Lettres de Suzy Valats à Manuel G. Sesma (1 à 60)

LETTRES DE SUZY VALATS À MANUEL GARCÍA SESMA

À Suzette Valats, en hommage à sa volonté d´accompagner avec ses 126 lettres pendant deux ans et demi d´exil à Manuel García Sesma. Grâce aussi à cette correspondance, Manuel García Sesma perfectionna son français et publia, quelques années plus tard, avant son départ au Méxique, de beaux textes dans la langue de Molière.

À la mémoire de Hélène Vianès, fille de Suzy Valats

(1 à 50)

Lettre nº 1

 


 

         Albi, le 6 mai 1939

         Cher monsieur et camarade.

Ma petite amie Paulette ([1]) m´a fait part ce soir de votre désir de correspondre avec moi. Je veux bien être pour vous une petite amie inconnue qui viendra égayer votre solitude et votre exil. Paulette m´a fait voir le petit poème que vous aviez composé pour elle. C´est très bien cela et je l´aime d´autant plus que depuis toujours la poésie est ce que j´aime le plus de tout. J´ai trouvé charmarte votre petite oeuvre. Je voudrais, si toutefois cela n´est pas trop indiscret, connaître ce que vous écriviez en Espagne. Quant à moi, bien que j´admire du fond du coeur les poètes, je n´ai jamais essayé d´écrire pour exercer mes talents.
Mais avant de commencer à discuter, il faudrait peut-être que je me présente à vous, c´est ce que je vais essayer de faire. Je m´appelle Suzanne mais ordinairement on me donne le diminutif de Suzy ou Suzette. J´ai dix-neuf ans, je fais ma deuxième année d´École Normale. Je suis de taille moyenne, 1m 63, j´ai les yeux noisette (bruns clairs) et je suis brune. Je ne sais pas me détailler davantage. Aussi je vais vous parler maintenant de mes goûts et de mes occupations préférés. Ce que j´aime le plus? Le rêve, la poésie car malgré mes apparences de petite fille moderne, je suis romantique, sentimentale et terriblement sensible, pour mon malheur quelquefois. J´aime aussi la musique, la lecture. Ici j´occupe toutes les récréations à lire ou à écouter les concerts à la radio. J´aime la franche camaraderie qui unit les étudiants. Quand je suis en vacances je fais de longues promenades à pied ou à bicyclette en compagnie de ma nièce qui a seize ans ([2]) et qui est pour moi une gentille petite amie. Je fais aussi des sports, toutes les fois que j´en ai l´occasion: de la marche, de la bicyclette, du tennis, de la nage en été à la mer. Ici nous nous contentons de faire de la gymnastique. Pour le moment nous nous entraînons pour un examen qui a lieu à la fin du mois. Je voudrais aussi faire du ski malheureusement notre région ne s´y prête pas et pour aller jusqu´aux Pyrénées  nous n´avons pas assez de vacances et surtout pas assez d´argent comme tous les étudiants.
J´aime aussi la danse particulièrement le tango, la valse et le pasodoble. Ici nous dansons de temps en temps quand nous trouvons quelque concert de danse à la radio. Maintenant j´attends une lettre de vous pour connaître vos goûts, vos préférences et un peu vous-même.
         J´ai essayé de me faire connaître à vous, peu à peu vous connaîtrez mon caractère à travers mes lettres.
         Voulez-vous m´envoyer une photographie de vous, si vous voulez j´en joindrai une des miennes à ma prochaine lettre.
En attendant votre réponse, je vous envoie toute ma nouvelle et sincère amitié.
Suzy
S. Valatz.  Ecole Normale de jeunes filles.  Albi (Tarn)

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(1) Se llamaba Paulette Gayrand. A ella le dedica su poema, Sonatine de Printemps (31-IV-1939), que forma parte de la colección de poemas que llevan por título: À l´ombre d´un ange.
(2) Née en 1916.

Lettre nº 2

Albi, le 15 mai 1939

Petit ami inconnu.

J´ai reçu votre lettre avec un grand plaisir et je profite d´un moment pendant une récréation pour y répondre.

Vous savez, il y a plus que vous qui ne ressembliez pas à Rothschild. Ici nous n´avons jamais un sou en poche. D´ailleurs vous connaissez les étudiants, ce ne seront jamais des capitalistes! Aussi pour "parer au déficit croissant" nous nous sommes arrangées, Paulette et moi. Ce n´est pas très difficile puisque nous sommes toujours ensemble.
Voici comment nous allons faire. Nous donnons chaque fois un timbre chacune (ô économie!) l´un pour l´enveloppe et l´autre pour vous. Nos deux  lettres sont mises ensemble et adressées soit à l´un soit à l´autre. A votre tour, vous n´emploierez qu´un timbre en mettant vos réponses dans la même enveloppe. Et voilà comment on s´en tire quand le capital fait défaut.
Paulette a envoyé à votre ami une photographie de notre petit groupe d´amies. Je suis assise sur les barres, tout à fait à gauche, vous aurez ainsi un petit aperçu de moi en attendant que je vous donne des photos où je suis seule. Hier en allant chez moi j´ai porté au photographe des épreuves pour qu´il m´en fasse. Je pourrai ainsi dans ma prochaine lettre vous en envoyer. Je suis comme vous pour ce qui est de haïr l´affectation et le manque de naturel! Pourquoi ne pas se montrer tel qu´on est? Je trouve que c´est un manque d´intelligence de la part de ceux qui veulent se faire croire tout autres qu´ils sont en réalité.
Mais savez‑vous que vous êtes très savant? Il y a même une expression que je n´ai pas comprise. Qu´est‑ce que la théologie du Cardinal Billot?
Ce que j´aime beaucoup et qui m´a fait un plaisir extrême c´est que vous écrivez parfaitement le Français. J´ai les mêmes goûts que vous quant aux fleurs, aux roses surtout car la fleur que je préfère c´est la rose rouge sombre veloutée.
Je viens de voir en relisant votre lettre que vous aviez oublié de me dire ceci: Quel âge avez‑vous? Quel métier faisiez‑vous avant la guerre? Que ferez‑vous lorsque vous quitterez Saint‑Cyprien? ([3]) Pourrez‑vous rentrer en Espagne ou serez‑vous obligé de vous expatrier?
       Il me reste à vous complimenter et à vous remercier de ce délicieux poème que vous m´avez envoyé. Je l´ai trouvé magnifique. Vous avez vraiment beaucoup de talent pour avoir écrit tout cela. Il me tarde de connaître les vers que vous inspirera ma photo. Je vous l´enverrai bientôt ainsi vous pourrez vous mettre à l´oeuvre.  Je vous envoie aujourd´hui une photo d´un joli coin de cette petite ville et une poésie dont je ne suis malheureusement pas l´auteur mais que j´aime bien tout de même. Dites‑moi ce que vous en pensez et aussi de ceci: croyez‑vous que l´amitié seule peut exister entre jeunes gens et jeunes filles?  Je vous souhaite de trouver un jour tout ce que vous désirez maintenant. A bientôt une longue lettre. Voulez‑vous que je vous envoie du papier. Je vous prie, ne vous gênez pas pour me demander ce qui peut vous faire besoin ou plaisir.
Avec ma sincère amitié. Votre petite amie.
Suzy.

Le baiser

O baiser! doux contact d´une bouche chérie,
Toi qui montes du ciel comme un léger soupir,
Baiser, souffle de l´âme et rayon de la vie,
Qui charme l´amitié, l´amour, le souvenir.
Oh! ce qu´est un baiser, nul ne peut le décrire!
Qu´un sourire moqueur ne le profane pas!
Ce que l´âme ressent, la main ne peut l´écrire;
Le coeur, dans un baiser, le murmure tout bas.
Oh! le premier baiser sur la lèvre adorée!
Comme il nous met au coeur la subite pâleur!
On ne sait si l´on boit, tant l´ivresse est sacrée,
Le souffle d´une femme ou celui d´une fleur!
Délicieusement meurtrie et déchirée
L´âme flotte, se livre au songe ensorceleur.
Une larme emplit la prunelle égarée,
Le bonheur est si grand qu´il touche à la douleur
Et puis on se remet à vivre, on souffre, on pleure.
Mais l´amour refleurit dans la suite de l´heure.
On est le fiancé qui survit dans l´époux,
Et l´on accepte, tout de même, l´infini infâme
Parce qu´on a gardé dans la bouche et dans l´âme
La pudique fraîcheur d´un baiser lent et doux!
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(3) Il est à Saint-Cyprien. 


Lettre nº 3

Albi, le 23 mai 1939

Mon cher petit ami.

C´est tout à l´heure, à midi, que j´ai eu la grande joie d´avoir au courrier une lettre de vous. Je l´attendais depuis quelques jours avec une grande impatience, comme vous. Pourquoi? Je réponds aussi que je ne le sais pas. J´ai été enthousiasmée, folle de joie lorsque j´ai lu votre double lettre. Je voudrais en recevoir comme cela beaucoup et souvent. Pouvez‑vous me répondre plus vite? Il me tarde tellement de recevoir vos réponses!
Vous dites que vous aimez mon sens de l´économie. Allez, ne me faites pas tant de compliments, car nous y sommes obligées. Si les étudiants étaient riches, croyez‑vous qu´ils regarderaient de près à la dépense. Pour ma part si j´étais capitaliste je ne compterais pas à un franc près comme je fais de ma petite bourse.
Je me demande dans quel sens vous avez interprété mon appellation "petit ami inconnu". Ce n´est pas, selon moi une formule de froide politesse, c´est un terme de cordiale et sincère affection. Non, vous n´êtes pas un savant dans le genre que vous m´avez décrit, amateur de théorèmes et de coléoptères, mais, à votre façon, je vous trouve très "calé". J´espère que vous n´avez pas un visage de capucin! A propos de votre visage, figurez‑vous que je ne peux pas arriver à m´en faire une idée. Etes‑vous grand, petit, gros, maigre, bien, laid, je ne sais et je ne me représente pas du tout comment vous pouvez être. J´espère que vous pourrez bientôt m´envoyer votre photo.
Vous avez  raison de ne vouloir pas rentrer en Espagne moi non plus d´ailleurs je ne pourrais supporter ce régime de terreur que Franco a installé dans "son!?" pays. Si vous pouvez partir en Amérique la vie sera belle pour vous là‑bas.  Mais croyez‑vous que vous ne pourriez pas essayer de demander un poste de professeur dans un collège ou un lycée français? Vous connaissez suffisamment le français pour cela.
Petit ami, vous avez l´air d´avoir une expérience formidable de la vie et des femmes. Vous avez raison le parc d´Albi dont je vous ai envoyé la photo est très bien; ce n´est pas le "Retiro" de Madrid mais il doit y faire bon se promener avec l´ami qu´on aime. Je ne l´ai pas expérimenté encore, mais j´ai l´impression que ses galeries, ses tournelles doivent être délicieuses.
Pour le moment, la radio joue un beau Paso‑Doble. Aimez‑vous cela? Moi j´adore danser le tango, le Paso‑doble, la valse‑boston. Je pense tout‑à‑coup à votre poésie "el último vals" ([4]).
         Moi, ceci est une confidence, jamais personne ne m´a embrassée en dansant, et d´ailleurs je n´ai pas dansé avec un jeune homme que j´aimePeut‑être même je n´ai jamais aimé vraiment, profondément, sincèrement. Pour moi l´amour est encore quelque chose de très beau, un idéal que je voudrais atteindre un jour. Quelquefois il me semble en pensant à un homme, que je serais heureuse s´il m´aimait, mais cela passe vite et lorsque je raisonne ensuite à tête reposée je trouve mon idée absurde. Voilà comment je vis, vous voyez que mon expérience en amour se réduit à peu de choses.
       Petit ami, vous êtes un exalté, un passionné, c´est la plus forte impression qui se dégage de votre lettre. Vous devez être capable d´un amour tellement ardent! Je crois que la femme que vous aimerez (ou que vous aimez) sera heureuse près de vous. Je ne connais pas l´auteur de la poésie ([5]) que je vous ai envoyée mais je peux vous affirmer que ce n´est pas moi. J´ai essayé d´en écrire mais ce sont des vers d´amateur et je ne les soumets pas l´appréciation du public. Peut‑être ferai‑je une exception pour vous et un jour je vous les enverrai pour me dire ce que vous en pensez.
Comment vous remercier de ce petit essai ([6]) que vous avez écrit pour moi sur la question que je vous ai posée. Rien ne peut exprimer ma reconnaissance et le plaisir que cela m´a fait. C´est charmant tout ce que vous m´avez dit et j´aime autant cela qu´une poésie car on y écrit mieux ce qu´on pense. Je crois même que vous m´avez convertie à vos idées. Mais tout de même je dois ajouter ceci. Je crois que l´amitié seule peut exister lorqu´on se connaît depuis qu´on est enfant. Moi‑même je connais des camarades avec qui j´ai grandi que je connais depuis plus de dix ans et il ne m´est venu à l´idée qu´ils pourraient être autre chose pour moi que des camarades, comme des frères.
Je veux bien que vous m´écriviez d´autres essais semblables.  Je suis si heureuse de l´offre que vous me faites en voulant me donner aussi une jolie couverture pour les relier. Ce soir ma voisine d´étude m´a posé cette question:"Crois‑tu  qu´on puisse aimer sincèrement le jeune homme avec lequel on correspond? Que l´amour naisse rien que par la correspondance?" Voulez‑vous me dire ce que vous en pensez?  En essai, oh! oui, je vous en prie, comme celui sur l´amitié, c´est tellement bien!
Dites, petit ami si gentil, croyez‑vous qu´un jour nous pourrions nous connaître? Je voudrais tant vous voir, causer avec vous de vive voix. Mais hélas, ce n´est encore pas possible, aussi contentons‑nous de cette agréable correspondance.
En attendant votre prompte réponse votre petite amie vient à vous avec son affectueux souvenir et sa sincère amitié.
A bientôt, vite à votre plume pour me répondre.
Votre Suzy.

Vous m´aviez dit qu´en recevant ma photo vous feriez pour moi un poème. Voulez‑vous tenir votre promesse? Je vous en remercie déjà par avance.
Au revoir amigo.
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(4) El dernier vals.

(5) Le baiser.

(6)



Lettre nº 4

Albi, le 1 juin 1939

Mon cher petit ami. 
Nous venons de faire deux heures de mathématiques et le professeur nous a envoyées nous reposer un peu dans le parc. Il va être quatre heures, je commence la réponse à votre lettre, j´espère pouvoir la continuer pendant l´étude.
Votre lettre m´a transportée, j´étais si heureuse de la lire que j´en ai oublié de manger.
Nous sommes rentrés hier soir après trois jours de vacances, et dans l´école flottait une étrange odeur de tabac. C´est la première chose que j´ai remarquée en arrivant. A peine ai‑je franchi la porte d´entrée que je me suis précipitée à la planchette du courrier pour voir s´il n´y avait rien pour moi. Malheureusement aucune lettre ne m´attendait.
Quelle a été ma joie quand on m´a donné votre lettre! Mon coeur a fait un bond et j´ai laissé mon repas où il en était pour lire votre charmante épître. Je ne saurai jamais comment vous remercier de ce que vous écrivez pour moi. J´ai été émerveillée en lisant vos vers ([7]). Vraiment je n´aurais jamais cru que ma photo inspire à un homme d´aussi jolies choses! Mon petit ami, merci de tout mon coeur pour cela.
Je voudrais faire pour vous autant que vous faites pour moi. Qu´est‑ce qui vous ferait plaisir? N´ayez aucune crainte de me dire ce que vous désirez.
Pour moi c´est un véritable enchantement lorsque je lis vos lettres. C´est peut‑être le manque d´habitude mais j´aime mieux qu´il en soit ainsi.
Petit ami, je voudrais avoir de vous une promesse. Me promettez‑vous de ne pas oublier votre petite amie française et de continuer à lui écrire n´importe où que vous soyez?  Votre chaude amitié est un peu de soleil et de lumière dans ma vie. Je voudrais tant que cela continue!
Vous savez, je ne crois pas être si jolie que vous me dites. On ne m´a jamais fait de compliments comme vous. Si, une fois simplement un petit camarade m´a dit:"Tu ne pourras jamais m´aimer, je suis trop laid pour toi." C´est vrai je ne l´ai pas aimé, mais pas parce qu´il se disait déplaisant mais parce que je le connaissais trop et depuis trop longtemps et que l´idée de flirter avec lui ne m´était jamais venue.
Cette dernière page, je l´écris dans ma cabine du dortoir.  Il est midi et demi.  Hier soir je n´ai pas pu continuer car toute mon étude a été occupée à faire une composition française. Le sujet: "La poésie chante bien, pleure bien, mais elle décrit mal", a dit Lamartine.
Cette opinion s´applique‑t‑elle à sa propre poésie, à la poésie en général.  Voilà le devoir que nous avions à faire pour ce matin. Ce n´est pas très difficile et comme je ne fais jamais de brouillon, je l´ai eu fini en 1 heure et demie.
Quand vous voudrez faire pour moi une poésie même en espagnol, je serai très heureuse de la recevoir. J´ai compris très bien celle que vous m´avez envoyée la première fois. Lorsque je ne me souviens plus d´un mot, je le demande à une camarade qui a fait plus d´espagnol que moi et voilà.
Querido Emmanuel, je pourrais aussi vous appeler espiègle puisque vous m´avouez d´avoir embrassé ma photo en cachette.
J´ai beaucoup aimé la façon dont vous me faites votre portrait par comparaison à moi.
         Ce soir il y a à l´école à 2 h. la fête des anciennes élèves. Il y a une représentation et Madame nous a demandé à ma petite camarade et à moi de refaire le ballet que nous avions fait pour notre fête promotionnelle en mars. Nous dansons toutes deux "L´invitation à la valse" de Weber. Le connaissez‑vous? C´est moi qui fais le jeune homme. Il paraît que je n´ai pas l´air assez amoureux. Je n´y peux rien mais bien que ma petite camarade soit jolie, elle ne m´inspire pas beaucoup. Je vais tâcher de me mettre dans la peau d´un homme, et je la regarderai tendrement (du moins j´essayerai de prendre un air dans ce genre‑là) en pensant que c´est Lui qui est à sa place. Lui, vous, pour moi c´est l´être idéal qui peut‑être j´aimerai un jour. Du moins je l´espère. C´est là le seul but de ma vie, comme sans doute celui de toutes les femmes: aimer un homme et être heureuse près de lui.
Comme vous avez une noble et belle conception de l´amour! Vous parlez de ne jamais faire de promesse qu´on ne peut tenir.  Et pourtant il y a tellement d´hommes qui promettent monts et merveilles et qui au bout de quelque temps vous abandonnent lâchement! Ecoutez une confidence: l´an dernier j´ai aimé un jeune homme qui m´avait dit: "je t´aimerai toujours". Et bien savez‑vous combien dure "toujours" pour lui? Exactement 136 jours. Je l´ai compté. De temps en temps je pense encore à lui mais sa conduite m´amène peu à peu à le mépriser, ce qui est un grand point acquis pour oublier. Ne trouvez‑vous pas aussi que l´on oublie vite ce que l´on a appris à mépriser? Merci d´avance pour le prochain essai que vous m´enverrez. Si vous saviez comme je suis impatiente de le recevoir? Savez‑vous que je garde toujours l´espoir: que nous nous rencontrerons un jour? C´est ce que je souhaite le plus ardemment. Je termine ma lettre en vous remerciant encore une fois pour votre belle "Rêverie".
De tout mon coeur, je vous envoie ma meilleure amitié.
Votre petite.
Suzy.  

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(7) Rêverie.       


Lettre nº 5

Albi, samedi soir 10 juin

Mon cher petit ami.

Si vous n´avez pas reçu ma dernière lettre le jour où vous l´attendiez, ce n´est pas la faute à ma paresse, mais seulement aux circonstances. Paulette ([8]) n´est rentrée que le mercredi soir de chez elle après une visite au docteur. J´avais déjà écrit ma réponse quand il a fallu remettre l´expédition, de nos lettres au vendredi, Paulette n´ayant pu écrire avant. Ce qui m´ étonne tout de même c´est que vous ne l´ayez eue que lundi alors qu´elle aurait dû arriver samedi.
 Enfin tant pis, passons sur ces affaires postales et revenons aux nôtres.
Ce soir, je vais chez moi et j´en profiterai pour faire partir votre lettre en Espagne. Ma soeur dirige à Gaillac l´École Pigier ([9]), de sténo‑dactylographie alors vous voyez que j´ai à ma disposition toutes les machines à écrire que je veux. Bien que je ne sois pas un as de la vitesse je sais tout de même m´en servir.
C´est avec grand plaisir que je ferai cela pour vous qui ne voulez rien accepter de moi (Oh! le vilain méchant!). Je serais si heureuse si, par ce moyen vous pouviez avoir des nouvelles de votre famille!
Depuis lundi je suis en stage à l´école d´application dans la grande classe des fillettes de 11 à 13 ans. Je vous assure qu´il y a parmi elles des spécimens qui ne sont pas très commodes à tenir.  Il y a beaucoup de travail à faire aussi mes révisions pour l´examen de fin d´année sont assez négligées.
Petit ami très cher, je vous demande d´excuser ce mauvais papier à lettre mais j´ai fini mon bloc et je n´ai pu encore en acheter d´autre, ce que je ferai demain.
Savez‑vous qu´ici nous avons à l´école depuis environ deux mois une jeune normalienne espagnole, Isabel Rubira ([10]) que vous connaissez peut‑être, puisqu´elle avait son fiancé à votre camp.  C´est madame la directrice qui l´a fait venir en dépit des autorités civiles.  Nous avons gardé secrète pendant quelque temps la présence d´Isabel parmi nous, mais maintenant son installation à l´école est officielle.
Petit ami, j´admire de plus en plus avec quelle aisance vous écrivez en Français et j´en suis toujours plus heureuse. Savez‑vous que c´est très rare les étrangers qui ont comme vous une connaissance si approfondie de notre langue et de notre littérature?
         Lundi soir. C´est de chez moi que je continue ma lettre.  Il est deux heures et je suis encore au lit. Pourquoi? C´est que j´ai été malade toute la nuit et ce matin encore. Maintenant je ne suis pas bien fière, mais cela va mieux tout de même. Vous savez je ne suis pas en très bonne position pour écrire, aussi vous excuserez cette écriture, bien que je n´écrive jamais bien. Lorsque je me lèverai tout à l´heure, j´irai à la poste porter votre lettre et celle pour l´Espagne.
         Merci infiniment, Manuel mio, de la promesse que vous m´avez faite. Je suis très heureuse maintenant que je sais que vous ne m´oublierez pas. Car voici ce que je me disais: "Maintenant c´est pour lui une distraction de m´écrire, mais lorsqu´ il aura quitté le camp, que la vie recommencera, je ne serai plus rien pour lui". Aussi j´éprouve un grand soulagement et une grande joie en lisant ce passage de votre lettre.
Je pense tout à coup à ceci: est‑ce qu´on ne vous appelait jamais "Manolito"? Je trouve charmant ce diminutif et je voudrais pouvoir l´employer pour vous. Moi j´ai une petite nièce qui s´appelle Manou ([11]), elle faisait la communion hier! chaque fois que je l´appelle Manou, je pense que Manou, Manuel c´est un peu pareil, et que peut‑être un jour lorsque j´appellerai "Manou" ce sera vous qui me répondrez!
Voyez à ce que je pense. Vous savez je rêve toujours, et Isabel, elle‑même s´en est aperçue car un soir elle m´a dit: "Oh! toi, tu n´es jamais ici" avec son adorable accent que nous aimons. Je voudrais aussi vous entendre parler en français.
Je vous envoie deux photos où je ne suis pas seule. Sur l´une ma cousine et moi; sur l´autre mon petit neveu, ma soeur, ma cousine et derrière: Suzy.
Vous ai‑je dit que j´avais ici trois neveux, Jacques (14 ans) Manou (12 ans) et Arlette (16 ans)? Arlette est pour moi ma meilleure camarade. Nous sommes presque toujours habillées pareil, toujours ensemble. Nous prendrons bientôt des photos et vous jugerez de nous deux. Auparavant je vous enverrai dans ma prochaine lettre une photo des vacances dernières assez réussie où je suis assise sur un bassin du parc.
Ce n´est pas le "Retiro" mais il est très agréable quand même. Si je peux je vous enverrai la photo de quelques coins.
Manuel, petit ami, savez-vous que vous m´écrivez des passages très tendres, des passages amoureux même? Mais ces mots qui me bercent si délicieusement les pensez‑vous réellement? Si vous m´aimiez comment m´écririez‑vous, que me diriez‑vous de plus?
Il faut que je vous fasse une petite confidence: vous vous souvenez n´est‑ce pas du souhait que vous avez formulé à propos de l´invitation à la valse? Et bien, lorsque j´ai lu ce passage je me suis arrêtée, j´ai fermé les yeux pour essayer d´imaginer la scène et un instant je vous ai confondu, bien que je vous connaisse pas avec Celui à qui je rêve.
Il faut maintenant que je trouve les mots capables de vous remercier pour votre magnifique essai. Je ne sais que dire pour vous prouver combien il m´a enthousiasmée. Vous me demandez un sujet pour la prochaine fois, voulez‑vous me parler du bonheur? Comment vous apparaît‑il pour vous et la femme que vous aimeriez?
Voulez‑vous me dire aussi, mais cette fois dans votre lettre comment vous voyez l´amour? Je vous dirai ensuite comment je le vois pour être heureuse. Mon voeu le plus cher est celui que vous puissiez venir un jour ici et que nous vous connaissions.
Vite, petit ami si cher, répondez‑moi et écrivez pour votre Suzy une longue, très longue lettre.
         A mon cher petit ami, de tout coeur.  Votre Suzy.
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([8]) Paulette.
([9]) Sa soeur.
([10]) Isabel Rubira.

([11]) Manou.

Lettre nº 6

Albi, mercredi soir (14 juin).

Petit ami, bien cher Manuel, ce soir j'ai envie d´écrire, je ne suis pas devenue folle, mais de temps en temps cela me prend comme ça et il faut que je le fasse. Vous voyez que ce n´est pas très dangereux les désirs qui me prennent tout à coup.
         Ce soir il me faudrait réviser des cours de mathématiques. J'ai commencé la géométrie mais comme je n´aime pas beaucoup cela, je me suis arrêtée un moment pour écrire. Cela me courait dans la tête depuis quelques instants et je ne serai tranquille que lorsque je l´aurai fait. Les sphères me font les yeux ronds, les cônes deviennent plus pointus et les plans perpendiculaires pivotent seuls mais cela ne m´empêche de leur jeter de temps en temps un coup d´oeil dédaigneux et de continuer ce travail‑ci bien plus agréable, puisque ces instants ne devraient pas y être consacrés.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je prends toujours un malin plaisir à faire les choses au moment où elles sont défendues. Je trouve qu´elles ont bien plus de saveur et qu'on est plus content quand on réussit à finir sans se faire attraper. Par exemple il est défendu d´écrire pendant l´étude, mais vous ne pouvez imaginer comme je suis contente quand, trompant la surveillance de la pionne, je peux pendant la moitié (ou la totalité) d´une étude aligner des mots sur des feuilles de correspondance!
Dans douze jours, querido Manuel, c'est la grande apothéose: l'examen de mathématiques de la II Année, sombres perspectives, mais aussi le 12 Juillet, voici les vacances, trois mois de liberté! Vous vous rendez compte? Plus de livres, de cours, de cahiers et d'études. Et surtout plus de cloche, cette maudite cloche qui nous impose une activité déterminée. Pouvoir faire ce que l´on veut dans le temps qui nous fait plaisir! Courir librement les prés, les champs, les sentiers, les bords des ruisseaux et des rivières, gravir les collines, s´essouffler, se reposer et repartir, faire de longues promenades à pied ou à bicyclette sur toutes les routes que l´on veut, être libres, tout à fait libre de disposer de soi! Voilà ce que représentent pour moi les vacances.
         Paulette fait partir sa lettre demain, alors j'en profiterai pour y joindre la mienne (Ô économie). Je termine car la maudite cloche vient encore de sonner.
         A bientôt une longue lettre.
         Je pense à vous toujours.
         Suzy.

         Je crois que je connais par coeur toutes vos lettres depuis que je les lis et les relis.
         Je vous envoie une petite poésie que j´ai composée le 23 mai pendant un cours de géométrie (jugez si cela m´intéresse).

Mon rêve.

Un soir j'ai fait un rêve.
Un rêve si charmant!
Lorsque le jour se lève


nos yeux s'ouvrent tout grands
à la vie qui s'éveille.
Et partout, alentour
une joie sans pareille
nous dit d'aimer toujours.

J'ai cru à l'amour triomphant
à l'amour qui unit les âmes
qui naît dans un coeur d´enfant
sourit dans celui des femmes.

J'ai cru qu´ il existait encore
des jeunes dont le coeur pur
rêve aux baisers dès l'aurore
au ciel limpide, aux mots d'azur.

Ils oubliaient que dans la vie
il est une suite d'horreurs
qui, dedans les âmes ternies,
efface un reflet du bonheur.

Et dans ce monde où toute joie
est pure comme notre amour
pour me guider, tu pris mon bras,
en me disant:"Chérie, toujours!"

         A qui le dédier? A Lui en attendant qu´il prenne corps pour se matérialiser. Que pensez‑vous de mes divagations? J' attends votre jugement.
         A bientôt votre réponse. Votre petite amie.
         Suzy.

Lettre nº 7

24 Juin 1939, Samedi matin.

         Querido Manolo.
Ça y est, la maladie vient de me reprendre. Je ne sais pas ce que je vais vous écrire mais il faut que je le fasse. Hier soir nous nous sommes couchées à minuit, il y avait à l´école la fête des petites filles de l´annexe. Cela recommence ce soir. La pionne vient de me demander de vendre des programmes aux personnalités marquantes, quel honneur ! Je ne sais pas si elle s´est aperçue que je n´aime pas faire des manières et des courbettes, mais on dirait qu´elle m´a choisie exprès, en me disant avec un sourire encourageant: "Vous vous arrangerez gentiment, vous serez mignonne, vous verrez ce succès!" Je veux  bien rendre service mais quant à ce qui est de faire des grimaces à droite à gauche, non cela je ne peux pas y arriver.

Hier pendant la fête, nous avons passé presque tout le temps à nous promener dans le parc. Au clair de lune c´était délicieux et comme nous étions toutes deux seules avec Camille une petite camarade de II ème, nous avons parlé tout naturellement de vous et de vos amis. De temps en temps un silence éloquent indiquait que l´une d´entre nous venait de se laisser entraîner vers quelque rêve charmant. C´était tout naturel; les lieux, le moment, le calme de la nuit si belle, tout nous invitait à nous évader de la réalité.  C´était délicieux, j´espère que ce soir malgré une corvée je pourrai recommencer ma promenade. C´est hier que j´ai pensé tout à coup à de beaux vers d´un grand poète moderne, Fernand Gregh:

         "Plein d´un désir immense et que rien m´assouvit,
         on voudrait arrêter au moins parmi l´espace,
         l´instant, le vague espoir, l´instant qui passe...
         Et c´est pour quelques soirs semblables que l´on vit"

Je trouve cela tellement vrai, un soir il vous prend soudain une étrange mélancolie, il vous manque quelque chose, vous êtes gêné, et pourtant malgré la solitude vous aimez l´heure présente (en pensant peut-être à l´Être que vous aimez) et vous voudriez la voir se continuer indéfiniment. N´avez-vous jamais éprouvé cela?
Je viens de relire votre essai sur le bonheur. Voici ce que je vous réponds. Malgré toutes les déceptions, je crois qu´on peut être heureux à condition toutefois de ne pas placer son idéal dans la jouissance de tous les biens. Mais ce qui se pose toujours à mon esprit c´est cette question que je ne peux arriver à répondre: Quand peut-on dire que l´on a été heureux? Quel est l´état que nous avons traversé une fois (ou plusieurs) et qui s´appelle le bonheur? Quelques-uns répondent: le moment où l´on a été heureux, c´est celui que l´on regrette. Dorgelès lui-même nous dit: "Les instants de bonheur ne se jugent que de loin, aux regrets qu´ils nous laissent". C´est peut-être vrai mais alors je n´ai pas été bien heureuse jusqu´ici car il me semble qu´il n´y a pas de moments que je regrette réellement. C´est que je vis tellement dans l´avenir, dans l´espoir du bonheur!
Le bonheur, c´est une potiche précieuse en équilibre sur le nez d´un mandarine. Vous savez ce qui arrive: principe de physique, l´équilibre instable, centre de gravité déplacé, chute à l´air libre d´après la loi de Newton etc, etc... Résultat: le bonheur est "cassé". Je me demande si bonheur et temps, durée, sont deux mots amis ou ennemis. Il y a autour de nous tant de gens qui paraissent heureux un jour et qui le lendemain sombrent dans le désespoir!
Je crois aussi comme vous que l´amour est le facteur le plus important pour créer la joie et le bonheur. Cette fois il me semble que dans le véritable amour, on peut parler de temps, de durée et en conséquence si le bonheur c´est l´amour, le bonheur dure. On dit que l´amour, c´est l´histoire de toute une vie, c´est peut-être vrai, c´est aussi "une source où l´âme puise l´immortalité".
        On a donné de cette délicieuse passion un nombre infini de définitions de tous les genres et en toutes les langues. Les uns l´ont appelé: l´égoïsme à deux, la meilleure et la pire des choses, le génie de la raison, un tyran qui n´épargne personne, la poésie des sens, d´autres le nomment: une chose qui ne ressemble à aucune autre (?!), un état de guerre continuel, un mystère, une fièvre, etc...etc...
Mais de toutes ces définitions celle que je préfère est celle que Victor Hugo nous a donnée: "L´amour c´est être deux et n´être qu´un; un homme et une femme qui se fondent en un ange: c´est le ciel." Qu´en pensez-vous? Et de cette pensée aussi: “Pour une femme, un grand amour est une porte qui s´ouvre sur le monde; pour l´homme, c´est une porte qui se ferme. »
Samedi deux heures.
Le cours de la troisième heure m´a obligé à interrompre ma lettre que je reprends cette après-midi, dans ma cabine. Il y fait toujours aussi bon travailler et rêver. Dans le dortoir il y a quelques autres élèves parmi lesquelles trois qui se livrent une bataille acharnée sur un lit. C´est un vrai théâtre. Je vous assure qu´elles en sortent dans un bel état. Mais revenons à tout ce que je vous racontais ce matin. Vous me parlez dans votre essai de l´amour sexuel, pour cela je ne puis vous dire ce que je pense. J´avoue franchement que je ne sais pas personnellement ce que c´est. Bien sûr, je sais théoriquement ce dont il s´agit pour avoir lu et entendu parler autour de moi, mais je ne puis vous donner une appréciation personnelle, d´ailleurs à quoi cela servirait-il. Vous avez vos idées là-dessus. Peut-être les miennes ne sont pas exactement les mêmes. Voici ce que je pense, vous me direz votre réponse. L´amour sexuel peut procurer et procure sans doute un moment de jouissance, de plaisir aigu, de volupté même. Mais que reste-t-il?  Du regret sans doute. Il y a certainement un plaisir extrême à sentir vibrer contre son corps, le corps de l´être chéri. Mais il me semble qu´après ces moments-là, la séparation doit être plus pénible, plus déchirante. Qu´en dites-vous? Pauvre petite fille, je vois encore l´amour en rêve, un rêve très beau il est vrai et que peut-être la réalité décevra, comme elle l´a fait une fois. Peut-on aimer deux fois dans la vie? Comme pour répondre à ma question, Paulette vient de se mettre à chanter une bien jolie chanson:
                            "On croit aimer sans cesse
                            On n´aime qu´une fois


                                      Le coeur que l´amour blesse
                            Ne se redonne pas."

Cependant je ne crois pas que cette affection d´enfant que j´ai ressentie tout à coup pour un camarade d´études soit l´amour, le grand amour de la jeunesse.
Vous devez avoir une grande expérience de la vie déjà. Petit ami chéri, aimez les femmes, en attendant d´aimer une femme. Mais croyez-vous qu´elles trahissent celui qui les aime plus souvent que lui ne les trahit?
Manolo, je pense comme vous au sujet du bonheur dans le mariage. Le compagnon de ma vie, celui que j´aimerai follement, passionnément, un ami gentil et intelligent avec lequel je ne m´ennuierai jamais. Il saura me parler, nous causerons longuement de tout ce que nous voudrons. Il sera le bon camarade des excursions, des voyages. Mais je lui demanderai aussi de devenir un amant parfait et idéal. Je crois que je serai d´accord avec lui plus que pendant la nuit, mais je serai pour lui autant que ce que je lui demanderai d´être pour moi.
Maintenant je vais essayer d´attendre votre réponse pour vous écrire de nouveau. J´espère qu´elle ne tardera pas et que vous pourrez m´écrire longuement.
Cette lettre je l´enverrai demain en sortant car si elle partait de l´école, Madame se demanderait si je suis devenue idiote, trois lettres en deux jours, elle trouverait cela passablement extraordinaire.
Adieux, Manuel, je suis obligée de vous quitter,

"Adieux est un souvenir qui charme
Adieu se lit dans une larme
Adieu fait bien souvent souffrir
Adieu fait quelquefois mourir."

J´espère tout de même ne pas mourir encore tout à fait.
Au revoir, je brûle d´impatience dans l´attente de votre longue réponse.
         Votre petite folle amie.


Lettre nº 8

(24 Juin 1939)


J´envoie cette lettre, explication dans celle qui suit. Votre petite fille pense toujours à vous. Suzy.
Albi, samedi soir.

Mon cher ami, Manuel. C´est à la fin de mon stage à l´école d´application que je commence cette lettre.  J´ai reçu la vôtre à midi et bien sûr, j´ai fait un saut sur ma chaise.  Il est 6 h.1/2.  Je viens de finir de corriger les cahiers de mes élèves ce qui a laissé sur mes doigts de belles traces d´encre rouge.
Tout à l´heure entre midi et 1 h., nous avons fait une partie de tennis enragée et comme il ne fait pas froid, j´en suis ressortie rouge comme un coquelicot. Tellement qu´ensuite le trinôme échauffé dans ma tête est sorti, volatilisé et est venu se sublimer sur ma feuille de copie.  Résultat: j´ai fait un problème d´algèbre assez compliqué, ce qui n´arrive pas souvent.  Ensuite j´étais un peu refroidie et le 2ème problème sur les (...) est venu moins facilement: je n´en ai pu faire que la moitié, les logarithmes sont si compliqués que j´ai laissé le reste en panne sur mon cahier de brouillon. Ce (caché -trois lignes - par deux timbres de 10 centimes chacun).....à l´improviste m´a coupé net mon élan.
         J´ai repris ensuite pour leur expliquer "le mètre" et une dictée qu´elles ont fait avec force fautes de toutes les espèces.  C´est bien la peine qu´on se fatigue à expliquer presque tous les mots d´un texte de dix lignes pour trouver ensuite huit ou neuf fautes dans les cahiers. Voilà les petits découragements du métier. Vous devez bien les connaître aussi n´est-ce pas?
Maintenant que ces préoccupations sont terminées, il va falloir se remettre pour de bon au travail car la semaine qui vient commence pour nous la série des examens. Vendredi pour débuter nous avons les manipulations de sciences et puis le lundi les mathématiques écrites, ensuite tout l´oral.
Mon dieu, on ne dirait pas que c´est moi qui ai écrit tout ce début de lettre, vous ne trouvez pas? Je vous parle si peu de mon travail habituellement! Cette fois vous êtes au courant de tout ce que j´ai fait ou ferai.
D´ailleurs moi aussi, maintenant je connais vos occupations et je vois qu´elles ne manquent pas en nombre. Je me suis mal exprimée lorsque je vous ai demandé si votre correspondance n´était pour vous qu´une distraction. Je voulais dire un amusement, un moyen d´attirer à vous l´attention et les pensées d´une enfant. Vous m´aviez dit tellement de mal des hommes, que tout à coup j´ai pensé: "Si mon petit ami n´était pas réellement comme il m´apparaît dans ses lettres: noble et sincère, que ferais-je?"  Alors j´ai éprouvé une angoisse, une souffrance, et je n´ai pu m´empêcher de vous poser cette question: "n´est-ce pas pour vous une distraction de m´écrire?"
Merci, mon petit ami aimé.  Je suis maintenant bien plus tranquille, car j´ai confiance en vous. Oh! je vous en prie, ami Manolo, ne trompez jamais cette confiance, je serais trop malheureuse. Vous m´avez dit la dernière fois, que vous vouliez me voir toujours gaie et joyeuse, vous avez le moyen de me faire prendre l´état qu´il vous plaira.  Suivant ce que vous m´écrirez, suivant ce que je lirai dans vos lignes (et entre les lignes!) je serai gaie ou triste.  Maintenant que je vous ai fait cette confidence (car c´est une grande) vous pouvez faire ce que vous voulez, mais je sais que vous ne voudrez pas me faire de la peine.
Je vous envoie les photos que je vous ai promises.  Celle où je suis seule et celle où je suis avec ma nièce ont été prises pendant l´été dernier.  Depuis j´ai un peu changé car je ne me coiffe pas pareil.  Mais nous en prendrons d´autres bientôt et vous verrez qu´avec Arlette nous ne sommes pas bien différentes (sauf la couleurs des cheveux).
Je crois qu´il me faudra un papier à lettres spécial pour vous, car de ces feuilles-là, il m´en faudrait une quantité industrielle dans chaque enveloppe.  Aussi pendant les vacances je tâcherai de trouver autre chose car j´aurais sans doute plus d´histoires à vous raconter que maintenant. Il y a dans la vie d´internat (je ne sais pas si vous la connaissez) mille petits incidents et accidents que l´on ne peut relater car on les oublie immédiatement, mais les vacances nous fournissent bien d´autres champs d´action. Si vous voulez je vous raconterai ce que je fais chaque jour.
Connaissez-vous l´anglais? Moi j´en ai fait cinq ans, j´en sais un peu plus que de l´espagnol mais cela me plaît moins. Vous ne savez pas ce que j´ai décidé, de travailler l´espagnol pendant les vacances malgré les cris d´horreur de mes camarades du 1er cours (le moins fort en Espagnol). Je n´en fais que depuis octobre aussi je ne suis pas très forte.  Lorsque j´aurai besoin d´un renseignement je vous demanderai conseil.  Vous me le donnerez bien n´est-ce pas?

         De quoi m´accusez-vous, ami? Qu´est-ce que cette "tendance à l´absorption" que vous avez découvert chez moi? Voulez-vous dire par là que j´aime? Je ne le sais pas moi-même, mais je crois que j´ai changé tout de même, en bien ou en mal, cela je ne sais.
         Vous savez, je ne suis pas "aryenne", du moins je ne crois pas, alors porter un nom plus ou moins hébraïque, cela m´est égal, mais alors nous serions deux exilés puisque vous aussi vous avez un nom qui paraîtrait louche du paradis de cet adorable Mr Adolf.
Je dois vous avouer avec honte que je ne connais pas l´Alouette de F. James, et d´ailleurs presque rien de ce poète, je ne sais pourquoi. Il faudra que je répare cette négligence.
Paulette vient de me dire que nous expédierons nos lettres après votre réponse aux deux nôtres car elle n´a pas eu de vraie lettre cette fois.
Je m´arrête d´écrire pour ce soir, vous n´aurez pas cette première lettre encore, mais les deux ensemble. Cela fera davantage et j´ai bien peur que le poids de nos missives nous oblige à payer une surtaxe. Tant pis cela ne ruine pas, bien que les étudiants ne soient jamais riches! A bientôt, je continuerai dès que j´aurai votre 2ème lettre.
De tout coeur à vous.


Lettre nº 9

Albi, vendredi soir 23 juin

         Mon très cher petit ami.
Voici déjà presque une semaine que j´ai écrit les autres feuilles de cette lettre. C´est hier à midi qu´avec Paulette (qui ne vous oublie pas et vous envoie un amical salut) nous avons eu la joie d´avoir la réponse à notre deuxième lettre.  Si par hasard Paulette ne veut pas écrire ce soir, je vous envoie immédiatement ce que j´ai écrit samedi dernier et je garde ceci pour donner le change et la faire partir avec sa lettre à elle. C´est très bien de faire des économies de timbres mais je m´aperçois que c´est un peu gênant, on ne peut écrire quand on veut. Moi, je suis toujours prête à vous écrire, elle n´est pas pressée. Je me suis fait un joli sermon et j´ai bûché manipulations. D´ailleurs cela m´a servi. Ce matin l´examen n´a pas mal commencé pour moi.  Je voulais physique j´ai eu chimie: alcool éthylique. Tant pis je m´en suis tirée à assez bon compte puisque j´ai eu plus de la moyenne et que je n´ai pas à le repasser jusqu´au mois d´octobre. Nous ne savons pas nos notes, seulement si nous avons plus ou moins de 10. Dimanche à la maison nous avons pris des photos avec Arlette, si elles sont réussies je vous en donnerai.  Dites-moi ce que vous pensez de celles que je vous envoie cette fois (dans la lettre de samedi) (...) plus léger que (...) aile de libellule"?
Il me faudra de cela désormais pour que mes lettres ne soient pas si lourdes. Quelle idée tout de même qu´ont les postes d´obliger les amis à payer davantage quand ils ont beaucoup de choses à se dire!
            Espèce de petit méchant, vous m´accusez à tort. Lorsque je vous ai demandé de me parler du bonheur, ce n´était pas de l´ironie. Ouvrez toute grande votre oreille: je ne pourrai jamais vous demander quelque chose d´ironique, quelque chose de méchant.  Cela c´est au-dessus de mes forces et de ma pensée.  Je n´ai pas du tout songé à votre situation présente lorsque je vous ai demandé d´écrire cet essai. C´était pour savoir ce que vous pensiez en dehors de toutes les circonstances extérieures.
Vous me dites sur votre dernière lettre qu´à Saint-Cyprien vous avez organisé une sorte d´école. Voulez-vous accepter de moi ceci, pour vos élèves. Par ma soeur je peux avoir facilement des cahiers et des crayons qui ne me coûteront rien. Permettez-moi de vous les envoyer.  Cela vous sera toujours utile.
         Manolo, mon cher petit, vous feriez un bon docteur, pour les maladies pas trop graves.  Je crois que vous avez trouvé un bon remède.  Lorsqu´on se sent fatigué et que l´on a comme potion un baiser de celui que l´on aime, que voulez-vous, on reprend les forces et l´on doit se sentir capable d´aller au bout du monde, à condition que ce soit avec lui!  Manolo, je vous présente ma nouvelle chanson, vocalise sur tous les tons: des paroles et la musique sont du même auteur. (...) Une autre idée me vient à l´esprit: Que pensez-vous de l´union libre? Encore une autre "maladie chronique” comme me disiez. Est-ce dangereux, docteur? Mes jours sont-ils menacés?
Ami chéri, quand vous viendrez me voir, nous danserons "L´invitation à la valse”  voulez-vous? Je ne serai plus alors le jeune homme.  Je me laisserai guider, emporter dans ce tourbillon délicieux.  C´est charmant, cela, mais est-ce que ce peut être réalisé? Je le voudrais tant! J´y pense toujours: est-ce que nous nous connaîtrons? Voilà la question qui me trotte sans cesse dans la tête. Manuel, petit ami, croyez-vous qu´on est plus heureux en obéissant à sa tête qu´à son coeur.
                Ce matin en sortant du laboratoire j´ai piqué une crise de larmes, tout m´avait énervé et encore plus les examinateurs. Ah les professeurs tout de même de quoi sont-ils capables.  Dites, je crois que c´est l´espèce d´hommes qui fait le plus pleurer aux jeunes filles: qu´en pensez-vous? Est-ce aussi là, votre oeuvre?
         Quelque chose de très important: Après jeudi prochain, ne m´envoyez plus de lettres ici, nous serons en vacances. Voici mon adresse à la maison: S. Valats. Rue du Languedoc. Gaillac.
Mon dieu que j´aurais été embarrassée si tout à coup on venait de me dire de faire une conférence sur "le Diable et ses diableries"! Vous avez de la chance de n´être pas embarrassé sur cette question.
Manolo, pensez à moi lundi, c´est le jour de la grande apothéose: l´examen de mathématiques.  Je vous écrirai le résultat aussitôt après la fin de l´oral, jeudi prochain à moins que d´ici là l´envie de vous écrire ne me prennes, ce qui est probable.
         Je crois que vous avez raison lorsque vous me dites que nous ferions tous les deux un beau couple de fous. Mais vous savez, cette folie n´est pas dangereuse et surtout pas désagréable. Je préfère avoir mon caractère que celui de certains matérialistes que j´exècre.
Manolo, cette lettre je l´écris de dans ma petite cabine du dortoir. J´y ai passé tout l´après-midi et je trouve cela charmant.  Je suis seule entre mes quatre murs de bois clair.
Ma cabine, il y a le lit tout bleu, une petite armoire, une table de toilette, une chaise et surtout une fenêtre.  J´ai repoussé le coffre et les flacons et j´écris sur la table.  En levant les yeux j´ai devant moi une vue délicieuse sur les grands arbres du parc, dans la cour d´honneur de l´école. Chez moi?  "C´est gentil chez moi" comme chante Mireille.  Mon peignoir bleu pend à un portemanteau, sur les murs une jolie reproduction du "discobole", des aquarelles: la mer, la campagne, la lande et ses bruyères éclairées para la lune. A l´intérieur de mon armoire une grande photo de Gary Cooper.  Je vous voudrais très bien comme lui.
Je pense à quelque chose tout à coup.  Est-ce que vous ne me traiteriez pas de folle si par hasard un jour je vous disais "Manolo, j´ai réfléchi depuis quelque temps, je crois t´aimer?".  Qu´en penseriez-vous?
Oui, je n´avais pas votre réponse lorsque je vous ai écrit la dernière lettre.  C est simplement parce que j´en avais envie.  Est-ce que vous n´avez pas trop de mal à déchiffrer mon écrit. Il paraît que j´écris comme un chat.
Manolo c´est grave si je vous empêche (...) des gosses qui s´amuseraient en classe avec des images défendues. J´ai assez écrit aujourd´hui. Je vous dirai la prochaine fois ce que pense de vos essais mais que j´aime autant que vos lettres. Je vous écrirai de bien longues lettres en vacances.  C´est mon plus grand plaisir. (...) Manolo, je ne t´oublie pas une seule minute.  Pense à moi aussi.  Ta petite amie. 

Suzy.


“Ici-bas on ne peut que rarement vivre son rêve: La vie est si petite, et le rêve est si grand!”

Oh! qui dira pourquoi il y a sur terre des joies de printemps et de si jolis yeux à regarder, et des bouffées de parfums que les jardins nous envoient quand les nuits d´avril tombent; puisque c´est pour aboutir uniquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort!......
Pierre Loti.

“Ce que nous cherchons dans l´amour, c´est l´amitié”.
Paul Géraldy.

“Être fidèle, voilà, sur les flots changeants de la vie, à travers les doutes, les découragements, les fautes même, l´immuable étoile polaire.”

Wagner


“Quand le soir est plein d´étoiles, quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le nom chéri, c´est faire crouler l´ombre en sourires.”

“Plus le coeur est profond, plus il contient d´angoisses,
Plus le coeur est brisé, plus il contient d´amour”.

“Aimer c´est donner à quelqu´un le pouvoir de vous faire souffrir.”

“Tout passe, tout lasse... Mais le contact de deux âmes, qui se sont une fois reconnues et aimées parmi la foule des choses éphémères, ne s´efface jamais.”

“La jeunesse est une ivresse continuelle, c´est la fièvre de la raison.”

La Rochefoucault


Une pensée qui me fait songer toujours à vous et à ce que vous m´écrivez souvent:
“Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l´on nous défend, qu´il est naturel de désirer au moins qu´ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.”

La Bruyère


Lettre nº 10
Albi le 30 Juin

Manolo, Manolo mío, que faites-vous? Il me semble qu´il y a une éternité que je n´ai reçu de lettre de vous.  J´attends votre réponse depuis trois ou quatre jours.  Ce soir après le courrier je n´ai pu y tenir, je suis montée dans ma cabine et après une petite larme, je me suis mise à relire vos lettres, et voilà le résultat: il a fallu que j´écrive.
Mon méchant grand garçon, que devenez-vous à Saint-Cyprien? Etes-vous trop occupé ces jours-ci pour me répondre? Je vous prie, répondez-moi vite, pour vous punir, vous me devez une lettre trois fois plus longue que les autres. Écrivez chez moi car nous partons d´ici dimanche matin.
Il pleut ce soir. Je suis au lit et j´écoute à travers les vitres ce bruit berceur, en pensant à un joli poème de Francis Carco: la pluie.
"Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime
Nous resterons à la maison
Rien ne me plaît plus que nous-mêmes
Par ce temps d´arrière-saison."
Manolo, ne croyez-vous pas qu´on doit être bien dans un joli petit salon, à regarder tomber la pluie. Assis l´un près de l´autre, ce bruit vous berce avec les merveilleuses paroles d´amour que murmurent les lèvres de votre compagnon, tout près des vôtres, sitôt que vous sentez parfois leur chaude caresse.  Mais est-ce rêve? Encore quelque merveilleuse illusion vient de traverser ma tête.
Manolo, petit ami chéri, je ne pourrai plus désormais penser que peut-être je ne vous verrai pas. Lorsque vous sortirez du camp, il faut que nous nous rencontrions n´importe où, n´importe quand, mais il le faut. Je vous en prie, dites-moi que c´est possible, je serais tellement heureuse! Je suis folle, n´est-ce pas, cela aussi vous pouvez me le dire, mais cela m´est égal.  Je veux vous voir, vous connaître, vous entendre me parler. Quelles magnifiques discussions nous pourrions avoir tous les deux! Vous m´apprendriez à connaître la vie et toutes les choses qui m´intéresseraient.

Samedi matin.

J´en arrive à penser que peut-être vous n´avez pas reçu mes trois lettres de la semaines dernière.  Est-ce cela? Ou que vous est-il arrivé pour que vous n´ayez pu me répondre?
Cette nuit j´ai rêvé que je recevais de vous une belle lettre. Il y avait dessus de beaux dessins, des couleurs magnifiques. Je ne sais pas ce que cela représentait, mais je vois encore des choses très belles.  J´ai très mal dormi cette nuit, il faisait chaud et j´ai pensé à vous tout le temps. Tellement que votre image inconnue m´a poursuivie jusque dans mes rêves. Maintenant il est huit heures, la cloche sonne, il faut se lever pour aller déjeuner.
Je reprends ma lettre déjà interrompue deux fois. Manolo, je vous en prie, écrivez-moi bien vite.  Il y a des éternités que je n´ai rien reçu.  Peut-être j´attends ici, et vous m´avez écrit à la maison. Je le verrai demain matin, ce sera peut-être la surprise que me réserve le premier jour des vacances.
Pour vous, je voudrais mettre dans cette lettre tout ce qu´il y a de plus beau dans mon coeur.  Comment les écrire ces choses belles? Elles ne peuvent  se transcrire, ce ne sont que des rêveries sur l´appui de la fenêtre, qu´une pensée, qu´un mot même, évanoui, disparu comme la fumée d´une cigarette... Qu´il fait bon songer, la plume en l´air, laisser enfuir ses pensées sans les enchaîner à ce papier qui ne prend que les plus mauvaises, les laisser se perdre dans le néant comme les volutes bizarres de la fumée qui attachent notre regard languissant sur leur beauté trop parfaite.
J´oublierais de vous faire part du résultat  de mes examens.  Je suis reçue à tout sauf en mathématiques, bien sûr.  Je m´y attendais et je n´ai pas été très surprise. Enfin, j´en suis pour travailler pendant le mois de septembre.
Je termine, ami chéri, en vous envoyant mes plus affectueuses pensées. Je pense à vous n + 1 fois.

Votre petite amie. Suzy.

Lettre nº 11

Gaillac, le 3 Juillet 1939

Grand ami chéri. Vous voyez, j´avais eu une intuition.  Lorsque je suis arrivée hier matin votre lettre était là depuis quelques heures.  J´ai été si heureuse je n´ai fait qu´un saut: "Arlette, une lettre de Manuel!" et vite je me suis mise à lire tout cela.

Manolo, comment vous remercier de tout ce que vous avez écrit pour moi?  C´est vraiment trop beau, c´est magnifique.  Mon coeur vous dit mille fois merci et moi? et bien, moi je vous embrasse autant de fois si vous voulez, mais je vous embrasse comme si vous étiez mon frère, voyez si je suis sage.  J´écoute vos conseils et votre petit sermon.  Ah! si tous étaient comme les vôtres, je crois que les curés auraient plus de succès! Je viens d´attraper le fou rire en pensant à Bossuet disant à Henriette de France (ou d´Angleterre ça m´est égal): "Nous perdons la tête, soyez sage mon petit!" Vous vous représentez le tableau n´est-ce pas?

Ami, vous pouvez me gronder quand je suis un peu folle; vous êtes sérieux et sage (saluez, s´il vous plaît au compliment) et je crois que je vous écouterai.  D´habitude je n´écoute rien et personne, mais vous ce n´est pas pareil, je ne vous vois pas et il y a tellement de charme dans ce mystère: Une voix inconnue qui vous parle, que vous comprenez, mais que vous n´entendez pas! Que pensez-vous de moi au point de vue moral? Vous êtes vous fait une synthèse de mon caractère?, à quoi êtes-vous arrivé? Pour vous encourager à me disséquer, un sourire, c´est le "merci" du coeur.

Ami j´ai rêvé de nous cette nuit.  Je ne sais comment cela se passait, nous étions dans un grand jardin près de la maison que nous habitions. C´était l´heure où la fleur se ferme et où l´âme s´ouvre. Tout dormait. Emue, charmée, j´écoutais vos confidences si douces et je lisais dans vos yeux le plus charmant des mots.  Nous étions heureux ami chéri, il y avait, ce soir-là, de la griserie dans l´air.

Oh! j´oubliais qu´il fallait être sage, alors je vais mettre mon coeur sous un tas de cailloux et vous pourrez travailler pour le sortir! Moi je ne sais pas, ou plutôt, si, je sais, mais je ne vous le dis pas.

Manolo, est-ce vrai que l´amour déifie.  C´est peut-être cela.  "Un homme et une femme qui se fondent en un ange".

Pour moi, c´est la fleur du rêve, la fleur qui dure plus que la rose, dont le parfum est plus subtil, le charme plus enivrant. Oui, il y a des épines à la tige des roses? Qu´importe, puisque dans son calice, l´amour renferme, avec la foi, la confiance et la douceur, la force des deux êtres unis à jamais.

Pendant que je faisais les révisions d´histoire dans le jardin de l´école, je me suis amusée à découper des lettres dans des feuilles, je vous les donne pour exercer votre patience. Pouvez-vous reconstituer le mot qu elles forment?

Vous avez raison, Manolo chéri, je suis une petite fille, très petite encore. Je me demande parfois quand je deviendrai une grande fille, une femme. Dites, monsieur mon ami, vous n´êtes pas et ne serez jamais pour moi Mr. Personne, vous êtes tout, comprenez-vous?

Mon ami, mon grand ami que j´aime, je suis bouleversée et enchantée à la fois, par la poésie que vous avez écrite pour moi: “Crépuscule Albigense”. Je voudrais pouvoir vous dire aussi, “Te adoro, mi Manolo” mais je ne le dis pas, j´ai peur que vous me grondiez!...

Tout est magnifique dans ce cahier de vos poésies que vous m´avez envoyé. Je ne les ai pas encore toutes lues en détail car aujourd´hui j´ai accompagné Arlette à Albi, passer son examen, mais je vous dirai la prochaine fois (très bientôt) ce que je pense de toutes.

Manolo, vous m´avez écrit: "je vous aime peut-être plus que vous à moi". Et maintenant je rêve et je chante, je chante surtout car il me semble qu´il y a quelque chose désormais dans ma vie.  Pour moi, chanter c´est montrer une âme gaie, heureuse, inaltérable, c´est s´élever au-dessus des déceptions de la vie quotidienne! chanter dans la nuit son bonheur et offrir à ce vent que l´obscurité semble avoir parfumé et qui de sa caresse rafraîchit notre front brûlant, lui offrir ces notes de bonheur, pour qu´il les emporte dans son tourbillon, comme à l´automne la feuille de l´arbre... Chanter c´est montrer qu´on est sensible au véritable amour, c´est renoncer aussi au sombre cafard rempli de doutes, d´espérances détruites, à ce cafard qui nie l´idée de l´amour dans deux jeunes âmes: idée de bonheur.

          J´achève vite, chéri, car je viens de me faire rappeler à l´ordre par maman qui s´est aperçue que je ne dormais pas. Il est onze heures. Au revoir, écrivez-moi vite une longue, bien longue lettre.

Manolo, je vous embrasse comme vous voudrez cette fois.  Merci pour tout.

Je ne suis pas le diable, mais davantage, je suis vôtre.

Suzy.

Je ne dirai rien du sujet de notre farce à Georgette. Votre confidence ne m´a pas scandalisée, c´est naturel. Je crois qu´à votre place j´aurais fait la même conclusion que vous.


Lettre nº 12

Gaillac, le 6 Juillet 1939

Mon bien cher grand. Je suis heureuse que vous ayez des nouvelles de chez vous.  Il devait vous tarder d´en avoir. Vous savez, je n´ai pas eu de réponse à votre lettre que j´avais envoyée en Espagne; peut-être a-t-elle été arrêtée. Tout est pour le mieux si vous savez que toute votre famille va bien.

Vous-mêmes dites que je suis l´impatience personnifiée. Et bien, oui et non. Oui pour certaines choses (exemple: vos lettres) non pour beaucoup d´autres (presque tout le reste).  Vous voyez que je suis comme tout le monde, et comme vous en particulier, car, avouez-le, allons, vous avez bien aussi parfois votre petite crise d´impatience.

Manolo, chéri, si vous me grondez encore je vais me mettre à pleurer pour tout de bon. Lorsque je vous ai écrit samedi dernier j´étais encore à l´école, désespérée de n´avoir aucune lettre de vous (la petite larme date d´alors) et je  ne pouvais savoir, malgré le cas de télépathie, que vous m´écriviez à ce même moment, une belle lettre, celle qui m´attendait le dimanche matin.

Quel pouvoir vous avez, ami chéri! Vous faites pleurer les femmes qui vous connaissent et en plus celles qui ne vous connaissent pas. C´est que, vous êtes un homme très dangereux. Je commence à plaindre vos victimes. Dites, ce n´est pas une chorale de pleureuses que vous allez diriger, c´est une troupe internationale, (troupe d´artistes, j´entends)

Vous savez, maintenant que la cloche ne me réveille plus le matin, je fais la petite paresseuse. Ainsi ce matin votre lettre est venue me rejoindre au lit à neuf heures.

Arlette est admissible au Brevet, aussi demain nous repartons à Albi où je vais l´accompagner passer l´oral.

Oh! oui, Manolo, nous serions très heureux l´un près de l´autre, si heureux que nous ne pourrions nous séparer.  Je ne vous connais pas et pourtant j´aime votre âme, votre coeur, votre esprit, je crois que c´est assez, n´est-ce pas?  Ce n´est pas une déclaration car je me souviens que vous n´aimez pas les orages. Avez-vous peur des "coups de foudre"?

Je suis sage, mon grand juge sévère, je suis très sage. Je vous écris "Il pleut, c´est merveilleux,... je t´aime" car ce n´est pas de moi, mais je ne vous dit pas "Il fait beau, c´est encore plus merveilleux, je t´adore", parce qu´alors je serais obligée de signer et ce serait me compromettre, qu´en pensez-vous?  D´abord, quand j´aime, il ne pleut pas dans mon coeur, il y fait un temps magnifique maintenant, radieux qui illumine tout.

Décidément, je vais croire à la transmission de pensée.  C´est en effet assez curieux que je rêve à votre lettre juste au moment où vous l´écriviez.  Espèce de petit méchant, vous ne me faites pas de bien beaux compliments lorsque vous dites que mon échec en mathématiques ne vous a pas étonné. 

Je ne suis pas bien forte, il est vrai, et je préfère Verlaine et Baudelaire aux cylindres de révolution et aux trinômes, mais ce n´est pas ma faute.  Petit ami, il faut que je vous avoue quelque chose: je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre, alors comment voulez-vous que je transforme une sphère, même de 8 cm de diamètre, en cet espèce d´animal, mais voici ce à que (quoi) j´ai pensé: puisque le solide est régulier, il y a ( si on l´inscrit dans la sphère) une de ses diagonales qui est le diamètre d´un grand cercle de la sphère, conséquence, en mesurant cette diagonale la sphère n´a rien perdu de sa  hauteur, mais s´il s´agit de mesurer une autre de ce solide, j´avoue mon incapacité à résoudre le problème, mais je voudrais bien en connaître la solution. Pouvez-vous me l´envoyer? Vous voyez, vous avez eu plus de succès que mon professeur, puisque je veux bien essayer de faire les problèmes que vous me proposez, mais ne les choisissez pas difficiles, cela me décourage vite de chercher sans trouver. Ah! la patience, où est-elle?

          Dites, mon chéri, ne me mettez pas à la diète de vos lettres, je ne peux pas m´en passer maintenant, faites-les aussi longues que votre temps vous le permet.  Pour votre petite fille qui s´ennuie loin de vous, vous ferez bien cela, n´est-ce pas? Je vous ai dit sur ma dernière lettre les réflexions que m´a suggéré votre poésie "Crépuscule albigeuse".

Je vais, en terminant ma lettre vous écrire quelques pensées que j´aime bien, vous me direz ce que vous en pensez vous-mêmes. Ecrivez-moi un autre texte de problèmes, j´essayerai de le résoudre, mais je ne réponds de rien, car hélas: A+B-D n´est pas égal (et je l´ai mieux retenu qu´une formule de surface engendrée par quelque chose de plus ou moins barbare.)

Le temps a vite passé car j´en ai employé plus de la moitié à rêver au lieu d´écrire et il est plus de minuit maintenant.

Adieu, chéri, bonne nuit, je vais rêver à toi, à nous. (Pardon de vous avoir tutoyé)

De tout coeur, votre

Suzy.

 

"L´amitié est un parfum

Qui embaume la vie

Une douceur qui la charme

Un souvenir qui l´embellit"

Lamartine

***

"Le livre de la vie est un livre suprême

Qu´on ne peut ni ouvrir, ni fermer à son choix.

Le passage attachant ne s´y lit pas deux fois

Et le feuillet fatal se tourne de lui-même.

On voudrait retourner à la page où l´on aime

Et la page où l´on meurt est déjà sous nos doigts."

***

"Il n´est de grand amour qu´à l´ombre d´un grand rêve."

E. Rostand.

***

"Il est des souvenirs d´une passion telle qu´on n´échangerait pas pour des heures réelles."

***

"L´amour c´est l´histoire de toute une vie; c´est vouloir prendre un coeur et donner le sien. C´est une source où l´âme puise l´immortalité."

***

Et oui, aimer toujours, et sans jamais le dire,

Oui, toujours désirer sans jamais espérer

Toujours croire au bonheur qui promet de sourire,

Toujours! Ah! c´est un mot qui fait souvent pleurer!

***

Se griser d´illusions, c´est savoir être jeunes,

Croire que tout est beau, immuable, charnel,

Lorsqu´on sait que tout passe et que tout es mort

***

"Le seul bien ici-bas que nul ne peut ravir,

C´est la trace chérie d´un profond souvenir."

***

Un rêve intact est une merveille fragile.

Estaunié.

Avec un souvenir on dort, on rêve, on meurt.

 

CAMP DE CONCENTRATION DE GURS

Lettre nº 13

                                                                                  Gaillac, le 13 Juillet 1939 

Manolo, petit ami chéri, j´ai vécu avec vous des heures bien angoissantes.  Depuis que vous m´avez annoncé votre départ de St. Cyprien, j´attendais si anxieusement votre lettre! Et vous voilà à Gurs, là où sont partis les miliciens qui étaient venus à la Croix Rouge à Gaillac. Ils logeaient en face de chez moi et étaient très souvent à la maison. Mais lorsqu´ils ont été guéris il a fallu qu´ils partent, nous les avons bien regrettés car ils étaient très gentils.

Je vous en prie de tout mon coeur, mon petit Manolo, il ne faut pas se laisser aller au chagrin. Cela me fait déjà tant de peine de vous voir malheureux. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour vous sortir de cet enfer où vous vivez. Mon petit, si vous ne pouvez vous évader corporellement, partez du camp par la pensée, allez bien loin à travers les montagnes et la plaine, venez jusqu´ici.  Là je vous attends toujours, vous le savez, à tout moment je pense à mon petit ami chéri.  Je sais que dans ces camps on ne peut y vivre, au beau sens du mot, mais les gendarmes et les fils de fer barbelés ne vous empêcheront pas d´avoir pour vous sentir une intense vie intérieure, si belle et si forte que vous en oublierez ce qui vous entoure.

Oui, mon Manolo, j´ai reçu vos trois dernières lettres, d´abord celle qui contenait votre cahier de poésies que j´ai trouvées plus que belles, magnifiques. Je crois d´ailleurs vous en avoir parlé dans une lettre que je vous ai envoyée à St. Cyprien.  Si vous ne l´avez pas eu dites-le moi.  Puis une deuxième à laquelle j´ai répondu le matin où vous m´annonciez votre départ et que sûrement vous n´avez pas reçue.  Je ne crois pas qu´on prenne la peine de vous l´envoyer, mais dites-le moi si par hasard on le faisait.

Il faut que vous ayez du courage pour traverser cette épreuve, beaucoup de courage, chéri; mais essayez d´oublier tout cela, tout ce qui vous entoure. Je suis toujours près de vous en pensée. Ah! si je pouvais y être réellement, je vous promets que vous ne seriez pas malheureux. Quelles belles heures nous passerions ensemble, n´est-ce pas? Peut-être un jour...

          Maintenant que je suis en vacances je vous écrirai plus souvent qu´à l´ école (qu´est-ce que cela va être!). Vous aussi, n´est-ce pas?  Vous serez libéré de votre travail de St. Cyprien, du moins en partie, alors je vais vous demander quelque chose. Pourrez-vous me faire de longues lettres et m´écrire plus souvent? Je serais si heureuse si vous le pouviez.  Vos lettres me font tellement plaisir et je suis si contente de les recevoir.

Mercredi je pars de Gaillac pour aller passer un mois à St-Antonin, une petite ville du Massif Central qui est, à ce qu´il paraît, très intéressante en été. Je vous dirai ce que j´en pense la semaine prochaine et en même temps je vous donnerai mon adresse pour que vous puissiez m´écrire directement là-bas. J´espère recevoir votre réponse avant que je parte.

Vous savez, Manolo chéri, la pluie n´est pas toujours merveilleuse. Hier soir avec Arlette nous venions de Graulhet à bicyclette (à 18 km de Gaillac) et à moitié du chemin un orage nous a obligées à aller nous abriter à la première maison rencontrée. Nous y sommes restées de 6 h. à 7 h 1/2. Et tout en regardant tomber la pluie, une pluie diluvienne, je me disais "Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime".  Je vous assure que lorsque le soleil est revenu, c´était encore plus merveilleux.

La pluie doit avoir son charme, mais lorsqu´on ne la reçoit pas sur le dos. Je l´adore, la regarde tomber de derrière les vitres, en ne pensant à rien, ou plutôt, si en pensant à quelqu´un que l´on voudrait près de soi en ce moment.

"Pour un coeur qui s´ennui, oh! le chant de la pluie" a dit Verlaine.  Il et vrai que c´est une délicieuse musique au rythme de laquelle on peut mettre toutes les paroles que l´on veut.

Ecoutez Manolo, je veux bien faire la géométrie avec vous, je ferais tout  ce que vous me demanderiez, mais ne me posez pas des problèmes si difficiles.

Je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre, alors je ne peux pas vous transformer de sphère en cette chose-là.  Je n´ai aucun pouvoir magique dans ce genre d´exercices, aussi je me déclare battue, mais je serais très contente si vous voulez me l´expliquer. Je m´instruirai un peu, je vous assure qu´en mathématiques, cela ne me fera pas mal. Manolo, je serai heureuse de vous avoir comme professeur, allez, je ne vous jouerai pas de méchant tour et votre élève qui trouve que "A+B-D n´est pas égal à "Je vous aime" sera un élève modèle.  Vous verrez, vous ferez de moi ce que vous voudrez (en mathématiques, j´entends!)

Vous n´aurez qu´à parler et vous serez obéi.  Ah! que ne ferait-on pas pour vous?

Aujourd´hui c´est la fête à la République; elle a 150 ans, pauvre vieille grand´mère pourvu qu´elle ne meure pas bientôt! (Elle est morte. Dieu ait son âme).

Savez-vous à (ce) que je travaille maintenant en Espagnol, je traduis vos poésies.  Je crois vous avoir dit déjà que j´étais enchantée de "crépuscule albigeuse".  Merci mille fois pour cette belle poésie et pour tout le travail que vous a demandé le joli petit cahier qui les contenait toutes.

Ce soir, chéri, si je vais danser je penserai à vous tout le temps, d´ailleurs cela ne me changera pas, je pense toujours à vous.

Au revoir petit ami, je vous quitte ce soir en vous disant "Du courage, je suis avec vous".

Je vous embrasse, mon cher petit, et je vous en prie, réagissez contre le mauvais sort, la vie sera belle bientôt. Vivons avec l´espérance, votre petite

Suzy.

 

Lettre nº 14

Saint-Antonin, le 19 Juillet 1939

Querido amigüito.

Je veux bien que nous nous tutoyions, j´avais même eu l´idée de te le demander, mais je n´ai pas osé ensuite. Pourquoi? Je n´en sais rien, mais j´ai eu peur que tu me trouves un peu audacieuse.  J´aime mieux que ce soit toi qui aies manifesté ce désir. Donc maintenant, c´est entendu. Tu sais, j´aime mieux cela, c´est plus conforme à nos caractères et à notre amitié. Quelquefois lorsque je te disais "si vous voulez" ou autre chose dans ce genre il me semblait me voir faire des révérences ou des courbettes, avec force compliments, devant un monsieur tout plein de décorations qui me regardait du haut de son indifférence.  L´indifférence ce n´est pas pour toi, car je sais que tu ne peux être indifférent. Tu haïs ou tu aimes, n´est-ce pas vrai?

          Manuel chéri, je t´en prie, dis-moi tes peines, confie-toi à moi. Je voudrais te consoler. Il ne faut pas avoir peur de me raconter des choses tristes. Je vois que la vie n´est pas toujours gaie, mais je te demande de me dire tout ce que tu voulais m´écrire aux instants de découragement. Il ne faut pas garder tes peines et tes chagrins pour toi seul, il faut les confier. Tu seras soulagé. Veux-tu? Je ne veux pas que tu me dises que tes peines m´importent peu. Si tu savais comme je souffre de te savoir triste et malheureux, tu ne le dirais pas. Dois-je te l´avouer, lorsque j´ai reçue ta première lettre de Gurs, je n´ai pu m´empêcher de pleurer, je te savais malheureux, désillusionné. "Pauvre petit" ai-je dit, si tu étais près de moi, je saurais te consoler. Oh! je t´en prie, dis-moi tout ce qui pèse sur ton coeur, si tu savais comme on est mieux lorsqu´on s´est confié à quelqu´un.

Ecoute, chéri, je ne voudrais pas que tu me considères tout à fait comme une enfant. Je sais que je suis une gosse, mais je voudrais être une femme pour toi, a quien puedes todo decir (est-ce juste?). Manuel, mon grand chéri, pour te consoler, je ferais tout ce que tu voudrais. Ces vers de Samain me plaisent bien, mais je t´en dirais d´autres que je trouve très beaux aussi; c´est un poème de Paul Géraldy intitulé "Abat-jour".

 

                    "Tu me demandes pourquoi je reste sans rien dire;

                    C´est que voici le grand moment

                    L´heure des yeux et du sourire

                    Le jour est gris, ce soir, je t´aime infiniment,

                    Serre-moi contre toi, j´ai besoin de caresses

                    Si tu savais tout ce qui monte en moi ce soir

                    D´ambition, d´orgueil, de désir, de tendresse

                    Baisse un peu l´abat-jour, veux-tu, nous serons mieux

                    C´est dans l´ombre que les coeurs causent,

                    et l´on voit beaucoup mieux les yeux

                    Quand on voit un peu moins les choses.

                    Ce soir je t´aime trop pour te parler d´amour.

                    Serre-moi contre ta poitrine.

                    Je voudrais que ce soit mon tour

                    D´être celui que l´on câline.

                    Baisse encore un peu l´abat-jour

                    Là! ne parlons plus, soyons sages

                    Et ne bougeons plus; c´est si bon

                    Tes mains tièdes sur mon visage!"

 

          Il me semble, mon petit, que je pourrais rester longtemps ainsi. On ne se dit rien, on écoute, quoi? on ne sait mais le silence est bon et j´aimerais beaucoup près de toi me taire:

                                        "le coeur peut offrir l´infini

                                       dans la profondeur du silence."

 

Écoute, Manuel, tu vas m´accuser d´ignorance, mais pourquoi m´écris-tu "si j´étais un prélat galant, crois-moi, pour toi je n´imiterais pas Bossuet, mais Talleyrand"?

J´aime mille fois mieux que tu me parles comme tu le fais, en me rappelant parfois à la réalité, que de promesses. Comment te remercier de ton attitude si franche?

Veux-tu me dire la différence qu´il y a et que vous faites en Espagnol entre: "Yo te quiero" et "Yo te amo"?

Oh! oui, Manuel, écris pour moi un essai sur mon caractère, je t´en prie. J´aimerai beaucoup recevoir cette sorte de photographie morale. Je te donne les fleurs séchées que j´avais dans mon casier de poésies. Les aimes-tu? Merci pour tes jolies lettres, je t´en enverrai d´autres bientôt.

Je t´écris d´ autres pensées, j´accepte un baiser pour chacune et je t´en donne autant que tu m´écriras de lignes. A toi de déterminer le nombre.

          Je savais faire le problème mais je n´avais pas pensé à faire la figure sur un plan.  Ce mot d´hexaèdre avait tout de suite fait naître quelque chose de très compliqué que je ne pouvais arriver à me représenter. Merci, mon gentil petit professeur. Je travaillerais bien avec toi. Dis, as-tu vu beaucoup d´élèves tutoyer leur professeur. Quel scandale!

          En terminant, je t´embrasse affectueusement et t´envoie mes plus belles pensées. Ta petite grande amie.

 

Suzy.

 

"Ici-bas on ne peut que rarement vivre son rêve: La vie est si petite, et le rêve est si grand!"

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"Oh! qui dira pourquoi il y a sur terre des joies de printemps et de si jolis yeux à regarder, et de bouffées de parfums que les jardins nous envoient quand les nuits d´avril tombent; puisque c´est pour aboutir uniquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort!..." Pierre Loti.

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"Ce que nous cherchons dans l´amour, c´est l´amitié".  Paul Géraldy.

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"Être fidèle, voilà, sur les flots changeants de la vie, à travers les doutes, les découragements, les fautes même, l´immuable étoile polaire." Wagner.

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"Quand le soir est plein d´étoiles, quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le nom chéri, c´est faire crouler l´ombre en sourires."

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"Plus le coeur est profond, plus il contient d´angoisses;

plus le coeur est brisé, plus il contient d´amour."

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"Aimer c´est donner à quelqu´un le pouvoir de vous faire souffrir."

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"Tout passe, tout lasse..... Mais le contact de deux âmes, qui se sont une fois reconnues et aimées parmi la foule des choses éphémères, ne s´efface jamais."

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"La jeunesse est une ivresse continuelle, c´est la fièvre de la raison." La Rochefoucault.

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Une pensée qui me fait songer toujours à vous et à ce que vous m´écrivez souvent:

"Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l ´on nous défend, qu´il est naturel de désirer au moins qu´ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu." La Bruyère.

 

Lettre nº 15

Saint-Antonin, le 29 Juillet 1939

Mon grand Manuel chéri, je viens de recevoir ta longue lettre il y a à peine une heure, et tu vois que ma réponse ne tarde pas.  C´est que depuis quelques jours, je me demandais ce que tu faisais et pourquoi tu ne m´écrivais pas. J´imaginais beaucoup de choses, que tu étais parti, que tu étais malade, rien de bien réjouissant.

          Et voilà que ce matin, ta chère lettre arrive. Je ne sais pas si ce soir avant d´expédier cette réponse, j´aurai fait le problème que tu me proposes, j´essayerai mais je ne te promets rien.

Mais qu´as-tu donc fait, monsieur Mystère, tous ces derniers jours? Veux-tu m´expliquer ce que tu as fait; toi aussi tu fais le petit espiègle maintenant; tu me racontes tellement de choses à moitié mot, je ne sais plus que penser. Tu me dis "je voudrais t´envoyer une épreuve très jolie de cette activité". Puis tu dis que tu ne peux le faire car elle n´arriverait pas. Dis, pourrais-je un jour savoir qu´est-ce que c´est? Dis-le moi, chéri, tant pis si je ne puis le voir. Pourquoi cela ne se peut envoyer. Raconte-moi aussi des histoires très amusantes dont tu me parles, et aussi cette zoologie mystérieuse qui t´occupe. Quel travail vas-tu avoir pour me dire tout cela, mais je t´en prie, mon petit Manolo, fais-le pour moi, tu peux bien, n´est-ce pas?

Dimanche matin.

J´ai été obligée hier de m´arrêter d´écrire et dans l´après-midi je ne suis pas restée une minute dedans. J´ai été obligée d´aller faire le marché avec ma soeur et ensuite je suis descendue à la plage à 4 heures où je suis restée pour danser jusqu´à 7 h. et de même de neuf heures à minuit. Tu vois que nos vacances sont bien remplies. Nous faisons de la bicyclette, mous allons courir les champs à pied ou bien nous grimpons en haut d´une des montagnes qui entourent Saint-Antonin. Enfin, les vacances s´annoncent bonnes et malheureusement je vois arriver à grands pas ce sombre mois d´octobre avec les premiers jours, l´examen de mathématiques à repasser.

Ecoute Manolo, je ne veux pas que tu te diminues à mes yeux.  Tu es plus pour moi qu´un "astre errant et lointain". Comme tu le dis, tu es beaucoup plus pour moi, tu es mon ami, mon seul ami, tu comprends, c´est pour cela que je tiens tant à toi. Si tu savais comme tu me manquerais si tout à coup nous ne pouvions plus nous écrire.

Tu sais, tu es très fort, pour avoir composé de si jolies pensées.  Elles m´ont plu au-delà de tout ce que tu peux imaginer.

Dans une de nos excursions au sommet d´une montagne, nous avons pris des photos.  Si elles sont réussies, je t´enverrai celles où je suis.

Ecoute Manolo, s´il fallait que je t´embrasse ou s´il fallait que j´embrasse un homme, je ne me mettrais pas de rouge sur les lèvres, car il n´y a rien que je déteste comme de voir un homme avec des traces de carmin sur son visage.

Mon  Dieu, dire que je te dois plus de 150 baisers! Mais si je devais te voir un jour, ce que j´espère, je voudrais t´en devoir encore davantage comme cela nous resterions plus longtemps ensemble.

 Oh! ce serait très chic, cela, tu sais mais puisqu´il faut être sage, selon tes conseils, je ne te dis rien à ce sujet.

Je voudrais bien te voir lorsque tu faisais tes cours à Madrid. N´étais-tu jamais distrait par le joli visage d´une de tes petites élèves. Si tu étais plus que mon ami, je serais très jalouse d´elles, tu sais.  Au point de t´interdire d´avoir des jeunes filles aux cours.  Mais oui, mon cher monsieur, je vous obligerais à choisir un lycée exclusivement masculin. Je pense comme toi lorsque tu dis qu´il est plus agréable d´enseigner à une jeune fillette de danser un fox que de servir d´une table de logarithmes. A propos de logarithmes, nous les avons au programme. En géométrie dans l´espace, programme de la 2ème partie mathématiques du Baccalauréat. En algèbre toutes les équations du 1ème et 2ème degré, les fonctions correspondantes et tout ce qui est relatif au trinôme. Pas de trigonométrie c´est du programme de 3ème année avec la cosmographie. Dire que je vais connaître cela au mois d´octobre! Tiens, j´aime mieux ne pas y penser, cela me donnerait le cafard pour toute l´après-midi et tu sais j´ai encore envie de danser ce soir.

Ici au bal il  y a un jeune Espagnol très bien et très gentil, Francisco. Une fois, il nous regardait danser un tango avec Arlette et au suivant il est venu m´inviter et me dit "Que vous dansez bien le tango, mais ce n´est pas le style français!" et depuis nous parlons souvent ensemble en français ou en espagnol nous sommes ses deux professeurs de français il est notre professeur d´espagnol.

Je ne te fais pas le problème maintenant, on me presse pour sortir, je vais terminer en t´écrivant quelques pensées et demain ou après-demain je ferai le problème (si je sais le faire) et je te l´enverrai.

Au revoir Manolo, ta petite fille pense toujours à toi et t´embrasse bien gentiment.

Suzy.

 

"Tuer l´idéal, ce serait tuer le rossignol qui enchante la nuit douloureuse de la vie" Hugo.

"Il est des âmes limpides et pures où la vie est comme un rayon qui se joue dans une goutte de rosée" Joubert.

« Souvent dans un sourire on devine des pleures.» Desbordes-Valmore.

 

Oui, l´amour est une souffrance

Il promet sans rien tenir

Il n´est beau que dans l´espérance

Et doux que dans le souvenir.

 

Ce que nous donnons de meilleur à un être, c´est notre souffrance. Jeanne Galzy.

Les premières heures de l´amitié laissent dans l´âme une fraîcheur que le temps n´arrive pas à dissiper. Estaunié.

Un rêve intact est une merveille fragile.  Estaunié.

          Excuse ces écritures mais ma petite nièce (Manou pas Arlette) est en train de nous faire rire en chantant des chansonnettes, des airs d´opéra improvisée. Quelle comédie! je voudrais que tu les entendes.

 

Lettre nº 16

Saint Antonin, le 7 août 1939

Mon amour 

D´abord, pourquoi m´appelles-tu "ma petite pigeonne", je ne voudrais pas ressembler à un oiseau pour rien au monde.  Je ne sais pas pourquoi d´ailleurs. Quant à être un pigeon encore moins. Chez vous lorsqu´on dit "faire le pigeon", sais-tu ce que cela veut dire?: attendre quelqu´un qui fait exprès de ne pas venir. Alors je t´en prie ne me traite pas de pigeon, je n´ai jamais été dans telle situation, mais, cela ne me plairait pas infiniment. Je sais que c´est pour toi un terme d´affection, mais malgré tout on y voit toujours l´autre sens.

Qu´est-ce qui t´a fait dire que j´étais jalouse de toi? Je ne sais plus ce que je t´avais raconté sur ma dernière lettre, mais tu n´as pas besoin d´avoir peur.  Ce n´est pas l´amour passion qui nous lie, c´est quelque chose de plus tendre que l´amitié pure mais ce n´est pas tout à fait l´amour. Alors, pourquoi serais-je jalouse de toi?  D´abord je n´en ai pas de raison, la situation l´explique et  tu ne peux  me tromper, on ne trompe que les êtres que l´on aime!

Pourtant, Manolo, si je t´aimais ce serait plus fort que moi, mais malgré toute la confiance que l´on peut avoir l´un en l´autre j´aurais toujours peur de te perdre, de te voir regarder avec plaisir les autres femmes et peu à peu te détacher de moi.  Je sais ce que tu me répondras, mais tout de même les autres sont pour toi l´Inconnu; et c´est toujours si fascinant, si attirant, l´inconnu!

Voilà Arlette qui  vient de décrocher ma mandoline et qui se met à jouer "le clair de lune" de Wether c´est une distraction pour moi, déjà que je n´avais pas beaucoup la tête à ma lettre. Oui, je deviens distraite, encore un autre défaut que tu pourras ajouter avec tous les autres sur la liste que tu établiras, pour l´étude de mon caractère.  Et à ce propos, où en es-tu? Tu m´avais dit l´autre jour que tu ne l´avais pas encore commencée, et maintenant l´as-tu fait?

Sais-tu Manolo, je viens d´apprendre un jeu très amusant, le flirt.  C´est vilain, diras-tu peut-être. Moi, je trouve cela très gentil. Où je l´ai appris? Au dancing. N´est-ce pas l´endroit le plus propice? On danse, on rit, on a la tête qui tourne un peu, et on s´amuse follement à déjouer les gestes un peu osés d´un galant danseur qui vous serre un peu trop contre lui lorsque les lumières s´éteignent pour le tango. Ah! chéri,  je voudrais que vous soyiez là pour les danser avec moi, ces jolis tangos. Mon Dieu, j´en oublie de te tutoyer, excuse-moi je ne l´ai pas fait exprès.

Décidément, tu as fait des trouvailles dans ma lettre. Où as-tu vu que j´étais superstitieuse; alors que je ne le suis pas du tout? Je t´ai peut-être dit "Ce n´est pas de chance" ou "Quelle chance!" mais tu sais, on le dit beaucoup sans pour cela avoir aucune confiance dans les prédictions, de ces soi-disant astrologues qui vous disent vos jours fastes ou néfastes. Quelle bêtise! Tu as bien raison, ce sont tous des exploiteurs de la sottise humaine!

          Mais oui, mon petit ami, je veux encore que tu me parles du féminisme et de l´union libre à propos de cette dernière je crois que c´est plus grave que le mariage officiel. Il faut avoir pour accepter de vivre ainsi beaucoup plus de confiance l´un en l´autre car ici l´amour est la seule loi qui maintient l´union.  Moi-même je t´avoue que j´aurais peur de vivre ainsi, bien que je n´en sois pas ennemie. Car n´est-ce pas, le vrai mariage ce n´est pas le bout de papier, ce n´est pas le contrat que l´on signe devant quelque personnage officiel, c´est... enfin oui, tu le sais sans doute mieux que moi.

          Maintenant, je vais répondre à tes questions. Je connais Malraux et Friant pour les avoir vus et entendus à nos réunions de ES (étudiants socialistes) et je puis t´assurer que ce sont de purs socialistes.

          Quant à Gunbachs, je ne le connais pas, mais je crois que c´est le député socialiste de Castres.  Oui, dans le département c´est presque partout le parti socialiste qui a la majorité malgré la rude concurrence des radicaux et même des réactionnaires.

Le préfet est un franc laïque mais je ne sais pas sa tendance politique, personne n´en parle. En dehors des séminaires où l´on forme les prêtres, l´enseignement libre est en minorité dans le département sauf peut-être de rares exceptions dans des localités peu importantes. Il est tout accaparé par les institutions religieuses dans cette région peut-être y a-t-il des collèges civils du côté de Castres et Mazamot, mais je ne puis te le dire, ne connaissant pas du tout cette région. Toujours est-il que dans la région d´Albi-Gaillac l´enseignement libre est entre les seules mains des confréries religieuses des deux versions.  Quelques journaux de gauche? L´Humanité, le Midi-socialiste, un journal critique "Le Canard Enchaîné", un journal littéraire, organe des professions libérales "Marianne". Voilà à peu près ce que je connais.  Si je me souviens d´autres que j´oublie en ce moment, je te le dirai la prochaine fois.  Il y a un journal spécial pour notre association "l´étudiant socialiste", j´en ai gardé des articles intéressants je les ai à Gaillac, si tu veux je te les ferai passer.

Il y a dans le département du Tarn des régions où le professorat officiel est de gauche, d´autres où il est de droite mais je crois, j´en suis même presque sûre, que c´est la gauche qui l´emporte. N´est-ce pas naturel? Voilà tout ce que je sais et puis te dire pour répondre à toutes tes questions. Es-tu satisfait? S´il te faut d´autres détails, dis-le moi et je me renseignerai plus sûrement. Terminus.

Je t´embrasse affectueusement en attendant ta réponse.

Ta petite amie.

 

 Suzy.

 

Quelques pensées que j´aime bien.

 

"L´amour est l´art de conquérir, de posséder, de retenir une âme si forte qu´elle vous soulève, et si faible qu´elle ait de vous le besoin que vous avez d´elle"

Paul Géraldy.

"Celui qui veut récolter des larmes doit semer de l´amour."

"La vie se passe en absence, on est toujours entre le regret, le souvenir et l´espérance".

"Le travail apporte le don d´être dieu tout-à-coup"  Verhaeren.

"Il ne faut pas, pour un béguin, briser le coeur de la femme qui aime". Maurice DeKobra

S´il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c´est celui qui est caché au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes." La Rochefoucault.

 

Lettre nº 17

St. Antonin, le 12 août 1939

Mon petit Manolo.

Il faut d´abord que je m´excuse d´avoir oublié l´en-tête de ma lettre. Selon mon habitude je ne l´avais pas mise avant de commencer à écrire et ensuite je n´ai plus pensé à cela et j´ai fermé ma lettre sans y rejeter un coup d´oeil. Une autre mauvaise habitude que j´ai: ne jamais relire mes lettres (ni mes devoirs) aussi y trouve-t-on des surprises dans le genre de la tienne.

Cette lettre que j´ai écrite la dernière fois, j´ai regretté ensuite de l´avoir envoyée car j´ai senti qu´elle te ferait de la peine.

Mais il était trop tard.  La lettre était partie, tu l´as reçue et le résultat a été celui que je craignais.  Mon petit, je voudrais te demander pardon; jamais tu n´as mérité que je te parle sèchement. Je sais que tu es malheureux que tu ris souvent parce que tu t´y obliges. Alors, veux-tu oublier tout ce que je t´ai dit? Je me fais toute petite près de toi et je te demande en baissant humblement la tête: "Voudrais-tu me prendre dans tes bras et me donner le baiser de la réconciliation?" Chéri, je te jure que je ne t´écrirai jamais plus des choses qui pourraient te faire de la peine.

Permets-moi cependant de te remercier et de te féliciter pour l´article que tu as traduit pour moi.  Magnifique, mon petit! Tu es un as. Je comprends très bien tout ce que tu dis, et comme toi, je n´ai jamais pu m´empêcher de rire en voyant toutes ces annonces innombrables de fakirs, de pierres merveilleuses, d´astrologues et de sorcières. Quelle bêtise que tout cela!

          Autre chose que je trouve stupide: on prêche la natalité, le repeuplement et dans les grandes villes où les banlieues regorgent de gosses, dans les campagnes trop pauvres, il y a de pauvres gens qui ont 7 ou 8 enfants et ne peuvent les nourrir à leur faim. Les ministres disent aux femmes: "Faites beaucoup d´enfants", mais aucun ne leur a donné les moyens pour les empêcher de mourir de faim ou les sauver de la tuberculose. Il y a en France des inconséquences formidables! C´est à vous révolter, ne crois-tu pas?

          Lundi après-midi

          Je continue la lettre que j´avais commencée samedi soir. Je suis à Cazals un petit village à une dizaine de kilomètres de St. Antonin, je suis assise sur un rocher, les pieds dans l´eau. Il fait très bon ainsi. Nous sommes sous un pont et pour le moment une grosse charrette y passe en faisant un bruit formidable, on se croirait sous un pont de chemin de fer. L´Aveyron n´est pas profonde en cet endroit et on traverse en ayant de l´eau seulement au genou. Aussi pour aller se baigner il faut aller un peu plus loin. C´est un joli coin ici. Il y a des remous de petites vagues couronnées de mousse blanche, des rochers sortant de l´eau avec des herbes longues et flexibles, comme des joncs. Sur les rives, de longs peupliers et tout autour des montagnes verdoyantes d´un côté avec de belles forêts de châtaigniers arides de l´autre avec seulement quelques ronces, des chardons et des genévriers épineux. Partout des rochers nus et blancs dont la cime se découpe nettement sur le ciel d´un bleu profond.  Près de moi mes petits neveux avec d´autres gosses, barbotent dans l´eau et s´amusent à faire des barrages pour attraper des poissons. Gare aux malheureux qui ont envie de se suicider, car les petits n´attrapent toujours que ceux-là. La pêche n´ayant pas été fructueuse, ils entreprennent maintenant un concours de ricochets. On s´amuse comme on peut n´est-ce pas, petit?

Nous ne sommes pas ici pour longtemps. Nous repartons ce soir. Heureusement, car le petit dancing de St. Antonin nous manquerait vite. Nous allons le retrouver demain, lui et nos cavaliers. Tu sais, tout de même tu me portes une accusation injuste car ce n´était pas par le dancing que j´étais distraite, lorsque je t´ écrivais la dernière fois. Je m´intéresse bien, mais pas au point de me troubler les idées, surtout lorsque je t´écris, car alors, je concentre assez mon attention qui toujours vole un peu au hasard sur toutes les choses. Tiens, encore à noter un trait de mon caractère, je t´aide, tu vois, dans ton étude psychologique.

Espèce de vilain garçon, c´est très laid de faire le "Don Juan". As-tu dénombré tes victimes?

Ecoute, mon petit ami, tu ne vas pas continuer à te rabaisser à mes yeux. Cela je ne le veux pas. Tu me dis que tu es un "fantôme inconnu et ennuyeux emprisonné dans un camp de concentration".

Tu me fais de la peine lorsque tu écris comme cela. Tu n´es pas un fantôme, tu es un homme et un vrai, tu comprends?  Et un homme que j´aime pas comme un amant, mais plus qu´un ami. Alors pourquoi te traiter d´ennuyeux? Tu sais que tu ne le seras jamais pour moi.  Je tiens trop à tes lettres attendues toujours avec plus d´impatience, pour être pour moi quelqu´un à qui on répond par bonté, pour ne pas rompre une habitude devenue depuis longtemps monotone.

Mon chéri, c´est toi qui me fais des reproches si amers que j´en ai mal au coeur. Tu vois que j´en ai un puisqu´il me fait mal. Je ne me suis pas rendu compte de ce que je t´écrivais, sans doute pour t´avoir blessé de la sorte. Je n´ai pas de coeur, dis-tu? Tu sais bien que si, et si un jour je t´ai dit des choses méchantes je ne l´ai pas fait exprès. Me pardonnes-tu maintenant?

J´aurai autant de patience que tu voudras. Je ne veux pas te donner trop de travail. Je te promets que je ne t´écrirai plus comme la dernière fois. Es-tu content, petit bonhomme chatouilleux autant que moi?

J´accepte avec enthousiasme de devenir ta collaboratrice. Mon rôle ne sera d´ailleurs pas très important, car tu ne fais pas beaucoup de fautes. Seulement quelques-unes qui pourraient passer inaperçues aux yeux de  ceux qui n´ont pas une grande habitude de livres et de la grammaire. Alors tu vois que ce n´est pas très grave. Je crois que les fautes que tu fais le plus sont des erreurs de consonance, mais c´est naturel tu n´entends pas assez parler français et c´est déjà bien beau de l´écrire comme tu fais dans les conditions où tu vis.

Ta pensée que tu m´as écrite, je ne voudrais pas que tu me l´appliques. Elle n´est pas très flatteuse. Je te dis toujours ce que je pense, tu le sais, et je crois que je sais aussi ce que je sens (peut-être pas toujours, mais presque).

Excuse les taches que tu trouveras sur ma lettre, c´est l´eau qui les a faites en rejaillissant.  Les meilleurs baisers de ta petite terrible.

Suzy.

 

Lettre nº 18

St Antonin le 24 août 1939

Mon grand ami chéri.

Je viens de relire toutes tes lettres.  Cela m´a fait beaucoup de bien; et maintenant, je vais répondre à ta dernière que j´ai reçue hier à midi. Ici il n´y a que deux courriers, un le matin après onze heures et l´autre le soir entre 6h et 7h. Tu vois que nous n´en avons pas trop et les facteurs n´ont pas beaucoup de travail.  Mais, chacun fait ce qu´il peut, n´est-ce pas?

J´ai trouvé hier sur "La Dépêche" un petit article qui m´a beaucoup plu. Je te l´envoie, tu me diras ce que tu en penses.

Sais-tu à quoi je pense, maintenant? Je viens de faire un si joli rêve! Je rêvais que tu étais sorti du camp, que tu étais libre! J´étais venue te chercher pour te conduire chez moi, tu étais devenu un frère, un grand frère chéri, pour moi et maman était heureuse de nous voir, car nous nous entendions si bien. S´il pouvait un jour se réaliser, te dire combien je serai heureuse est impossible, cela est si grand que je ne puis l´écrire. Te voir heureux, tu ne sais pas tout ce que cela représente pour moi, car tu ne me le dis pas, mais je sais bien que tu souffres surtout moralement, et cela est plus affreux que la souffrance physique.  Je serais la plus heureuse des femmes, si toi, mon grand ami chéri, tu pouvais un jour être heureux par moi.

Tu comprends, maintenant je sais que je peux faire quelque chose pour toi, alors nous allons travailler ferme tous les deux, ton livre sera vite terminé. Il faut qu´il ait du succès tu le mérites tout, mon petit! Alors, chéri tu ne pleureras plus, tu seras libre nous serons ensemble, et la vie sera belle de nouveau pour toi.  Car tu veux bien, n´est-ce pas, lorsque tu seras libre, venir chez moi passer quelque temps, au moins. Ensuite si tu veux partir, tu le pourras mais je veux que nous vivions un peu ensemble. Je serais si heureuse de te sentir près de moi, réellement.

          Mais voilà il y a maintenant un (....) très sombre; très sombre. C´est la situation actuelle. Elle est on ne peut plus critique et si nous l´avons échappée l´an dernier, je ne sais si cette fois nous nous en tirerons aussi bien. Il paraît que tout est près, il n´y a plus qu´à faire jaillir l´étincelle pour allumer le grand incendie. Y a-t-il encore un peu d´espoir? Ayons confiance, c´est tout ce que nous pouvons faire maintenant. Autrement, que deviendrons-nous?  Ce qui m´a le plus étonnée, maintenant, de tout ce qui est arrivé, c´est le pacte de non-agression Hitler-Staline. Ça c´est le comble; tu te rends compte un peu. Le communisme s´unissant à la dictature pour lutter contre la démocratie et la liberté! Ah! il ne manquait plus que cela! On donne à la Russie bien des intentions différentes. S´unissent-ils pour faire en commun un nouveau partage de la Pologne (la pauvre, cela ferait la 4ème fois) ou bien Moscou veut-il par là limiter les conquêtes de Berlin? Car il y a un article du traité (le 3ème paraît-il), qui permet à l´un des signataires de passer outre le pacte si l´autre attaque un tiers; mais voilà quel est ce tiers? Et la Russie rompra-t-elle ou non avec le Front de la Paix? Voilà beaucoup de points noirs dans notre horizon.

Et en plus de tout cela, le temps ne se met pas en état de fête.  Depuis hier il pleut à torrents toute la journée.  Et tout à  l´heure, avant le dîner, nous étions si fatiguées de rester dedans à ruminer des idées noires, qu´avec Arlette nous avons mis nos imperméables et nous sommes allées faire une promenade sous la pluie. Cela nous a un peu changé les idées, et de nouveau, partout en ville, on entend parler de mobilisation et tout ce qui suit. Je puis t´assurer que ce n´est pas gai. Oui, mais dans tout cela, qu´allez-vous devenir, vous, dans les camps? Je me le demande anxieusement, tu sais.

Oh! cette pluie, elle ne finira donc pas de tomber? Toujours ce même bruit monotone dans la rue.  Il y a des jours où je trouve cela agréable, merveilleux, tu te souviens: "Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime?"

Mais aujourd´hui tout concourt pour me faire trouver ce temps insupportable.

Non, ta lettre ne portait aucune marque faisant soupçonner qu´on puisse l´avoir ouverte.

Je suis heureux, Manolo, lorsque tu me dis "je ne pourrai t´oublier jamais".  Moi non plus je ne t´oublierai pas, toujours je me souviendrai de l´admirable et courageux petit ami que la bonne fortune m´a fait connaître.

Ecoute, mon petit, si les choses s´arrangent, je vais me renseigner plus sûrement sur l´enseignement libre dans les environs. Peut-être qu´à Toulouse, Montauban ou autre, il y a des institutions privées; et si par hasard dans une école on demande un répétiteur espagnol? Je te le dirais tout de suite. Le tout c´est que tu sortes de ce camp. Ah! si j´étais plus âgée, un an de plus, j´aurais ma maison, je pourrais faire ce que je voudrais, et je t´assure que tu n´y serais plus depuis longtemps au camp! Veux-tu me dire quelles démarches il te faudrait pour demander ton transfert au refuge de Montolie.

Mais toujours, ne te décourage pas. Si nous ne pouvons rien obtenir, il faut que tu finisses ton livre et il faut que tu aies confiance en toi, c´est une grosse chance de succès.  Allons, du courage, de la confiance et nous vaincrons!!!

J´ai confiance en toi, chéri, et si tu penses arriver à sortir du camp, je serai si heureuse de te voir sourire! J´ai compris parfaitement ce que tu attends de moi dans la correction de ton français. Je te promets, parole d´honneur, que je ferai tout ce que je pourrai, et dans le sens que tu veux.

Je ne sais pas où a cours cette opinion sur les réfugiés espagnols (malfaiteurs et fainéants) mais il ne faudrait pas qu´on vienne m´en parler en ces termes, car je t´assure qu´on serait bien mal reçu; ça, oui!!!

J´attends les premières corrections. Surtout n´aies pas peur de me donner du travail, ce ne sera pas du travail pour moi, puisque c´est pour sauver quelqu´un que j´aime. Car je t´aime pas de la même façon, mais plus peut-être que si tu étais mon amant.

Adieux mon grand ami chéri, du courage et bientôt nous triompherons. Pourvu que tout aille bien!

Je te quitte en t´embrassant en nombre illimitée (c´est beaucoup!), ta petite amie dévouée qui pense toujours à toi.

Suzy


Lettre nº 19

Gaillac le 6 septembre 1939

Mon cher petit Manolo,

Nous avons dû quitter Saint Antonin plus tôt que nous l´avions prévu, c´est pour cela qu´avec cinq jours de retard, j´ai reçu ta lettre ici, hier soir.

Les évènements se sont précipités depuis que tu as écrit cette lettre que j´attendais avec impatience depuis quelques jours. Et nous voici maintenant en présence de la solution (y en avait-il une autre?) à la crise.  Je crois qu´il n´y avait pas d´autre issue car, comme tu me le dis, si nous n´abattons pas le fascisme, c´est lui qui nous abattra. Enfin, ayons confiance, car nous vaincrons.

          En attendant, grand frère chéri, il faut travailler, et toi il faut guérir bien vite pour pouvoir reprendre ton travail.  Il me tarde que tu m´envoies les premières pages. Car, même moins vite que tu le voudrais, il faut continuer ton bel ouvrage, dans n´importe quelles circonstances n´est-ce pas, chéri?

Mon petit, depuis hier, je suis inquiète au sujet de ton état de santé, j´espère que lorsque tu recevras cette lettre, tu seras tout à fait remis et que tu vas pouvoir reprendre ton travail habituel.

Je demande au psychologue que tu es, de m´aider à voir au fond de moi-même.  Il me semble qu´il me manque quelque chose, ce quelque chose était peut-être quelqu´un, oui, c´est plutôt cela, car je suis toujours seule surtout moralement. Il me faudrait quelqu´un à qui je puisse toujours dire tout ce qui me passe par la tête (et je t´assure qu´il y en passe des choses!) Avoir un être près de moi qui ait le mène coeur, la même âme que moi, un confident intime, voilà ce qui me manque.  Je sais ce que tu vas me dire.  Tu me répondras: - “mais je suis pour toi tout cela", je le sais, chéri, et j´en suis heureuse; mais tu n´es pas là, et lorsque je t´écris j´ai déjà oublié tout ce que je pensais.  Tandis que si tu étais ici et qu´à chaque moment je puisse te dire - "Manolo, sais-tu à quoi je pense?" Alors nous causerions longtemps; nous serions très heureux parce que nous nous entendrions très bien.  Comme frère et soeur qui s´aiment beaucoup, nous nous consolerions mutuellement lorsque l´un de nous aurait du chagrin et bien vite nous recommencerions à rire, à être gais, à être heureux.

Ecoute, Manolo chéri, je vais te demander quelque chose qui me tient beaucoup à coeur. Su tu pars pour combattre, je voudrais d´abord que tu m´écrives le plus souvent possible, et puis lorsque tu auras une permission, je te demande de venir la passer ici, avec moi. Ainsi nous nous connaîtrions tout à fait et nous passerions d´heureux moments ensemble.

Je t´ envoie aujourd´hui seulement la photo (dont je t´ai sans doute parlé) que nous avons prise au cours de l´escalade d´une montagne près de St. Antonin, celle-ci est prise tout à fait au bout.  J´espère que tu recevras cette lettre, alors je t´enverrai d´autres que nous avons prises à Cazals, le jour où je t´écrivais du bord de l´eau, une bien longue lettre, t´en souviens-tu?

Permets-moi maintenant de mettre des lunettes et de prendre un air sévère pour me changer en professeur.  Je voudrais corriger une faute de français que tu as faite dans ta lettre. Voici: Dans les phrases exclamatives, il ne faut pas employer comment mais comme. Par exemple, on ne dit pas: comment tu es gentille! ou comment il fait beau! mais comme tu es gentille!, comme il fait beau!  Compris, chéri?

Et maintenant je vais terminer ma lettre en te disant une fois encore de guérir bien vite et de m´écrire une longue, longue lettre comme tu me l´as promis.

Ta petite soeur t´embrasse bien affectueusement.

Suzy


Lettre nº 20

Gaillac le 20 septembre 1939

Mon petit ami chéri

Tu m´accuses de ne pas t´avoir écrit mais c´est que je n´ai reçu de toi depuis que je suis ici que deux lettres: celle à laquelle je réponds que tu as écrite le huit de ce mois et une autre environ vers le premier septembre que tu avais envoyée à St. Antonin et qu´on m´a renvoyée ici.  J´ai aussi répondu à cette lettre le lendemain de sa réception.  Et je n´ai pas reçu autre chose de toi. Tu vois, ma conscience est tranquille car je ne te dois aucune lettre n´en ayant pas reçu d´autres de toi.

Je ne sais pas pourquoi tu n´as pas reçu ma dernière lettre, je l´ai pourtant envoyée d´ici et habituellement tu avais tout reçu.  Peut-être recevras-tu bientôt cette épître qui s´est égarée, sinon tant pis.

Je t´assure qu´ici tout est calme et même triste; nous n´avons aucune distraction alors je prends le parti de rester à la maison. Je lis, je couds ou tricote et lorsque le temps le permet je vais faire une promenade à bicyclette avec Arlette.  Mon beau-frère (le père d´Arlette) est mobilisé à Albi et demain s´il fait beau temps nous irons le voir et en même temps faire quelques achats pour l´hiver.  J´ai aussi un autre beau-frère qui est mobilisé mais il n´a que 26 ans, et est sur la ligne de feu. Ce sont les deux seuls membres de ma famille qui soient mobilisés. C´est toujours trop. Je t´assure que si personne jamais n´avait eu plus d´instinct belliqueux que moi, on ne se battrait pas.  Dire qu´on prêche la fraternité! Ah! elle est belle pour le moment.

Lundi dernier je suis allée à Albi avec une camarade de l´Ecole pour voir ce que nous devions faire à la rentrée. Nous avons vu Madame la Directrice qui nous a renseignées.  Nous rentrons le premier octobre comme d´habitude car l´Ecole Normale est le seul internat qui subsiste dans la ville. On n´as pas encore besoin de nous comme institutrice et nous ferons peut-être complètement notre troisième année.  Et puis bien ou mal, en Juillet prochain, je serai libre.  Il me tarde beaucoup, tu sais, car je vais pouvoir, autant que mon travail me le permettra, vivre comme je le voudrai.

J´espère, mon chéri, que tu es maintenant tout à fait remis de ton indisposition qui n´est plus qu´un mauvais souvenir.

Je comprends votre espoir de libérer votre pays, car votre situation est très cruelle et je souhaite de tout mon coeur que votre audacieux projet se réalise.

Depuis ce deuxième coup de théâtre russe, je crois que le sort de la Pologne est de plus en plus compromise, la situation devient toujours plus critique. Je me demande ce que va devenir ce pauvre peuple si courageux.  Tu me dis: "La guerre c´est une loterie".  Tu as raison et comme toi j´espère gagner et gagner le gros lot. Mon grand frère chéri, j´espère que tu recevras cette lettre et que tu pourras y répondre bientôt.

Dans dix jours c´est la rentrée et je vais de nouveau consacrer bien des heures d´étude à t´écrire. C´était mon plus grand bonheur. Il me semblait au moment des vacances que j´allais avoir davantage de temps, mais je me suis aperçue que cela n´est pas. Il y a toujours quelque chose à faire à la maison.

Adieu mon grand chéri, je ne t´oublie pas une minute, et t´embrasse bien affectueusement.

Suzy.


Lettre nº 21

Gaillac le 23 septembre 1939

Mon très cher petit, j´ai reçu ta lettre, datée du 16, hier soir.  J´espère que la mienne, que j´écrivis il y a quelques jours te parviendra bientôt ainsi que celle-ci. Comment te remercier pour ta longue missive?  Il y a si longtemps que tu ne m´avais écrit comme cela et j´aimais tant recevoir à l´école tes longues lettres affectueuses!  C´était pour moi dans la vie monotone de la pension, comme un rayon de soleil qui pénétrait dans ma petite chambre.  Je lisais, je relisais sans jamais me lasser tes paroles si chères.

Et puis je passais beaucoup de temps à t´écrire, je délaissais les mathématiques, je faisais des vers pendant les cours de géométrie, j´employais tout mon temps d´étude à penser à toi ou à écrire de longues lettres car je savais que cela te ferait plaisir. Te souviens-tu du jour où je t´écrivis trois lettres en deux jours?  Ma petite amie Margot me disait: "Suzy, tu ne veux pas nous le dire, mais on voit bien que tu l´aimes, ton Manuel."  Je ne lui ai jamais répondu. J´ai toujours gardé pour moi seule toutes mes pensées, tous mes sentiments et puis je te racontais tout ce qui se passait par la tête.  J´étais un peu folle, n´est-ce pas, chéri? Mais c´était de ta faute. Et j´avoue en baissant humblement la tête que je ne crois pas avoir changé.

Je t´envoie une poésie qui me plaît beaucoup.  Je l´ai trouvée sur un petit magazine.  Je l´aime parce qu´elle me fait penser à Isabel, la petite espagnole que nous avions avec nous à l´Ecole. Je t´en ai parlé; n´est-ce pas? Isabel est maintenant à Graulhet à 18 km, d´ici.  Je suis allée la voir avant de partir à St. Antonin et j´irai la semaine prochaine car elle ne revient pas avec nous cette année. Lorsqu´elle s´habillait pour les bals que nous donnions à l´école, elle n´oubliait jamais d´attacher dans ses cheveux blonds deux ou trois oeillets rouges, sombres, très beaux.  C´est pour cela que les oeillets me font penser à ma gentille petite amie Espagnole.

Je t´envoie les photos que tu me demandes.  Sur l´une nous avons grimpé au bout d´une meule de pailles, ma petite nièce et moi; et sur l´autre Arlette m´a prise sans m´avertir alors que je voulais traverser le courant pour aller chercher des fleurs sur l´autre rive. Nous en avons prises deux autres où je suis seule, malheureusement, je n´en ai que les pellicules et je te les enverrai quand je les ferai refaire. Et toi, mon petit, n´as-tu pas la moindre petite photo d´identité? Tu me la prêterais, je la ferais faire en plus grand et je te renverrais la tienne si tu en as besoin. Veux-tu, chéri?  Je serais si heureuse!

Je voudrais pouvoir t´écrire plus longtemps, mais je ne le peux pas, car maman me réclame depuis un moment, alors je termine ici en me permettant de t´écrire davantage quand je serai à l´école, la semaine prochaine... Déjà!

Au revoir, ami chéri, reçois avec toutes mes pensées, les baisers de ta petite fille.

Suzy.

 

Lettre nº 22

Albi le 3 octobre 1939 

Mon grand ami chéri: J´ai reçu hier ton portrait accompagné de la petite poésie que tu as écrite en français. Cette lettre que je commence ce soir avec mon livre de géométrie ouvert à côté, tu ne la recevras sans doute qu´à la fin de la semaine car je n´ai pas de timbres et je dois attendre la sortie de jeudi pour en acheter et pouvoir lancer ma lettre.  Aussi ne t´étonne pas du retard que cette épître pourra avoir.

Tu ne sauras combien cela m´a rendu heureuse de te connaître.  Il y a longtemps que je désirais cette minute.  Et puis, merci, cher petit ami d´avoir pensé à me faire cette surprise pour mon premier jour de classe. Tu dois savoir comme les rentrées sont pénibles après les beaux mois de liberté.  J´avais un cafard fou dimanche soir quand je me suis retrouvée dans une cabine à laquelle je n´étais pas habituée.  Pourtant j´aimais bien ma petite chambre de l´an dernier. Mais ce n´est plus la même et la force de l´habitude m´y a fait revenir.  Instinctivement après le grand escalier je me suis dirigée vers le dortoir de 2ème année et lorsque je suis arrivée à mon ancienne cabine, j´ai été toute étonnée d´y trouver quelqu´un d´autre. Et je suis revenue à mon nouveau logis désorientée. J´étais malheureuse, si tu savais, dimanche soir et puis j´avais déjà perdu l´habitude d´ici.

Les vacances ont un désastreux effet sur les rentrées! Il y a de plus toutes les nouvelles de première année, têtes étrangères, avec qui on essaye de parler mais qui ne nous répondent même pas. Et puis il y a l´atmosphère tendue du moment.  Madame a essayé par quelques paroles qui allaient au coeur, de remonter notre moral défaillant; mais cela ne fait rien; on sent que ça ne va pas, que ce n´est pas comme toujours. En plus il y a les mathématiques à repasser lundi prochain.  Pense à moi ce jour-là, ami chéri j´en aurai bien besoin, car je ne sais rien, mais rien du tout alors, encore bien moins qu´en Juillet, et tu sais ma note d´alors. Je n´ose penser en quel chiffre elle va se transformer!

Et puis ça m´est égal.  Qu´est-ce que des maths dans la vie?  Si peu de choses! Non! alors qu´il y a en a d´autres qui méritent un intérêt bien plus grand! Et voilà qu´au milieu de toutes ces idées plus ou moins sombres, j´ai reçu ton portrait. Je voudrais connaître pour le féliciter, l´artiste qui l´a exécuté.  Chaque fois que je le regarde (et c´est bien souvent) il me semble que tu vas bouger, que tu vas parler, tellement il y a de vie dans l´expression qu´a si bien su saisir l´artiste.

Dis-lui chéri, qu´il est un peu la cause de mon bonheur, que grâce à lui qui m´a fait te connaître, l´affreux cafard qui me tenait s´est presque envolé entièrement.  Il ne reste plus maintenant qu´un peu de mélancolie, de regret. Je sens avec encore plus de plaisir que la géométrie c´est ma muse. De temps en temps, je jette un coup d´oeil sur un théorème et, de plus belle, je reprends ma lettre. Thalès et Pythagore me tendent les bras, mais ils sont si revêches que je m´en détourne avec une moue de dédain. Oh! combien je préférerais les tiens.  Je crois que si tu étais professeur de géométrie et même (ô malheur) d´arithmétique - science à jamais incompréhensible pour moi - je ferais des maths sans bouger, sans me révolter.  Mais je préfère que tu me parles de Goya que d´Erathostène malgré toute la beauté des lignes géométriques, je préfère les "majas" aux cônes et polygones.

Hier soir une camarade de troisième nous a raconté au dortoir la vie d´un camp de concentration. J´ai écouté pendant un moment le récit du sort des pauvres réfugiés. Mais à un moment, j´ai été obligée de partir, je me suis enfermée dans ma cabine et je me suis mise à pleurer en pensant que peut-être tu souffres comme eux. Oh! que je serais heureuse si je pouvais faire quelque chose pour toi! L´idée de mon impuissance m´est si pénible! Je voudrais tout un jour te voir libre! Il me semble que le plus beau jour de ma vie sera celui de ta liberté!

Ce soir, je termine ma lettre ici.  Mais avant de te l´envoyer, j´écrirai peut-être autre chose puisque j´ai deux jours.

Ami chéri, le chaud baiser que tu réclames, je te le donne de tout coeur.

Puisse-t-il te guérir.

Adieu, ami, à bientôt.

          Suzy.

Aimes-tu ces quelques pensées?

 

Le visage de ceux qu´on n´aime pas encore

Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves

Et va s´illuminant sur de pâles décors

Dans un argentement de lune qui se lève.

Anna de Noailles

 

***

Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas.

****

Adieu est un souvenir qui charme

Adieu se lit dans une larme

Adieu fait souvent bien souffrir

Adieu fait quelquefois mourir

Lamartine

***

Le souvenir est peu de choses

Mais il reste quand tout est fini

Et quand se fanent les roses

Le souvenir s´épanouit.

 

Amis, ne touchez pas aux souffrances cachées

Respectez les douleurs dont on ne parle pas

 

          Mercredi matin.

Bonjour, grand´ami!  Comment allez-vous? Mieux, n´est-ce pas.  Moi, je vais bien et aujourd´hui, je vais vous parler de la poésie que vous avez jointe au portrait.

J´écris. Je lève les yeux de temps en temps sur ton visage. Il est là devant moi.  Depuis que tu es près de moi, tu me regardes. J´ai toujours l´impression que je vais voir s´animer ce dessin. Quand je regarde tes yeux, il me semble que je vais y voir mon visage.  Oh! je te connais maintenant. Je te connaissais avant de savoir tes traits. Merci, chéri, d´avoir écrit pour moi cette poésie.  Je l´aime beaucoup.  Mais je serai encore plus heureuse lorsque tu m´écriras "Je ne suis plus triste et malade".

Mercredi soir, dans ma cabine avant de me coucher. J´ajoute un mot, ce soir, à ma lettre.  J´ai beaucoup pensé à toi ce soir.  C´est que j´ai fait 3 h 1/2 de maths. Record à jamais imbattable... par moi.  Je trouve que j´ai fait un effort désespéré.  Malheureusement si mon corps reste devant la famille, mon esprit en est souvent bien loin. Oui, si mon corps était ici, moi je franchissais les espaces et... les lignes de fils barbelés; je suis venue frapper à la porte de ta "barraca".  Tu m´as répondu et nous avons entamé une longue conversation.

Voilà à quoi je pensais pendant que le trinôme dormait sous ma main. Tu ne me gronderas pas, n´est-ce pas, mon ami?

Maintenant je vais te dire "Bonne nuit".  Il est l´heure d´aller me coucher. 

Au revoir, ami, je vous embrasse avant de vous quitter, votre petite amie.

Suzy.

 

Lettre nº 22

Albi le 5 octobre 39

Grand ami chéri.

Comme je te l´ai dit à midi lorsque j´ai reçu ta lettre, je consacre cette dernière heure d´étude à t´écrire. Depuis quelques jours déjà j´attendais ta réponse. Comme avant les vacances, mes compagnes de table au réfectoire ont échangé des sourires complices en me regardant lire ta longue lettre. Et j´entendais des réflexions qu´elles faisaient entre elles ou qui s´adressaient à moi: "Et bien!, il en a toujours à lui raconter", "Suzy, il t´aime toujours?" etc... Comme je n´ai pas contenté leur curiosité, elles se sont remises à manger sans rien plus me dire.

Et j´ai continué ta lettre tranquillement. Tout s´efface lorsque je lis les paroles affectueuses que tu m´écris.  Il me semble que je suis seule avec toi et que tu me parles. Oh! je sais bien que ce sont des illusions, de belles illusions, mais cela me rend heureuse et c´est tout ce qu´il me faut.

Je me demande parfois si ma vie passera avec des illusions. Que veux-tu? La réalité est si décevante parfois. Il y a tant de trahisons de toutes sortes!, et quel exemple en ce moment! Cela a bouleversé toutes mes idées, mes croyances, mes doctrines.  D´ailleurs je t´ai déjà dit ce que je pensais des alliances actuelles, je ne recommence pas. Mais tout de même je ne m´en suis pas encore remise.

Je suis à l´infirmerie. Ce n´est rien. Une indisposition passagère. Je n´ai qu´un livre, alors sur une de ses feuilles blanches je vais continuer la lettre que j´ai commencée pour toi hier soir.  Je voudrais encore te parler de la délicate attention que tu as eue de m´envoyer ton portrait; ton unique portrait; mais j´ai peur que des mots ne puissent exprimer toute la gratitude que mon coeur ressent pour toi. Merci donc, ami chéri, merci infiniment de t´être séparé de cette richesse (car c´en est une) pour me faire plaisir. Quel grand coeur tu as, chéri! Jamais je ne pourrai assez te remercier de ce geste si délicat et si généreux.

Je viens de lire que Flaubert écrivait à sa maîtresse: "Je voudrais ne t´avoir jamais connue", en lui expliquant que c´était là la plus grande marque de tendresse qu´il puisse lui donner. J´avoue ne pas le comprendre. A moins qu´elle vous fasse souffrir; je ne vois pas pourquoi on peut souhaiter de n´avoir jamais connue une femme. Et Flaubert avait l´air d´être parfaitement heureux. C´est pour cela que moi je préférerais écrire "je voudrais t´avoir toujours connu".  Oui, ami, cela est vrai, je voudrais avoir toujours connu ton âme, cette âme si belle que j´aime.  C´est vrai, tu sais que tu es comme un grand frère pour moi; plus qu´un frère même car il me semble que je ne t´aime pas tout à fait comme cela. C´est une amitié très tendre qui règne entre nous, une amitié toute proche de l´amour. Chéri, je vais t´avouer quelque chose que je ne t´ai pas dit encore: J´ai peur de t´aimer. Nous serions peut-être très heureux maintenant. Attendons... La vie nous réserve peut-être des surprises.  Oh! oui, il est beau le tableau que tu me décris au sujet de la photo de Manou et moi.  Quel beau mirage! Mais si lointain encore que j´ai peur de ne pas l´atteindre.

Je crois que l´évidence même, va me faire croire à la transmission de pensée. J´en ai encore un exemple frappant à te montrer. Je voulais sur cette lettre même te demander quelque chose à quoi je pense depuis quelque temps. Je voulais te dire: "Puisque maintenant tu ne peux continuer la Symphonie Pathétique; veux-tu écrire, pour nous deux, l´histoire de notre amitié?".  Et voilà qu´en même temps tu commences ton journal sentimental ([11]), juste ce à quoi je pensais. Qu´en dis-tu? N´est-ce pas étrange aussi?

Cependant, je ne voudrais pas te donner un travail supplémentaire. Je te demande de m´envoyer ce journal ([12]), mais si tu n´as pas le temps, transcris-le en Espagnol, moi je pourrai toujours le traduire et toi, cela te donnera un peu plus de loisirs pour y travailler.

Chéri, ton portrait me plaît, il ne m´a pas déçue comme tu le crois. Et même si tu n´étais pas un Adonis, crois-tu que cela changerait quelque chose à mes sentiments pour toi?  Je n´en suis pas à ces considérations sur les comparaisons de beauté physique. Il y a tellement d´hommes beaux qui n´ont point de coeur, qui sont sots, fats et orgueilleux! Et cela j´exècre.

Je te promets de ne pas t´écrire quand j´aurai beaucoup de travail mais lorsque je n´en aurai pas trop, je pourrai bien, n´est-ce pas, jouer un bon tour à la surveillante et t´écrire pendant l´étude sans qu´elle s´en doute.

          C´est délicieux de tromper cet être insupportable!

Je voudrais t´écrire encore pendant longtemps mais je viens de me faire rappeler à l´ordre par les autres qui repassent les maths avec moi, alors je termine, en réservant pour la semaine prochaine le plaisir de te parler de ton journal.

A bientôt ta réponse, ami chéri lundi soir je serai libérée des maths. Quel bonheur! Je pourrai faire ce que je voudrai.

Je te quitte en t´embrassant affectueusement.

Ta petite amie

          Suzy.

(22)

Aimes-tu ces quelques pensées?

 

Le visage de ceux qu´on n´aime pas encore

Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves

Et va s´illuminant sur de pâles décors

Dans un argentement de lune qui se lève.

 

Anna de Noailles

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Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas.

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Adieu est un souvenir qui charme

Adieu se lit dans une larme

Adieu fait souvent bien souffrir


Adieu fait quelquefois mourir

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Le souvenir est peu de choses

Mais il reste quand tout est fini

Et quand se fanent les roses

Le souvenir s´épanouit.

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Amis, ne touchez pas aux souffrances cachées

Respectez les douleurs dont on ne parle pas

Et ne foulez aux pieds que les feuilles jonchées

Qui se rencontrent sous vos pas.

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Il faut avoir souffert pour être bon; mais il

faut peut-être que l´on ait fait souffrir

pour devenir meilleur.

Maeterlinck

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Voici quelques poésies qui me plaisent

tu me diras ce que tu en penses.

 

Soir

 

J´ai laissé ma main dans les tiennes

mon ami, ami silencieusement chéri

Sans que tu la retiennes

Car tu n´as pas compris

 

Je suis restée penchée contre toi

Et mon coeur battait à la volée

Sans mes doigts

Mais tu as pris le bras d´une autre

Et tu me souriais en me disant adieu

 

Tristan Kluigson

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L´infidèle

 

Et s´il revenait un jour

Que faut-il lui dire?

Dites-lui qu´on l´attendait

Jusqu´à s´en mourir.


Et s´il demande où vous êtes

Que faut-il répondre?

- Donnez-lui mon anneau d´or

Sans lui répondre.

.....................................

Et s´il veut savoir pourquoi

La salle est déserte

Montrez-lui la lampe éteinte

Et la porte ouverte...

 

Et s´il m´interroge alors

Sur la dernière heure?

- Dites-lui que j´ai souri

De peur qu´il ne pleure.

 

Maurice Wacterlinck

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Abat-jour

Tu me demandes pourquoi je reste sans rien dire

C´est que voici le grand moment

L´heure des yeux et du sourire.

Le jour est gris.  Ce soir je t´aime infiniment

Serre-moi contre toi, j´ai besoin de caresses.

Si tu savais tout ce qui monte en moi ce soir

D´ambition, d´orgueil, de désir, de tendresse

Et de bonté! Mais non, tu ne peux pas savoir!

Baisse un peu l´abat-jour, vois-tu nous serons mieux

C´est dans l´ombre que les coeurs causent.

Et l´on voit beaucoup mieux les yeux

Quand on voit un peu moins les choses.

Ce soir je t´aime trop pour te parler d´amour.

Serre-moi contre ta poitrine.

Je voudrais que ce soit mon tour

D´être celui que l´on câline.

Baisse encor un peu l´abat-jour.

Là. Ne parlons plus. Soyons sages.

Et ne bougeons plus, c´est si bon

Tes mains tièdes sur mon visage.

Paul Géraldy

 

Dis, Manolo, n´éprouves-tu pas parfois le soir ce besoin de quelqu´un qui caressait ton visage, de quelqu´un que tu aimerais? Souvent je pense à cela et ce soir je te le dis, je ne sais pourquoi, mais tu comprendras que j´aie besoin de te dire parce que... Non! je suis folle. Je ne dois pas te dire pourquoi.

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(12) "Télépathie".

(13)


Lettre nº 23

Albi le 17 octobre 1939

Mon grand ami,

J´ai été très heureuse, mon ami, de recevoir ta lettre tout à l´heure; à l´heure du dîner le courrier m´apporte cette missive que j´attendais depuis quelques jours déjà. Mais tu as eu beaucoup de travail, je le sais. Et je ne pourrai jamais te remercier assez de faire pour moi tout ce que tu t´imposes. Merci pour le joli "journal sentimental" que tu as eu la patience de traduire ([14]). J´aurais pu le faire moi-même, tu sais, Manolo; cela t´aurais donné plus de temps pour écrire en espagnol. Tu dois connaître ma science en ta langue pour m´épargner le souci de traduire!  Et oui, je ne sais pas beaucoup d´Espagnol, et en plus de cela cette année nous n´en faisons plus. On a jugé que celles qui faisons de l´Anglais pour l´examen avions ainsi assez de travail. Déjà que je n´aime pas du tout cette langue, ne plus faire d´Espagnol que j´aime tant m´a fait beaucoup de peine. Tellement que samedi soir au lit, après cette nouvelle, je n´ai pu me retenir de pleurer. Enfin, tant pis; mais je travaillerai seule. Je ne veux pas oublier ce que je sais et je veux apprendre beaucoup d´autres choses.

Prépare-toi à une surprise. C´en a été aussi une pour moi, lorsqu´on nous a donné le résultat de mathématiques, attention! J´ai 13. Plus du double de ma dernière note. N´est-ce pas magnifique? J´en ai été éblouie. C´est vrai que l´examen m´avantageait. Nous n´avons pas eu d´arithmétique. Je vais te dire ce que nous avions. Question de cours d´algèbre sur les progressions arithmétiques et géométriques: somme des termes, progression géométrique illimitée, et une application numérique où je me suis trompée dans un calcul sur logarithmes. En géométrie, le fameux problème du cube auquel on enlève une petite pyramide à chaque sommet. Il fallait calculer le volume et la surface du polyèdre et trouver 4 plans qui le coupent suivant des hexagones réguliers. Tu dois connaître ce problème il est donné un peu partout.  Je l´ai fait jusque là où il me fallait prouver que les hexagones étaient réguliers. Voilà toute ma science. Avec cela tu peux juger de mon savoir en maths.

Maintenant, finis les théorèmes pour toute cette année. Nous n´avons plus que de la littérature et de la philosophie à travailler. Ce sera plus intéressant. Nous avons déjà fait un devoir de français: "Phèdre n´est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente". Connais-tu la Phèdre de Racine! Je la trouve très belle et je me demande si j´arriverai à la comprendre tout à fait. Il y a tellement de subtilité dans son caractère et dans ses paroles! Ensuite quand je serai délivrée de ce souci qu´est le B. S. (Brevet Supérieur) français à la fin de l´année, je pourrai à ma guise faire des maths ou de la littérature comme tu as fait toi-même.

Écoute, je vais te dire le rêve que j´ai fait... éveillée.  Oui chéri, je crois que tu seras toujours pour moi un ami, le plus précieux des confidents et des conseillers. Oui, Manolo, je t´aime plus que si tu étais mon amant, mais pas de la même façon. Tu comprends, n´est-ce pas? Je t´aime comme l´ami le plus cher que je connaisse comme mon frère, non plus que mon frère car si j´en avais un je n´oserais pas lui parler. Tu es l´Ami que je ne voudrais jamais perdre, celui dont je ne peux me passer. Je t´ ai sans doute dit des choses bien folles, parfois, mais il ne faut pas t´y attacher. Je sais que je n´ai pas le droit de te faire de belles promesses que peut-être je ne pourrai jamais tenir. Alors, mon grand ami, si jamais un mot un peu trop tendre échappait à ma plume, je te demande de ne pas y prêter trop d´attention. Comprends, chéri, je veux que tu sois heureux, ce n´est pas avec des désillusions qu´on y arrive. Mieux vaut une surprise magnifique à la fin. N´est-ce pas que tu penses comme moi?

Vois si je suis devenue raisonnable. Maintenant c´est moi qui vais te faire la morale. C´est vrai que je ne suis plus tout à fait la petite fille insouciante que tu as connue à mes premières lettres. J´ai beaucoup vu souffrir autour de moi depuis, et cela a dû avoir une influence sur mon caractère. Pourtant, n´aies pas peur, je sais encore rire et chanter, cela je ne puis pas, malgré tout, m´en passer. Mais il m´arrive plus souvent qu´avant de réfléchir, de méditer longuement, n´importe quand, mais surtout le soir, dans le grand dortoir sombre et calme, avant de m´endormir. Je pense alors à tous ceux que j´aime, à tous ceux qui sont partis ou qui vont partir.  Je pense aux séparations cruelles, parfois aussi j´imagine la joie du retour. Je pense beaucoup à toi aussi. N´est-ce pas naturel?

Je t´ai déjà dit que ton journal me plaisait beaucoup. C´est une jolie étude psychologique qui s´annonce et je souhaite qu´elle ait tout le succès qu´elle mérite. En as-tu conservé la traduction française que tu m´envoies ([15]). Si tu veux, je vais la transcrire en Français plus élégant ([16]) et je te la renverrai. Tu la conserveras. Cela pourra toujours te servir un jour ou l´autre. Je peux bien faire pour toi ce petit travail. Tu en fais tellement pour moi! Malgré tout je vais te demander autre chose. Veux-tu me confectionner une petite couverture pour le "journal" avec une dédicace, comme celle que tu m´avais faite pour les essais. Je pense tout à coup (te l´ai-je déjà dit?) que l´analyse psychologique que tu te proposais de faire sur moi, va te servir pour le journal. J´ai hâte d´en recevoir la suite. Quant à moi je vais me mettre au travail et t´envoyer la correction française le plus vite possible.

Je suis heureuse que malgré tout ton travail tu aies pensé à "notre roman".  Ah! je le voudrais bien plus beau qu´il n´est! Si tu savais comme les autres m´envient d´avoir un ami comme toi. Elles ont des correspondants plus ou moins intéressants qu´elles estiment plus ou moins. Et souvent quelques-unes me disent: "Tu as de la chance, toi, d´avoir un ami comme Manuel! Il est tellement chic! Je comprends qu´on puisse s´y attacher." Tu vois comment on te juge ici. N´en es-tu pas fier?

Par la vue que tu m´envoies je juge Madrid comme étant une ville magnifique, que je voudrais bien connaître. Sera-ce possible un jour? Les vers de (...) me plaisent beaucoup. J´avoue que je ne les connaissais pas. Mais j´aime aussi et encore plus le vers que tu as ajouté.

Tu peux m´envoyer tout ce que tu voudras en fait de livres et papiers je te les garderai précieusement. Je te transcrirai aussi tous les passages de tes lettres que tu voudras.

Ce soir je m´arrête de t´écrire car l´acide sulfurique me tend des bras suppliants, mais combien dépourvus de charme. Alors je te quitte en t´embrassant très affectueusement.

Ta petite amie. Suzy.

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(14)

(15)

(16)

Lettre nº 24

Albi le 27 octobre 1939

          Mon grand Manolo chéri.

Je suis folle, mon ami, tellement que je n´ose plus rien te dire. Pourras-tu jamais me pardonner toutes ces méchantes choses que je t´ai écrites? Je me demande ce qui m´a passé par la tête le soir où je la faisais. Pourtant il ne se passait ce soir-là rien d´extraordinaire. Je ne m´explique pas à quoi j´ai pensé.  Non vraiment, et pourtant ce n´est pas mon habitude de me laisser aller ainsi.  Pardon, chéri! Je suis si malheureuse de savoir que je t´ai rendu malheureux! Je t´en prie, sèche mes larmes! Si tu savais comme j´ai pleuré depuis que je me sais coupable de t´avoir fait de la peine. Mon petit, pourras-tu encore me prendre dans tes bras, sans reproches pour essayer de me consoler? Pourras-tu oublier un peu (je ne demande qu´un peu) tout ce que je t´ai dit? Je voudrais ne jamais l´avoir écrit. Je voudrais que tu m´écrives encore comme avant, avec toutes tes douces paroles, toute ta sincérité, sans les réticences que je vois sur cette dernière lettre que j´ai reçue. Je t´en prie, mon petit Manolo, oublie un peu tout cela. Tu sais, je suis toujours ta petite amie d´avant, je n´ai pas changé.

Aujourd´hui à midi j´ai reçu le "journal" accompagné du petit mot. Je t´en remercie d´autant plus que tu ne l´aimes plus autant qu´avant, ta méchante petite Suzy. Je ne pourrai jamais te reprocher ce que tu appelles une "interprétation" de mes sentiments d´alors. Mon petit, mes sentiments n´ont point changé depuis, et cette interprétation est une vision exacte de la réalité. "Si tes sentiments d´aujourd´hui sont, malheureusement très différents" me dis-tu, non, ne crois jamais cela, même si en un moment d´humeur je te dis des choses méchantes.  Me connais-tu tout à fait maintenant? Me diras-tu encore comme avant "Yo te amo"? Je voudrais tant Manolo chéri, que ce nuage sur notre belle amitié passe très vite, qu´il ne soit plus qu´un mauvais souvenir que nous oublierons bien vite l´un et l´autre.

          Aujourd´hui c´est toi qui m´a fait mal par cette petite lettre glaciale. Manolo je ne t´en veux pas, puisque tu crois que je le mérite. Et pourtant je ne l´ai jamais moins mérité. Si tu savais comme j´ai besoin de tes douces paroles qui me réchauffent le coeur!  Et tu m´accuses, "mes compliments affectueux ne te plaisent pas déjà", me dis-tu.  Manolo, mon petit ami trop cher, pardonne-moi de te dire un peu brutalement "ce n´est pas vrai".  Moi aussi, je vais oublier que tu m´as écrit cela et je te prie bien doucement de me prendre dans tes bras et de me dire "Ma petite Suzy, ne pensons plus à tout cela, et soyons pour toujours les amis d´autrefois". Pourras-tu me le dire?

Je souhaite de tout mon coeur que oui. Je pense tout-à-coup à un joli tango que l´on chante cette année et dont les paroles me plaisent particulièrement car elles traduisent ce que je pense.  Les connais-tu?

"Écris-moi

Quelques lignes à peine

Tout mon coeur à tant de peine

Qu´un mot le consolera"

J´espère chéri, que tu répondras à cet appel.

Quant à la transcription de ton "Journal”, j´en ai écrit trois grandes pages.  J´en suis à la poésie que tu dédie à Paulette ([17]) et à laquelle je ne toucherai pas. Danse! tu pourrais me poursuivre pour adaptation fantaisiste! Les droits de l´auteur sont inattaquables. Donc je t´enverrai toute ton oeuvre "revue et corrigée" lorsqu´elle sera finie.

Tu as raison mon petit, lorsque tu apprécies notre amitié et je pense tout à fait comme toi. Je te jure que je ne serai plus, que je n´essayerai plus d´être une petite fille "terriblement raisonnable".

D´ailleurs ce n´est pas mon naturel, tu le sais et lorsque je te dirais tout ce qui me passera par la tête tu ne riras pas trop de moi, n´est-ce pas? Car je suis toujours la petite folle qui t´écrivait n´importe quoi, comme elle le pensait (même de la musique, te souviens-tu?).

Tiens j´ai envie de t´écrire le joli tango dont je t´ai parlé tout à l´heure, en entier. Tu verras si c´est joli. Quand j´en aurai la musique je te l´enverrai, ainsi tu pourras le chanter, car je ne peux la retrouver seule. Donc voici:

 

I

Cette rose embaumée

Que de toi j´ai gardée

Déjà, toute foncée

Dans mes doigts va mourir

Au cours morne des heures

Dans ma triste demeure

Ses pétales m´effleurent

Comme des souvenir

 

Refrain

 

Écris-moi

Quelques lignes à peine

Tout mon coeur a tant de peine

Qu´un mot le consolera

Ecris-moi

Quelques mots, que m´importe

 Afin que ta lettre apporte

L´espoir en mon coeur trop las

 

Je ne peux plus attendre

Sans savoir et sans comprendre.

Écris-moi


Ne m´abandonne pas.

 

II

 

Qu´il est lourd le silence

De ces nuits où je pense

A ta chère présence

Au doux son de ta voix

Car après tant d´ivresses

De bonheur, de tendresse

Tout mon coeur en détresse

Ne sait plus rien de toi

 

Écris-moi

Quelques lignes à peine

Dans mon coeur j´ai tant de peine

Qu´un mot me consolera

Écris-moi

Quelques mots, que m´importe

afin que ta lettre apporte

Du soleil en mon coeur las

Je ne pense plus attendre

Sans savoir et sans comprendre

Ecris-moi

Ne m´abandonne pas!

 

Alors, cher petit Manolo, qu´en penses-tu? Et souviens-toi toujours que ce que je t´ai dit n´était pas par pitié, non jamais, c´était tellement l´amitié, la belle amitié que j´éprouve pour toi et qui m´a toujours guidée. Ta dernière lettre (avant celle à laquelle je réponds) m´avait enchantée, chéri. Je ne t´en ferai jamais des reproches. Au contraire. Je voudrais tant que tu oublies ce que tu viens de m´écrire pour recommencer comme avant!

Où vas-tu aller, mon petit ami? J´ai hâte de le savoir. Ta petite amie qui te demande pardon,

Suzy.

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(17) Sonatine de Printemps. 

Lettre nº 25

Carte Postale (Claude Monet. Voiliers à Argenteuil.)

                           


Manolo chéri, je te donne cette carte parce que je l´aime beaucoup.  Je t´ ai écrit une longue lettre cet après-midi et puis j´ai trouvé cette reproduction d´aquarelle ([18]). Je la trouve très belle; et toi? Pourrais-tu rythmer sur elle quelques vers? Et puis, si ce n´est pas pour toi trop de travail, je te demande d´écrire pour nous deux une belle page sur notre amitié un moment en péril et sur notre réconciliation. Car c´est bien vrai chéri, que nous allons oublier ce mauvais moment. Une dernière question, mon petit ami, à laquelle je te demande de répondre franchement. "Aimes-tu une femme maquillée?" Non pas maquillée comme un "tableau de peintre", mais discrètement. Il y a des hommes qui ne tolèrent pas que leur femme se maquille mais n´en admirent pas moins les autres qui le sont.

Un baiser pour t´inciter à la franchise, ta petite amie.

          Suzy

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([18]) Petit nuage, Gurs, 2-XI-1939


Lettre nº 26

Albi, le 8 novembre 1939

 

Mon grand ami chéri.

Il y a deux jours que j´ai reçu ta lettre, mais un devoir de français pas intéressant (sur La Bruyère) à faire pour demain m´a empêché d´y répondre avant.

          Mais pour cela, je ne t´ai pas oublié, sois tranquille. Te dire le plaisir que m´ont fait ta lettre, la poésie et le beau dessin, et la suite du journal, est impossible pour moi. J´attendais cette réponse avec anxiété, il me tardait de voir ta réaction. J´avais peur de t´avoir fâché, j´avais peur de ce que tu me répondrais. L´on m´a remis ta réponse, et mon coeur s´est mis à battre bien fort. J´aurais voulu pouvoir tout lire à la fois, savoir en une seconde ce que tu avais écrit.

Pourquoi, mon petit, chanterais-tu une chanson de douleur? ([19]) Si un jour nous ramions côte à côte, ne serons-nous les plus heureux amis du monde? Alors, pourquoi ne pas chanter la même chanson de joie? Avais-tu pensé autrement lorsque tu écrivais sur ta poésie "...en chantant insoucieux, Toi, ta chanson de joie; moi celle de ma douleur". Est-ce parce que tu te souviendrais des jours sombres encore trop près pour que leur image soit effacée dans ton coeur? Tu sais, Manolo, j´aime beaucoup Petit nuage ([20]). Tu es un as pour composer des vers modernes. Parole, tu vas faire concurrence à Paul Fort. A propos de ce poète. J´ai commandé à la librairie le livre de ses "Ballades". Je t´enverrai les plus belles, veux-tu? Tu verras comme elles sont jolies. J´en ai déjà une que je trouve merveilleuse, je vais te l´envoyer aujourd´hui. C´est "Retour au soir tombant". Connais-tu? (Pardon pour cette faute, c´est ma plume qui a accroché).

Ami, serais-tu par hasard un pur esprit?  Pour t´introduire dans ma chambre serais-tu un ange? La porte en est close, hermétiquement close, tu sais; (je parle de ma chambre à la maison, ici c´est différent) et il te serait difficile d´y pénétrer... à l´état normal. Mon Dieu, que je suis gosse, vas-tu dire encore! Je me demande quand mon caractère vieillira, car je n´oublie pas que dans dix jours j´aurai vingt ans! Déjà! Il me semble que j´en ai quinze encore! Quand on est enfant, on dit: "Vingt ans! Quand j´aurai vingt ans!" On croit que c´est un jour magnifique, on le voit encore à travers un rêve. Et puis quelle désillusion! Si tu savais comme j´ai pleuré le jour où j´ai eu dix-huit ans. C´était un jour comme tous les autres. Cela me semblait impossible. Pourquoi ce jour-là n´était-il pas une fête? Et ce sera pareil dans dix jours. J´ai peur aussi de me laisser aller à la tristesse. Les poètes ont dit sur tous les tons que c´était magnifique d´avoir vingt ans. Je crois que je ne m´en apercevrai pas, et c´est cela qui me blesse, qui me désillusionne.

Non, Manolo, mon grand´ami, je ne te ferai jamais plus de peine. Si un jour tu es fâché, crois-moi, je ne l´aurai pas fait exprès. Ce sera un mot, une phrase dont je n´aurai pas su mesurer la portée. Mais jamais je n´aurai voulu qu´elle te blesse.

Oui, je veux bien, et je suis très heureuse que tu aies pensé à m´écrire un essai sur le thème du maquillage des femmes. Jusqu´ici je suis de ton avis. Je te dirai aussi ce que je pense de ton essai. Quant à ton "journal" pour lequel tu me demandes mon opinion, je ne puis que t´approuver. Tu écris la vérité: celle qui te vient de mes lettres et celle que tu as dans ton coeur, n´est-ce pas magnifique?

 

Retour au soir tombant

 

Le vent, le froid, le crépuscule,

Le silence ondoyant qui s´étale et circule,

Par la forêt mouillée où je me hâte

Un peu de peur, de rêve, et de mélancolie.

Un brusque oiseau posé sur un roseau plié

Et le bateau dans l´air pâle

 

Mon sang à mes poignets fiévreux qui bat plus fort

Et dans le ciel de cendre où le soleil est mort

Une flaque d´azur sous des nuages rosés

Une lassitude, comme ivre

Une âpre avidité de vivre

Un amour étonné des choses.

 

Un chemin humide qui luit,

Rosé de jour, bleu de nuit,

Parmi le clair-obscur où glisse un lent brouillard


Et la lune au-dessus des champs

Qui dans la moiteur du combat

Se lève, molle, avec la douceur d´un regard.

 

Le reflet d´un bouleau

qui s´argente sur l´eau

D´une mare surnoise entre des jours croisés,

Et des regrets et des désirs,

Et de brefs et doux souvenirs,

D´adieux, d´aveux et de baisers.

 

Des charrettes qui passent

Des rochers, des espaces

Clairs encore au tournant des routes,

Des pas lointains, des bruits

Des fêtes dans la nuit

que sous les rameaux bas, l´herbe inquiète écoute.

 

Une envie de pleurer

Un besoin d´adorer

Quelqu´un de tendre et de divin

Des prières parfois qui ne montent aux lèvres,

Et toujours ce sourire où soufflent

Devant les noms sacrés que l´on sait vains.

 

Le fleuve au loin qui fume

Des maisons qui s´allument,

L´air qui fraîchit, le vent qui siffle dans les branches.

Puis la chaude pensée

De la table dressée

Où la nappe est fleurie et rose sous la lampe

Tout cela: rêve, amour, douleur, tristesse, effroi,

Tout cela tourne en moi, dans la nuit, dans le froid.

Sur la route encore blanche entre deux rives d´ombre.

 

Tout cela m´accompagne

Dans le vent, dans la lune, à travers la campagne,

Ainsi qu´un vol intérieur d´oiseaux sans nombre.

Tout cela passe en moi dans le gris, dans le noir,

Sous ce bref crépuscule un peu glacé d´automne,

Et c´est, instant perdu dans l´éternel mystère,

Par un soir de novembre, en un coin de la terre

Cette chose infinie et belle: Une âme d´homme.

 

Fernand Gregh.

 

Moi, je ne suis pas forte en dessin. Aussi lorsque je t´enverrai quelque oeuvre d´art, je n´en serai pas l´auteur. Par contre, toi qui dessines très bien, voudrais-tu, à tes moments de loisir me faire un petit dessin pour illustrer une pensée, un vers, une poésie, un mot même que tu écrirais dessous (ou à côté, cela m´est égal). Cela te plaît-il?

Jusqu´à maintenant je n´ai rien trouvé dans ton "journal" qui doive être corrigé. Tout est juste, ce que tu écris. Mais je te promets t´en faire la critique aussitôt que j´en aurai l´occasion et même en faisant la correction, alors que j´examine ton texte de plus près.

          Et maintenant, je vais terminer ma lettre en te copiant la poésie que je t´ai promise.

Adieu, grand ami, à bientôt, avec toute mon affection.

          Suzy.

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(19) Petit nuage, Gurs, 2-XI-1939.

(20) De la Colección “A l´ombre d´un Ange”. Gurs, 2-XI-1939.

 

CAMP DE CONCENTRATION DE GURS

 

Lettre nº 27

Albi 5 novembre 1939

Manuel querido.

Es domingo, hace buen tiempo y son las dos (¡de la tarde!) Antes de salir a pasearme, te escribo un poco para darte algunas novelas.

La vida está hermosa! ¿Por qué? No sé... Quizás porque es domingo, (me gusta mucho este día) porque el sol luce, porque el cielo está azul y por qué no sé...

          Tengo deseo cantar, bailar, saltar, "chahutar", pero Manuel, no me crees loca.  Lo soy un poco, pero no mucho.

He aquí la explicación. Soy contenta. Porque hoy es un día de libertad. Hoy ya no existen reglas, castigos, trabajo serioso, la voz encantadora "La nuestra Pecarri": "¡Señoritas, pronto, al trabajo no quiero nada oír, si no quedareis el domingo por la mañana!" Pecarri es el sobrenombre de la "inspectora" de estudios. (¡un título!) ¡Que dicha! Pecarri está lejos, esta haciendo voltear una película (voltear la manivela del aparato, para los niños).  Pero tengo dolor de cabeza.  Está muy dificil escribir castellano: este dialecto es un poco complicado para mí.

          Aussi je continue en français. Que dis-tu de ma science en Espagnol? Tu vas y trouver une quantité incommensurable de fautes. Ne sois pas trop sévère pour un pauvre apprenti. Je t´assure que c´est dur pour moi d´écrire ainsi. S´il fallait que chaque fois je t´écrive ainsi il me faudrait trois ou quatre jours pour faire une lettre. Tu as de la chance, toi de pouvoir bien écrire. Dis, chéri, tu ne me jugeras pas trop folle par toutes ces bêtises que j´ai écrites pour commencer cette lettre. Je n´ai pas encore reçu de réponse de toi et je t´envoie cette lettre au hasard à Gurs. J´espère que si tu as quitté le camp on fera suivre ou bien on me la renverra ici. Je t´écris ce soir; mais au fait je ne sais pas pourquoi. Je suis restée dedans cet après-midi; mes compagnes sont allées au cinéma; comme j´avais déjà vu les films qu´on jouait aujourd´hui, j´ai préféré rester ici. Alors j´ai eu tout à coup envie d´écrire. C´est bête n´est-ce pas ce que je t´ai raconté surtout en cet espagnol de fantaisie. Tu vas te moquer de moi sans doute. Je te demande cependant de ne pas trop rire. J´ai fait ce que j´ai pu. J´ai une camarade qui m´a dit ce matin: "Tu as de la veine d´avoir un correspondant comme Manuel".

          Elle m´a dit aussi qu´elle aimait beaucoup le caractère espagnol car il y a de la Vie dans votre âme. Elle ne sait rien de votre langue. Connais-tu un de tes camarades qui pourrait correspondre en français avec elle. C´est une petite fille très gentille et ton camarade n´aura pas besoin d´avoir l´appréhension que tu éprouvais au début de notre correspondance.

Je te donne son adresse. Mlle Rolande Bessot. Rue Peyriac. Gaillac (Tarn) ([21]). Essaye de trouver pour elle quelqu´un de gentil et qui puisse parler un peu de tout comme toi. Moins bien que toi car je ne veux pas qu´une autre ait un correspondant aussi gentil que toi. Egoïste vas-tu dire. C´est vrai, mais tu sais je suis la seule qui tienne à son ami espagnol. Oui, c´est de la jalousie, mais tu me comprendras et tu me pardonneras, n´est-ce pas, mon grand Manolo chéri?  Et je te quitte ce soir.  J´espère avoir demain ou bientôt la réponse à ma dernière lettre.

Ta petite amie t´embrasse et pense à toi. Suzy.

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(21) Mlle. Rolande Bessot. Rue Peyriac. Gaillac (Tarn).

 

Lettre nº 28

Albi, le 22 novembre 1939

Mon grand Manolo. Il y a quatre jours que j´ai reçu ta lettre. Tu ne saurais combien cela m´a fait plaisir de voir que mon meilleur ami pensait à mon anniversaire ([22]). Crois-moi, cher petit ami, cette pensée que tu a eue pour moi, cette poésie que tu as écrite dans les conditions où tu vis, m´ont fait infiniment plus de plaisir qu´un beau cadeau si tu étais dans une condition de vie normale. Tu as une âme si délicate, ami chéri, que jamais je ne pourrai assez te rendre ce que tu as fait pour moi. Chaque jour tu t´imposes un travail pour me faire plaisir et comment faire pour te le rendre?  Je sais bien ce que tu vas me dire "tu n´as qu´à bien travailler et à m´envoyer une lettre de temps en temps pour que tes études n´en souffrent pas".  Mais je voudrais tellement faire autre chose pour toi! Tu vois, j´ai vingt ans et il me semble que je n´en ai pas encore quinze, alors j´espère que ton voeu "que je reste toujours gosse" ne sera satisfait pendant bien longtemps encore.

Ton essai sur le maquillage ([23]) m´a beaucoup plu. Je l´ai fait lire à plusieurs camarades qui se sont écriées: "tu oses écrire à quelqu´un de si callé?"  Cela m´a fait rire parce que je te connais autrement que par un essai, mais je trouve que leur impression est juste et je penserais comme elles si je n´avais lu de toi que tes essais. Heureusement que tu sais t´abaisser jusqu´à moi et goûter mes divagations de gosse car je n´oserais jamais t´écrire comme n´osent le faire mes camarades à qui j´ai demandé ce qu´elles pensaient de ton essai sur le maquillage. J´interviendrai de nouveau auprès d´elles pour qu´elles t´écrivent leurs impressions et si elles le veulent, je te les enverrai par la suite. Vois-tu, elles ont l´habitude de rire et de plaisanter avec leur correspondant -tu te souviens de Georgette?- alors cela leur paraît drôle que moi, qui aime rire et m´amuser, je t´écrive si sérieusement.

Rolande est très heureuse d´avoir bientôt un correspondant espagnol, mais elle n´a encore rien reçu. J´espère que ton ami ne tardera pas à lui écrire. C´est vrai que le jour de mes vingt ans a été comme tous les autres. Il aurait été si beau si ç´avait été le jour où je t´aurais vu pour la première fois. Viendra-t-il ce jour, ami? Je l´espère toujours. Je croyais que c´était toi qui étais l´auteur des dessins que tu m´envoyais, alors je te demandais de m´en faire de temps en temps pour illustrer une pensée ou une poésie que tu m´y écrirais dessous.  Exactement dans le genre de "Ex toto corde".  Comprends-tu maintenant?  Mais ce serait un travail pour ton ami, alors je ne te le demande pas. Seulement si cela ne le dérange pas beaucoup de travailler pour toi, alors tu pourrais le lui demander quelquefois.

Je termine vite, ami chéri, il faut que j´aille m´habiller pour aller au cours d´anglais en ville et en même temps jeter cette lettre. Excuses-en la brièveté mais les circonstances ne me permettent pas d´en écrire davantage. A bientôt une longue lettre de toi. Ta petite amie qui pense à toi t´embrasse bien affectueusement. Suzy.

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(22) Félicitations. A l´ombre d´un Ange. Gurs, 18-XI-1939.

(23) Essai sur le maquillage.


Lettre nº 29

Albi le 4 décembre 1939

Manolo, cher petit ami. Je venais d´écrire "Manuel" sur l´adresse et j´ai oublié de t´appeler, Manolo. Alors tu feras la substitution. Manolo, tu es mon seul ami, il faut que tu viennes à mon aide car je suis très malheureuse. Tu sais m´expliquer tout. Depuis quelque temps, je sortais ([24]) avec un jeune homme qui va partir à la guerre au mois de janvier; il voulait que je devienne sa femme s´il revient. Il est tellement malheureux que je n´ai pu lui enlever ce petit espoir qui fait son bonheur. Si ce n´était que cela, encore, ça irait, mais bien il m´est arrivé la chose la plus extraordinaire de ma vie. Tu te souviens de ce jeune homme dont je t´ai parlé, celui que j´aimais il y a deux ans et qui avait rompu subitement. Imagine qu´hier il est apparu subitement à mes yeux, oui, réellement, et nous avons parlé ensemble toute la journée. Il y avait longtemps qu´il cherchait à me revoir, mais il ne savait où j´étais et ne pouvait venir.

Il m´a demandé d´oublier ce qu´il avait fait car maintenant il m´aimait réellement qu´il avait été très malheureux pendant ces deux ans. C´est le hasard qui lui a fait découvrir que j´étais à Albi et aussitôt il est venu. Le plus terrible, Manolo, c´est que je l´aime ([25]) encore et que je n´en ai pas le droit. Comprends-tu comment je puis être malheureuse, Manolo? Dis, tu sais je n´étais qu´une gosse mais je crois que tout cela va me faire un caractère très sérieux et réfléchi. Dis-moi, mon petit ami, dis-moi ce que je dois faire. Je t´en prie, tu sais que j´ai entière confiance en toi, aide-moi à sortir de cet impasse. Ta petite Suzy est bien malheureuse tu sais, elle te demande de lui tendre la main pour la relever.  Pourras-tu le faire?

J´ai reçu ta lettre jeudi dernier. Je voulais t´écrire avant la fin de la semaine mais cela m´a été impossible. J´avais à faire pour dimanche un devoir de philosophie sur le rôle de l´instituteur d´après une phrase de Jaurès. Je suis restée à l´école jusqu´à 10 h. dimanche matin pour le faire. Je n´ai pas eu le temps d´y travailler avant. Tu vois que ce n´est pas ma faute si cette lettre t´arrive avec un peu du retard. Tu vois ce n´est pas ma faute, car tu sais Manolo que je t´aime, que tu es pour moi le meilleur ami que j´ai eu et à qui je dis tout, tout ce que je pense, tout ce qui me passe par la tête. Je ne m´étais jamais confié à personne, jamais, et te dire, à toi, tout ce que je fais, tout ce que je veux faire, en tout ce que je rêve, me fait un bien immense. Je sais que tu me comprends, je sais que tu me répondras franchement, comme je t´écris, alors je dis tout à Manolo, et ensuite je suis plus calme, plus heureuse. T´écrire est pour moi un soulagement, surtout aujourd´hui où je me trouve dans une si pénible situation.

Je suis très heureuse de pouvoir te rendre service à mon tour, je recevrai avec plaisir les lettres de ton ami ([26]) ou de sa fiancée; et c´est avec encore plus de plaisir que je recevrai les lettres de ton frère ([27]). Tous ces jours-ci nous avons beaucoup de travail. Pour jeudi nous avons un devoir de français "Comparez le comique de La Bruyère et celui de Molière". C´est assez difficile et je n´ai pas encore commencé à y travailler. Je comprends très bien, trop bien peut-être le chagrin que tu as lorsque tu penses à ton pays et à tout ce qui s´y passe maintenant. Mon petit ami chéri, tu n´es pas trop grand pour que je ne puisse t´embrasser. Et je crois que, sans escabeau ni échelle, j´arriverai à la hauteur de ton coeur et même... plus haut!

Rolande a reçu la première lettre d´Angel ([28]) et y a répondu immédiatement. Je crois qu´il lui a produit une bonne impression, elle l´a jugé sympathique et moi aussi je serais très heureuse qu´ils s´entendent bien. Non, je crois que ton journal n´est pas exagéré. Et je partage ton opinion sur le caractère français en ce qui regarde la liberté et l´amour. Il me semble que c´est la vérité. Je vais continuer à employer mes pauvres moments de liberté à corriger ton journal. Je suis contente que ton ami Mentor ([29]) veuille travailler pour ce que tu m´envoie. Tu le remercieras en mon nom. Merci infiniment, mon ami chéri, du projet que tu formes pour travailler encore pour moi en me donnant une jolie chose pour la Noël. Ce sera encore le plus beau cadeau que je recevrai parce que ce sera celui qui aura donné le plus de travail, d´efforts et de sacrifices.

Devine à quoi nous travaillons depuis deux jours? Encore une idée de ces diables de collégiennes, comme tu nous appelles: on bûche le dictionnaire médical. Oh!  il y a des choses très intéressantes. Tu devines ce qui nous intéresse: les choses que nous ne connaissions pas et... qu´on nous a jamais fait étudier.  Cela distrait un peu, s´il y a quelque chose qui puisse me distraire maintenant. Veux-tu m´aider à résoudre le problème que je t´ai exposé au début de cette lettre?  Tu comprends ce que cela représente pour moi, n´est-ce pas, ami chéri? Un baiser pour t´aider à chercher, de ta petite amie qui pense toujours à toi. Suzy.

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(24) Henry.

(25) Jean.

(26)

(27)

(28) Ángel Larrauri.

(29) Melchor Blasco. Peintre,

 

Lettre nº 30

Albi lundi, 18 décembre 1939

 

Mon grand Manolo. J´ai reçu ta lettre vendredi à midi. Je projetais de te répondre samedi dans l´après-midi malheureusement il a fallu que je travaille avec trois autres à coudre un manteau pour des petites de l´Ecole annexe qui n´en ont pas. Toute la soirée a été prise ainsi, et j´ai été obligée de renoncer à t´écrire. Aujourd´hui je vais tâcher de me rattraper. Nous avons cet après-midi deux heures d´étude coupées par un cours de chant. Presque la moitié de la première va être passée; mais je veux tout de même te faire une longue lettre.

Je suis anxieuse de savoir de tes nouvelles, ami chéri. Tu vas vite guérir, n´est-ce pas?  Tu comprends, encore pendant six mois je ne suis pas libre. Manolo, il faut que tu tiennes encore pendant six mois. Ensuite, je pourrai faire ce que je voudrais, et j´ai résolu de faire quelque chose pour toi. Il faut que tu guérisses vite pour pouvoir vivre libre ensuite. Manolo, nous travaillerons ensemble, tu écriras, je t´aiderai. Si tu ne réussis pas, et bien, nous chercherons du travail.

Mon amie Georgette, -celle pour qui tu avais écrit des vers pour faire une farce,- a chez elle une famille de réfugiés espagnols, parmi laquelle un jeune homme de 26 ans, Antonio Camaño ([30]). Il y aura bientôt un an qu´ils sont en France. Depuis un mois Antonio s´est engagé dans une usine d´armement. Il ne veut retourner en Espagne, et se trouve très heureux de gagner sa vie.

          Manolo, je ne veux pas que tu te laisses aller au désespoir. Réagis bien vite, ami chéri, tu seras heureux bientôt. J ´avais commencé cette lettre en étude hier après-midi, mais j´ai été malade et je suis allée me coucher. Ce matin, 9 h. 1/2, je suis encore au lit. J´ai bien mal à la tête et à l´estomac, mais je t´écris quand même. Je ne veux pas retarder ma réponse davantage. Je sais que tu attends cette lettre avec impatience, je sais que tu seras heureux de la recevoir. Je t´écrirai plus souvent, Manolo, veux-tu? Je suis tellement heureuse de savoir que cela te fait plaisir.

Aujourd´hui malgré le froid, le soleil brille dans le ciel tout bleu. Ma petite cabine est toute illuminée. De temps en temps je m´arrête d´écrire pour rêver un moment. Je me repose pour guérir bien vite. Il n´y a que quatre jours avant les vacances, et je n´ai pas envie de passer ce congé à l´infirmerie. Toi aussi, Manolo, repose-toi bien, il faut que tu remontes la pente qui entraîne ton corps. Je t´en supplie, mon petit ami, pense que tu seras heureux, que je serai si heureuse de te savoir bien. Bientôt tu oublieras cette époque cruelle de ta vie. Tu seras libre, joyeux, comme avant. Il ne te restera plus rien qu´un mauvais souvenir. Et ce souvenir je ferais tout pour qu´il s´efface bien vite de ta mémoire. Promets-moi, ami chéri, que tu ne vas pas te laisser dominer par la souffrance. Tu es jeune, la Vie t´attend, elle te sourira bientôt, alors, vite, debout!

Maintenant je vais te dire ce que tu me demandes de garder en secret. Manolo, jamais je n´ai appartenu à un homme. Aucun des deux jeunes gens n´a eu mon corps. Mon mari seul y aura droit. Tu comprends, n´est-ce pas? Aucune attache sensuelle ne me lie à l´un ou l´autre. Je vais te dire franchement ce que je ressens. Le premier des deux jeunes gens, Jean, a été le grand amour de ma jeunesse. J´avais dix-huit ans. Je croyais à l´amour éternel, j´aimais Jean de tout mon coeur, de toute mon âme et lui croyait à un simple flair. Il s´est fatigué vite de m´écrire et de ne jamais m´avoir près de lui. Et un jour avec ma lettre il m´a renvoyé toutes mes illusions. Mais il s´est ensuite aperçu que ce qui le liait à moi n´était pas un amusement passager; malheureusement lorsqu´il a voulu m´écrire de nouveau j´avais quitté l´école de Cahors ([31]), et il n´a pas su où j´étais. J´ai vécu tout l´an dernier avec ces souvenirs, cet amour endormi au fond de mon coeur et que je croyais effacé.

Puis Henry ([32]) est venu, avec toute sa franchise il m´a demandé de devenir sa femme. J´ai cru que c´était le meilleur moyen pour tout oublier, alors j´ai dit: oui. Maintenant Jean m´a retrouvée, il est revenu vers moi avec un coeur nouveau, il m´a demandé pardon, m´a dit d´oublier le mal qu´il m´avait fait. Je lui ai dit que j´étais fiancée -ou presque- et que, bien que je l´aime encore, je n´en avais plus le droit. Ce que je ressens pour Henry c´est la tendresse calme, tranquille, que l´on a pour quelqu´un qui vivra chaque jour à nos côtés. Je me suis habituée à l´idée que je le verrai chaque jour, près de moi, et la passion, le trouble sensuel ne se sont pas éveillés en moi. Pourtant je sais que s´il me demandait de lui appartenir je résisterais difficilement, mais je résisterais quand même.

Jean a pour moi, en plus de son charme physique, l´attrait de celui qui est revenu, qui  a demandé pardon. Je l´aime d´un amour fou et désespéré car je sais qu´un miracle seul peut nous réunir et nous ne sommes pas justement au temps des miracles. Ce qui m´unit à lui, ce n´est plus l´amour-tendresse, c´est l´amour-passion. Lequel vaut le mieux? Je ne sais pas. Qu´en penses-tu? Voilà tout ce que je voulais te dire. Maintenant tu sais tout ce que je sens et pense. Quelle conclusion faut-il en tirer?

Tu as raison, petit ami chéri, j´ai eu tort de dire: oui, alors qu´un amour dormait au fond de mon coeur. C´est pour moi maintenant une dure épreuve, et je te jure que s´il fallait recommencer, je ne serais pas si sensible. La chose la plus difficile, c´est (que) tous les deux ont l´air sincères. Ah! si je voyais que l´un d´eux veut s´amuser, le choix serait vite fait, même s´il devait me briser le coeur. Oh! Manolo, comme je voudrais pouvoir pleurer dans tes bras, car je sais que toi, tu me comprends. Je m´arrête d´écrire car ma tête me fait bien mal. Au revoir mon petit Manolo, guéris bien vite et écris-moi bientôt. Ta petite amie pour toujours. Suzy.

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(30) Antonio Camaño, 26 ans en 1939. Il habite, avec sa famille, chez Georgette.
(31)
(32) Se casó con Arlette, la sobrina y amiga de Suzy. Tuvieron una hija, Dany, profesora de español en Toulouse. Murió a los cincuenta años.

 

Lettre nº 31

Gaillac, le 29 décembre 1939

          Mon Manolo chéri. "L´amitié c´est le plus beau trésor. Entre homme et femme ce doit être admirable. C´est si facile, c´est si banal, l´Amour". Oui, mon Manolo, malgré tout je pense comme cela, parce que cette pensée de Delarue Mandrus je la trouve très belle et surtout très vraie. Ecoute: je préfèrerais perdre n´importe quel amour que ton amitié. Pour rien au monde je voudrais que nous nous quittions, car je sais que jamais je ne retrouverai un ami tel que toi. C´est tellement plus facile d´avoir un amant qu´un ami.

Manolo chéri, j´ai rêvé de toi la nuit dernière. Veux-tu que je te le raconte?  J´ai rêvé que tu étais sorti du camp. Je ne sais pas où tu travaillais, mais tu étais à la maison ou plutôt non, nous avions une maison à nous et nous y étions seuls. Nous étions heureux, tu sais! Un soir je t´ai dit. « Viens, Manolo, nous allons acheter des affaires pour nous. » Et nous voilà partis dans un beau magasin d´où nous avons rapporté de chic (s) vêtements pour tous les deux. Comme tu enfilais un costume, je te disais "que tu es beau, Manolo, tes camarades ne te reconnaîtraient pas, j´en suis sûre." Tu avais choisi mes robes, j´avais choisi tes costumes et nous étions heureux de nous voir l´un et l´autre avec des choses que nous aimions. Un soir nous étions près du feu, tu m´avais prise dans tes bras et me disais "Chérie, es-tu heureuse?" - "Oh, oui, Manolo.  Et toi, oublies-tu un peu toutes les heures si pénibles de ta vie? Mon petit, je t´aimerai tant que tu n´y penseras plus du tout". Et ainsi chaque jour voyais passer notre bonheur. Dans mon rêve je devais sans doute parler car à mon réveil je me suis très bien entendue t´appeler "Manolo!" Et voilà qu´une heure après je reçois ta deuxième lettre. Ami chéri, peut-être vas-tu te moquer de moi en lisant le récit de mon rêve. Mais je n´ai pas pu m´empêcher de te le raconter à cause de sa similitude avec ce que tu me dis: ton projet de sortie du camp. Si tu savais comme je suis heureuse maintenant. J´avais peur que tu refuses encore mes services. Enfin, je vais pouvoir faire quelque chose pour toi. Ici à Gaillac il n´y a pas d´entreprise importante, aucune usine pour que je songe à demander pour toi une place. Mais à Albi, à Castres, à Toulouse, je te jure que je chercherai. Dis-moi, quelles formalités faut-il remplir pour te faire sortir du camp?

          J´ai honte, mon petit Manolo, de me trouver tout-à-coup devant deux lettres à toi, surtout étant en vacances. Mais ici à la maison je suis bien moins tranquille et j´ai bien moins de temps qu´à l´école. Il y a toujours quelque chose à faire, toujours quelqu´un qui vient me parler, toujours des conversations qui me distraient. Vraiment je crois que pour penser et être tranquille, rien ne vaut la salle d´étude, la cabine du dortoir. Ici j´ai bien ma chambre, mais il y fait si froid que lorsque je suis au lit je n´ose pas sortir les bras de sous les couvertures pour écrire. Alors le soir avant de m´endormir j´essaye de penser à ce que je voudrais écrire, je t´écris "mentalement", mais le lendemain je ne me souviens plus de rien, j´ai oublié tout ce que je voulais te dire.

          J´ai sous les yeux tes deux poésies illustrés par Mentor. Je me demande laquelle des deux je préfère. Le "Christmas" ([33]) est un beau symbole. Au-dessus des barrières et des fils barbelés une main, -la tienne,- se tend vers une étoile, celle du bonheur. Chéri, l´étoile se rapprochera bientôt, j´en suis sûre, tu seras heureux, tu le mérites tellement! Vois-tu, Manolo, pour t´aimer je n´ai pas besoin que tu me donnes de belles choses, je n´ai pas besoin de parfum ni de fleurs, -cela sera pour des jours plus fortunés et plus heureux- je préfère ton coeur; ton âme tendre et douloureuse, ami bien-aimé. Et ta douleur, je voudrais pouvoir la prendre toute entière puisque tu me la donnes je voudrais que jamais plus tu connaisses la tristesse, que cette année qui vient te voir de nouveau heureux et libre. Vois-tu tous les voeux que je forme cette année ne sont pas pour moi, moi je ne demande rien, tous ces voeux sont pour toi seul que je désire heureux. Puisque l´année 1940 m´apporte tout ce que contient sa corne d´abondance je la prie d´aller aussi vers le camp de Gurs et par-dessus les barrières de chercher dans les baraquements mon petit ami Manolo et de verser sur sa tête autant de bonheur qu´il m´en souhaite. Je voudrais te dire combien je te remercie pour ces deux poésies, mais du fond de mon coeur ne montent que des mots, et pas autre chose, mais dans ces mots je mets toute mon âme, et je sais que tu sauras l´y découvrir.

Manolo, je voudrais te demander quelque chose: peux-tu refaire ce que tu avais préparé pour moi et que tu ne m´as envoyée. Ami chéri, je serais si heureuse de l´avoir, et même si cela doit me faire pleurer je serai heureuse de pleurer pour toi. Parce que je t´aime, mon Manolo, comme on aime son seul ami, le meilleur et le plus tendre. Et tu es tout cela pour moi. Et même, (pardonne cette idée que tu trouveras peut-être étrange, mais qui n´est pas une lubie, une folie passagère) je voudrais parce que tu le mérites te dire: "Manolo, j´ai oublié toutes ces histoires de jeunes gens qui m´ont occupées un moment, maintenant je ne pense plus à tout cela, je pense à toi. Manolo c´est toi que j´aime. Veux-tu que nous soyons heureux?" et le rêve que j´ai fait cette nuit deviendrait une réalité. Comme ce serait beau, n´est-ce pas, chéri.

Manolo, c´est parce que je t´aime que tu ne dois pas avoir peur de me faire pleurer. Ne sais-tu pas que cela soulage et fait du bien de pleurer en pensant à un être chéri?

Si je ne t´avais pas connu, me demandes-tu? Et bien, mon petit, je n´aurais jamais connu aussi la douceur de l´amitié pure tendre et sincère qui nous unit, je n´aurais jamais eu d´ami, de confident, de conseiller. Et toi, tu penses ne plus m´écrire parce que cela me fait de la peine! Garde-toi toujours de cela, Manolo. Tu sais pourquoi maintenant.

          Tu me demandes des nouvelles de ma santé. Je suis remise, tout à fait même. Quand je t´écrivais j´avais un bon mal à la tête, mais je pouvais encore un peu penser et t´écrire, surtout à toi, ami. Et puis j´étais tellement tranquille, toute seule je pouvais rêver à mon aise.

          Personne ne venait me déranger. Manolo, je pense toujours à toi. Je voudrais pouvoir t´écrire. En rentrant de ce congé, mercredi matin, je vais en stage à l´école maternelle pour dix jours. Il paraît qu´il n´y a pas beaucoup de travail. Ainsi je trouverai plus de temps pour ma correspondance.

Je suis bien heureuse que ta santé soit un peu plus forte. Il faut continuer ces progrès, chéri. Bientôt cela ira tout à fait bien et tu seras fort pour reprendre ta vie avec ta liberté. Je connais les Compagnies de Travailleurs et je préfèrerais que tu sois tout à fait libre. Toutefois si je n´arrivais pas à te trouver un emploi, je préfèrerais que tu sortes du camp de cette façon; peu à peu tu pourrais reconquérir ta liberté. Si petite soit-elle au début, cela vaut mieux que la vie derrière les fils barbelés. Et puis, qui sait peut-être les vasco-navarrais ([34]) arriveront à un bon résultat dans leur entreprise. Manolo, je te conseille de ne penser à l´émigration qu´en dernier lieu, quand tu verras qu´en France il n´y a rien à faire et que tout espoir est éteint. Encore tu ne sais rien. Attends un peu plus. Renseigne-toi pour ce projet, mais ne le mets en exécution que s´il n´y a pas d´autre issue possible.

Ecoute, Manolo chéri, je ne cherche pour le moment aucune solution à ce problème qui se pose devant moi. Je laisse faire le temps. C´est un grand guérisseur. Après quelques mois je verrai quelle est l´image qui est restée le plus profondément gravée dans mon coeur, quel est celui dont la pensée a vaincu le temps, et je déciderai. Et si les deux images se sont effacées? et bien je serai libre et peut-être plus heureuse. Que penses-tu de cela?

Quant à la situation des deux jeunes gens, elles se valent et sont stables toutes deux: Henry est instituteur et Jean employé à la Banque de France.  De plus je les crois tous deux sains de corps. Ils sont forts et solides, et je ne dois rien avoir à craindre de ce côté-là. Non, Manolo je n´ai pas ri de tes conseils, je ne suis pas si naïve pour n´avoir aucune expérience de la vie. Va, je sais qu´on ne vit pas seulement de baisers et de caresses, et qu´il faut autre chose pour qu´une famille reste unie à travers la vie.

Maintenant je me suis habituée un peu à cette situation et je n´y prête plus autant d´attention qu´avant. Je ne pleure plus, Manolo, je pense maintenant à toi et au bonheur que je ressentirai si j´arrive à te rendre ta liberté.

Guéris vite de ton rhume. Moi, je continuerai la correction de ton journal, très intéressant. Il me tarde d´en avoir la suite.

Au revoir, Manolo chéri, je termine mon long bavardage, en espérant aussi une longue réponse.

Je t´embrasse bien affectueusement.


Ta petite.

Suzy.

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(33) Christmas. Gurs, 21-XII-1939.

(34)

 

Lettre nº 32 

Albi, le 4 Janvier 1940

          Cher petit Manolo.

Je viens de recevoir une lettre de Toulouse qui m´a beaucoup étonnée vu que je n´y ai aucun correspondant. Etonnement grandissant lorsque j´ai vu qu´elle était écrite en espagnol.

Tout-à-coup j´ai vu sur l´enveloppe qu´elle t´était destinée et je te l´envoie.  Derrière l´enveloppe un nom que je n´ai pu lire et "Allée Barcelonne 102".

Je termine car il faut que j´aille m´habiller pour partir faire des commissions. Il va être une heure.

          Je t´écrirai plus longuement bientôt, réponds vite à ma dernière lettre plus longue que celle-ci.

Je t´embrasse bien affectueusement, ta petite amie.

Suzy.

 

Lettre nº 33

Albi le 10 Janvier 1940

Mon grand Manolo chéri.

Il me semble qu´il y a bien longtemps que je ne t´ai pas écrit. As-tu reçu la lettre de ton ami ([35]) que je t´ai envoyée jeudi dernier?

          Comment te remercier, ami chéri, pour tout ce que tu fais pour moi? Tu entreprends toujours un nouveau travail pour me faire plaisir. Je te dois beaucoup de choses déjà. De plus je reçois "Epiphanie" ([36]), petit poème délicieux où tu m´exposes tes souhaits. Veux-tu que je te dise quelque chose, mon Manolo? Je pense que si tu étais maintenant dans ta situation d´auparavant, tu ferais cent et une folies. Manolo, tu es l´ami le plus charmant qui ait jamais existé. Pardonne-moi, mais je comprends qu´une femme puisse perdre la tête près d´un homme comme toi. Moi, je n´ai pas peur parce que tu es loin, bien que je sois un peu folle parfois, n´est-ce pas?, mais je t´avoue franchement que si un jour tu venais me surprendre à la place d´une de tes lettres, je ne serai pas si sûre de moi.

Maintenant, j´attends la longue lettre que tu me promets. Je ne me souviens pas, dis, quelles sont mes idées qui t´on déconcerté sur ma dernière lettre et auxquelles tu ne sais répondre?

Manolo, j´aime mille fois (c´est pour dire beaucoup) les réflexions que tu fais sur les poésies que je t´écris. Que penses-tu de celles-ci ?

 

Rêverie

 

Mes yeux sont fatigués de lire,

Mon âme est triste et mon coeur las;

J´attends quelqu´un qui ne vient pas.

J´aurais besoin d´un clair sourire!

 

J´écoute le vent froid bruire,

Une cloche sonne là-bas;

Si j´entendais monter des pas

J´aurais tant de choses à dire!

 

“Magie de l´Amour qui fait, pour un temps, tenir le monde dans le cercle de deux bras fermés, et finir l´horizon à la profondeur de deux yeux! Poème éternel, toujours pareil et toujours divers; ce poème des premières caresses que les jeunes hommes enseignent aux vierges, mais qu´ils lisent à mesure dans leur regard. Il est semblable, ce doux poème, aux chants des races primitives qui se déroulent tout entiers sur quelques assonances: deux bouches qui se joignent, deux mains qui croisent leurs doigts; le parfum que des cheveux secouent dans l´air... Comme c´est peu de choses et comme c´est tout!...”

Marcel Prévost

 

« Quand le soir est plein d´étoiles, quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le nom chéri c´est faire crouler l´ombre en sourires. »

 

Je crois que je t´avais déjà envoyé cette dernière pensée, mais je l´aime beaucoup et bien souvent le soir, je ne devrais pas te le dire, mais je pense à toi, il me semble que tu vas venir, que je vais te voir et mon petit lit, ma cabine du dortoir, tout disparaît pour faire place à de belles choses qui s´effacent trop vite parce que je m´endors. Un jour viendra, Manolo, où tu pourras le voir, réaliser ton rêve d´être auprès d´une petite amie très chère et tu seras heureux, bientôt, chéri, bientôt.

Dis-moi si ta compagnie sort bientôt, si elle retarde encore, je t´enverrai vite du papier pour le "journal" et les poèmes qu´il me tarde tant de recevoir.  Réponds-moi bien vite pour me renseigner et merci pour ce que tu me dis au sujet des démarches à faire pour une sortie du camp.

Je n´ai encore rien reçu de ton frère. Aussitôt que j´aurai une lettre de lui, je te la ferai parvenir.

Que penses-tu de cette phrase que je trouve très belle: "Regretter celui qui vous aime, penser à l´exilé, c´est le seul baume qui puisse adoucir la plaie de votre coeur"? C´est vrai, cela, mon ami chéri. Quand j´ai le cafard, je pense à toi, je pense que tu es malheureux, que tu ne l´as jamais mérité, que tu supportes tout avec courage, et cela m´aide à guérir ces mauvaises et méchantes idées qui me poursuivent.

Voici aussi une page que j´aime beaucoup:

"La nuit est le livre mystérieux des contemplateurs, des amants et des poètes. Eux seuls savent y lire parce qu´eux seuls en ont la clé. Cette clé c´est l´infini. Le ciel étoilé est la révélation visible de cet infini. L´oeil n´y cherche pas seulement la vérité mais il y cherche l´amour, surtout l´amour évanoui ici-bas. Les lueurs sont des âmes, des regards, des silences pleins de voix connues. Qui n´a pas senti cela n´a jamais aspiré, aimé, regretté dans sa vie." Lamartine.

Et maintenant, mon petit Manolo, je vais te dire au revoir car il faut que j´aille me coucher. J´espère recevoir vite une réponse.

          Je t´embrasse bien affectueusement.

La petite amie.

Suzy.

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(35) Epiphanie. Gurs, 03-01-1940.

(36)

 

184 CTE BALLOIRE (Marne et Loire) 

16 janvier 1940

 

Lettre nº 34

Albi, le 30 Janvier 1940

Mon petit Manolo.

Oui, je m´inquiétais de toi. Il y avait si longtemps que j´attendais ta réponse. Je suis tout de même très heureuse, malgré le retard, de savoir que tu es sorti du camp. Ce n´est qu´une liberté relative, mon petit, mais cela vaut mieux que la vie derrière les fils barbelés.  Maintenant, le temps semble s´arranger, il ne fait plus froid, et ce ne sera pas si pénible pour toi de travailler. Toutefois, je t´en prie, dis-moi si tu as froid.  En attendant d´avoir pour toi obtenu la liberté entière que te donnera un emploi plus intéressant, je veux que tu ne sois pas malade, que tu n´aies pas froid.

Je suis distraite par deux camarades qui étudient près de moi les caractères des êtres vivants. Après s´être lancé des injures avec les mots inconnus qu´elles trouvaient dans la leçon, après s´être traitées de "rotifères" de "myxomycètes" et de "chloroplastes", elles essayent de lire quelques lignes comme si elles étaient écrites en anglais ou en allemand.

Manolo, j´ai pleuré en lisant "à l´ombre d´un ange".  tu ne pourrais savoir comme je suis heureuse d´avoir inspiré à mon ami de si belles choses. J´ai pleuré parce que tu es malheureux, parce que je sais que tu m´aimes autrement que comme un ami et un frère, n´est-ce pas, chéri?

Manolo, tu es pour moi l´homme qui mérite le plus d´être aimé. Ce serait mon plus grand bonheur que de pouvoir te dire un jour: "Manolo, mon petit, j´ai oublié tout le reste, et je t´aime comme tu le veux." Manolo, peut-être te dirai-je cela. Je suis heureuse en y pensant, et toi, serais-tu heureux si cela se réalisait?  Je te demanderais pourtant quelque chose: ces quelques lignes que je viens d´écrire, ne les mentionne pas sur ton "journal", garde-les dans ton coeur.

          Je comprends combien a dû être pénible pour toi le voyage de Gurs à Montreuil-Bellay. On dirait qu´on vous avait choisi l´époque la plus mauvaise de l´année pour vous transporter! Je souhaite que le temps à Balloire se soit amélioré, comme il l´a fait ici.  Depuis samedi il ne gèle plus; la glace fond partout. Aujourd´hui le soleil a refait une apparition magnifique. Il y avait longtemps qu´il ne nous avait pas réchauffés.

          Ce qui m´a étonnée c´est que ta lettre que tu as écrite le 20 janvier ne me soit arrivée que le 27 au soir. Car c´est samedi soir que je l´ai reçue seulement. Je n´ai pu te répondre hier car nous avions à préparer pour cet après-midi une leçon modèle de géographie: "la route, voie de communication."  Le tirage au sort m´a préservée de la faire. Une autre fois peut-être je n´aurai pas tant de chance.  Si je pouvais ne pas en faire! Il y a une dizaine de leçons à peu près et nous sommes quinze.

Ces leçons modèles ce sont de vraies représentations théâtrales. Imagine-toi une assemblée de toute la promotion, des élèves de la classe d´annexe, de l´institutrice, de notre professeur compétant en la matière, et surtout Madame, juge en dernier ressort. Et au milieu de tout cela, la pauvre martyre que l´on critique à fond et dont le calme est passablement ébranlé. Tu pourras penser à moi le jour où je serai désignée, j´aurai bien besoin d´un soutien, même moral, pour rester un peu calme, et pouvoir parler.

Je suis obligée de te quitter, je vais au lit avec un mal aux dents terrible.

Je t´écrirai dès que je serai guérie.

Je t´embrasse affectueusement.

Suzy.


Lettre nº 35

Albi, mercredi soir, 5 h., 30 janvier 1940

Mon petit Manolo.

Je suis au lit, les dents me font un peu moins mal que ce matin lorsque j´ai écrit les deux ou trois dernières lignes de la lettre que j´avais commencée hier soir. Cet après-midi j´ai dormi jusqu´à 4 heures et maintenant je vais profiter d´un reste de jour pour écrire un peu. Je n´y vois déjà plus très bien et je n´ai pas le droit d´allumer l´électricité au dortoir pour moi seule.

          Tu as dû te demander en recevant ma lettre d´hier pourquoi je finissais si vite. Voilà: hier soir j´ai abandonné ma lettre sans la terminer, au moment où l´on a éteint le dortoir, avec l´intention de la continuer ce matin; mais ce matin après m´être levée un moment j´ai eu tout à coup mal aux dents et je me suis recouchée. Une camarade qui allait chez elle voir sa grand´mère malade, m´a pris la lettre à laquelle j´ai vite ajouté la fin, très mal écrite, d´ailleurs. Voilà l´explication de cette drôle de lettre. Je continuerai celle-ci demain matin, je n´y vois plus assez pour écrire. Adieux, mon petit Manolo, bonne nuit, je vais penser à toi, je t´embrasse. A demain.

Jeudi matin, 8´30. Bonjour, Manolo, as-tu mieux dormi que pendant les nuits de Gurs? Vous devez être mieux logés, tout de même, que dans les baraques du camp. Raconte-moi tout cela, veux-tu? Votre installation, votre vie, votre travail, tes occupations du soir, tout ce que tu fais.

Moi, je suis encore au lit. Aujourd´hui jeudi, je ne sortirai pas. Cela va un peu mieux qu´hier. J´ai pu dormir presque 3 heures cette nuit. Mais que c´est long une nuit où l´on ne dort pas!

Ce matin je me sens l´esprit un peu plus libre qu´hier et je vais te parler de ta longue lettre et des magnifiques poésies "A l´ombre d´un ange".

Si tu savais comme je souffre de ta souffrance et comme je souffre de mon impuissance! Malgré tout maintenant j´ai un peu d´espoir. Je suis heureuse qu´un instituteur ([37]) ait compris ce que vous souffriez, même dans une Compagnie, et je suis heureuse aussi de l´espoir que j´ai d´obtenir peut-être une meilleure situation pour toi. Si nous n´y arrivons pas, il faudra patienter jusqu´à ma sortie de l´école. Ensuite je serai libre, je pourrai faire toutes les démarches nécessaires pour te faire sortir. Ce ne doit pas être si difficile que pour une sortie de camp, n´est-ce pas?

Manolo, je crois que tu devrais essayer d´écrire toi-même à l´Inspecteur d´Académie de Bordeaux, écris en latin, ce sera très bien, explique-lui ta situation antérieure, ta situation actuelle, en lui disant que ton ami ([38]) étant sorti pour Cuba, tu demandes à le remplacer. Je crois qu´il vaut mieux que ce soit toi qui écrives directement. L´Inspecteur se rendra compte ainsi de ta valeur mieux que si c´était moi ou quelqu´un d´autre qui lui en parle. Il me semble que ce sera mieux ainsi.

Vous donne-t-on un peu d´argent à la Compagnie. Sinon, je t´enverrai vite quelque timbres pour que tu puisses écrire aussitôt que tu pourras.

          Manolo, du courage. Je t´aime, tu le sais. Jamais je ne pourrai me passer de toi. Tu es ma consolation, mon idéal. Mais oui, je voudrais savoir tout ce que tu sais. Comme tu m´en enseignerais, de choses, si un jour nous pouvions vivre ensemble! Quel bonheur ce serait de se retrouver le soir après notre travail et de pouvoir causer de tout ce que nous aimons: poésie, musique, littérature, philosophie, art...

Manolo, peut-être ce rêve se réalisera bientôt? Espérons toujours. C´est vrai que l´on vit toujours entre le souvenir et l´espérance. Lorsque tu seras libre, nous travaillerons ensemble pour obtenir la liberté de tes amis: Mentor ([39]), Angel ([40]) et les autres que je ne connais pas. Je serai si heureuse de vous voir tous réunis et de les connaître! Dis, Manolo chéri, qu´est devenu Agustin ([41]), celui qui t´a donné mon adresse à Saint-Cyprien, le correspondant de mon amie Paulette?  Il est peut-être resté à Saint-Cyprien? Il y a cinq mois environ que Paulette n´a pas entendu parler de lui; il ne lui écrit plus depuis les grandes vacances, je ne sais pas s´ils sont fâchés.

Manolo, tu m´écris "j´aurais tant de choses à te dire!" Dis-les mon petit. Je suis si heureuse de recevoir de longues lettres de toi!

Transmets mon amitié à l´instituteur et à l´institutrice de Meron ([42]). Dis-leur que je les remercie de vous avoir connus à Angel et toi, de s´intéresser à vous. Vous le méritez tellement!

Et maintenant j´en viens à tes poésies. Elles m´ont enthousiasmée, charmée, mais aussi elles n´ont fait pleurer.

Il ne faut pas que tu regrettes de m´avoir fait pleurer, chéri, je suis heureuse d´avoir senti profondément tes pensées et tes sentiments. J´ai pleuré sur ton malheur, mais j´ai pleuré aussi sur mon bonheur d´avoir un ami tel que toi.

Plus que jamais, Manolo, je serai le confident que tu veux, celui qui t´aime et te parle avec douceur. De toutes tes poésies, je crois que je puis choisir celle que je préfère, car je les trouve toutes tellement belles!

Dans Solitude, je vois un écho fidèle qui en prolonge le refrain: "souffrance d´enfer ...enfer...fer". On croirait entendre l´écho multiple des vallées, lorsqu´on chante le soir entre plusieurs montagnes. C´est ton âme brisée qui chante sa douleur et qui n´entend comme réponse que le dernier mot qu´elle vient de dire, répété à l´infini. Oublie cet enfer, mon Manolo, et écoute  ce que je viens d´écrire pour toi:

 

Consolation.

Je voudrais porter à ton coeur

L´oasis de fraîcheur où le simoum s´apaise.

Je voudrais enfermer ton coeur


Dans le coffret d´or pur de ma vive tendresse.

 

Accourir vers toi et te dire:

"Chéri, tu n´es plus seul, regarde, je suis là;

Vois notre bonheur à venir

Oublie ta vie passée qui n´est pas celle-là!"

 

Pour que jamais plus tu ne pleures,

De mes lèvres, ce soir, boire toutes tes larmes.

Et voir dans tes yeux le bonheur

Parce que je t´ai dit "Je t´aime, prends mon âme!"

Suzy

 

La "Rêverie" n´était pas de moi, mais elle exprimait très bien ce que je ressentais, comme beaucoup de poésies que je t´envoie. Celle-là que je viens d´écrire, elle m´est venue tout à coup sans que j´y pense alors que je cherchais la suite de mon commentaire de "Solitude".  Te plaît-elle? Tu sais je ne suis pas un artiste! Heredia y trouverait beaucoup de fautes de versification. Mais mon coeur chantait cela et en l´écoutant j´ai écrit ces pauvres petits vers qui voudraient te faire sourire et te faire un peu oublier la vie.

Télépathie: Un même soleil qui éclaire beaucoup de choses différentes, le zéphyr qui souffle à la fois sur les cimes et sur les plaines, les flots baignant les rochers et le sable, les deux ailes blanches d´un archange; oui, Manolo nos deux pensées sont tout cela et ton coeur a trouvé les jolies comparaisons pour exprimer nos cas merveilleux de télépathie.

Froid. Je t´apporte, Manolo chéri, toute la chaleur de mon âme, de mon coeur aimant, pour réchauffer cette "enfant déguenillée et transie" qui me tend la main. Cette enfant timide, je l´aime, je ne veux pas la perdre, le froid ne me la prendra pas. Tout près de mon coeur, ton âme transie se réchauffera.

Vision. Vision hallucinante, vision affreuse; une chose que jamais je ne voudrais voir. Ne pense pas à cela, mon petit, cette idée devient trop mauvaise et trop tentante lorsqu´on s´y habitue.

Foi. J´aime l´envolée d´espoir, la consolation que tu envisages ici. Tu as raison, Manolo, on n´est jamais tout à fait malheureux tant qu´il reste un coin de ciel pur à la fenêtre de sa prison. Et elle est grande la fenêtre du camp! On y voit beaucoup de ciel bleu, et un jour on s´en va, on voit le bonheur au sommet de la route on n´a que le regret de laisser des camarades derrière soi, mais on les oubliera pas, n´est-ce pas, mon Manolo.

Pascalienne. Je l´aime parce qu´elle est vraie.

Sitio. C´est lorsque tu seras heureux, Manolo, que tu pardonneras. C´est alors que tu oublieras le mal qu´on t´a fait. Quand on souffre, il semble toujours que toute sa vie on ne pourra trouver que de la haine dans son coeur. Tu connaîtras la justice, la bonté, la vérité, la beauté, l´amour. Ton âme débordera de bonheur et alors tu oublieras que tu as été malheureux. Une main très douce fermera tes yeux lorsque tu ne pourras supporter la lumière trop éclatante de la joie.

Cloches. Ecoute, un frêle son qui vient de naître, il grandit, il s´approche peu à peu, il vient frapper à ton oreille anxieuse, c´est la cloche de la Résurrection!

Sang. Quelque chose me fait mal lorsque je lis cette page. Mais elle me dit aussi, cette poésie sanglante, la force de ton amour, de ton affection pour moi.

          Renoncement. C´est en lisant celle-là que j´ai le plus pleuré. Tu m´aimes, Manolo, je le sais maintenant. Ce ne sont plus des compliments d´homme galant que tu m´as écrit cette fois. C´est le cri de ton coeur ardent que tu n´as pu retenir. Ce que tu n´as pas compris, Manolo mio, c´est que moi aussi je t´aime et si je pouvais me débarrasser, comme d´un manteau trop lourd, de l´affection des deux jeunes gens, c´est vers toi que je tendrais les bras, car, bien plus que n´importe qui, tu mérites que l´on t´aime, que l´on te fasse tout oublier, Manolo. Et j´espère toujours que la vie nous réserve une belle surprise, celle de nous unir. Je ne t´avais jamais dit cela, Manolo, mais crois-moi, c´est vrai. Et aujourd´hui puisque je connais ton amour, je peux bien t´avouer ce qu´il y a dans mon coeur. Tu ne m´en voudras pas trop de te l´avoir dit? Si nous ne pouvons jamais nous connaître, tant pis. Notre amour sera la plus belle illusions du monde, nos âmes ne s´oublieront jamais.

Au revoir mon petit Manolo, je te quitte ce matin car il faut que je fasse une commande de livres pour ma classe de l´an prochain. Je t´embrasse affectueusement, Ta Suzy.

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(37) 

(38) 

(39) Mentor Blasco.

(40) Ángel Larrauri.

(41)

(42) Monsieur et Madame Bossard.

  

Lettre nº 36 (Carte postale) 

7 Février 

Mon grand Manolo.

          Sois heureux, chéri, je viens de recevoir une lettre de chez toi, de ton frère.  Excuse-moi de l´avoir ouverte, c´était pour regarder s´il n´y avait rien pour moi.

Ecris-moi bien vite, il me tarde tellement de recevoir une longue lettre de toi.

Je t´embrasse bien affectueusement, ta petite amie.

Suzy.

 

Lettre nº 37

Albi le 16 février 1940

          Manolo chéri.

          J´ai beaucoup de travail tous ces jours-ci, ce qui explique le retard de deux ou trois jours que je mets à te répondre. Des résumés de lectures en pédagogie, en histoire, des plans à copier en économie domestique, un exposé sur "la discipline à l´école primaire". Je suis tellement énervée que je ne peux rien écrire et que j´envoie promener tout le monde avec un ton qui déconcerte.

Je t´assure que j´ai réellement peur. Je ne sais pas ce que je deviens. J´ai mal à la tête, je ne dors pas, je suis toujours en colère, j´ai envie de répondre mal, de vexer tout le monde. Ce soir en étude j´ai été obligée de m´arrêter de travailler pour pleurer, je n´en pouvais plus. Et pourtant cela ne m´a pas soulagée. Aussi je me demande avec anxiété ce que va être cette lettre que je t´écris ce soir. Mais j´espère que tu me pardonneras parce que tu auras compris mon état. J´ai un mal à la tête qui m´anéantit et je suis incapable d´écrire quelques mots sensés. J´en arrive à ne plus pouvoir réfléchir. Que penses-tu de cela, mon ami chéri? Tu penseras sans doute que je ne peux rien supporter, que je ne sais pas souffrir, mais si tu savais comme c´est pénible. Je suis malade moralement et je ne sais ce que j´ai, ni pourquoi cela m´arrive.

Comme je voudrais avoir ton courage! Toi, mon petit Manolo, tu sais supporter les plus grandes peines avec résignation, tu sais souffrir. Je t´admire du fond de mon coeur, mais je vois que je ne puis t´imiter.

C´est au-dessus de mes forces. Il me faudra toujours près de moi un être fort qui me protège contre le malheur, qui m´aide à souffrir en se chargeant de la moitié du fardeau de mes peines. Je suis faible, je le sais, mais que faire pour devenir forte et ne pas être accablée à la moindre contradiction?

          Tu ne me décris pas ta situation, Manolo chéri, mais je la comprends tout de même. J´étais heureuse la semaine dernière lorsque j´ai su que la température s´adoucissait et que le travail serait moins pénible pour toi. Malheureusement cela n´a pas duré et il s´est mis à pleuvoir. Et voilà la boue, l´humidité qui est venue remplacer la glace. Maintenant il recommence à faire froid. Est-ce comme cela à BALLOIRE? As-tu froid, mon chéri? Je comprends que la censure vous défende de donner des renseignements sur votre travail et c´est justement une preuve que ce n´est pas une situation de tout repos.  Penses-tu encore à ta démarche auprès de l´Inspecteur d´Académie de Bordeaux. Tiens-moi au courant de ce que tu fais à ce sujet, n´est-ce pas?

Quant à mon mal aux dents, il est passé. Je suis restée à l´infirmerie (ou plutôt à mon lit du dortoir) pendant deux jours entiers puis pendant deux autres jours, je restais au lit le matin et lorsque je me levais j´allais à l´infirmerie pour ne pas prendre froid de nouveau dans les courants d´air des couloirs. Maintenant cela va tout à fait bien.

Ne pourrais-tu me donner un peu plus de détails au sujet du malheur arrivé au correspondant ([43]) de Rolande. Est-ce qu´il y a une censure ([44]) à la Compagnie? Il me semble pourtant que ta lettre m´est arrivée sans avoir été ouverte.

Manolo, tu ne vas pas avoir beaucoup de temps maintenant pour continuer ton Journal ou pour m´écrire des poésies. Mais je me contenterai de peu. Je sais que tu fais ce que tu peux toujours, plus que ce que tu peux, même. Il ne faut pas t´épuiser à veiller le soir pour m´écrire, chéri. Est-ce que vous recevez une petite rétribution pour votre travail?

Oui chéri, je crois que, malgré tout, je ne connais pas l´amour, et que la forme la plus belle de ce sentiment sera la magnifique union de nos âmes comme elle a déjà si bien commencé. Oui, tu me le dis bien, Manolo, nos âmes s´aiment et nos coeurs aussi.  Et c´est le plus bel amour de la terre.

Au revoir mon petit Manolo, moi non plus, je ne puis t´écrire plus longtemps, je vais me reposer, je vais essayer de dormir; mais pas sans t´avoir embrassé une dernière fois, ta Suzy.

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(43)

(44)

 

Lettre nº 38

 

Albi, le 29 février 1940

Mon ami chéri.

          Je suis très heureuse de te rendre service, Manolo, aussi c´est avec joie qu´aujourd´hui je suis allée acheter pour toi du papier et des enveloppes. J´y ai joint deux feuilles de papier Ingres qu´on nous donne ici pour le dessin. Je voulais t´envoyer des enveloppes doublées mais il n´y en avait plus en magasin et celles qu´on m´a données sont moins jolies. Tu m´excuseras si ce que tu reçois n´est pas ce que j´aurais voulu te donner.

Cette fois, ami chéri, ta lettre m´est arrivée 3 jours seulement après que tu l´as écrite. Il y a du progrès quant à la vitesse de notre courrier. Je me demande pourquoi tes lettres mettaient tant de jours à me parvenir avant. Mes lettres t´arrivent-elles après un temps normal? Sont-elles ouvertes? Celles que je reçois de toi ne le sont pas.

Ce soir pendant l´étude j´ai attrapé un mal à la tête fou. J´ai passé trois heures à dessiner, colorier des papillons et chenilles et faire des plans de tous leurs caractères. Je suis abrutie maintenant. Il me tarde beaucoup d´aller au lit, tu sais, mais je vais faire ma lettre pour toi, car j´ai reçu ta lettre hier et je ne veux pas te laisser attendre plus longtemps ma réponse.

Non, Manolo chéri, mes nerfs ne sont pas une maladie chronique. Ne t´inquiète pas pour eux. Ils me prennent pendant quelques jours et puis me laissent. Je suis calme maintenant, très calme. Mon énervement est passé. D´ailleurs je ne me surmène pas beaucoup intellectuellement du moins pour mes études. J´ai bien des préoccupations, mais elles sont du domaine extrascolaire. Si quelque chose peut me donner les nerfs c´est plutôt cela qui me casse la tête que mes devoirs ou mes cours.

Si je suis fatiguée c´est surtout de ne pas dormir la nuit comme il me serait nécessaire. Mais que veux-tu, je ne puis arriver à ne penser à rien le soir avant de m´endormir. Alors je remue dans ma tête une idée et une autre, et il est tard lorsque le sommeil vient me porter la paix. Je me réveille pour un rien, je reste encore quelque temps éveillée et puis lorsque je suis épuisée de sommeil il est déjà l´heure de se lever le matin. Alors, conséquence: mes yeux s´agrandissent de cernes noirs qui me donnent un air un peu malade.

Mais tranquillise-toi, mon ami chéri, je ne suis pas malade et je n´ai encore besoin ni de repos, ni de calmants. J´essaye de dominer mes nerfs lorsqu´ils commencent à se crisper et ainsi je me détends un peu, et cela va mieux.

Elle est charmante, ta petite poésie ([45]), mais toi non plus, il ne faut pas trop travailler, surtout après la journée. Tu profites du repos du dimanche pour m´écrire? cela va bien, mais ne fais pas travailler ton esprit le soir, alors que ton corps a peiné toute la journée. Merci, Manolo chéri pour avoir pensé à moi en allant au travail. Comme tu es gentil d´avoir composé cette petite poésie! Jamais je ne pourrai te rendre tout ce que tu fais pour moi, et je voudrais tant le faire!

          Oui, je ris, je pleure, je badine tour à tour. Tu as raison chéri. Comme toutes les fillettes de mon âge je change souvent d´idées, d´occupations, d´attitudes. Mais mes souvenirs, eux, ne changent pas facilement!

Je t´envoie aussi deux timbres pour que tu puisses écrire à l´Inspecteur de Bordeaux. Je souhaite de tout mon coeur que ta démarche aboutisse. Je serais si heureuse de te savoir heureux!

Une nuit j´ai rêvé que tu m´envoyais plusieurs photos de toi. Il n´y a pas longtemps, c´était samedi ou dimanche passés. Je ne sais pas quand tu pourras faire cela. Si l´instituteur de Meron avait un appareil de photos, tu pourrais lui demander de te le prêter un jour. Tu me dirais quelle taille et matière de bobines de pellicules il y faut, et je t´en enverrais une. Ainsi tu pourrais avoir quelques photos de toi, et moi aussi. Je les ferais développer et je te renverrais les photos. Qu´en penses-tu?

Voilà qu´il est l´heure de me coucher. C´est malheureux, ici, on ne peut jamais faire ce qu´on veut, et moi ce soir je voudrais t´écrire longtemps. Mais je recommencerai aussitôt que j´aurai un instant.

Je demanderai la permission de sortir à midi demain pour t´envoyer le paquet.

Adieu, mon Manolo chéri. Je t´embrasse très affectueusement, ta petite amie.

Suzy.

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(45) Nerfs, Balloire, 23-02-1940.

 

Lettre 39 ([46])

Gaillac, 20 mars 1940

Manolo chéri.

J´ai reçu ta lettre vendredi matin à l´école et depuis samedi soir je suis ici à la maison. Si tu savais comme je suis heureuse d´avoir ces quelques jours de repos! J´espère que tu pourras m´écrire une fois ici, durant ces quinze jours de congé, avant de reprendre notre correspondance à l´école.

          Je vois, Manolo chéri, que tu as beaucoup de travail, beaucoup plus que tu ne peux en faire même, mais j´ai de la patience, va, ne t´inquiète pas pour moi. Je sais attendre lorsque ceux qui me font attendre ont des raisons pour cela. Ne te surmène pas pour m´écrire ou me transcrire ton journal. Tu sais qu´il te faut conserver toute ta force et ta santé pour ton travail.

Hier il a fait un temps splendide; nous en avons profité pour aller nous promener en bicyclette avec Arlette ([47]), mais ce matin il pleut et je suis encore au lit. Il est 9 h. 1/2 et je me lèverai quand j´aurai fini ma correspondance. Il faut que j´écrive aussi à une ancienne camarade de pension qui est en sanatorium depuis bientôt deux ans. Elle n´a que vingt ans et elle ne sait pas quand elle pourra sortir!

J´espère que ce mauvais temps ne sera pas pour longtemps, car ce n´est pas bien intéressant lorsqu´on a envie de courir la campagne, de falloir rester enfermée derrière une fenêtre à regarder tomber la pluie. Cela a son charme parfois, mais pour le moment, j´applaudirais bien fort si je voyais le soleil se montrer entre deux nuages!

Je pense aussi que pour toi ce ne doit pas être intéressant de travailler sous la pluie; fais-tu toujours le même travail depuis que tu es à Balloire?

Je suis heureuse, Manolo mio, qu´on ait pensé à vous donner un peu d´argent en échange de votre travail.

Je me demande souvent si quelques-uns ont encore le sens de la justice!

Enfin, maintenant tu pourras acheter les quelques petites choses dont tu auras besoin. Tu te souviens lorsque tu écrivais sur ton Journal à Saint-Cyprien: "Et les timbres? D´où en sortirai-je les timbres?".

Je suis heureuse de recevoir bientôt des photos de toi. J´espère que ce sera bientôt que ton camarade aura l´appareil. Bientôt je vais te connaître! Tu ne m´as jamais dit, Manolo, si le portrait de toi que ton ami a dessiné était bien ressemblant. Tu as l´air méchant sur ce portrait! Tellement que lorsque je le regarde, je te dis souvent: "Souris, Manolo, tu me fais peur". Sais-tu où il est ton portrait dans ma cabine du dortoir à l´école, à l´intérieur de la porte de mon armoire. Quand je suis chez moi, le soir, la porte est ouverte et je te vois, quand je n´y suis pas dans la journée, une fois la porte fermée personne ne se doute qu´il y a l´image d´un homme dans ma cabine!

Surtout, Manolo chéri, il ne faut pas te faire de souci au sujet de ma santé. Je vais très bien, ami, je ne suis pas du tout malade et pendant ces vacances, je vais bien me reposer. À la rentrée je serai en excellente forme pour entreprendre le dernier trimestre de ma vie d´étudiante. Car, lorsque je rentrerai, je n´aurais plus affaire que 30 jours d´école.

          Hier j´avais trouvé deux violettes au bord de la route, je voulais te les donner mais je les ai mangées avant d´arriver à la maison. Mais j´en trouverai d´autres et cette fois je ne les mangerai pas: je te les enverrai.

Maman qui est venue dans ma chambre, m´a demandé à qui j´écrivais. Comme je lui ai répondu que c´était à toi, elle m´a dit: Tu l´embrasse de ma part, alors je t´embrasse une fois pour maman, ami chéri, et toutes les autres fois pour moi.

Ta petite amie.

Suzy.

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(46) Está encabezada por tres flores dibujadas a bolígrafo.

(47) Murió en el año 2001, un año después que su tía, Suzy Valats.

 

Lettre nº 40

Gaillac, le 29 mars 1940

Mon petit Manolo.

Demain j´aurai fini le travail que tu m´as demandé, je pourrai te l´envoyer avant de rentrer à l´école. J´ai été obligée de détacher chaque page car à la machine à écrire, je tape cinq pages à la fois, mais ce sont les mêmes, de même tes cahiers seront plus grands que ceux que tu fais ordinairement car les crochets de la machine ne pouvaient se rapprocher davantage. J´ai fait ce que j´ai pu, Manolo chéri, j´espère tout de même que ce que je t´envoie ne sera pas trop au-dessous de ce que tu espérais.  Ah!, autre chose, il faudra que tu écrives à la main les signes grecs que tu as mis au sujet de la méthode de Descartes ([48]). Je n´ai pas su lire le premier, alors je ne l´ai pas fait moi-même.

Maman a été bien contente de ce que tu avais écrit pour elle ([49]).  Elle est restée un bon moment à contempler ce beau soleil couchant sur la mer avant de lire la petite poésie et de dire "Que c´est gentil! Tu lui diras que je le remercie beaucoup d´avoir pensé à moi et tu lui enverras un baiser bien gros." Voilà la commission de maman. Moi je trouve très jolie cette petite poésie pour elle. Elle est si gentille que j´avais envie de pleurer parce que je pensais à ta maman dont tu es séparé.

Quant à ton essai ([50]), il me plaît beaucoup. Je n´ai pas eu beaucoup de mal à le corriger, tu sais. Il n´y avait pas beaucoup de fautes. Ecris-tu directement en français ou bien fais-tu la traduction de l´Espagnol au Français? De toute façon je ne puis que te féliciter car tu écris bien.

          Pourquoi être triste, Manolo? Moi aussi je le suis lorsque je sais que tu n´es pas heureux, que tu as le cafard. Je sais que ta situation n´a rien pour te faire sourire, mon petit ami, je sais qu´à ta place il y a longtemps que je serais découragée; mais toi, Manolo, il faut que tu sois plus fort, il ne faut pas te laisser abattre. Je te disais la dernière fois que tu ne devrais pas travailler le soir, surtout pendant la nuit; tu es fatigué de ton travail de la journée. L´effort que tu pourrais fournir alors intellectuellement, serait seulement celui qui est nécessaire pour écrire une lettre; mais il faut te ménager et ne pas composer pendant la nuit des choses difficiles comme un essai. Chéri, il faut ménager tes forces, tu le sais, il le faut à tout prix. Je sais ce que tu vas me dire: "Je n´ai pas d´autre temps que celui-là pour travailler". Tu as raison, mais il ne faut pas, comme tu viens de faire passer toute une journée à composer un essai, à le transcrire pour moi, et en plus rester jusqu´à onze heures et demie le soir pour m´écrire. Il ne faut pas t´épuiser ainsi. Dis-moi, Manolo, que tu écouteras ce que je te dis, que tu te ménageras mieux que cela. Si tu savais comme je serais malheureuse si tu étais malade! Je l´étais lorsque tu étais fatigué au camp de Gurs. Mais à Balloire, n´est-ce pas, tu serais mieux soigné?

Dans ton essai je n´ai rien trouvé qui soit injuste ou inexact. Tu raisonnes trop bien, mon petit Manolo, pour formuler des sophismes. Je crois n´avoir supprimé dans ton essai qu´une ligne qui ne me semblait pas assez claire. Et c´est tout. Tu vois, Manolo que cet essai, même composé en quelques heures était excellent.

Je suis heureuse de recevoir bientôt des photos de toi. En attendant je vais bien regarder ton portrait puisque tu me dis qu´il est ressemblant. Et puis, tu sais, Manolo, si tu étais l´homme le plus beau du monde, toutes les femmes te regarderaient, et moi que deviendrais-je? Une petite jalouse qui voudrait voir tout le monde disparaître autour d´elle et demeurer seule avec toi pour que personne plus ne te regarde jamais. Et nous ne serions pas heureux! Alors, Manolo chéri, il vaut mieux que nous soyons tous deux comme nous sommes. Qu´en penses-tu?

Dans un roman assez original intitulé "Le lit conjugal",  j´ai trouvé ceci: "Le mariage est sacré, mais la liberté de disposer de son coeur et d´obéir à ses sentiments l´est plus encore. Je trouve que ce serait un progrès si les hommes étaient capables de vaincre des égoïsmes sauvages, primitifs, et admettre que la femme eût le pouvoir de partager son coeur comme l´homme partage le sien...

Si dans notre société la possession de la même femme par deux hommes a été considérée comme criminelle, c´est parce que la religion et l´hypocrisie ont voulu voir dans l´amour une souillure, une honte, un acte louche accompli dans les ténèbres. Mais pourquoi ne pas considérer l´amour comme le plus haut mystère humain?  N´ayez donc pas l´illusion de salir une femme, de l´injurier et de vous salir vous-mêmes en la possédant, et alors vous vous sentirez plus proches par la communauté de votre amour."

          Penses-tu comme cette femme, Manolo chéri? C´est difficile pour un homme, n´est-ce pas? Tu me diras les réflexions que t´aura suggéré ce passage. Le livre entier est assez drôle du reste,  moi je l´ai trouvé assez drôle: une femme qui veut habituer son mari et son amant (qui connaissent chacun l´existence de l´autre) à ne pas être jaloux l´un de l´autre, à se partager cette femme tout naturellement presque comme on partage ensemble un repas ou une récompense. Je trouve cela assez contraire à la nature humaine égoïste et accapareuse. Crois-tu, Manolo qu´une femme soit quelque chose que l´on partage avec son ami?  Moi, je ne crois pas. Alors, il me faut plus parler d´amour n´est-ce pas, mais de plaisir sensuel uniquement.

Et maintenant, Manolo chéri, je vais me coucher. Demain matin, j´écrirai l´Envoi ([51]) de ton essai sur chaque feuille séparément et je rassemblerai les feuilles dans une couverture. Je te laisserai le soin de mettre ce que tu voudras sur cette couverture car je ne sais pas faire assez bien les lettres imprimées.

Plus que deux jours de vacances. Quel malheur! Dimanche soir il va falloir reprendre le chemin d´Albi. Mais maintenant je n´ai plus que 90 jours de classe et puis ce sera la liberté totale. Quel bonheur!

Au revoir, mon petit Manolo, bonne nuit, fais de beaux rêves.

Je t´embrasse bien doucement pour que tu t´endormes, ta petite amie.

          Suzy.

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(48)

(49) El poème “Prière”, Balloire, 26-III-1940.

(51)

(51) On conserve l´original.  

  

Lettre nº 41 

Albi, le 10-04-1940 

Manolo chéri.

Je suis très heureuse que la façon dont j´ai tapé à la machine à écrire ton essai sur la bicyclette ([52]) t´ait plu. Est-ce que les couvertures n´étaient pas décollées lorsque tu as reçu le paquet? J´ai remarqué qu´elles se détachaient assez facilement. J´ai de la colle de mauvaise qualité! Il faudra faire quelques réclamations!

Tu sais, Manolo chéri, je ne serais pas pour toi une bonne collaboratrice car je ne tape pas vite à la machine j´écris bien plus vite à la main (mais j´écris mal); alors tu vois la mauvaise secrétaire que je serais pour toi. Il ne me faudrait alors n´avoir que cela à faire, aucune autre occupation, aucune profession. Il est vrai que l´entraînement ferait beaucoup et qu´au bout de quelque temps j´aurais acquis de la vitesse. 

          Je t´écris pour le moment en étude; notre sublime pionne Pécarri ne se doute pas qu´au lieu de faire mon explication de texte sur Hérédia, je remplis une feuille pour mon petit ami. Si elle s´en apercevait, qu´est-ce que je recevrais! Mais elle est perdue dans son tricot et pour le moment se désintéresse de ce que nous faisons.

D´abord, ta question très importante. "Si l´on m´offrait d´être professeur à l´Université "catholique" d´Angers, crois-tu que moi "socialiste" je puisse accepter"?  J´ai beaucoup réfléchi à cela et je crois pouvoir te dire: oui. Voici pourquoi.

          Tout d´abord le poste qu´on te confierait serait sans doute celui de professeur d´Espagnol, n´est-ce pas? Dans ce professorat il n´y a pas d´opinion politique ni religieuse qui entre en jeu; c´est un terrain tout à fait neutre et je ne vois pas pourquoi un professeur laïque ne peut enseigner une langue dans une université catholique.

          Et puis, Manolo, ce serait pour toi la liberté, la libération et la vie au grand air, sans contrainte, sans travail éreintant comme celui que tu fournis pour le moment. Songe, Manolo, que ce serait pour toi la porte ouverte sur la Vie. Il me semble que tu peux accepter ce poste si on te le propose. Et toi, quelle est ton opinion? Crois-tu qu´il te serait difficile d´oublier pendant trois ou quatre heures chaque jours que tu es socialiste? Je ne parle pas de renier une opinion, cela jamais, car moi-même on ne me le ferait jamais faire. Mais je crois qu´on peut faire abstraction de son entourage, oublier que l´on est différent de ceux qui sont près de nous, pendant quelques heures. Car n´est-ce pas, Manolo, tu serais libre après tes cours, libre de faire chez toi, tout ce que tu voudrais?

Tu as raison, Manolo, je n´ai pas encore étudié l´historie de la Philosophie, nous la commençons maintenant à peine et en sommes encore à Socrates.

Je ne connais donc pas "le rire" de Bergson, bien que nous ayons étudié et commenté bien des pensées de ce philosophe.

Oui, Manolo, nous serions très heureux l´un près de l´autre. Tu écrirais, je serais près de toi, lorsque tu serais fatigué tu pourrais reposer ta tête fiévreuse sur mon épaule, je caresserais ton front, tes cheveux et je t´embrasserais bien doucement comme un petit enfant que l´on borne pour l´endormir. Oui, Manolo, nous serions très heureux, et j´espère que la vie nous donnera un peu de ce bonheur si pur auquel nous aspirons tous les deux.

"Je ne partagerai jamais ma femme ou ma maîtresse avec un autre homme",  me dis-tu. Je pense comme toi et moi non plus je ne pourrais supporter que mon mari ait besoin d´une autre femme. Si cela arrivait, je le prierais de partir avec l´autre mais de me laisser libre et tranquille. L´amour est exclusif, oui, Manolo, chéri, tu as bien raison et je pense comme toi.

Maintenant, je suis obligée de m´arrêter, l´étude finit.

Adieux mon petit Manolo, j´espère recevoir bientôt de bonnes nouvelles de toi.

Je t´embrasse bien affectueusement. 

          Suzy.

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(52) 

Lettre nº 42

Albi, le 20 avril 1940

Manolo chéri.

J´ai reçu ta lettre hier soir. Elle avait été ouverte par Madame la directrice, mais elle ne m´a rien dit. Je vais t´expliquer pourquoi elle a fait cela. Jeudi, Madame a eu des échos d´une lettre assez compromettante que Christiane (une 3ème A) recevait de son filleul. Aussitôt elle nous a réunies pour nous annoncer que désormais elle vérifierait pour quelque temps la correspondance que nous entretenons avec des jeunes hommes. Voilà comment ta lettre a subi la censure directoriale.

Alors je vais te demander, mon petit Manolo, de faire attention à ne pas me mettre dans tes lettres trop de termes affectueux. Tu me parles de choses sérieuses, c´est très bien; mais ne me dit plus rien sur Pécarri ou sur ma correspondance écrite pendant l´étude. Si Madame a lu ta lettre d´un bout à l´autre elle a vu que tu m´écrivais cela, mais elle ne m´a rien dit. Ne fais pas allusion à la censure car si Madame ouvre une autre fois tes lettres elle verrait que je t´ai fait des recommandations et que tu fais attention à ce que tu écris. Donc, petit Manolo, écris-moi comme si rien ne s´était passé. Parle-moi comme avant de tout ce que tu voudras. Embrasse-moi à la fin de la lettre, comme avant, mais pas trop dans le courant de l´épître, n´est-ce pas?

Aujourd´hui, il fait une journée splendide; il est presque 5 h 1/2 et le soleil brille encore partout dans le ciel tout bleu. Vraiment on sent le printemps maintenant. Je vais te dire ce que j´ai fait par cette magnifique après-midi.  De 1 h à 1 h 1/2 partie de volley-ball en tenue de gymnastique, comme sur la photo prise en haut de la montagne pendant les vacances, de 1 h 1/2 à 2h 1/2 match de tennis avec Georgette Palis (tu te souviens d´elle?) puis: douche, repos et entre 3 h et 4 h nouvelle partie de tennis. Maintenant je suis habillée en tenue normale et je t´écris quelques mots avant d´aller cirer et épousseter ma cabine.

          Je suis heureuse de ce qu´à fait pour vous le curé de Meron ([53]). Je voudrais que tu me parles un peu de cet espèce de sauvage ([54]) dont il a obtenu le renvoi. Bien qu´il soit français cela ne m´empêcherait pas de le haïr et de le mépriser. Il y en a tellement qui le méritent! et malheureusement on ne les connaît pas tous.

Lundi. J´attends à aujourd´hui pour t´envoyer cette lettre car on va me porter des photos que j´avais portées à faire jeudi et qui n´ont pas été prêtes avant hier soir. N´ayant pu aller les chercher moi-même avant de rentrer hier soir, j´ai fait faire la commission maintenant par une camarade qui sortait entre midi et une heure. J´espère, Manolo, que tu seras heureux d´avoir une nouvelle image de moi; elle a été prise le dernier dimanche des vacances de Pâques, il y a  une semaine.

J´ai hâte, Manolo chéri, grande hâte que finisse pour toi ce régime de privations autant physiques qu´intellectuelles que représente la Compagnie. Si bientôt tu pouvais être libéré... quel bonheur!

Ton horoscope me semble très bon et, mon Dieu, il me semble qu´il fait entrevoir une vie libre et heureuse. Espérons, mon petit, nous verrons bien. "Un fils... succès dans la vie... vie longue", tout cela fait espérer quelque chose de beau, de très beau, même. Songe Manolo chéri, que tu auras un fils. Comme c´est magnifique! Je te souhaite de trouver près de "sa" maman, tout le bonheur que tu attends avec autant d´impatience!

Et maintenant, mon petit Manolo, je m´arrête; ma lettre est courte, mais je vais t´obéir pour une fois et ne pas t´écrire pendant l´étude car il est 1 h et on vient de sonner la rentrée.

Au revoir, mon petit ami chéri, en attendant de recevoir bientôt ta réponse, je t´embrasse bien affectueusement.

          Suzy.

          Attention à mes recommandations, n´est-ce pas?

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(53) L´Abbé Jollec.

(54)

Lettre nº 43

Albi, samedi 4 mai 1940

Mon petit Manolo.

Il y a quelques jours que j´ai reçu ta lettre, mais je n´ai pu y répondre avant car je suis en stage à l´école annexe (classe à 4 cours) depuis lundi. J´ai un travail fou. Cette semaine je n´ai pas eu un moment de liberté. Même jeudi où je suis allée à la maison, où il faisait beau, j´ai passé toute la journée à corriger des devoirs de français et à faire des préparations. Cet après-midi nous avons un devoir de philosophie et je ne reviens pas en classe. Alors je profite de la récréation entre midi et 1 heure pour t´écrire un peu. Tu sais, mon petit Manolo, maintenant tu peux m´écrire comme tu voudras. Madame n´a fait le contrôle des lettres que les trois premiers jours après qu´elle nous a prévenues. Maintenant le courrier est normal. Toutes les lettres nous parviennent comme avant. Il n´y a plus de crainte de censure. Tu peux m´écrire ce que tu voudras et comme tu le voudras, tu pourras me dire de nouveau tout ce que tu penses, tout ce que tu ressens, et je serai heureuse de retrouver le Manolo vrai, sincère et affectueux.

Demain dimanche, je vais aller au cinéma car il ne fait pas beau, j´espère que j´aurai le loisir de me reposer un peu. Dimanche dernier j´ai eu tout juste le temps d´aller passer 3 heures au cinéma et de revenir bien vite travailler pour le lendemain. J´espère avoir demain un peu plus de loisirs. Déjà 1 h. moins 1/4, mon petit Manolo, je n´ai plus qu´un quart d´heure avant la philo.

          Je comprends comme tu dois être privé de ne pas avoir de lumière le soir. Figure-toi qu´hier j´ai fait une leçon aux petites élèves sur "les merveille de la science" et en particulier sur l´éclairage électrique. Et j´ai pensé à ce que tu me disais sur ta lettre, bien que ce ne soit pas le moment de penser à toi au milieu d´une leçon. Mais malgré tout, petit Manolo, il ne faut pas être ironique. Il me semble que tu devais tout souffrir lorsque tu écrivais "les ergastules furent toujours obscurs... Vive les ténèbres!" Cela m´a fait mal, Manolo, beaucoup plus que tu ne crois peut-être.

Oui, tu as raison. Peut-être il vaut mieux que tu ne me racontes pas les exploits de Coulet ([55]). Je sens que cela me ferait encore plus de mal, en pensant que tu étais de ceux qu´il approchait chaque jour.

Malgré tout ce qui peut t´arriver, mon petit Manolo chéri, il faut avoir confiance en l´avenir et toujours espérer qu´il va t´apporter le bonheur. N´est-ce pas toujours dans l´attente du bonheur que l´on vit?

J´ai hâte de recevoir des photos de toi, Manolo. Je t´en donne une autre des miennes qui a été tirée le même jour que celle que je t´ai envoyée la dernière fois.

          Il me faut te quitter, mon petit.  Il est l´heure de faire de la philosophie.

          Je t´embrasse bien affectueusement. Ta petite amie qui ne t´oublie jamais.

Suzy.

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(55)

 

Lettre nº 44

Gaillac, le 13 mai 1940

Je n´ai pu répondre à ta charmante lettre avant aujourd´hui. Tu savais que j´ai fait quinze jours de stage à l´école annexe. Maintenant c´est fini. Je me plaisais beaucoup auprès de mes petites élèves, mais je préfère avoir terminé car il y a beaucoup de travail et on ne dispose d´aucune récréation, d´aucun moment de loisir pour pouvoir écrire, lire, penser, rêver. Le travail de l´école normale proprement dit laisse beaucoup plus de loisirs. (Je peux même t´écrire pendant l´étude, Manolo, tu le sais). Maintenant il n´y a plus de censure à l´école. Seule parfois Anasthasie fourre son nez pointu dans quelque enveloppe et laisse comme trace de son passage une bande papier sur lequel elle a écrit: "Contrôle postal militaire".

Manolo chéri, jamais je n´ai été plus heureuse que jeudi soir quand j´ai reçu ta lettre, cette lettre que tu avais écrite un an exactement après la première que tu as reçue de moi. Cela m´a fait chaud au coeur, cette délicate attention de ta part. Moi je savais que notre correspondance datait du mois de mai, mais je ne me souvenais plus du jour.

Manolo, es-tu encore fatigué? Espères-tu toujours finir ce travail trop fatigant pour toi? Pour le moment il est impossible de trouver un travail quelconque. Je croyais que ce me serait assez facile; mais il n´y a rien. Les ateliers sont fermés car les patrons sont mobilisés, les usines réquisitionnées pour la fabrication du matériel de guerre n´emploient que des hommes mobilisés aussi.

Tu sais, mon petit Manolo, le temps s´est mis en frais pour ces vacances. Il fait beau!  le ciel est bleu, il y a des fleurs partout. On a envie de rire, de chanter. Ah! s´il n´y avait que le printemps, comme l´on chanterait d´un coeur léger. Malheureusement il y a de pauvres gosses qui meurent tous les jours. Combien y en a-t-il déjà?  on ne le sait pas, on ne le saura pas.

Il a fait chaud aujourd´hui. Et ce soir encore j´ai très chaud dans ma chambre. Je me suis assise sur mon lit. Sous les couvertures il fait trop chaud. Je n´ai pu y rester.

          Je comprends comme tu dois aimer de rester seul au bord de l´eau, près du canal. Il doit y faire bon rêver, n´est-ce pas, chéri? Oui, je voudrais bien être près de toi. Je te chanterais une jolie mélodie, la tête appuyée sur ton coeur, tu passerais ton bras autour de mes épaules et nous resterions ainsi sans bouger, l´un contre l´autre, écoutant longtemps le bruit de l´eau, du vent, et le chant des oiseaux.

Manolo, je suis heureuse d´avoir été pour toi la petite amie qui voulait être l´an dernier l´ange consolateur de son camarade inconnu. Maintenant elle le connaît, ce camarade, bien qu´elle ne l´ait jamais vu. Il est devenu son grand ami chéri et jamais elle ne l´oubliera. Jamais non plus il ne l´oubliera, n´est-ce pas, Manolo chéri?  Je n´ai pas besoin de t´envoyer un brin de myosotis?

Ici aussi la campagne est belle. Elle est toute parée de verdure et de fleurs. On dirait qu´elle est vivante, qu´elle sent, qu´elle pense. Partout il y a des sentiments en fleurs, des mots nouveaux, des musiques discrètes. Pourquoi tout cela? Mais parce que tu m´aimes, parce que je t´aime, parce que tu es mon ami et mon frère, parce que je suis ta confidente et ta petite soeur, et que nous nous entendons si bien!

Dans ma lettre tu trouveras la photo d´un paysage que j´ai trouvée sur un journal. Je le trouve beau bien que cet arbre si grand donne une impression de quelque chose de tourmenté. On dirait qu´il a été brisé par la tempête. Tu me diras ce que tu en penses et aussi: "quel est l´instant du jour que tu préfères ou que tu as le mieux aimé?" - "Quel est ton plus beau souvenir?" (est-ce indiscret?)

Manolo chéri, lorsque tu seras reposé, un dimanche, tu reviendras au bord du canal, tu m´écriras longuement toutes ces choses que tu sentais mais que tu ne pouvais me dire cette fois, n´est-ce pas, tu le promets à ta petite amie?

Je suis heureuse d´apprendre que tu vas composer pour moi la "Sonatine".  Mais je t´en prie, ne te fatigue pas trop. Travaille pour moi dans tes moments de loisirs. Pour lire ou écrire le soir, pourrais-tu te servir d´une lampe électrique de poche? Si tu peux je t´en enverrai une.

J´ai fait agrandir par le photographe la photo où je suis contre l´arbre que je t´ai envoyée dans mon avant-dernière lettre. Lorsque je l´aurai veux-tu que je t´en envoie une?  Je serais heureuse de te faire plaisir.

Et toi, mon petit Manolo, quand pourras-tu envoyer une photo de toi à ta petite amie?  il lui tarde tant de connaître ton sourire, car tu vas me sourire n´est-ce pas?

Manolo, je viens de pleurer. Oui, mon petit. C´est en lisant la fin de ta lettre. Te souviens-tu de ce que tu as écrit? "Que tu sois heureuse... ce sont les voeux d´un malheureux qui t´aime profondément et qui, quoi qu´il arrive, ne t´oubliera jamais."  Manolo! Manolo chéri! Tu vois, je pleure encore. Oh! Embrasse-moi, dis? Je suis sûre que le contact de tes lèvres sur les miennes, sur mon visage, suffirait pour me redonner le sourire. Comme je me serrerais contre toi! Comme il ferait bon dans tes bras!... Mais, on dirait que je rêve ou que je perds la tête. Cela m´est égal. Revenons sur terre, mais c´est si délicieux parfois de perdre la tête, n´est-ce pas, chéri?

Et maintenant, mon cher petit Manolo, je vais dormir car il est presque onze heures et demie et j´ai un peu sommeil. Oh! pas beaucoup, et je suis sûre que j´aurai le temps de rêver à beaucoup de belles choses avant de m´endormir. Veux-tu que je te dise dans ma prochaine lettre à quoi j´aurai rêvé?

Au revoir, chéri. Bonne nuit, fais aussi de beaux rêves. Je t´embrasse bien tendrement.

Je ne t´oublierai jamais.

Ta petite amie.

Suzy.

Lettre nº 45

Albi, le 24 mai 1940

          Mon petit Manolo

          Je n´ai pas beaucoup de temps pour t´écrire aujourd´hui. Je le fais pendant une étude que nous avons eu ce matin à la place du cours de physique, la Miss faisant partie de la commission à l´examen de gymnastique de 2ème année.

          Tu sais, maintenant, nous allons avoir du travail, car il va falloir commencer les révisions pour la fin d´année. Nous avons notre examen de 3ème partie du Brevet supérieur à partir du 25 juin. Juste un mois de travail et tout sera fini. Bien ou mal, je t´assure qu´il me tarde d´avoir fini. Je dis bien ou mal car si je ne sais pas faire mon devoir de philo, je suis sûre d´être collée.

          Tu vois, moi aussi je ne puis écrire comme avant, maintenant. A chaque instant l´on apprend que quelques nouvelles villes sont prises, que l´ennemi a avancé. Que faire devant cela? Sinon penser à tous les pauvres gosses qui tombent là-haut. Oui, tu le sais bien, mon petit Manolo, ce serait de l´égoïsme "inhumain" que de s´occuper de son coeur maintenant. Il fait beau, jamais je crois je n´ai vu d´aussi délicieuse matinée de mai. Et quand on pense que d´aussi belles journées sont employées à une oeuvre de mort, on a le coeur serré. Toujours j´ai devant les yeux l´image de pauvres enfants qui tombent sur un champ, de pauvres enfants qui aimaient la vie et ne l´ont pas connue, qui voient pour la dernière fois le soleil magnifique qui éclaire ces journées merveilleuses qu´ils ne verront plus. Ils avaient comme nous rêvé d´être heureux un jour, de connaître toutes les joies les plus douces de la vie et tout cela ils ne le connaîtront jamais. Cela me fait mal de songer à toutes ces choses et pourtant ce sont elles qui nous reviennent le plus à l´esprit depuis quelque temps.

          Ici nous avons fait deux exercices de défense passive: une alerte de jour et une de nuit. Je puis te dire que ce n´est pas intéressant de descendre à une heure du matin, quitter son lit bien chaud pour aller patauger dans des tranchées pleines de boue; ou bien courir le plus vite possible hors de la ville pendant le jour pour aller le plus loin possible dans la campagne hors des maisons, des hameaux et des fermes. Heureusement que tout cela n´était que de fausses alertes, des exercices de préparation. Je souhaite que jamais nous ne connaissions ce qu´est un vrai bombardement aérien. A l´école comme à Gaillac il n´y a comme abris que des tranchées ou des caves non aménagées.

          Nous ne sommes pas bien habitués à tout cela et il se peut que la peur nous gagnerait si nous avions de vraies alertes; mais on prendrait l´habitude de cela, comme de beaucoup d´autres choses, n´est-ce pas; et peu à peu la peur s´effacera. Il me semble toutefois que le calme subsistera dans les plus graves évènements.

          J´ai un beau-frère ici à Albi à l´usine d´armements et l´autre au Maroc. Pour le moment aucun d´eux n´est en danger. Si cela pouvait continuer ainsi!

          Oui, je me souviens de la résistance de Madrid. On se demandait comment vous pouviez faire pour tenir. On était émerveillé. Je souhaite que les défenseurs du territoire français prennent modèle sur vous.

          Je t´envoie la grande photo que je t´ai promise. C´est l´agrandissement d´une petite que tu as déjà. J´espère qu´elle te plaira.

          Est-ce vrai que vous ne pouvez, par aucun moyen jusqu´à la fin de la guerre, sortir des camps et des compagnies de Travailleurs? Dis-moi s´il te manque quelque chose. Je serais si heureuse de te venir en aide!

          Je te quitte, mon petit ami, car l´étude s´achève. Je t´embrasse bien tendrement.

          Je pense à toi, toujours.

          Suzy

 

Lettre nº 46

Albi, le 28 mai 1940

          Mon petit Manolo.

J´ai reçu ta lettre ce soir. Pour le moment je suis au dortoir. Je commence ma réponse avant qu´on éteigne. Avant les vacances de Pentecôte nous avions jusqu´à 9 1/2 au dortoir.  Maintenant on éteint à 9 h 1/4. Cela fait que la plupart du temps nous n´avons pas du tout de loisir pour écrire. Juste le temps de faire sa toilette, de raccommoder un bas parfois et d´aller au lit.

          Mercredi après-midi. L´extinction des feux m´a brusquement interrompue hier soir alors que je n´écrivais pas depuis cinq minutes seulement. Rien à faire. On nous supprime de plus en plus nos maigres moments de liberté. Maintenant la période de révisions de fin d´année commence.  J´ai l´impression que la Miss et le professeur de français veulent mener cela tambour battant.

          Le rythme s´accélère de plus en plus. Pour demain j´ai à préparer en français "la règle des trois unités dans le théâtre classique". On avait trois sujets à préparer. Chacune doit en choisir un. Il y avait encore pour le théâtre classique: l´action et la peinture de l´amour. Je crois que celui que j´ai pris est simple et puis j´avais déjà traité les autres n+1 fois et je préfère la nouveauté.

Oui, c´est le père d´Arlette, de Jacques et de Manou qui est mobilisé ici à l´usine d´armements. Je souhaite qu´il y reste longtemps et aussi qu´on ne rappelle pas les troupes des colonies.

Que penses-tu, Manolo chéri, des nouvelles d´hier matin? Quand on nous a réunies autour du poste à 8 h 1/2 pour écouter la déclaration de Paul Reynaud, je t´assure que nous ne nous attendions pas à une révélation aussi formidable. Notre réaction a été unanime: nous nous sommes toutes mises à pleurer. C´est tellement incompréhensible ou plutôt si, c´est trop compréhensible!

Je suis heureuse que ma photo t´ait plu. Tu sais que je suis toujours heureuse de te faire plaisir et que je voudrais faire beaucoup plus pour toi que ce que je fais.

Et à La Motte-Bourbon, avez-vous eu des alertes? Je souhaite que vous ne connaissiez jamais que des exercices comme ici et jamais de vrais bombardements.  Imagine-toi qu´ il y a deux jours Stuttgart a annoncé: "Albigeois, préparez vos cercueils!" Encore un autre moyen d´effrayer tout le monde sûrement! 

 

CAMP D´ARGELÈS-SUR-MER, 24 juin 1940

Lettre nº 47

Gaillac le 6 Juillet 40

          Mon cher petit Manolo

          J´ai reçu enfin hier une lettre de toi. Oui, je t´avais écrit à La Motte‑Bourbon, mais ma lettre est arrivée sûrement après ton départ ([56]), si toutefois elle est arrivée car il se peut bien qu´elle n´ait pas atteint son but, comme beaucoup d´autres. Je savais que vous ne seriez pas restés à La Motte‑Bourbon, aussi je me demandais anxieusement depuis quelque temps si vous aviez eu le temps de partir et où vous alliez. Enfin une lettre hier où, avec un grand bonheur, j'ai vu ton écriture. Je suis si heureuse maintenant, mon petit Manolo de te savoir sain et sauf. A ton récit assez mouvementé, mais maintenant je te sais hors de danger et cela suffit pour que la joie revienne en moi.

          Vois‑tu, Manolo, il y a des jours où je me demande: Est‑ce que je préfèrerais que Manolo soit mon frère ou mon amant? Je ne sais pas donner de réponse, mais je sais que tu es plus que cela pour moi puisque tu as su devenir mon ami, le plus cher que j´aie jamais eu, mon véritable ami, mon confident et mon conseiller. Et cela, bien trop souvent, le frère ni l´amant ne savent l´être. Qu´en penses‑tu, ami chéri?

          Tu portes sur moi, Manolo, un jugement que je m´empresse de relever comme une accusation. Tu dis que je t´aime "un peu"; je ne t´aime pas "un peu", non, cela c´est impossible, car si je t´aimais seulement "un peu", tout ce qui te concerne me serait presque indifférent. Et il n´en est rien, je te jure, mon petit ami. Je t´aime beaucoup, "extrêmement", comme toi. C´est pour cela que j´étais si inquiète de ne rien recevoir de toi et que j´ai été si heureuse hier matin quand j´ai eu ta lettre entre les mains.

Je vais te raconter notre départ de l´école. D´abord jeudi 13 juin une circulaire ministérielle nous avise qu´il faut évacuer toutes les écoles avant le samedi matin. Aussitôt nous nous empressons de faire nos malles et le vendredi soir la maison est morte, rien nulle part, rien que des malles dans le vestibule, des paquets prêts à être embarqués le lendemain. Vendredi soir, Madame nous réunit à 5 h. pour nous dire qu'il y a contre‑ordre; nous restons encore jusqu´à ce que l´école soit réquisitionnée. Une demi‑heure avant mon neveu était venu me prendre deux valises pleines de livres et de linge. Et voilà qu´il fallait s'installer de nouveau avec ce qui nous restait. Quelques‑unes d´entre nous avaient déjà tout envoyé chez elles. Madame nous a dit de ne pas défaire complètement nos malles car d´un moment à l´autre nous pouvions recevoir à nouveau l´ordre de partir. Lundi à 4 h., madame en compagnie de plusieurs messieurs monte dans notre dortoir de 3ème et nous dit: "3ème années, il faut évacuer le dortoir immédiatement; dans une heure il y aura du monde pour vous remplacer". Nous nous sommes dépêchées de prendre nos dernières affaires et nous voilà dehors. Les unes ont couché chez elles en ville, les autres chez des amies. Avec deux de mes camarades, nous avons élu domicile à l'infirmerie. Mardi après‑midi nous nous sommes embarquées pour chez nous. J´ai amené à la maison ma petite camarade Margot qui n´avait pas de train pour partir chez elle à Béziers. On nous a dit le vendredi suivant que le 1er Juillet nous ne passerions pas l´examen alors Margot est partie chez elle à l´aide d´autres et d´autobus. Encore en ce moment‑ci nous ne savons pas quand nous passerons notre examen final. Aussitôt que les réfugiés seront repartis sans doute.

Quand ces messieurs de la Préfecture de la Marne, pourront repartir chez eux, l'école sera libre et nous pourrons y revenir pour les examens.

          Toutefois j'espère ne pas exercer mon métier à la rentrée prochaine dans une école de la zone occupée. On nous laissera sans doute dans notre département.

J´ai reçu ta dernière lettre de La Motte‑Bourbon je répondrai à ce que tu me demandes au sujet des pensées de Nietzsche, dans ma prochaine lettre. Aujourd´hui je te quitte, mon petit Manolo, en t´embrassant bien affectueusement.

          Ta petite amie.

          Suzy.

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(56) Il a quitté La Motte-Bourbon pour le camp d´Argelès-sur-Mer.

 

Lettre nº 48

Gaillac, 26 Juillet 40

Cher petit Manolo.

Il faut m´excuser de ne pas t´écrire longuement aujourd´hui, mais je passe mon examen lundi, dans trois jours. Alors tu peux comprendre que je ne perds pas beaucoup de temps. Soit à la maison, soit au parc, je passe la journée à travailler. Mais il me semble que je vais tout rater car je ne puis arriver à retenir la moindre chose. J´ai déjà perdu l´habitude de l´étude.

J´ai reçu ta lettre de hier matin. Les deux poèmes me plaisent beaucoup mais je n´ai pas le temps de t´en parler aujourd´hui. Ce sera pour la semaine prochaine. Je te donnerai en même temps le compte-rendu de mon examen.

Au revoir, mon petit Manolo.

Mes plus affectueux baisers.

          Suzy.

 

Lettre nº 49 

Gaillac, 14 août 1940

Mon petit Manolo.

J´ai reçu ta lettre contenant le cahier "Colombes" ([57]). Je te remercie de tout coeur, il me plaît beaucoup. Ces jours-ci je suis fatiguée. Excuse-moi de ne pas t´écrire une longue lettre, comme je te l´avais promis. Ce sera pour le premier jour où je me sentirai mieux.

J´oubliais de te dire que j´ai été reçue à l´examen. Maintenant mes études sont terminées. J´aime mieux ainsi car j´étais fatiguée d´apprendre des cours.

Excuse-moi de te quitter si vite, mon petit Manolo. Je pense à toi toujours.

Je t´embrasse affectueusement.

          Suzy.

          Est-ce qu´à Argelès on vous paye votre travail comme à La Motte-Bourbon?

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(57) Deuxième partie de “A l´ombre d´un Ange”.


Lettre nº 50

Cruzi le 9 septembre 1940

          Toutes les circonstances se sont liguées contre moi pour que je ne puisse t´écrire pendant longtemps. Avant de partir de Gaillac j´ai été fatiguée puis j ´ai reçu ma nomination pour ici, et ce furent tous les préparatifs de déménagement. Tu dois savoir ce que c´est. Enfin mon installation ici avec maman qui a duré deux ou trois jours. Et ce n´est pas tout, le plus beau c´est que vendredi soir j´ai eu un accident. Je vais te raconter ça. A 4h 1/2, après la classe, je prends mon vélo pour descendre à Vabre, la plus proche petite ville (à peine 2000 habitants) pour aller faire quelques commissions. Dans le sens Cruzi‑Vabre il y a  d´abord une côte à monter de 2 km et puis une descente en larets de 7 km. J'avais à peine fait 1 km de descente qu'à un virage le chien du cantonnier se jette sur ma roue et me fait tomber. Je n'y suis pas allée doucement je t´assure. Je me suis relevée avec des égratignures sur tout le bras droit et au coude droit une grande entraille et deux trous faits par les cailloux et graviers de la route qui est simplement empierrée. A la jambe droite des écorchures et en haut une grosse contusion pour laquelle j´ai dû rester au lit pendant deux jours. Je me suis levée hier après‑midi, dimanche et ce matin j´ai repris la classe normalement sans trop rester debout toutefois. Ce matin il ne fait pas beau. Il a fait un orage hier soir, il a plu pendant la nuit et ce matin le ciel est gris et il fait un peu froid. Sur neuf élèves il n'y en eu que trois qui sont venus en classe ce matin. Pendant que tous les trois font des exercices de calcul, je suis tranquille et je t´écris cette lettre. Pendant que j´étais en train de m´habiller hier à 2 h., le facteur m´a apportée ta lettre qu´on m´avait renvoyée de Gaillac. Je voulais t´écrire avant aujourd´hui, mon petit Manolo, crois‑le bien. Mais réellement, trop de travail ou pas de courage, cela suffisait beaucoup à m´en empêcher. Enfin aujourd´hui je me mets à l´heure et je vais t´écrire pendant tout le temps que j´aurai de libre ce matin. Mon petit ami chéri, je crois que tu as mal interprété le songe que tu as fait, car jamais mon affection pour toi n´a faibli à aucune minute. Je te le jure Manolo. Je t´aime bien plus que si tu étais mon frère, ami chéri, tu le sais. Je te l´ai dit si souvent et c´est toujours vrai. Tu le crois, n´est‑ce pas, mon petit Manolo?

          Je n´ai pas sous les yeux pour le moment le cahier "Colombes" que tu m´as envoyé à Gaillac. Je ne peux quitter les enfants pour monter le prendre dans ma chambre mais comme je connais presque par coeur toutes tes poésies qu´il contient, je pense te dire qu´elles me plaisent toutes à cause de la sensibilité qu'elles contiennent, et que je ne me lasse jamais de les relire, chaque fois avec plus de plaisir.

          As‑tu eu des échos du projet qui consisterait à envoyer au Mexique tous les travailleurs étrangers qui se trouvent actuellement en France? Qu´en penses‑tu? (Excuse cette tache, la pommade de mon pansement vient de la faire. Je n´arrache pas la page). Je comprends, mon petit que tu aies besoin de l´affection de ta petite amie crois‑moi, tu l´as toute, comme l´an passé, comme toujours. Je serai toujours ta petite amie qui t´aime beaucoup, plus que n'importe quel ami que je pourrais avoir. Si parfois je tarde un peu à t´écrire, ce n´est pas parce que je t´aime moins, c´est parce que des circonstances m´en empêchent.

      Sur ma prochaine lettre je te parlerai du village, de l´école et de mes élèves. Aujourd'hui  je suis obligée de terminer ma lettre ici, car les enfants doivent sortir en récréation

          Au revoir mon petit ami. Je t´embrasse de tout mon coeur

          Suzy.

          Mlle. S. Valats

          Institutrice à Cruzi par Lacaze (Tarn).

Tu sais, Manolo chéri, je ferai tout ce que je pourrai pour réussir mon devoir de philosophie à l´examen. Mais jusqu´à maintenant je n´y suis pas obligée et j´ai bien peur que ce soit toujours ainsi.

          Manolo, mon petit ami, j´aime beaucoup que tu me parles de cette guerre où tu as combattu pendant trois ans. Tu m´en raconteras des épisodes, mon petit? Cela fait beaucoup de bien d´admirer son ami lorsqu´on l´aime déjà beaucoup.

Je suis maintenant obligée de te quitter l´heure d´étude s´achève, il faut que j´aille voir la Miss pour deux heures de couture. Au revoir, Manolo chéri. Je t´embrasse bien fort.

          Ta petite amie. 

          Suzy.


5l

Cruzi le 25 septembre 1940 

          Mon cher petit Manolo.

           Il y a quatre jours que j´ai reçu ta lettre accompagnée des corrections que tu désires faire subir à tes poèmes. Ce soir je ne dispose pas de beacoup de temps car il faut que j´aille à Vabre, la petite ville la plus proche (9 km.) pour accompagner ma nièce qui repart à Gaillac. Elle était venue passer une semaine à Cruzi et maintenant, bien qu´elle s´y plaise, il faut qu´elle reparte.

          Je te dirai un autre jour ce que je pense des corrections pour les poèmes et je te signalerai aussi celles qui te restent à faire. Aujourd'hui je vais me borner à répondre à ta lettre. Tu sais cela ne fait rien, tu peux continuer à écrire "Suzy" sur les adresses. Mes camarades d'études continuent tout de même à m´appeler ainsi.

           Cruzi se trouve à 2 km à l´écart de la route de Vabre à Lacaune, 7 km après Vabre on trouve le chemin qui descend à Cruzi. De n´importe où, la correspondance qui arrive ici, passe par Castres et Lacaze. Quant à l´altitude de Cruzi, je ne la connais pas, mais nous sommes à plus de 500 m. puisque c´est en plein dans les monts de Lacaune et que le Montalet, point culminant à 1266 m. je crois, n´est qu´à une quinzaine de km d´ici. Oui, mon petit Manolo, il fait très froid ici dans l'hiver. Il y a de la neige pendant longtemps. Je souhaite que l´hiver qui va venir ne soit pas aussi rigoureux que celui de 39‑40. Quant à mes blessures de la chûte en vélo, ça va mieux, les croutes se sont fermées sur mon bras et sèchent de plus en plus. Ma jambe est en train de passer par toutes les couleurs de l´arc‑en‑ciel. Elle était bleu‑noir au début puis est devenue violette puis rouge, puis jaune et maintenant elle vire au naturel. Ce n´est pas trop tôt, mais elle ne dégonfle pas vite tout de même.

          Mon école? C´est à Cruzi une maison comme celle de tous les autres paysans. Une maison bâtie en gros blocs de pierre grise recouverte d´ardoise. On ne la reconnaît pas parmi les autres maisons. En entrant il y a à droite la porte de la classe. La classe peut contenir vingt élèves mais je n´en ai que neuf ou dix suivant les jours ; neuf inscrits et parfois une petite fille de 2 ans 1/2 qui habite en face vient faire un petit stage de 2 ou 3 h. par jour. Les élèves sont gentils ; je n´ai pas à me plaindre d´eux au point de vue discipline : ils ne bougent pas. Hier un orage a fait tomber un carreau à une fenêtre de la classe. En haut j´ai 3 pièces, une cuisine, une chambre pour moi et une autre pour maman. C´est propre mais notre installation est assez modeste car nous n´avons pas emporté beaucoup de meubles vu que je ne suis là que pour 10 mois sans doute. Quant au village lui‑même il est composé de quatre maisons et de l´école. Les gens sont très gentils pour maman et moi. Ils sont pauvres mais nous donnent tout ce qu´ils peuvent : ils nous portent des oeufs, du miel, des légumes. Malgré cela il me faut faire 9 km pour aller faire des commissions. Je suis obligée d´aller à Vabre et faire 2 km à pied à l´aller et 7 au retour. Tu te rends compte !

          Oui, Manolo, j'approuve entièrement ta décision d´embarquement pour l'Amérique. Cela m'attriste de te savoir si loin, mais la vie et la liberté t´attendent là‑bas, Manolo chéri, il faut partir. Je serai aussi très heureuse de recevoir la suite de ton journal. Il y a maintenant bien longtemps que tu n´en avais écrit. Je vais te donner tous les renseignements que tu me demandes sur une feuille spéciale pour que tu puisses les détacher de ma lettre selon les besoins de ton travail.

          Combien de temps mettent mes lettres pour te parvenir d´ici. La tienne dernièrement à mis quatre jours.

          Je termine ici ma lettre, mon petit Manolo, car le temps me presse. Je t´embrasse bien affectueusement. Ta petite amie. Suzy.


52

Cruzi le 28 septembre 1940

          Mon petit Manolo.

          Voici le commencement du corrigé de ton "Journal". Je vais continuer et je te l´enverrai à proportion qu´il avancera. Je ne vais pas bien vite, mais petit à petit, je le ferai tout. Je vais aussi me mettre à la correction de tes poèmes, et bientôt je t´enverrai tout cela. J'ai assez de travail maintenant et je n´ai pas beaucoup de temps de loisirs une fois que j´ai préparé ma classe et avalé les kilomètres pour aller faire mes provisions. Tu m´excuseras, mon petit Manolo. Je n´ai pas le temps de te faire une autre lettre.

          Je t´embrasse bien afectueusemet. Ta petite amie. Suzy.


53

Cruzi le 7 octobre 1940

Mon petit Manolo.

          J´ai fait quelques pages de plus à la correction de ton Journal. Je te les envoie. Maintenant je vais me mettre à la correction des poésies et je te les enverrai aussitôt que j´aurai fini. As‑tu d´autres précisions au sujet de ton départ possible pour l´Amérique ?

          Je ne t´écris pas longuement aujourd´hui, petit ami. J´attends ta lettre de réponse aux miennes et puisque je n´ai pas le temps. Je griffonne quelques mots pendant que mes petits élèves font un devoir de grammaire. Ils vont avoir fini et il est presque l´heure de la sortie. Ensuite il faudra que j´écrive la dictée au tableau pour le cours élémentaire pour cet après‑midi. Onze heures sonnent. Je te quitte, Manolo chéri, en t´embrassant bien affectueusement. Ta petite amie. Suzy.


54

Cruzi le 17 octobre 1940

          Mon grand ami bien‑aimé

          J´ai l´impression que votre affaire d´embarquement pour le Mexique marche bien. J´ai vu hier sur le journal que 5000 espagnols étaient acceptés par le gouvernement de Mexico et que les embarquements allaient commencer dès aujourd´hui 17 octobre. Cela me fait un peu de peine de penser que tu vas être bien loin de moi pendant des années et que peut‑être nous devrons rester longtemps sans correspondance car je ne crois pas qu´il y ait maintenant un service de courrier entre l´Europe et l´Amérique. Mais de toute façon tu sais l´adresse de mon domicile fixe à Gaillac ; à n´importe quel moment de l´année, tu peux y écrire ; si je suis ici ou autre part, on me fera suivre les lettres. À mon tour je t´écrirai ; peut‑être resterons‑nous quelque temps sans rien recevoir s'il n´y a pas de courrier. Mais nous ne nous découragerons pas pour cela, n´est‑ce pas, Manolo chéri. Et nous ne nous oublierons pas surtout. Je te le promets.

          Je te remercie beaucoup pour la jolie poésie "Souhait". L´illustration me plaît beaucoup, bien que tu t´excuses de ne pas l´avoir fait dessiner par un artiste comme Mentor.

          Me permets‑tu d´en modifier quelque peu la 4ème strophe ainsi.

          “Mon amie

Pour tes débuts d´institutrice

          Je veux

une éclosion de coeurs, de fleurs.

          Qu´un ange

batte des ailes sur ta classe....

          Qu´ils soient,

tes jours, une chanson de vie..."

          Tu vois, Manolo, presque rien à changer. Tout le reste est parfait. Je te félicite, chéri. C´est magnifique comme tu écris mieux maintenant. A mon tour je vais me mettre au travail et faire bien vite la correction de tes poèmes pour avoir fini avant ton embarquement. Manolo chéri, tu me parles de ton bonheur futur qui pourrait être une conséquence de ton embarquement et de ta vie là‑bas. Permets‑moi une question que tu trouveras peut‑être une peu osée ou indiscrète, mais je te donne par avance ma réponse personnelle. Oui. Voilà : est‑ce qu´un jour tu accepterais que je t´aime même si je ne peux t´épouser, est‑ce que tu accepterais d'être mon amant sans pouvoir devenir mon mari ? Tu sais aussi bien que moi, n´est‑ce pas, qu´il y a des circonstances dans la vie où il est plus facile de s´aimer, de s´adorer, que de vivre toujours ensemble.

           Oui, Manolo, je suis ton conseil. Je ne me laisse pas submerger par l´étroitesse d´esprit de ce hameau où je suis obligée de vivre maintenant. Je rêve, je lis, je pense et ainsi j´ai le courage de ne pas voir les gosses sales, le fumier qui coule devant la maison. C´est horrible, Manolo, de voir cela. Je n´aurais jamais cru que des hommes puissent vivre toute leur vie dans de telles conditions. Malgré tous mes efforts, cette année passée ainsi restera dans mon esprit comme le souvenir d´un cauchemar qui ne veut pas s´effacer. Pourvu que je n´y reste pas l´an prochain !

          Je te quitte mon petit Manolo, car il faut que je corrige les cahiers des enfants. Quelle corvée ! Heureusement il n´y en a que 9. Au revoir petit ami bien‑aimé. Je pense à toi toujours et je t´embrasse bien affectueusement. Suzy.


55

Cruzi le 14 novembre 1940

Mon Manolo chéri.

J´attendais pour te répondre de recevoir la lettre que tu me promettais pour le lendemain de celle que j´ai reçue. Ne voyant rien arriver, je vais consacrer quelques instants à ma réponse. Je suis tellement heureuse pour toi, chéri, de savoir que tu ne travaillais plus durement comme avant.  Cela te permettra de te reposer un peu car je sens que tu en as besoin physiquement, bien sûr.

Jeudi soir. Manolo, chéri, j´ai dû interrompre ma lettre ce matin pour travailler un peu au ménage pendant que maman était allée faire des provisions à Vabre. J´ai reçu cet après-midi la lettre que tu m´avais promise. Elle m´a fait tellement plaisir que je te pardonne bien vite son retard. Je suis heureuse de voir que ton travail n´est pas pénible, puisqu´il se borne à une surveillance de tes compagnons ; mais bien sûr, cela exige une attention et une présence continuelles. Je comprends très bien que tu ne puisses écrire ou travailler pour toi durant toute la journée.

Je vois que votre installation est plutôt précaire. Ce doit être dans le genre de mon "campement", un peu moins bien même, car ici j´ai l´électricité dans la cuisine et dans ma chambre. Maman s´éclaire à la bougie dans la sienne. Quant à la salle de classe, ils se croisent les bras et attendent qu´il fasse jour. Car le matin au début de la classe on n´y voit rien et pourtant il y a dans la salle 2 fenêtres au Midi et 1 au Nord. C´est bien aéré. Un peu trop même car on sent souvent des courants d´air. Les menuisiers du pays n´ont pas beaucoup d´instruments de précision sans doute : les fenêtres ne possèdent pas de fermeture bien étanche.

J´avais entendu parler des inondations dans l´Aude et les Pyrénées orientales ; j´en avais lu les méfaits sur les journaux. Pendant le congé de la Toussaint, Arlette, ma nièce m´en avait parlé de façon plus précise, car à ce moment-là son fiancé se trouvait à St. Cyprien où il fait partie du groupe d´officiers encadrant les travailleurs. Il est sous-lieutenant et s´appelle Marcel Soulier. La veille de mon départ, Arlette a reçu une lettre lui disant qu´ils avaient évacué le camp à la hâte en pleine nuit, avec de l´eau au-dessus de la ceinture. Il parlait de son départ pour Argelès. Est-ce que par hasard tu le connaîtrais ?

          Bien que ta situation se soit améliorée, j´espère avec toi que votre départ pour l´Amérique ne sera pas longtemps différé, bien qu´alors tu seras bien loin de moi.

Manolo chéri, je t´aime, je le sais.  Un jour je serai à toi. Je voudrais que tu sois heureux et je voudrais aussi l´être par toi. Veux-tu me donner tes lèvres ? Suzy.   


56

Cruzi le 20 novembre.

Manolo chéri.

J´ai reçu hier ta lettre de souhaits pour mon anniversaire et j´en ai été autant plus heureuse que tu es le seul qui y ait pensé. Je te remercie beaucoup pour tes souhaits, Manolo chéri. Mais tu ne m´as jamais dit la date de ta naissance, et à mon tour je n´ai pu, en aucune année, te souhaiter un joyeux, un heureux anniversaire. Tu me diras cette date, n´est-ce pas, chéri ?

Mais il est quelqu´un qui, sans le vouloir, m´a souhaité un drôle d´anniversaire.  C´est monsieur l´Inspecteur qui est arrivé lundi dans l´après-midi avec deux instituteurs de Vabre, pour me faire passer le CAP (certificat d´aptitude pédagogique) examen qui nous permet d´être titulaire d´un poste au lieu de rester simple intérinaire.

J´ai été reçue et voici quelques - unes de mes notes que j´ai entendues pendant la délibération : 15 - 12´5 - 13 - 14.  Je ne sais à quelles leçons elles s´appliquent. Mais j´aurai bientôt le résultat positif de mon examen et je pourrai te donner des indications plus précises.

Manolo, tu as eu du courage pendant près de deux ans ; est-ce que c´est maintenant que ta situation s´est améliorée, que tu vas faiblir. Qu´y a-t-il, chéri ? Tu me rends inquiète, mon petit Manolo.  Ne peux-tu vraiment me donner quelque explication ?

          J´ai répondu à ta dernière lettre. J´espère à cette heure tu as mon épître et qu´à ton tour, lorsque tu auras un moment de liberté, tu vas me faire une longue réponse.

Je t´embrasse de tout mon coeur. Ta petite amie. Suzy.


57

          Mon petit Manolo.

          Il faut que tu m´excuses pour le retard de ma réponse, mais vraiment je n´ai pas eu le temps d´écrire, pendant la semaine qui vient de passer.  Deux conférences nous ont pris tout le temps libre et il a fallu rattraper deux jours passés à Vabre et à Castres.

          Enfin, ce matin j´ai quelques instants ; mais je t´écris pendant la classe, les enfants faisant des exercices de calcul. Ce n´est pas légal, mais tant pis, je ne puis faire autrement ; et puis je m´arrêterai dès que les petits auront fini. Je ne les négligerai pas, alors ne me gronde pas.

          J´ai commencé la correction de tes poésies, mais tu sais, cela ne va pas vite ; il me manque du temps pour faire tout ce que je voudrais. Heureusement les vacances sont là, dans dix jours, et je pourrai me rattraper un peu. Je travaillerai davantage pour toi.

          Manolo chéri, il ne faut pas demander ton pardon pour avoir laissé paraître ton amertume dans une lettre. Il ne faut pas, mon petit, parce que je suis fière de la confiance que tu as en moi ; et lorsque je te sens malheureux, je voudrais être tout près de toi pour te consoler, te rendre un peu de courage en t´embrassant doucement. Je t´aime, Manolo, tu le sais. Et mon plus grand bonheur serait de te savoir heureux près de moi. Mais le sort veut que nous soyons séparés et que ni l´un ni l´autre ne soyons heureux. Car je souffre aussi, mon petit Manolo, d´une terrible impression d´isolement, d´abandon. Je sais ce que tu vas me dire : "Tu as ta maman, tu n´es pas seule". Oui, Manolo, ou, mais est-ce qu´une maman peut contenter tous les désirs d´un coeur de vingt ans ? Tu comprends l´impression que j´ai. Personne que j´aime auprès de moi, je suis seule, chéri, toujours toute seule. Je ne sais ce que va devenir mon caractère dans cette vie de sauvage. Lorsque, comme samedi passé, je me suis retrouvée en ville, à Castres, avec quelques-unes de mes compagnes de l´école et quelques camarades instituteurs, il me semblait que j´étais gênée, mal à l´aise. Je me suis amusée toute la journée comme une petite folle pour essayer de m´étourdir, mais je n´étais pas heureuse. Lorsque dimanche matin, je me suis retrouvée sur le chemin de Cruzi, tu ne pourrais savoir comme j´étais triste. Manolo chéri, tu dois me comprendre, n´est-ce pas ? Je voudrais près de moi un homme que j´aimerais. Si je n´étais plus seule, s´il était là, il apaiserait mes nerfs tendus à l´extrême, il boirait mes larmes de ses baisers, je me laisserais aller dans ses bras, confiante, calme, heureuse. Mais il n´est pas là, personne n´est là, et je suis toujours seule. Manolo, Manolo, si tu pouvais me consoler !

          Il me semble, oui, comme toi qu´à ces moments ce n´est pas toujours d´un amant qu´on aurait besoin, mais d´un tendre confident à qui l´on pourrait ouvrir son coeur sans réserve pour soulager sa mélancolie, son désir de confidences. Verser dans un autre, le trop-plein de son coeur sensible, c´est ce que je voudrais pouvoir faire aux heures de "cafard", de Spleen comme dit Baudelaire.

          Je sais comment tu m´aimes, Manolo chéri, je sais que nous serions infiniment heureux l´un près de l´autre.  Mais tout ce que je demande à la Vie, à Dieu peut-être, c´est de me donner le bonheur de te connaître, de t´aimer même en dehors d´une union légale.  J´ai le pressentiment que nous ne serons toujours unis que par les liens d´un amour tendre et ardent à la fois ; mais que jamais nous ne connaîtrons la vie calme et tranquille des gens mariés. Peut-être, un jour, lorsque tu pourras être libre et heureux, je serai déjà mariée.  Mais je t´aimerai quand même et je ferai n´importe quoi pour vivre quelques jours de bonheur près de toi. Je t´aimerai toujours, Manolo chéri, je te le jure ; mème si tu n´es jamais mon mari, même si un homme vit près de moi. Mais, toi, Manolo, accepteras-tu que je t´aime dans ces conditions ?  Et m´aimeras-tu encore ?

          Si tu savais avec quelle ardeur je souhaite ta liberté, ton succès !  Lorsque tu auras quelque renseignement précis sur votre départ pour l´Amérique, tu m´écriras inmédiatement, n´est-ce pas ?

          Maintenant il pleut et il fait un vent terrible depuis vendredi passé. Les ruisseaux s´étendent dans les près au fond des vallées, les rivières montent. Il y a un rosier qui grimpe près de la porte. Mais maintenant les seules fleurs dont je peux orner la classe et mes appartements sont du houx et du gui très abondants ici. Ce que je lis ?  Beaucoup de poésies, toujours. Tu sais comme je les aime. Et puis j´ai lu "Valentine" de George Sand.  "Le cercle de famille" de Maurois, "Yamilé sous les cèdres" de H. Bordeaux, "L´Ange" de Mazeroy, "Masako" de Kikou Yamata, un roman japonais plein de finesse, de nuances, comme l´esprit de ce peuple.

          Et maintenant, mon petit Manolo chéri, j´arrête mon bavardage. Laisse-moi, avant de te quitter, prendre sur tes lèvres un baiser bien doux. Tu veux, chéri ? Ta petite. Suzy.


58

Cruzi le 10 janvier 1941

          Mon petit Manolo.

          Pendant les vacances j´ai négligé de répondre à ta lettre et j´en ai été punie puisqu´ensuite l´avalanche formidable de neige qui nous est tombée dessus a suspendu toutes les comunications. Parties de Gaillac jeudi matin 2 janvier, nous avons pu arriver ici seulement hier soir. Je vais te raconter ça. En arrivant à Castres il y avait déjà près de 10 cm de neige. Un vent terrible qui la soulevait en tempète. Pour faire marcher le petit train, ça a été une autre histoire. Le chasse-neige était monté vers Lacaune 1 h avant, mais c´était comme s´il n´avait rien fait, ses traces étaient recouvertes à nouveau. Tu comprends comme nous pouvions aller vite sans voir les rails. De temps en temps on s´ arrêtait pour que les mécaniciens dégèlent les cylindres au chalumeau. Enfin nous sommes arrivés à Vabre à 5 h 1/2. Inutile de penser à entreprendre en pleine tempête de neige, et avec la nuit tombante, le chemin de Cruzi. J´ai même cru que maman ne pourrait arriver jusqu´à l´hôtel qui pourtant n´est pas loin de la gare. Depuis nous avons été bloquées à Vabre jusqu´à hier où des parents de mes élèves sont venus nous chercher. Nous sommes partis de Vabre à 2 h ½, par le chemin “raccourci” qui longe le ruisseau. A des moments la neige m´arrivait en haut des jambes. J´étais morte de froid et de fatigue.

          Maman ne pouvait plus marcher. Nous sommes arrivés ici 3 h. après. 3 heures pour faire un peu plus de 6 km. Tu te rends compte ? Si j´avais su que c´était comme ça je ne serais jamais partie. Mais les hommes nous disaient "Venez, nous passerons devant, nous vous ferons le chemin". Finalement c´était comme s´ils ne faisaient rien car le chemin, en temps normal même, est très accidenté, et pour ne pas glisser sur des traces déjà faites, il fallait en faire d´autres soi-même. A un moment j´ai mis le pied dans un trou en traversant un pré, et je me suis enfoncée dans la neige presque jusqu´à la ceinture. Si c´était à recommencer je ne le referais jamais. Hier le train est remonté jusqu´à Vabre pour la première fois depuis une semaine. Mais le courrier n´est pas arrivé à Lacaze.  D´ailleurs même s´il y était aujourd´hui, le facteur ne pourrait rien porter, il y a plus d´1 m 50 de neige sur la route de Lacaze à Cruzi. Il faut attendre que les cantonniers aient tout déblayé. Je ne sais quand je pourrai faire partir cette lettre-ci. Où tu es ce doit être à peu près pareil et tu dois comprendre pourquoi tu ne reçois rien de moi.

Je te remercie de tout mon coeur, Manolo chéri, pour la jolie poésie "Neige" ([1]) que j´ai reçue à la maison. "Il neige...sur mes yeux las, tes lèvres..." J´aime tous ces vers, mon petit. Je les goûte pleinement maintenant que j´ai pu rêver pendant une semaine en regardant tomber la neige sur les sapins du parc de l´hôtel. Il y faisait bon et depuis que je suis ici, j´ai froid. Je vais me remettre, dans le calme de Cruzi, à la correction de tes poèmes qui est bien avancée et je vais pouvoir te les envoyer bientôt. Je vais aussi commencer des gants pour toi. Je suis heureuse de pouvoir travailler pour mon Manolo que j´aime.

J´apprends avec un plaisir extrême que ta vie a un peu changé et que tu es relativement tranquille. Il devait te tarder de pouvoir un peu travailler pour toi, n´est-ce pas, chéri ? Maintenant tu peux le faire. J´en suis heureuse. Je souhaite de tout mon coeur que ta vie continue ainsi et qu´elle ne change qu´au moment où elle t´apportera un bonheur plus grand : ta liberté, la vie heureuse que tu mérites. Envoie-moi les esssais dont tu me parles, sur le "Quiétisme", "Le secret de la courtisan française", "Profil du protestantisme vivarais" et les deux nouvelles que tu viens d´écrire, quand tu auras le temps.  J´aime tant recevoir ces choses-là de toi ! Mais ne te surmène pas. Rien ne presse, chéri, je peux attendre.

Je suis un peu en retard, chéri, pour te dire ceci, mais tant pis : Mon coeur formule les voeux les plus fervents pour ton bonheur durant l´année qui commence.

Je t´embrasse de toute mon âme. Ta petite amie. Suzy.


59

Cruzi,  12-1-41

Manolo chéri.

Je t´envoie la correction du cahier "Colombes" ; j´ai commencé "A l´ombre d´un ange" ; je te les donnerai quand j´aurai tout fini. Je n´ai pas eu beaucoup de modifications à faire, tu vois. J´ai changé quelques mots qui n´étaient pas fautifs, mais peu employés en français parce qu´un peu péjoratifs, par exemple "pompée", "fille" tout seul est presque synonyme de "grue". J´ai mis "Ex toto corde" comme titre en premier, parce que c´est celui que je préfère, mais les deux vont bien. Il n´y a aucune correction à faire à "Boléro" ; aussi je l´ai sauté. Continue à bien travailler pour toi, chéri, autant que tu le peux. Je souhaite de tout mon coeur que ta situation actuelle dure longtemps puisqu´elle te permet d´écrire et de te reposer matériellement.

A bientôt la suite de mon travail. Veux-tu qu´ensuite je continue la correction du "journal" ? Et puis tu auras bientôt tes gants ; j´en ai fait un entier et le poignet de l´autre. J´espère qu´ils iront bien. Au revoir, chéri.  Je t´embrasse de tout coeur. Ta petite amie. Suzy.


 60

Cruzi le 18-1-41

Manolo chéri.

J´ai copié pour toi quelques belles "Ballades" de Paul Fort. Je te les envoie. Demain, quand cette lettre partira, j´aurai fini tes gants et je te les enverrai aussi.

Tu sais, chéri, la neige fond aujourd´hui car il fait un beau soleil. Ce n´est pas malheureux ; je commençais à en avoir assez de cette réclusion forcée. Heureusement que les beaux jours vont venir et que je pourrai courir la campagne comme je voudrai.

J´attends ta réponse à ma dernière lettre. Il me tarde de savoir ton jugement sur ma correction de tes poèmes. Est-ce que ta vie continue tranquillement, comme tu me l´as dit, ou est-ce que tu as dû reprendre un travail manuel ? Je voudrais que tu sois ici, Manolo chéri, pour que, sous un beau soleil, alors que la neige sera fondue, nous allions nous promener dans les sentiers de la montagne. Il y fera bon bientôt, avec le printemps et je pourrai courir librement par les chemins. Si tu pouvais être ici, chéri !

Je vais m´arrêter car il est 1 h., et je dois faire rentrer les enfants. Au revoir, Manolo chéri. Ecris-moi bien vite. Je t´embrasse de tout mon coeur. Ta petite amie. Suzy.



[1] No encontrada,






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