ne l´oubliera, n´est-ce pas, Manolo chéri?
Je n´ai pas besoin de t´envoyer un brin de myosotis?
Ici aussi la campagne est belle. Elle est toute parée de
verdure et de fleurs. On dirait qu´elle est vivante, qu´elle sent, qu´elle
pense. Partout il y a des sentiments en fleurs, des mots nouveaux, des musiques
discrètes. Pourquoi tout cela? Mais parce que tu m´aimes, parce que je t´aime,
parce que tu es mon ami et mon frère, parce que je suis ta confidente et ta
petite soeur, et que nous nous entendons si bien!
Dans ma lettre tu trouveras la photo d´un paysage que
j´ai trouvée sur un journal. Je le trouve beau bien que cet arbre si grand
donne une impression de quelque chose de tourmenté. On dirait qu´il a été brisé
par la tempête. Tu me diras ce que tu en penses et aussi: "quel est l´instant du jour que tu préfères
ou que tu as le mieux aimé?" - "Quel est ton plus beau souvenir?" (est-ce indiscret?)
Manolo chéri, lorsque tu seras reposé, un dimanche, tu
reviendras au bord du canal, tu m´écriras longuement toutes ces choses que tu
sentais mais que tu ne pouvais me dire cette fois, n´est-ce pas, tu le promets
à ta petite amie?
Je suis heureuse d´apprendre que tu vas composer pour moi
la "Sonatine". Mais je t´en prie, ne te fatigue pas trop.
Travaille pour moi dans tes moments de loisirs. Pour lire ou écrire le soir,
pourrais-tu te servir d´une lampe électrique de poche? Si tu peux je t´en
enverrai une.
J´ai fait agrandir par le photographe la photo où je suis
contre l´arbre que je t´ai envoyée dans mon avant-dernière lettre. Lorsque je
l´aurai veux-tu que je t´en envoie une?
Je serais heureuse de te faire plaisir.
Et toi, mon petit Manolo, quand pourras-tu envoyer une
photo de toi à ta petite amie? il lui
tarde tant de connaître ton sourire, car tu vas me sourire n´est-ce pas?
Manolo, je viens de pleurer. Oui, mon petit. C´est en
lisant la fin de ta lettre. Te souviens-tu de ce que tu as écrit? "Que tu sois heureuse... ce sont les voeux
d´un malheureux qui t´aime profondément et qui, quoi qu´il arrive, ne
t´oubliera jamais." Manolo!
Manolo chéri! Tu vois, je pleure encore. Oh! Embrasse-moi, dis? Je suis sûre
que le contact de tes lèvres sur les miennes, sur mon visage, suffirait pour me
redonner le sourire. Comme je me serrerais contre toi! Comme il ferait bon dans
tes bras!... Mais, on dirait que je rêve ou que je perds la tête. Cela m´est
égal. Revenons sur terre, mais c´est si délicieux parfois de perdre la tête,
n´est-ce pas, chéri?
Et maintenant, mon cher petit Manolo, je vais dormir car
il est presque onze heures et demie et j´ai un peu sommeil. Oh! pas beaucoup,
et je suis sûre que j´aurai le temps de rêver à beaucoup de belles choses avant
de m´endormir. Veux-tu que je te dise dans ma prochaine lettre à quoi j´aurai
rêvé?
Au revoir, chéri. Bonne nuit, fais aussi de beaux rêves.
Je t´embrasse bien tendrement.
Je ne t´oublierai jamais.
Ta petite amie.
Suzy.
Lettre nº 45
Albi, le 24 mai 1940
Mon petit Manolo
Je n´ai pas beaucoup de temps pour
t´écrire aujourd´hui. Je le fais pendant une étude que nous avons eu ce matin à
la place du cours de physique, la Miss faisant partie de la commission à
l´examen de gymnastique de 2ème année.
Tu sais, maintenant, nous allons avoir
du travail, car il va falloir commencer les révisions pour la fin d´année. Nous
avons notre examen de 3ème partie du Brevet supérieur à partir du 25 juin.
Juste un mois de travail et tout sera fini. Bien ou mal, je t´assure qu´il me
tarde d´avoir fini. Je dis bien ou mal car si je ne sais pas faire mon devoir
de philo, je suis sûre d´être collée.
Tu vois, moi aussi je ne puis écrire
comme avant, maintenant. A chaque instant l´on apprend que quelques nouvelles
villes sont prises, que l´ennemi a avancé. Que faire devant cela? Sinon penser
à tous les pauvres gosses qui tombent là-haut. Oui, tu le sais bien, mon petit
Manolo, ce serait de l´égoïsme "inhumain"
que de s´occuper de son coeur maintenant. Il fait beau, jamais je crois je n´ai
vu d´aussi délicieuse matinée de mai. Et quand on pense que d´aussi belles
journées sont employées à une oeuvre de mort, on a le coeur serré. Toujours
j´ai devant les yeux l´image de pauvres enfants qui tombent sur un champ, de
pauvres enfants qui aimaient la vie et ne l´ont pas connue, qui voient pour la
dernière fois le soleil magnifique qui éclaire ces journées merveilleuses
qu´ils ne verront plus. Ils avaient comme nous rêvé d´être heureux un jour, de
connaître toutes les joies les plus douces de la vie et tout cela ils ne le
connaîtront jamais. Cela me fait mal de songer à toutes ces choses et pourtant
ce sont elles qui nous reviennent le plus à l´esprit depuis quelque temps.
Ici nous avons fait deux exercices de
défense passive: une alerte de jour et une de nuit. Je puis te dire que ce
n´est pas intéressant de descendre à une heure du matin, quitter son lit bien
chaud pour aller patauger dans des tranchées pleines de boue; ou bien courir le
plus vite possible hors de la ville pendant le jour pour aller le plus loin
possible dans la campagne hors des maisons, des hameaux et des fermes.
Heureusement que tout cela n´était que de fausses alertes, des exercices de
préparation. Je souhaite que jamais nous ne connaissions ce qu´est un vrai
bombardement aérien. A l´école comme à Gaillac il n´y a comme abris que des
tranchées ou des caves non aménagées.
Nous ne sommes pas bien habitués à
tout cela et il se peut que la peur nous gagnerait si nous avions de vraies
alertes; mais on prendrait l´habitude de cela, comme de beaucoup d´autres
choses, n´est-ce pas; et peu à peu la peur s´effacera. Il me semble toutefois
que le calme subsistera dans les plus graves évènements.
J´ai un beau-frère ici à Albi à
l´usine d´armements et l´autre au Maroc. Pour le moment aucun d´eux n´est en
danger. Si cela pouvait continuer ainsi!
Oui, je me souviens de la résistance
de Madrid. On se demandait comment vous pouviez faire pour tenir. On était
émerveillé. Je souhaite que les défenseurs du territoire français prennent
modèle sur vous.
Je t´envoie la grande photo que je
t´ai promise. C´est l´agrandissement d´une petite que tu as déjà. J´espère
qu´elle te plaira.
Est-ce vrai que vous ne pouvez, par
aucun moyen jusqu´à la fin de la guerre, sortir des camps et des compagnies de
Travailleurs? Dis-moi s´il te manque quelque chose. Je serais si heureuse de te
venir en aide!
Je te quitte, mon petit ami, car
l´étude s´achève. Je t´embrasse bien tendrement.
Je pense à toi, toujours.
Suzy
Lettre nº 46
Albi, le 28 mai 1940
Mon petit Manolo.
J´ai reçu ta lettre ce soir. Pour le moment je suis au
dortoir. Je commence ma réponse avant qu´on éteigne. Avant les vacances de
Pentecôte nous avions jusqu´à 9 1/2 au dortoir.
Maintenant on éteint à 9 h 1/4. Cela fait que la plupart du temps nous
n´avons pas du tout de loisir pour écrire. Juste le temps de faire sa toilette,
de raccommoder un bas parfois et d´aller au lit.
Mercredi après-midi. L´extinction des
feux m´a brusquement interrompue hier soir alors que je n´écrivais pas depuis
cinq minutes seulement. Rien à faire. On nous supprime de plus en plus nos
maigres moments de liberté. Maintenant la période de révisions de fin d´année
commence. J´ai l´impression que la Miss
et le professeur de français veulent mener cela tambour battant.
Le rythme s´accélère de plus en plus.
Pour demain j´ai à préparer en français "la règle des trois unités dans le théâtre classique". On avait
trois sujets à préparer. Chacune doit en choisir un. Il y avait encore pour le
théâtre classique: l´action et la peinture de l´amour. Je crois que celui que
j´ai pris est simple et puis j´avais déjà traité les autres n+1 fois et je
préfère la nouveauté.
Oui, c´est le père d´Arlette, de Jacques et de Manou qui
est mobilisé ici à l´usine d´armements. Je souhaite qu´il y reste longtemps et
aussi qu´on ne rappelle pas les troupes des colonies.
Que penses-tu, Manolo chéri, des nouvelles d´hier matin?
Quand on nous a réunies autour du poste à 8 h 1/2 pour écouter la déclaration
de Paul Reynaud, je t´assure que nous ne nous attendions pas à une révélation
aussi formidable. Notre réaction a été unanime: nous nous sommes toutes mises à
pleurer. C´est tellement incompréhensible ou plutôt si, c´est trop
compréhensible!
Je suis heureuse que ma photo t´ait plu. Tu sais que je
suis toujours heureuse de te faire plaisir et que je voudrais faire beaucoup
plus pour toi que ce que je fais.
Et à La Motte-Bourbon, avez-vous eu des alertes? Je souhaite que vous ne connaissiez jamais que des exercices comme ici et jamais de vrais bombardements. Imagine-toi qu´ il y a deux jours Stuttgart a annoncé: "Albigeois, préparez vos cercueils!" Encore un autre moyen d´effrayer tout le monde sûrement!
CAMP D´ARGELÈS-SUR-MER, 24 juin 1940
Lettre nº 47
Gaillac le 6 Juillet 40
Mon cher petit Manolo
J´ai reçu enfin hier une lettre de
toi. Oui, je t´avais écrit à La Motte‑Bourbon, mais ma lettre est arrivée
sûrement après ton départ ([56]), si
toutefois elle est arrivée car il se peut bien qu´elle n´ait pas atteint son
but, comme beaucoup d´autres. Je savais que vous ne seriez pas restés à La
Motte‑Bourbon, aussi je me demandais anxieusement depuis quelque temps si vous
aviez eu le temps de partir et où vous alliez. Enfin une lettre hier où, avec
un grand bonheur, j'ai vu ton écriture. Je suis si heureuse maintenant, mon
petit Manolo de te savoir sain et sauf. A ton récit assez mouvementé, mais
maintenant je te sais hors de danger et cela suffit pour que la joie revienne
en moi.
Vois‑tu,
Manolo, il y a des jours où je me demande: Est‑ce que je préfèrerais que Manolo
soit mon frère ou mon amant? Je ne sais pas donner de réponse, mais je sais que
tu es plus que cela pour moi puisque tu as su devenir mon ami, le plus cher que
j´aie jamais eu, mon véritable ami, mon confident et mon conseiller. Et cela,
bien trop souvent, le frère ni l´amant ne savent l´être. Qu´en penses‑tu, ami
chéri?
Tu portes sur moi, Manolo, un jugement
que je m´empresse de relever comme une accusation. Tu dis que je t´aime "un peu"; je ne t´aime pas "un peu", non, cela c´est
impossible, car si je t´aimais seulement "un peu", tout ce qui te concerne me serait presque
indifférent. Et il n´en est rien, je te jure, mon petit ami. Je t´aime
beaucoup, "extrêmement", comme
toi. C´est pour cela que j´étais si inquiète de ne rien recevoir de toi et que
j´ai été si heureuse hier matin quand j´ai eu ta lettre entre les mains.
Je vais te raconter notre départ de l´école. D´abord
jeudi 13 juin une circulaire ministérielle nous avise qu´il faut évacuer toutes
les écoles avant le samedi matin. Aussitôt nous nous empressons de faire nos
malles et le vendredi soir la maison est morte, rien nulle part, rien que des
malles dans le vestibule, des paquets prêts à être embarqués le lendemain.
Vendredi soir, Madame nous réunit à 5 h. pour nous dire qu'il y a contre‑ordre;
nous restons encore jusqu´à ce que l´école soit réquisitionnée. Une demi‑heure
avant mon neveu était venu me prendre deux valises pleines de livres et de
linge. Et voilà qu´il fallait s'installer de nouveau avec ce qui nous restait.
Quelques‑unes d´entre nous avaient déjà tout envoyé chez elles. Madame nous a
dit de ne pas défaire complètement nos malles car d´un moment à l´autre nous
pouvions recevoir à nouveau l´ordre de partir. Lundi à 4 h., madame en
compagnie de plusieurs messieurs monte dans notre dortoir de 3ème et nous dit:
"3ème années, il faut évacuer le
dortoir immédiatement; dans une heure il y aura du monde pour vous remplacer".
Nous nous sommes dépêchées de prendre nos dernières affaires et nous voilà
dehors. Les unes ont couché chez elles en ville, les autres chez des amies.
Avec deux de mes camarades, nous avons élu domicile à l'infirmerie. Mardi après‑midi
nous nous sommes embarquées pour chez nous. J´ai amené à la maison ma petite
camarade Margot qui n´avait pas de train pour partir chez elle à Béziers. On
nous a dit le vendredi suivant que le 1er Juillet nous ne passerions pas
l´examen alors Margot est partie chez elle à l´aide d´autres et d´autobus.
Encore en ce moment‑ci nous ne savons pas quand nous passerons notre examen
final. Aussitôt que les réfugiés seront repartis sans doute.
Quand ces messieurs de la Préfecture de la Marne,
pourront repartir chez eux, l'école sera libre et nous pourrons y revenir pour
les examens.
Toutefois j'espère ne pas exercer mon
métier à la rentrée prochaine dans une école de la zone occupée. On nous
laissera sans doute dans notre département.
J´ai reçu ta dernière lettre de La Motte‑Bourbon je
répondrai à ce que tu me demandes au sujet des pensées de Nietzsche, dans ma
prochaine lettre. Aujourd´hui je te quitte, mon petit Manolo, en t´embrassant
bien affectueusement.
Ta petite amie.
Suzy.
---
(56) Il a quitté La Motte-Bourbon pour le camp d´Argelès-sur-Mer.
Lettre nº 48
Gaillac, 26 Juillet 40
Cher petit Manolo.
Il faut m´excuser de ne pas t´écrire longuement
aujourd´hui, mais je passe mon examen lundi, dans trois jours. Alors tu peux
comprendre que je ne perds pas beaucoup de temps. Soit à la maison, soit au
parc, je passe la journée à travailler. Mais il me semble que je vais tout
rater car je ne puis arriver à retenir la moindre chose. J´ai déjà perdu
l´habitude de l´étude.
J´ai reçu ta lettre de hier matin. Les deux poèmes me
plaisent beaucoup mais je n´ai pas le temps de t´en parler aujourd´hui. Ce sera
pour la semaine prochaine. Je te donnerai en même temps le compte-rendu de mon
examen.
Au revoir, mon petit Manolo.
Mes plus affectueux baisers.
Suzy.
Lettre nº 49
Gaillac, 14 août 1940
Mon petit Manolo.
J´ai reçu ta lettre contenant le cahier "Colombes" ([57]). Je te
remercie de tout coeur, il me plaît beaucoup. Ces jours-ci je suis fatiguée.
Excuse-moi de ne pas t´écrire une longue lettre, comme je te l´avais promis. Ce
sera pour le premier jour où je me sentirai mieux.
J´oubliais de te dire que j´ai été reçue à l´examen.
Maintenant mes études sont terminées. J´aime mieux ainsi car j´étais fatiguée
d´apprendre des cours.
Excuse-moi de te quitter si vite, mon petit Manolo. Je
pense à toi toujours.
Je t´embrasse affectueusement.
Suzy.
Est-ce qu´à Argelès on vous paye votre
travail comme à La Motte-Bourbon?
---
(57) Deuxième partie de “A l´ombre d´un Ange”.
Lettre nº 50
Cruzi le 9 septembre 1940
Toutes les circonstances se sont
liguées contre moi pour que je ne puisse t´écrire pendant longtemps. Avant de
partir de Gaillac j´ai été fatiguée puis j ´ai reçu ma nomination pour ici, et
ce furent tous les préparatifs de déménagement. Tu dois savoir ce que c´est.
Enfin mon installation ici avec maman qui a duré deux ou trois jours. Et ce
n´est pas tout, le plus beau c´est que vendredi soir j´ai eu un accident. Je
vais te raconter ça. A 4h 1/2, après la classe, je prends mon vélo pour
descendre à Vabre, la plus proche petite ville (à peine 2000 habitants) pour
aller faire quelques commissions. Dans le sens Cruzi‑Vabre il y a d´abord une côte à monter de 2 km et puis une
descente en larets de 7 km. J'avais à peine fait 1 km de descente qu'à un
virage le chien du cantonnier se jette sur ma roue et me fait tomber. Je n'y
suis pas allée doucement je t´assure. Je me suis relevée avec des égratignures
sur tout le bras droit et au coude droit une grande entraille et deux trous
faits par les cailloux et graviers de la route qui est simplement empierrée. A
la jambe droite des écorchures et en haut une grosse contusion pour laquelle
j´ai dû rester au lit pendant deux jours. Je me suis levée hier après‑midi,
dimanche et ce matin j´ai repris la classe normalement sans trop rester debout
toutefois. Ce matin il ne fait pas beau. Il a fait un orage hier soir, il a plu
pendant la nuit et ce matin le ciel est gris et il fait un peu froid. Sur neuf
élèves il n'y en eu que trois qui sont venus en classe ce matin. Pendant que
tous les trois font des exercices de calcul, je suis tranquille et je t´écris
cette lettre. Pendant que j´étais en train de m´habiller hier à 2 h., le
facteur m´a apportée ta lettre qu´on m´avait renvoyée de Gaillac. Je voulais
t´écrire avant aujourd´hui, mon petit Manolo, crois‑le bien. Mais réellement,
trop de travail ou pas de courage, cela suffisait beaucoup à m´en empêcher.
Enfin aujourd´hui je me mets à l´heure et je vais t´écrire pendant tout le
temps que j´aurai de libre ce matin. Mon petit ami chéri, je crois que tu as mal
interprété le songe que tu as fait, car jamais mon affection pour toi n´a
faibli à aucune minute. Je te le jure Manolo. Je t´aime bien plus que si tu
étais mon frère, ami chéri, tu le sais. Je te l´ai dit si souvent et c´est
toujours vrai. Tu le crois, n´est‑ce pas, mon petit Manolo?
Je n´ai pas sous les yeux pour le
moment le cahier "Colombes"
que tu m´as envoyé à Gaillac. Je ne peux quitter les enfants pour monter le
prendre dans ma chambre mais comme je connais presque par coeur toutes tes
poésies qu´il contient, je pense te dire qu´elles me plaisent toutes à cause de
la sensibilité qu'elles contiennent, et que je ne me lasse jamais de les
relire, chaque fois avec plus de plaisir.
As‑tu eu des échos du projet qui
consisterait à envoyer au Mexique tous les travailleurs étrangers qui se
trouvent actuellement en France? Qu´en penses‑tu? (Excuse cette tache, la
pommade de mon pansement vient de la faire. Je n´arrache pas la page). Je
comprends, mon petit que tu aies besoin de l´affection de ta petite amie crois‑moi,
tu l´as toute, comme l´an passé, comme toujours. Je serai toujours ta petite
amie qui t´aime beaucoup, plus que n'importe quel ami que je pourrais avoir. Si
parfois je tarde un peu à t´écrire, ce n´est pas parce que je t´aime moins,
c´est parce que des circonstances m´en empêchent.
Sur ma prochaine lettre je te parlerai du
village, de l´école et de mes élèves. Aujourd'hui je suis obligée de terminer ma lettre ici,
car les enfants doivent sortir en récréation
Au revoir mon petit ami. Je t´embrasse
de tout mon coeur
Suzy.
Mlle. S. Valats
Institutrice à Cruzi par Lacaze
(Tarn).
Tu sais, Manolo chéri, je ferai tout ce que je pourrai
pour réussir mon devoir de philosophie à l´examen. Mais jusqu´à maintenant je
n´y suis pas obligée et j´ai bien peur que ce soit toujours ainsi.
Manolo, mon petit ami, j´aime beaucoup
que tu me parles de cette guerre où tu as combattu pendant trois ans. Tu m´en
raconteras des épisodes, mon petit? Cela fait beaucoup de bien d´admirer son
ami lorsqu´on l´aime déjà beaucoup.
Je suis maintenant obligée de te quitter l´heure d´étude
s´achève, il faut que j´aille voir la Miss pour deux heures de couture. Au
revoir, Manolo chéri. Je t´embrasse bien fort.
Ta petite amie.
Suzy.
5l
Cruzi le 25 septembre 1940
Mon
cher petit Manolo.
Il y a quatre jours que j´ai reçu ta
lettre accompagnée des corrections que tu désires faire subir à tes poèmes. Ce
soir je ne dispose pas de beacoup de temps car il faut que j´aille à Vabre, la
petite ville la plus proche (9 km.) pour accompagner ma nièce qui repart à
Gaillac. Elle était venue passer une semaine à Cruzi et maintenant, bien
qu´elle s´y plaise, il faut qu´elle reparte.
Je
te dirai un autre jour ce que je pense des corrections pour les poèmes et je te
signalerai aussi celles qui te restent à faire. Aujourd'hui je
vais me borner à répondre à ta lettre. Tu sais cela ne fait rien, tu peux
continuer à écrire "Suzy" sur les adresses. Mes camarades d'études continuent
tout de même à m´appeler ainsi.
Cruzi se trouve à 2 km à l´écart de la route de Vabre à Lacaune, 7 km après Vabre on trouve le chemin qui descend à Cruzi. De n´importe où, la correspondance qui arrive ici, passe par Castres et Lacaze. Quant à l´altitude de Cruzi, je ne la connais pas, mais nous sommes à plus de 500 m. puisque c´est en plein dans les monts de Lacaune et que le Montalet, point culminant à 1266 m. je crois, n´est qu´à une quinzaine de km d´ici. Oui, mon petit Manolo, il fait très froid ici dans l'hiver. Il y a de la neige pendant longtemps. Je souhaite que l´hiver qui va venir ne soit pas aussi rigoureux que celui de 39‑40. Quant à mes blessures de la chûte en vélo, ça va mieux, les croutes se sont fermées sur mon bras et sèchent de plus en plus. Ma jambe est en train de passer par toutes les couleurs de l´arc‑en‑ciel. Elle était bleu‑noir au début puis est devenue violette puis rouge, puis jaune et maintenant elle vire au naturel. Ce n´est pas trop tôt, mais elle ne dégonfle pas vite tout de même.
Mon école? C´est à Cruzi une maison
comme celle de tous les autres paysans. Une maison bâtie en gros blocs de
pierre grise recouverte d´ardoise. On ne la reconnaît pas parmi les autres
maisons. En entrant il y a à droite la porte de la classe. La classe peut contenir
vingt élèves mais je n´en ai que neuf ou dix suivant les jours ; neuf inscrits
et parfois une petite fille de 2 ans 1/2 qui habite en face vient faire un
petit stage de 2 ou 3 h. par jour. Les élèves sont gentils ; je n´ai pas à me
plaindre d´eux au point de vue discipline : ils ne bougent pas. Hier un orage a
fait tomber un carreau à une fenêtre de la classe. En haut j´ai 3 pièces, une
cuisine, une chambre pour moi et une autre pour maman. C´est propre mais notre
installation est assez modeste car nous n´avons pas emporté beaucoup de meubles
vu que je ne suis là que pour 10 mois sans doute. Quant au village lui‑même il
est composé de quatre maisons et de l´école. Les gens sont très gentils pour
maman et moi. Ils sont pauvres mais nous donnent tout ce qu´ils peuvent : ils
nous portent des oeufs, du miel, des légumes. Malgré cela il me faut faire 9 km
pour aller faire des commissions. Je suis obligée d´aller à Vabre et faire 2 km
à pied à l´aller et 7 au retour. Tu te rends compte !
Oui, Manolo, j'approuve entièrement ta décision d´embarquement pour l'Amérique. Cela m'attriste de te savoir si loin, mais la vie et la liberté t´attendent là‑bas, Manolo chéri, il faut partir. Je serai aussi très heureuse de recevoir la suite de ton journal. Il y a maintenant bien longtemps que tu n´en avais écrit. Je vais te donner tous les renseignements que tu me demandes sur une feuille spéciale pour que tu puisses les détacher de ma lettre selon les besoins de ton travail.
Combien de temps mettent mes lettres
pour te parvenir d´ici. La tienne dernièrement à mis quatre jours.
Je termine ici ma lettre, mon petit
Manolo, car le temps me presse. Je t´embrasse bien affectueusement. Ta petite amie. Suzy.
52
Cruzi le 28 septembre 1940
Mon petit Manolo.
Voici le commencement du corrigé de
ton "Journal". Je vais continuer et je te l´enverrai à proportion
qu´il avancera. Je ne vais pas bien vite, mais petit à petit, je le ferai tout.
Je vais aussi me mettre à la correction de tes poèmes, et bientôt je t´enverrai
tout cela. J'ai assez de travail maintenant et je n´ai pas beaucoup de temps de
loisirs une fois que j´ai préparé ma classe et avalé les kilomètres pour aller
faire mes provisions. Tu m´excuseras, mon petit Manolo. Je n´ai pas le temps de
te faire une autre lettre.
Je t´embrasse bien afectueusemet. Ta
petite amie. Suzy.
53
Cruzi le 7 octobre 1940
Mon
petit Manolo.
J´ai fait quelques pages de plus à la
correction de ton Journal. Je te les envoie. Maintenant je vais me mettre à la
correction des poésies et je te les enverrai aussitôt que j´aurai fini. As‑tu
d´autres précisions au sujet de ton départ possible pour l´Amérique ?
Je ne t´écris pas longuement
aujourd´hui, petit ami. J´attends ta lettre de réponse aux miennes et puisque
je n´ai pas le temps. Je griffonne quelques mots pendant que mes petits élèves
font un devoir de grammaire. Ils vont avoir fini et il est presque l´heure de
la sortie. Ensuite il faudra que j´écrive la dictée au tableau pour le cours
élémentaire pour cet après‑midi. Onze heures sonnent. Je te quitte, Manolo chéri,
en t´embrassant bien affectueusement. Ta petite amie. Suzy.
54
Cruzi le 17 octobre 1940
Mon grand ami bien‑aimé
J´ai l´impression que votre affaire d´embarquement pour le Mexique marche bien. J´ai vu hier sur le journal que 5000 espagnols étaient acceptés par le gouvernement de Mexico et que les embarquements allaient commencer dès aujourd´hui 17 octobre. Cela me fait un peu de peine de penser que tu vas être bien loin de moi pendant des années et que peut‑être nous devrons rester longtemps sans correspondance car je ne crois pas qu´il y ait maintenant un service de courrier entre l´Europe et l´Amérique. Mais de toute façon tu sais l´adresse de mon domicile fixe à Gaillac ; à n´importe quel moment de l´année, tu peux y écrire ; si je suis ici ou autre part, on me fera suivre les lettres. À mon tour je t´écrirai ; peut‑être resterons‑nous quelque temps sans rien recevoir s'il n´y a pas de courrier. Mais nous ne nous découragerons pas pour cela, n´est‑ce pas, Manolo chéri. Et nous ne nous oublierons pas surtout. Je te le promets.
Je te remercie beaucoup pour la jolie
poésie "Souhait". L´illustration me plaît beaucoup, bien que tu
t´excuses de ne pas l´avoir fait dessiner par un artiste comme Mentor.
Me permets‑tu d´en modifier quelque
peu la 4ème strophe ainsi.
“Mon
amie
Pour tes
débuts d´institutrice
Je veux
une
éclosion de coeurs, de fleurs.
Qu´un ange
batte
des ailes sur ta classe....
Qu´ils soient,
tes
jours, une chanson de vie..."
Tu vois, Manolo, presque rien à changer.
Tout le reste est parfait. Je te félicite, chéri. C´est magnifique comme tu écris
mieux maintenant. A mon tour je vais me mettre au travail et faire bien vite la
correction de tes poèmes pour avoir fini avant ton embarquement. Manolo chéri, tu
me parles de ton bonheur futur qui pourrait être une conséquence de ton embarquement
et de ta vie là‑bas. Permets‑moi une question que tu trouveras peut‑être une
peu osée ou indiscrète, mais je te donne par avance ma réponse personnelle.
Oui. Voilà : est‑ce qu´un jour tu accepterais que je t´aime même si je ne peux
t´épouser, est‑ce que tu accepterais d'être mon amant sans pouvoir devenir mon
mari ? Tu sais aussi bien que moi, n´est‑ce pas, qu´il y a des circonstances
dans la vie où il est plus facile de s´aimer, de s´adorer, que de vivre
toujours ensemble.
Oui, Manolo, je suis ton conseil. Je ne me
laisse pas submerger par l´étroitesse d´esprit de ce hameau où je suis obligée
de vivre maintenant. Je rêve, je lis, je pense et ainsi j´ai le courage de ne pas
voir les gosses sales, le fumier qui coule devant la maison. C´est horrible, Manolo,
de voir cela. Je n´aurais jamais cru que des hommes puissent vivre toute leur
vie dans de telles conditions. Malgré tous mes efforts, cette année passée
ainsi restera dans mon esprit comme le souvenir d´un cauchemar qui ne veut pas
s´effacer. Pourvu que je n´y reste pas l´an prochain !
Je te quitte mon petit Manolo, car il
faut que je corrige les cahiers des enfants. Quelle corvée ! Heureusement il
n´y en a que 9. Au revoir petit ami bien‑aimé. Je pense à toi toujours et je
t´embrasse bien affectueusement. Suzy.
55
Cruzi le 14 novembre 1940
Mon Manolo chéri.
J´attendais pour te répondre de recevoir la lettre que tu
me promettais pour le lendemain de celle que j´ai reçue. Ne voyant rien arriver,
je vais consacrer quelques instants à ma réponse. Je suis tellement heureuse
pour toi, chéri, de savoir que tu ne travaillais plus durement comme
avant. Cela te permettra de te reposer un
peu car je sens que tu en as besoin physiquement, bien sûr.
Jeudi soir. Manolo, chéri, j´ai dû interrompre ma lettre
ce matin pour travailler un peu au ménage pendant que maman était allée faire
des provisions à Vabre. J´ai reçu cet après-midi la lettre que tu m´avais
promise. Elle m´a fait tellement plaisir que je te pardonne bien vite son
retard. Je suis heureuse de voir que ton travail n´est pas pénible, puisqu´il
se borne à une surveillance de tes compagnons ; mais bien sûr, cela exige une
attention et une présence continuelles. Je comprends très bien que tu ne puisses
écrire ou travailler pour toi durant toute la journée.
Je vois que
votre installation est plutôt précaire. Ce doit être dans le genre de mon
"campement", un peu moins bien même, car ici j´ai l´électricité dans
la cuisine et dans ma chambre. Maman s´éclaire à la bougie dans la sienne.
Quant à la salle de classe, ils se croisent les bras et attendent qu´il fasse
jour. Car le matin au début de la classe on n´y voit rien et pourtant il y a dans
la salle 2 fenêtres au Midi et 1 au Nord. C´est bien aéré. Un peu trop même car
on sent souvent des courants d´air. Les menuisiers du pays n´ont pas beaucoup
d´instruments de précision sans doute : les fenêtres ne possèdent pas de
fermeture bien étanche.
J´avais entendu parler des inondations dans l´Aude et les Pyrénées orientales ; j´en avais lu les méfaits sur les journaux. Pendant le congé de la Toussaint, Arlette, ma nièce m´en avait parlé de façon plus précise, car à ce moment-là son fiancé se trouvait à St. Cyprien où il fait partie du groupe d´officiers encadrant les travailleurs. Il est sous-lieutenant et s´appelle Marcel Soulier. La veille de mon départ, Arlette a reçu une lettre lui disant qu´ils avaient évacué le camp à la hâte en pleine nuit, avec de l´eau au-dessus de la ceinture. Il parlait de son départ pour Argelès. Est-ce que par hasard tu le connaîtrais ?
Bien que ta situation se soit
améliorée, j´espère avec toi que votre départ pour l´Amérique ne sera pas
longtemps différé, bien qu´alors tu seras bien loin de moi.
Manolo chéri, je t´aime, je le sais. Un jour je serai à toi. Je voudrais que tu
sois heureux et je voudrais aussi l´être par toi. Veux-tu me donner tes lèvres ?
Suzy.
56
Cruzi le 20 novembre.
Manolo chéri.
J´ai reçu hier ta lettre de souhaits pour mon
anniversaire et j´en ai été autant plus heureuse que tu es le seul qui y ait
pensé. Je te remercie beaucoup pour tes souhaits, Manolo chéri. Mais tu ne m´as
jamais dit la date de ta naissance, et à mon tour je n´ai pu, en aucune année,
te souhaiter un joyeux, un heureux anniversaire. Tu me diras cette date, n´est-ce
pas, chéri ?
Mais il est quelqu´un qui, sans le vouloir, m´a souhaité
un drôle d´anniversaire. C´est monsieur
l´Inspecteur qui est arrivé lundi dans l´après-midi avec deux instituteurs de
Vabre, pour me faire passer le CAP (certificat d´aptitude pédagogique) examen
qui nous permet d´être titulaire d´un poste au lieu de rester simple intérinaire.
J´ai été reçue et voici quelques - unes de mes notes que
j´ai entendues pendant la délibération : 15 - 12´5 - 13 - 14. Je ne sais à quelles leçons elles s´appliquent.
Mais j´aurai bientôt le résultat positif de mon examen et je pourrai te donner
des indications plus précises.
Manolo, tu as eu du courage pendant près de deux ans ;
est-ce que c´est maintenant que ta situation s´est améliorée, que tu vas faiblir.
Qu´y a-t-il, chéri ? Tu me rends inquiète, mon petit Manolo. Ne peux-tu vraiment me donner quelque
explication ?
J´ai répondu à ta dernière lettre.
J´espère à cette heure tu as mon épître et qu´à ton tour, lorsque tu auras un
moment de liberté, tu vas me faire une longue réponse.
Je t´embrasse de tout mon coeur. Ta
petite amie. Suzy.
57
Mon petit Manolo.
Il faut que tu m´excuses pour le
retard de ma réponse, mais vraiment je n´ai pas eu le temps d´écrire, pendant la
semaine qui vient de passer. Deux conférences
nous ont pris tout le temps libre et il a fallu rattraper deux jours passés à
Vabre et à Castres.
Enfin, ce matin j´ai quelques instants
; mais je t´écris pendant la classe, les enfants faisant des exercices de
calcul. Ce n´est pas légal, mais tant pis, je ne puis faire autrement ; et puis
je m´arrêterai dès que les petits auront fini. Je ne les négligerai pas, alors
ne me gronde pas.
J´ai commencé la correction de tes poésies, mais tu sais, cela ne va pas vite ; il me manque du temps pour faire tout ce que je voudrais. Heureusement les vacances sont là, dans dix jours, et je pourrai me rattraper un peu. Je travaillerai davantage pour toi.
Manolo chéri, il ne faut pas demander
ton pardon pour avoir laissé paraître ton amertume dans une lettre. Il ne faut
pas, mon petit, parce que je suis fière de la confiance que tu as en moi ; et
lorsque je te sens malheureux, je voudrais être tout près de toi pour te
consoler, te rendre un peu de courage en t´embrassant doucement. Je t´aime,
Manolo, tu le sais. Et mon plus grand bonheur serait de te savoir heureux près
de moi. Mais le sort veut que nous soyons séparés et que ni l´un ni l´autre ne
soyons heureux. Car je souffre aussi, mon petit Manolo, d´une terrible impression
d´isolement, d´abandon. Je sais ce que tu vas me dire : "Tu as ta maman,
tu n´es pas seule". Oui, Manolo, ou, mais est-ce qu´une maman peut
contenter tous les désirs d´un coeur de vingt ans ? Tu comprends l´impression
que j´ai. Personne que j´aime auprès de moi, je suis seule, chéri, toujours
toute seule. Je ne sais ce que va devenir mon caractère dans cette vie de
sauvage. Lorsque, comme samedi passé, je me suis retrouvée en ville, à Castres,
avec quelques-unes de mes compagnes de l´école et quelques camarades
instituteurs, il me semblait que j´étais gênée, mal à l´aise. Je me suis amusée
toute la journée comme une petite folle pour essayer de m´étourdir, mais je
n´étais pas heureuse. Lorsque dimanche matin, je me suis retrouvée sur le
chemin de Cruzi, tu ne pourrais savoir comme j´étais triste. Manolo chéri, tu
dois me comprendre, n´est-ce pas ? Je voudrais près de moi un homme que
j´aimerais. Si je n´étais plus seule, s´il était là, il apaiserait mes nerfs
tendus à l´extrême, il boirait mes larmes de ses baisers, je me laisserais
aller dans ses bras, confiante, calme, heureuse. Mais il n´est pas là, personne
n´est là, et je suis toujours seule. Manolo, Manolo, si tu pouvais me consoler !
Il me semble, oui, comme toi qu´à ces moments ce n´est pas toujours d´un amant qu´on aurait besoin, mais d´un tendre confident à qui l´on pourrait ouvrir son coeur sans réserve pour soulager sa mélancolie, son désir de confidences. Verser dans un autre, le trop-plein de son coeur sensible, c´est ce que je voudrais pouvoir faire aux heures de "cafard", de Spleen comme dit Baudelaire.
Je sais comment tu m´aimes, Manolo
chéri, je sais que nous serions infiniment heureux l´un près de l´autre. Mais tout ce que je demande à la Vie, à Dieu
peut-être, c´est de me donner le bonheur de te connaître, de t´aimer même en
dehors d´une union légale. J´ai le
pressentiment que nous ne serons toujours unis que par les liens d´un amour
tendre et ardent à la fois ; mais que jamais nous ne connaîtrons la vie calme et
tranquille des gens mariés. Peut-être, un jour, lorsque tu pourras être libre
et heureux, je serai déjà mariée. Mais
je t´aimerai quand même et je ferai n´importe quoi pour vivre quelques jours de
bonheur près de toi. Je t´aimerai toujours, Manolo chéri, je te le jure ; mème
si tu n´es jamais mon mari, même si un homme vit près de moi. Mais, toi, Manolo,
accepteras-tu que je t´aime dans ces conditions ? Et m´aimeras-tu encore ?
Si tu savais avec quelle ardeur je
souhaite ta liberté, ton succès !
Lorsque tu auras quelque renseignement précis sur votre départ pour
l´Amérique, tu m´écriras inmédiatement, n´est-ce pas ?
Maintenant il pleut et il fait un vent
terrible depuis vendredi passé. Les ruisseaux s´étendent dans les près au fond
des vallées, les rivières montent. Il y a un rosier qui grimpe près de la
porte. Mais maintenant les seules fleurs dont je peux orner la classe et mes
appartements sont du houx et du gui très abondants ici. Ce que je lis ? Beaucoup de poésies, toujours. Tu sais comme
je les aime. Et puis j´ai lu "Valentine" de George Sand. "Le cercle de famille" de Maurois,
"Yamilé sous les cèdres" de H. Bordeaux, "L´Ange" de
Mazeroy, "Masako" de Kikou Yamata, un roman japonais plein de
finesse, de nuances, comme l´esprit de ce peuple.
Et maintenant, mon petit Manolo chéri,
j´arrête mon bavardage. Laisse-moi, avant de te quitter, prendre sur tes lèvres
un baiser bien doux. Tu veux, chéri ? Ta petite. Suzy.
58
Cruzi le 10 janvier 1941
Mon
petit Manolo.
Pendant les vacances j´ai négligé de répondre à ta lettre et j´en ai été punie puisqu´ensuite l´avalanche formidable de neige qui nous est tombée dessus a suspendu toutes les comunications. Parties de Gaillac jeudi matin 2 janvier, nous avons pu arriver ici seulement hier soir. Je vais te raconter ça. En arrivant à Castres il y avait déjà près de 10 cm de neige. Un vent terrible qui la soulevait en tempète. Pour faire marcher le petit train, ça a été une autre histoire. Le chasse-neige était monté vers Lacaune 1 h avant, mais c´était comme s´il n´avait rien fait, ses traces étaient recouvertes à nouveau. Tu comprends comme nous pouvions aller vite sans voir les rails. De temps en temps on s´ arrêtait pour que les mécaniciens dégèlent les cylindres au chalumeau. Enfin nous sommes arrivés à Vabre à 5 h 1/2. Inutile de penser à entreprendre en pleine tempête de neige, et avec la nuit tombante, le chemin de Cruzi. J´ai même cru que maman ne pourrait arriver jusqu´à l´hôtel qui pourtant n´est pas loin de la gare. Depuis nous avons été bloquées à Vabre jusqu´à hier où des parents de mes élèves sont venus nous chercher. Nous sommes partis de Vabre à 2 h ½, par le chemin “raccourci” qui longe le ruisseau. A des moments la neige m´arrivait en haut des jambes. J´étais morte de froid et de fatigue.
Maman ne pouvait plus marcher. Nous
sommes arrivés ici 3 h. après. 3 heures pour faire un peu plus de 6 km. Tu te
rends compte ? Si j´avais su que c´était comme ça je ne serais jamais partie.
Mais les hommes nous disaient "Venez, nous passerons devant, nous vous
ferons le chemin". Finalement c´était comme s´ils ne faisaient rien car le
chemin, en temps normal même, est très accidenté, et pour ne pas glisser sur
des traces déjà faites, il fallait en faire d´autres soi-même. A un moment j´ai
mis le pied dans un trou en traversant un pré, et je me suis enfoncée dans la
neige presque jusqu´à la ceinture. Si c´était à recommencer je ne le referais
jamais. Hier le train est remonté jusqu´à Vabre pour la première fois depuis
une semaine. Mais le courrier n´est pas arrivé à Lacaze. D´ailleurs même s´il y était aujourd´hui, le
facteur ne pourrait rien porter, il y a plus d´1 m 50 de neige sur la route de
Lacaze à Cruzi. Il faut attendre que les cantonniers aient tout déblayé. Je ne
sais quand je pourrai faire partir cette lettre-ci. Où tu es ce doit être à peu
près pareil et tu dois comprendre pourquoi tu ne reçois rien de moi.
Je te remercie de tout mon coeur, Manolo chéri, pour la jolie
poésie "Neige" ([1]) que
j´ai reçue à la maison. "Il neige...sur mes yeux las, tes lèvres..."
J´aime tous ces vers, mon petit. Je les goûte pleinement maintenant que j´ai pu
rêver pendant une semaine en regardant tomber la neige sur les sapins du parc de
l´hôtel. Il y faisait bon et depuis que je suis ici, j´ai froid. Je vais me
remettre, dans le calme de Cruzi, à la correction de tes poèmes qui est bien
avancée et je vais pouvoir te les envoyer bientôt. Je vais aussi commencer des
gants pour toi. Je suis heureuse de pouvoir travailler pour mon Manolo que
j´aime.
J´apprends avec un plaisir extrême que ta vie a un peu
changé et que tu es relativement tranquille. Il devait te tarder de pouvoir un
peu travailler pour toi, n´est-ce pas, chéri ? Maintenant tu peux le faire. J´en
suis heureuse. Je souhaite de tout mon coeur que ta vie continue ainsi et
qu´elle ne change qu´au moment où elle t´apportera un bonheur plus grand : ta
liberté, la vie heureuse que tu mérites. Envoie-moi les esssais dont tu me parles,
sur le "Quiétisme", "Le secret de la courtisan française",
"Profil du protestantisme vivarais" et les deux nouvelles que tu
viens d´écrire, quand tu auras le temps.
J´aime tant recevoir ces choses-là de toi ! Mais ne te surmène pas. Rien
ne presse, chéri, je peux attendre.
Je suis un peu en retard, chéri, pour te dire ceci, mais
tant pis : Mon coeur formule les voeux les plus fervents pour ton bonheur
durant l´année qui commence.
Je t´embrasse de toute mon âme. Ta petite amie. Suzy.
59
Cruzi, 12-1-41
Manolo chéri.
Je t´envoie la correction du cahier "Colombes" ;
j´ai commencé "A l´ombre d´un ange" ; je te les donnerai quand
j´aurai tout fini. Je n´ai pas eu beaucoup de modifications à faire, tu vois.
J´ai changé quelques mots qui n´étaient pas fautifs, mais peu employés en
français parce qu´un peu péjoratifs, par exemple "pompée",
"fille" tout seul est presque synonyme de "grue". J´ai mis
"Ex toto corde" comme titre en premier, parce que c´est celui que je
préfère, mais les deux vont bien. Il n´y a aucune correction à faire à
"Boléro" ; aussi je l´ai sauté. Continue à bien travailler pour toi,
chéri, autant que tu le peux. Je souhaite de tout mon coeur que ta situation
actuelle dure longtemps puisqu´elle te permet d´écrire et de te reposer matériellement.
A bientôt la suite de mon travail. Veux-tu qu´ensuite je
continue la correction du "journal" ? Et puis tu auras bientôt tes
gants ; j´en ai fait un entier et le poignet de l´autre. J´espère qu´ils iront
bien. Au revoir, chéri. Je t´embrasse de tout coeur. Ta
petite amie. Suzy.
60
Cruzi le 18-1-41
Manolo chéri.
J´ai copié pour toi quelques belles "Ballades"
de Paul Fort. Je te les envoie. Demain, quand cette lettre partira, j´aurai
fini tes gants et je te les enverrai aussi.
Tu sais, chéri, la neige fond aujourd´hui car il fait un beau
soleil. Ce n´est pas malheureux ; je commençais à en avoir assez de cette
réclusion forcée. Heureusement que les beaux jours vont venir et que je pourrai
courir la campagne comme je voudrai.
J´attends ta réponse à ma dernière lettre. Il me tarde de
savoir ton jugement sur ma correction de tes poèmes. Est-ce que ta vie continue
tranquillement, comme tu me l´as dit, ou est-ce que tu as dû reprendre un
travail manuel ? Je voudrais que tu sois ici, Manolo chéri, pour que, sous un
beau soleil, alors que la neige sera fondue, nous allions nous promener dans
les sentiers de la montagne. Il y fera bon bientôt, avec le printemps et je
pourrai courir librement par les chemins. Si tu pouvais être ici, chéri !
Je vais m´arrêter car il est 1 h., et je dois faire rentrer
les enfants. Au revoir, Manolo chéri. Ecris-moi bien vite. Je t´embrasse de
tout mon coeur. Ta petite amie. Suzy.
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