Cartas de Suzy Valats a Manuel G. Sesma (1 a 26)

CARTAS DE SUZY VALATS A MANUEL GARCÍA SESMA


1
         Albi, le 6 mai 1939

         Cher monsieur et camarade.

Ma petite amie Paulette ([1]) m´a fait part ce soir de votre désir de correspondre avec moi. Je veux bien être pour vous une petite amie inconnue qui viendra égayer votre solitude et votre exil. Paulette m´a fait voir le petit poème que vous aviez composé pour elle. C´est très bien cela et je l´aime d´autant plus que depuis toujours la poésie est ce que j´aime le plus de tout. J´ai trouvé charmarte votre petite oeuvre. Je voudrais, si toutefois cela n´est pas trop indiscret, connaître ce que vous écriviez en Espagne. Quant à moi, bien que j´admire du fond du coeur les poètes, je n´ai jamais essayé d´écrire pour exercer mes talents.
Mais avant de commencer à discuter, il faudrait peut-être que je me présente à vous, c´est ce que je vais essayer de faire. Je m´appelle Suzanne mais ordinairement on me donne le diminutif de Suzy ou Suzette. J´ai dix-neuf ans, je fais ma deuxième année d´École Normale. Je suis de taille moyenne, 1m 63, j´ai les yeux noisette (bruns clairs) et je suis brune. Je ne sais pas me détailler davantage. Aussi je vais vous parler maintenant de mes goûts et de mes occupations préférés. Ce que j´aime le plus? Le rêve, la poésie car malgré mes apparences de petite fille moderne, je suis romantique, sentimentale et terriblement sensible, pour mon malheur quelquefois. J´aime aussi la musique, la lecture. Ici j´occupe toutes les récréations à lire ou à écouter les concerts à la radio. J´aime la franche camaraderie qui unit les étudiants. Quand je suis en vacances je fais de longues promenades à pied ou à bicyclette en compagnie de ma nièce qui a seize ans ([2]) et qui est pour moi une gentille petite amie. Je fais aussi des sports, toutes les fois que j´en ai l´occasion: de la marche, de la bicyclette, du tennis, de la nage en été à la mer. Ici nous nous contentons de faire de la gymnastique. Pour le moment nous nous entraînons pour un examen qui a lieu à la fin du mois. Je voudrais aussi faire du ski malheureusement notre région ne s´y prête pas et pour aller jusqu´aux Pyrénées  nous n´avons pas assez de vacances et surtout pas assez d´argent comme tous les étudiants.
J´aime aussi la danse particulièrement le tango, la valse et le pasodoble. Ici nous dansons de temps en temps quand nous trouvons quelque concert de danse à la radio. Maintenant j´attends une lettre de vous pour connaître vos goûts, vos préférences et un peu vous-même.
         J´ai essayé de me faire connaître à vous, peu à peu vous connaîtrez mon caractère à travers mes lettres.
         Voulez-vous m´envoyer une photographie de vous, si vous voulez j´en joindrai une des miennes à ma prochaine lettre.
En attendant votre réponse, je vous envoie toute ma nouvelle et sincère amitié.
Suzy
S. Valatz.  Ecole Normale de jeunes filles.  Albi (Tarn)


CARTA 2

Albi, le 15 mai 1939

Petit ami inconnu.

J´ai reçu votre lettre avec un grand plaisir et je profite d´un moment pendant une récréation pour y répondre.

Vous savez, il y a plus que vous qui ne ressembliez pas à Rothschild. Ici nous n´avons jamais un sou en poche. D´ailleurs vous connaissez les étudiants, ce ne seront jamais des capitalistes! Aussi pour "parer au déficit croissant" nous nous sommes arrangées, Paulette et moi. Ce n´est pas très difficile puisque nous sommes toujours ensemble.
Voici comment nous allons faire. Nous donnons chaque fois un timbre chacune (ô économie!) l´un pour l´enveloppe et l´autre pour vous. Nos deux  lettres sont mises ensemble et adressées soit à l´un soit à l´autre. A votre tour, vous n´emploierez qu´un timbre en mettant vos réponses dans la même enveloppe. Et voilà comment on s´en tire quand le capital fait défaut.
Paulette a envoyé à votre ami une photographie de notre petit groupe d´amies. Je suis assise sur les barres, tout à fait à gauche, vous aurez ainsi un petit aperçu de moi en attendant que je vous donne des photos où je suis seule. Hier en allant chez moi j´ai porté au photographe des épreuves pour qu´il m´en fasse. Je pourrai ainsi dans ma prochaine lettre vous en envoyer. Je suis comme vous pour ce qui est de haïr l´affectation et le manque de naturel! Pourquoi ne pas se montrer tel qu´on est? Je trouve que c´est un manque d´intelligence de la part de ceux qui veulent se faire croire tout autres qu´ils sont en réalité.
Mais savez‑vous que vous êtes très savant? Il y a même une expression que je n´ai pas comprise. Qu´est‑ce que la théologie du Cardinal Billot?
Ce que j´aime beaucoup et qui m´a fait un plaisir extrême c´est que vous écrivez parfaitement le Français. J´ai les mêmes goûts que vous quant aux fleurs, aux roses surtout car la fleur que je préfère c´est la rose rouge sombre veloutée.
Je viens de voir en relisant votre lettre que vous aviez oublié de me dire ceci: Quel âge avez‑vous? Quel métier faisiez‑vous avant la guerre? Que ferez‑vous lorsque vous quitterez Saint‑Cyprien? ([3]) Pourrez‑vous rentrer en Espagne ou serez‑vous obligé de vous expatrier?
       Il me reste à vous complimenter et à vous remercier de ce délicieux poème que vous m´avez envoyé. Je l´ai trouvé magnifique. Vous avez vraiment beaucoup de talent pour avoir écrit tout cela. Il me tarde de connaître les vers que vous inspirera ma photo. Je vous l´enverrai bientôt ainsi vous pourrez vous mettre à l´oeuvre.  Je vous envoie aujourd´hui une photo d´un joli coin de cette petite ville et une poésie dont je ne suis malheureusement pas l´auteur mais que j´aime bien tout de même. Dites‑moi ce que vous en pensez et aussi de ceci: croyez‑vous que l´amitié seule peut exister entre jeunes gens et jeunes filles?  Je vous souhaite de trouver un jour tout ce que vous désirez maintenant. A bientôt une longue lettre. Voulez‑vous que je vous envoie du papier. Je vous prie, ne vous gênez pas pour me demander ce qui peut vous faire besoin ou plaisir.
Avec ma sincère amitié. Votre petite amie.
Suzy.

Le baiser

O baiser! doux contact d´une bouche chérie,
Toi qui montes du ciel comme un léger soupir,
Baiser, souffle de l´âme et rayon de la vie,
Qui charme l´amitié, l´amour, le souvenir.
Oh! ce qu´est un baiser, nul ne peut le décrire!
Qu´un sourire moqueur ne le profane pas!
Ce que l´âme ressent, la main ne peut l´écrire;
Le coeur, dans un baiser, le murmure tout bas.
Oh! le premier baiser sur la lèvre adorée!
Comme il nous met au coeur la subite pâleur!
On ne sait si l´on boit, tant l´ivresse est sacrée,
Le souffle d´une femme ou celui d´une fleur!
Délicieusement meurtrie et déchirée
L´âme flotte, se livre au songe ensorceleur.
Une larme emplit la prunelle égarée,
Le bonheur est si grand qu´il touche à la douleur
Et puis on se remet à vivre, on souffre, on pleure.
Mais l´amour refleurit dans la suite de l´heure.
On est le fiancé qui survit dans l´époux,
Et l´on accepte, tout de même, l´infini infâme
Parce qu´on a gardé dans la bouche et dans l´âme
La pudique fraîcheur d´un baiser lent et doux!

Carta 3

Albi, le 23 mai 1939

Mon cher petit ami.

C´est tout à l´heure, à midi, que j´ai eu la grande joie d´avoir au courrier une lettre de vous. Je l´attendais depuis quelques jours avec une grande impatience, comme vous. Pourquoi? Je réponds aussi que je ne le sais pas. J´ai été enthousiasmée, folle de joie lorsque j´ai lu votre double lettre. Je voudrais en recevoir comme cela beaucoup et souvent. Pouvez‑vous me répondre plus vite? Il me tarde tellement de recevoir vos réponses!
Vous dites que vous aimez mon sens de l´économie. Allez, ne me faites pas tant de compliments, car nous y sommes obligées. Si les étudiants étaient riches, croyez‑vous qu´ils regarderaient de près à la dépense. Pour ma part si j´étais capitaliste je ne compterais pas à un franc près comme je fais de ma petite bourse.
Je me demande dans quel sens vous avez interprété mon appellation "petit ami inconnu". Ce n´est pas, selon moi une formule de froide politesse, c´est un terme de cordiale et sincère affection. Non, vous n´êtes pas un savant dans le genre que vous m´avez décrit, amateur de théorèmes et de coléoptères, mais, à votre façon, je vous trouve très "calé". J´espère que vous n´avez pas un visage de capucin! A propos de votre visage, figurez‑vous que je ne peux pas arriver à m´en faire une idée. Etes‑vous grand, petit, gros, maigre, bien, laid, je ne sais et je ne me représente pas du tout comment vous pouvez être. J´espère que vous pourrez bientôt m´envoyer votre photo.
Vous avez  raison de ne vouloir pas rentrer en Espagne moi non plus d´ailleurs je ne pourrais supporter ce régime de terreur que Franco a installé dans "son!?" pays. Si vous pouvez partir en Amérique la vie sera belle pour vous là‑bas.  Mais croyez‑vous que vous ne pourriez pas essayer de demander un poste de professeur dans un collège ou un lycée français? Vous connaissez suffisamment le français pour cela.
Petit ami, vous avez l´air d´avoir une expérience formidable de la vie et des femmes. Vous avez raison le parc d´Albi dont je vous ai envoyé la photo est très bien; ce n´est pas le "Retiro" de Madrid mais il doit y faire bon se promener avec l´ami qu´on aime. Je ne l´ai pas expérimenté encore, mais j´ai l´impression que ses galeries, ses tournelles doivent être délicieuses.
Pour le moment, la radio joue un beau Paso‑Doble. Aimez‑vous cela? Moi j´adore danser le tango, le Paso‑doble, la valse‑boston. Je pense tout‑à‑coup à votre poésie "el último vals" ([4]).
         Moi, ceci est une confidence, jamais personne ne m´a embrassée en dansant, et d´ailleurs je n´ai pas dansé avec un jeune homme que j´aimePeut‑être même je n´ai jamais aimé vraiment, profondément, sincèrement. Pour moi l´amour est encore quelque chose de très beau, un idéal que je voudrais atteindre un jour. Quelquefois il me semble en pensant à un homme, que je serais heureuse s´il m´aimait, mais cela passe vite et lorsque je raisonne ensuite à tête reposée je trouve mon idée absurde. Voilà comment je vis, vous voyez que mon expérience en amour se réduit à peu de choses.
       Petit ami, vous êtes un exalté, un passionné, c´est la plus forte impression qui se dégage de votre lettre. Vous devez être capable d´un amour tellement ardent! Je crois que la femme que vous aimerez (ou que vous aimez) sera heureuse près de vous. Je ne connais pas l´auteur de la poésie ([5]) que je vous ai envoyée mais je peux vous affirmer que ce n´est pas moi. J´ai essayé d´en écrire mais ce sont des vers d´amateur et je ne les soumets pas l´appréciation du public. Peut‑être ferai‑je une exception pour vous et un jour je vous les enverrai pour me dire ce que vous en pensez.
Comment vous remercier de ce petit essai ([6]) que vous avez écrit pour moi sur la question que je vous ai posée. Rien ne peut exprimer ma reconnaissance et le plaisir que cela m´a fait. C´est charmant tout ce que vous m´avez dit et j´aime autant cela qu´une poésie car on y écrit mieux ce qu´on pense. Je crois même que vous m´avez convertie à vos idées. Mais tout de même je dois ajouter ceci. Je crois que l´amitié seule peut exister lorqu´on se connaît depuis qu´on est enfant. Moi‑même je connais des camarades avec qui j´ai grandi que je connais depuis plus de dix ans et il ne m´est venu à l´idée qu´ils pourraient être autre chose pour moi que des camarades, comme des frères.
Je veux bien que vous m´écriviez d´autres essais semblables.  Je suis si heureuse de l´offre que vous me faites en voulant me donner aussi une jolie couverture pour les relier. Ce soir ma voisine d´étude m´a posé cette question:"Crois‑tu  qu´on puisse aimer sincèrement le jeune homme avec lequel on correspond? Que l´amour naisse rien que par la correspondance?" Voulez‑vous me dire ce que vous en pensez?  En essai, oh! oui, je vous en prie, comme celui sur l´amitié, c´est tellement bien!
Dites, petit ami si gentil, croyez‑vous qu´un jour nous pourrions nous connaître? Je voudrais tant vous voir, causer avec vous de vive voix. Mais hélas, ce n´est encore pas possible, aussi contentons‑nous de cette agréable correspondance.
En attendant votre prompte réponse votre petite amie vient à vous avec son affectueux souvenir et sa sincère amitié.
A bientôt, vite à votre plume pour me répondre.
Votre Suzy.

Vous m´aviez dit qu´en recevant ma photo vous feriez pour moi un poème. Voulez‑vous tenir votre promesse? Je vous en remercie déjà par avance.
Au revoir amigo.


Carta 4

Albi, le 1 juin 1939

Mon cher petit ami. 
Nous venons de faire deux heures de mathématiques et le professeur nous a envoyées nous reposer un peu dans le parc. Il va être quatre heures, je commence la réponse à votre lettre, j´espère pouvoir la continuer pendant l´étude.
Votre lettre m´a transportée, j´étais si heureuse de la lire que j´en ai oublié de manger.
Nous sommes rentrés hier soir après trois jours de vacances, et dans l´école flottait une étrange odeur de tabac. C´est la première chose que j´ai remarquée en arrivant. A peine ai‑je franchi la porte d´entrée que je me suis précipitée à la planchette du courrier pour voir s´il n´y avait rien pour moi. Malheureusement aucune lettre ne m´attendait.
Quelle a été ma joie quand on m´a donné votre lettre! Mon coeur a fait un bond et j´ai laissé mon repas où il en était pour lire votre charmante épître. Je ne saurai jamais comment vous remercier de ce que vous écrivez pour moi. J´ai été émerveillée en lisant vos vers ([7]). Vraiment je n´aurais jamais cru que ma photo inspire à un homme d´aussi jolies choses! Mon petit ami, merci de tout mon coeur pour cela.
Je voudrais faire pour vous autant que vous faites pour moi. Qu´est‑ce qui vous ferait plaisir? N´ayez aucune crainte de me dire ce que vous désirez.
Pour moi c´est un véritable enchantement lorsque je lis vos lettres. C´est peut‑être le manque d´habitude mais j´aime mieux qu´il en soit ainsi.
Petit ami, je voudrais avoir de vous une promesse. Me promettez‑vous de ne pas oublier votre petite amie française et de continuer à lui écrire n´importe où que vous soyez?  Votre chaude amitié est un peu de soleil et de lumière dans ma vie. Je voudrais tant que cela continue!
Vous savez, je ne crois pas être si jolie que vous me dites. On ne m´a jamais fait de compliments comme vous. Si, une fois simplement un petit camarade m´a dit:"Tu ne pourras jamais m´aimer, je suis trop laid pour toi." C´est vrai je ne l´ai pas aimé, mais pas parce qu´il se disait déplaisant mais parce que je le connaissais trop et depuis trop longtemps et que l´idée de flirter avec lui ne m´était jamais venue.
Cette dernière page, je l´écris dans ma cabine du dortoir.  Il est midi et demi.  Hier soir je n´ai pas pu continuer car toute mon étude a été occupée à faire une composition française. Le sujet: "La poésie chante bien, pleure bien, mais elle décrit mal", a dit Lamartine.
Cette opinion s´applique‑t‑elle à sa propre poésie, à la poésie en général.  Voilà le devoir que nous avions à faire pour ce matin. Ce n´est pas très difficile et comme je ne fais jamais de brouillon, je l´ai eu fini en 1 heure et demie.
Quand vous voudrez faire pour moi une poésie même en espagnol, je serai très heureuse de la recevoir. J´ai compris très bien celle que vous m´avez envoyée la première fois. Lorsque je ne me souviens plus d´un mot, je le demande à une camarade qui a fait plus d´espagnol que moi et voilà.
Querido Emmanuel, je pourrais aussi vous appeler espiègle puisque vous m´avouez d´avoir embrassé ma photo en cachette.
J´ai beaucoup aimé la façon dont vous me faites votre portrait par comparaison à moi.
         Ce soir il y a à l´école à 2 h. la fête des anciennes élèves. Il y a une représentation et Madame nous a demandé à ma petite camarade et à moi de refaire le ballet que nous avions fait pour notre fête promotionnelle en mars. Nous dansons toutes deux "L´invitation à la valse" de Weber. Le connaissez‑vous? C´est moi qui fais le jeune homme. Il paraît que je n´ai pas l´air assez amoureux. Je n´y peux rien mais bien que ma petite camarade soit jolie, elle ne m´inspire pas beaucoup. Je vais tâcher de me mettre dans la peau d´un homme, et je la regarderai tendrement (du moins j´essayerai de prendre un air dans ce genre‑là) en pensant que c´est Lui qui est à sa place. Lui, vous, pour moi c´est l´être idéal qui peut‑être j´aimerai un jour. Du moins je l´espère. C´est là le seul but de ma vie, comme sans doute celui de toutes les femmes: aimer un homme et être heureuse près de lui.
Comme vous avez une noble et belle conception de l´amour! Vous parlez de ne jamais faire de promesse qu´on ne peut tenir.  Et pourtant il y a tellement d´hommes qui promettent monts et merveilles et qui au bout de quelque temps vous abandonnent lâchement! Ecoutez une confidence: l´an dernier j´ai aimé un jeune homme qui m´avait dit: "je t´aimerai toujours". Et bien savez‑vous combien dure "toujours" pour lui? Exactement 136 jours. Je l´ai compté. De temps en temps je pense encore à lui mais sa conduite m´amène peu à peu à le mépriser, ce qui est un grand point acquis pour oublier. Ne trouvez‑vous pas aussi que l´on oublie vite ce que l´on a appris à mépriser? Merci d´avance pour le prochain essai que vous m´enverrez. Si vous saviez comme je suis impatiente de le recevoir? Savez‑vous que je garde toujours l´espoir: que nous nous rencontrerons un jour? C´est ce que je souhaite le plus ardemment. Je termine ma lettre en vous remerciant encore une fois pour votre belle "Rêverie".
De tout mon coeur, je vous envoie ma meilleure amitié.
Votre petite.
Suzy.         


Carta 5

Albi, samedi soir 10 juin

Mon cher petit ami.

Si vous n´avez pas reçu ma dernière lettre le jour où vous l´attendiez, ce n´est pas la faute à ma paresse, mais seulement aux circonstances. Paulette ([8]) n´est rentrée que le mercredi soir de chez elle après une visite au docteur. J´avais déjà écrit ma réponse quand il a fallu remettre l´expédition, de nos lettres au vendredi, Paulette n´ayant pu écrire avant. Ce qui m´ étonne tout de même c´est que vous ne l´ayez eue que lundi alors qu´elle aurait dû arriver samedi.
 Enfin tant pis, passons sur ces affaires postales et revenons aux nôtres.
Ce soir, je vais chez moi et j´en profiterai pour faire partir votre lettre en Espagne. Ma soeur dirige à Gaillac l´École Pigier ([9]), de sténo‑dactylographie alors vous voyez que j´ai à ma disposition toutes les machines à écrire que je veux. Bien que je ne sois pas un as de la vitesse je sais tout de même m´en servir.
C´est avec grand plaisir que je ferai cela pour vous qui ne voulez rien accepter de moi (Oh! le vilain méchant!). Je serais si heureuse si, par ce moyen vous pouviez avoir des nouvelles de votre famille!
Depuis lundi je suis en stage à l´école d´application dans la grande classe des fillettes de 11 à 13 ans. Je vous assure qu´il y a parmi elles des spécimens qui ne sont pas très commodes à tenir.  Il y a beaucoup de travail à faire aussi mes révisions pour l´examen de fin d´année sont assez négligées.
Petit ami très cher, je vous demande d´excuser ce mauvais papier à lettre mais j´ai fini mon bloc et je n´ai pu encore en acheter d´autre, ce que je ferai demain.
Savez‑vous qu´ici nous avons à l´école depuis environ deux mois une jeune normalienne espagnole, Isabel Rubira ([10]) que vous connaissez peut‑être, puisqu´elle avait son fiancé à votre camp.  C´est madame la directrice qui l´a fait venir en dépit des autorités civiles.  Nous avons gardé secrète pendant quelque temps la présence d´Isabel parmi nous, mais maintenant son installation à l´école est officielle.
Petit ami, j´admire de plus en plus avec quelle aisance vous écrivez en Français et j´en suis toujours plus heureuse. Savez‑vous que c´est très rare les étrangers qui ont comme vous une connaissance si approfondie de notre langue et de notre littérature?
         Lundi soir. C´est de chez moi que je continue ma lettre.  Il est deux heures et je suis encore au lit. Pourquoi? C´est que j´ai été malade toute la nuit et ce matin encore. Maintenant je ne suis pas bien fière, mais cela va mieux tout de même. Vous savez je ne suis pas en très bonne position pour écrire, aussi vous excuserez cette écriture, bien que je n´écrive jamais bien. Lorsque je me lèverai tout à l´heure, j´irai à la poste porter votre lettre et celle pour l´Espagne.
         Merci infiniment, Manuel mio, de la promesse que vous m´avez faite. Je suis très heureuse maintenant que je sais que vous ne m´oublierez pas. Car voici ce que je me disais: "Maintenant c´est pour lui une distraction de m´écrire, mais lorsqu´ il aura quitté le camp, que la vie recommencera, je ne serai plus rien pour lui". Aussi j´éprouve un grand soulagement et une grande joie en lisant ce passage de votre lettre.
Je pense tout à coup à ceci: est‑ce qu´on ne vous appelait jamais "Manolito"? Je trouve charmant ce diminutif et je voudrais pouvoir l´employer pour vous. Moi j´ai une petite nièce qui s´appelle Manou ([11]), elle faisait la communion hier! chaque fois que je l´appelle Manou, je pense que Manou, Manuel c´est un peu pareil, et que peut‑être un jour lorsque j´appellerai "Manou" ce sera vous qui me répondrez!
Voyez à ce que je pense. Vous savez je rêve toujours, et Isabel, elle‑même s´en est aperçue car un soir elle m´a dit: "Oh! toi, tu n´es jamais ici" avec son adorable accent que nous aimons. Je voudrais aussi vous entendre parler en français.
Je vous envoie deux photos où je ne suis pas seule. Sur l´une ma cousine et moi; sur l´autre mon petit neveu, ma soeur, ma cousine et derrière: Suzy.
Vous ai‑je dit que j´avais ici trois neveux, Jacques (14 ans) Manou (12 ans) et Arlette (16 ans)? Arlette est pour moi ma meilleure camarade. Nous sommes presque toujours habillées pareil, toujours ensemble. Nous prendrons bientôt des photos et vous jugerez de nous deux. Auparavant je vous enverrai dans ma prochaine lettre une photo des vacances dernières assez réussie où je suis assise sur un bassin du parc.
Ce n´est pas le "Retiro" mais il est très agréable quand même. Si je peux je vous enverrai la photo de quelques coins.
Manuel, petit ami, savez-vous que vous m´écrivez des passages très tendres, des passages amoureux même? Mais ces mots qui me bercent si délicieusement les pensez‑vous réellement? Si vous m´aimiez comment m´écririez‑vous, que me diriez‑vous de plus?
Il faut que je vous fasse une petite confidence: vous vous souvenez n´est‑ce pas du souhait que vous avez formulé à propos de l´invitation à la valse? Et bien, lorsque j´ai lu ce passage je me suis arrêtée, j´ai fermé les yeux pour essayer d´imaginer la scène et un instant je vous ai confondu, bien que je vous connaisse pas avec Celui à qui je rêve.
Il faut maintenant que je trouve les mots capables de vous remercier pour votre magnifique essai. Je ne sais que dire pour vous prouver combien il m´a enthousiasmée. Vous me demandez un sujet pour la prochaine fois, voulez‑vous me parler du bonheur? Comment vous apparaît‑il pour vous et la femme que vous aimeriez?
Voulez‑vous me dire aussi, mais cette fois dans votre lettre comment vous voyez l´amour? Je vous dirai ensuite comment je le vois pour être heureuse. Mon voeu le plus cher est celui que vous puissiez venir un jour ici et que nous vous connaissions.
Vite, petit ami si cher, répondez‑moi et écrivez pour votre Suzy une longue, très longue lettre.
         A mon cher petit ami, de tout coeur.  Votre Suzy.


Carta 6

Albi, mercredi soir (14 juin).

Petit ami, bien cher Manuel, ce soir j'ai envie d´écrire, je ne suis pas devenue folle, mais de temps en temps cela me prend comme ça et il faut que je le fasse. Vous voyez que ce n´est pas très dangereux les désirs qui me prennent tout à coup.
         Ce soir il me faudrait réviser des cours de mathématiques. J'ai commencé la géométrie mais comme je n´aime pas beaucoup cela, je me suis arrêtée un moment pour écrire. Cela me courait dans la tête depuis quelques instants et je ne serai tranquille que lorsque je l´aurai fait. Les sphères me font les yeux ronds, les cônes deviennent plus pointus et les plans perpendiculaires pivotent seuls mais cela ne m´empêche de leur jeter de temps en temps un coup d´oeil dédaigneux et de continuer ce travail‑ci bien plus agréable, puisque ces instants ne devraient pas y être consacrés.
Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je prends toujours un malin plaisir à faire les choses au moment où elles sont défendues. Je trouve qu´elles ont bien plus de saveur et qu'on est plus content quand on réussit à finir sans se faire attraper. Par exemple il est défendu d´écrire pendant l´étude, mais vous ne pouvez imaginer comme je suis contente quand, trompant la surveillance de la pionne, je peux pendant la moitié (ou la totalité) d´une étude aligner des mots sur des feuilles de correspondance!
Dans douze jours, querido Manuel, c'est la grande apothéose: l'examen de mathématiques de la II Année, sombres perspectives, mais aussi le 12 Juillet, voici les vacances, trois mois de liberté! Vous vous rendez compte? Plus de livres, de cours, de cahiers et d'études. Et surtout plus de cloche, cette maudite cloche qui nous impose une activité déterminée. Pouvoir faire ce que l´on veut dans le temps qui nous fait plaisir! Courir librement les prés, les champs, les sentiers, les bords des ruisseaux et des rivières, gravir les collines, s´essouffler, se reposer et repartir, faire de longues promenades à pied ou à bicyclette sur toutes les routes que l´on veut, être libres, tout à fait libre de disposer de soi! Voilà ce que représentent pour moi les vacances.
         Paulette fait partir sa lettre demain, alors j'en profiterai pour y joindre la mienne (Ô économie). Je termine car la maudite cloche vient encore de sonner.
         A bientôt une longue lettre.
         Je pense à vous toujours.
         Suzy.

         Je crois que je connais par coeur toutes vos lettres depuis que je les lis et les relis.
         Je vous envoie une petite poésie que j´ai composée le 23 mai pendant un cours de géométrie (jugez si cela m´intéresse).

Mon rêve.

Un soir j'ai fait un rêve.
Un rêve si charmant!
Lorsque le jour se lève


nos yeux s'ouvrent tout grands
à la vie qui s'éveille.
Et partout, alentour
une joie sans pareille
nous dit d'aimer toujours.

J'ai cru à l'amour triomphant
à l'amour qui unit les âmes
qui naît dans un coeur d´enfant
sourit dans celui des femmes.

J'ai cru qu´ il existait encore
des jeunes dont le coeur pur
rêve aux baisers dès l'aurore
au ciel limpide, aux mots d'azur.

Ils oubliaient que dans la vie
il est une suite d'horreurs
qui, dedans les âmes ternies,
efface un reflet du bonheur.

Et dans ce monde où toute joie
est pure comme notre amour
pour me guider, tu pris mon bras,
en me disant:"Chérie, toujours!"

         A qui le dédier? A Lui en attendant qu´il prenne corps pour se matérialiser. Que pensez‑vous de mes divagations? J' attends votre jugement.
         A bientôt votre réponse. Votre petite amie.
         Suzy.

Carta 7

24 Juin 1939, Samedi matin.

         Querido Manolo.
Ça y est, la maladie vient de me reprendre. Je ne sais pas ce que je vais vous écrire mais il faut que je le fasse. Hier soir nous nous sommes couchées à minuit, il y avait à l´école la fête des petites filles de l´annexe. Cela recommence ce soir. La pionne vient de me demander de vendre des programmes aux personnalités marquantes, quel honneur ! Je ne sais pas si elle s´est aperçue que je n´aime pas faire des manières et des courbettes, mais on dirait qu´elle m´a choisie exprès, en me disant avec un sourire encourageant: "Vous vous arrangerez gentiment, vous serez mignonne, vous verrez ce succès!" Je veux  bien rendre service mais quant à ce qui est de faire des grimaces à droite à gauche, non cela je ne peux pas y arriver.


Hier pendant la fête, nous avons passé presque tout le temps à nous promener dans le parc. Au clair de lune c´était délicieux et comme nous étions toutes deux seules avec Camille une petite camarade de II ème, nous avons parlé tout naturellement de vous et de vos amis. De temps en temps un silence éloquent indiquait que l´une d´entre nous venait de se laisser entraîner vers quelque rêve charmant. C´était tout naturel; les lieux, le moment, le calme de la nuit si belle, tout nous invitait à nous évader de la réalité.  C´était délicieux, j´espère que ce soir malgré une corvée je pourrai recommencer ma promenade. C´est hier que j´ai pensé tout à coup à de beaux vers d´un grand poète moderne, Fernand Gregh:

         "Plein d´un désir immense et que rien m´assouvit,
         on voudrait arrêter au moins parmi l´espace,
         l´instant, le vague espoir, l´instant qui passe...
         Et c´est pour quelques soirs semblables que l´on vit"

Je trouve cela tellement vrai, un soir il vous prend soudain une étrange mélancolie, il vous manque quelque chose, vous êtes gêné, et pourtant malgré la solitude vous aimez l´heure présente (en pensant peut-être à l´Être que vous aimez) et vous voudriez la voir se continuer indéfiniment. N´avez-vous jamais éprouvé cela?
Je viens de relire votre essai sur le bonheur. Voici ce que je vous réponds. Malgré toutes les déceptions, je crois qu´on peut être heureux à condition toutefois de ne pas placer son idéal dans la jouissance de tous les biens. Mais ce qui se pose toujours à mon esprit c´est cette question que je ne peux arriver à répondre: Quand peut-on dire que l´on a été heureux? Quel est l´état que nous avons traversé une fois (ou plusieurs) et qui s´appelle le bonheur? Quelques-uns répondent: le moment où l´on a été heureux, c´est celui que l´on regrette. Dorgelès lui-même nous dit: "Les instants de bonheur ne se jugent que de loin, aux regrets qu´ils nous laissent". C´est peut-être vrai mais alors je n´ai pas été bien heureuse jusqu´ici car il me semble qu´il n´y a pas de moments que je regrette réellement. C´est que je vis tellement dans l´avenir, dans l´espoir du bonheur!
Le bonheur, c´est une potiche précieuse en équilibre sur le nez d´un mandarine. Vous savez ce qui arrive: principe de physique, l´équilibre instable, centre de gravité déplacé, chute à l´air libre d´après la loi de Newton etc, etc... Résultat: le bonheur est "cassé". Je me demande si bonheur et temps, durée, sont deux mots amis ou ennemis. Il y a autour de nous tant de gens qui paraissent heureux un jour et qui le lendemain sombrent dans le désespoir!
Je crois aussi comme vous que l´amour est le facteur le plus important pour créer la joie et le bonheur. Cette fois il me semble que dans le véritable amour, on peut parler de temps, de durée et en conséquence si le bonheur c´est l´amour, le bonheur dure. On dit que l´amour, c´est l´histoire de toute une vie, c´est peut-être vrai, c´est aussi "une source où l´âme puise l´immortalité".
On a donné de cette délicieuse passion un nombre infini de définitions de tous les genres et en toutes les langues. Les uns l´ont appelé: l´égoïsme à deux, la meilleure et la pire des choses, le génie de la raison, un tyran qui n´épargne personne, la poésie des sens, d´autres le nomment: une chose qui ne ressemble à aucune autre (?!), un état de guerre continuel, un mystère, une fièvre, etc...etc...
Mais de toutes ces définitions celle que je préfère est celle que Victor Hugo nous a donnée: "L´amour c´est être deux et n´être qu´un; un homme et une femme qui se fondent en un ange: c´est le ciel." Qu´en pensez-vous? Et de cette pensée aussi: “Pour une femme, un grand amour est une porte qui s´ouvre sur le monde; pour l´homme, c´est une porte qui se ferme. »
Samedi deux heures.
Le cours de la troisième heure m´a obligé à interrompre ma lettre que je reprends cette après-midi, dans ma cabine. Il y fait toujours aussi bon travailler et rêver. Dans le dortoir il y a quelques autres élèves parmi lesquelles trois qui se livrent une bataille acharnée sur un lit. C´est un vrai théâtre. Je vous assure qu´elles en sortent dans un bel état. Mais revenons à tout ce que je vous racontais ce matin. Vous me parlez dans votre essai de l´amour sexuel, pour cela je ne puis vous dire ce que je pense. J´avoue franchement que je ne sais pas personnellement ce que c´est. Bien sûr, je sais théoriquement ce dont il s´agit pour avoir lu et entendu parler autour de moi, mais je ne puis vous donner une appréciation personnelle, d´ailleurs à quoi cela servirait-il. Vous avez vos idées là-dessus. Peut-être les miennes ne sont pas exactement les mêmes. Voici ce que je pense, vous me direz votre réponse. L´amour sexuel peut procurer et procure sans doute un moment de jouissance, de plaisir aigu, de volupté même. Mais que reste-t-il?  Du regret sans doute. Il y a certainement un plaisir extrême à sentir vibrer contre son corps, le corps de l´être chéri. Mais il me semble qu´après ces moments-là, la séparation doit être plus pénible, plus déchirante. Qu´en dites-vous? Pauvre petite fille, je vois encore l´amour en rêve, un rêve très beau il est vrai et que peut-être la réalité décevra, comme elle l´a fait une fois. Peut-on aimer deux fois dans la vie? Comme pour répondre à ma question, Paulette vient de se mettre à chanter une bien jolie chanson:
                            "On croit aimer sans cesse
                            On n´aime qu´une fois


                                      Le coeur que l´amour blesse
                            Ne se redonne pas."

Cependant je ne crois pas que cette affection d´enfant que j´ai ressentie tout à coup pour un camarade d´études soit l´amour, le grand amour de la jeunesse.
Vous devez avoir une grande expérience de la vie déjà. Petit ami chéri, aimez les femmes, en attendant d´aimer une femme. Mais croyez-vous qu´elles trahissent celui qui les aime plus souvent que lui ne les trahit?
Manolo, je pense comme vous au sujet du bonheur dans le mariage. Le compagnon de ma vie, celui que j´aimerai follement, passionnément, un ami gentil et intelligent avec lequel je ne m´ennuierai jamais. Il saura me parler, nous causerons longuement de tout ce que nous voudrons. Il sera le bon camarade des excursions, des voyages. Mais je lui demanderai aussi de devenir un amant parfait et idéal. Je crois que je serai d´accord avec lui plus que pendant la nuit, mais je serai pour lui autant que ce que je lui demanderai d´être pour moi.
Maintenant je vais essayer d´attendre votre réponse pour vous écrire de nouveau. J´espère qu´elle ne tardera pas et que vous pourrez m´écrire longuement.
Cette lettre je l´enverrai demain en sortant car si elle partait de l´école, Madame se demanderait si je suis devenue idiote, trois lettres en deux jours, elle trouverait cela passablement extraordinaire.
Adieux, Manuel, je suis obligée de vous quitter,

"Adieux est un souvenir qui charme
Adieu se lit dans une larme
Adieu fait bien souvent souffrir
Adieu fait quelquefois mourir."

J´espère tout de même ne pas mourir encore tout à fait.
Au revoir, je brûle d´impatience dans l´attente de votre longue réponse.
         Votre petite folle amie.

Carta 8

(24 Juin 1939)


J´envoie cette lettre, explication dans celle qui suit. Votre petite fille pense toujours à vous. Suzy.
Albi, samedi soir.


Mon cher ami, Manuel. C´est à la fin de mon stage à l´école d´application que je commence cette lettre.  J´ai reçu la vôtre à midi et bien sûr, j´ai fait un saut sur ma chaise.  Il est 6 h.1/2.  Je viens de finir de corriger les cahiers de mes élèves ce qui a laissé sur mes doigts de belles traces d´encre rouge.
Tout à l´heure entre midi et 1 h., nous avons fait une partie de tennis enragée et comme il ne fait pas froid, j´en suis ressortie rouge comme un coquelicot. Tellement qu´ensuite le trinôme échauffé dans ma tête est sorti, volatilisé et est venu se sublimer sur ma feuille de copie.  Résultat: j´ai fait un problème d´algèbre assez compliqué, ce qui n´arrive pas souvent.  Ensuite j´étais un peu refroidie et le 2ème problème sur les (...) est venu moins facilement: je n´en ai pu faire que la moitié, les logarithmes sont si compliqués que j´ai laissé le reste en panne sur mon cahier de brouillon. Ce (tapado - tres lineas - por dos sellos de 10 cm).....à l´improviste m´a coupé net mon élan.
         J´ai repris ensuite pour leur expliquer "le mètre" et une dictée qu´elles ont fait avec force fautes de toutes les espèces.  C´est bien la peine qu´on se fatigue à expliquer presque tous les mots d´un texte de dix lignes pour trouver ensuite huit ou neuf fautes dans les cahiers. Voilà les petits découragements du métier. Vous devez bien les connaître aussi n´est-ce pas?
Maintenant que ces préoccupations sont terminées, il va falloir se remettre pour de bon au travail car la semaine qui vient commence pour nous la série des examens. Vendredi pour débuter nous avons les manipulations de sciences et puis le lundi les mathématiques écrites, ensuite tout l´oral.
Mon dieu, on ne dirait pas que c´est moi qui ai écrit tout ce début de lettre, vous ne trouvez pas? Je vous parle si peu de mon travail habituellement! Cette fois vous êtes au courant de tout ce que j´ai fait ou ferai.
D´ailleurs moi aussi, maintenant je connais vos occupations et je vois qu´elles ne manquent pas en nombre. Je me suis mal exprimée lorsque je vous ai demandé si votre correspondance n´était pour vous qu´une distraction. Je voulais dire un amusement, un moyen d´attirer à vous l´attention et les pensées d´une enfant. Vous m´aviez dit tellement de mal des hommes, que tout à coup j´ai pensé: "Si mon petit ami n´était pas réellement comme il m´apparaît dans ses lettres: noble et sincère, que ferais-je?"  Alors j´ai éprouvé une angoisse, une souffrance, et je n´ai pu m´empêcher de vous poser cette question: "n´est-ce pas pour vous une distraction de m´écrire?"
Merci, mon petit ami aimé.  Je suis maintenant bien plus tranquille, car j´ai confiance en vous. Oh! je vous en prie, ami Manolo, ne trompez jamais cette confiance, je serais trop malheureuse. Vous m´avez dit la dernière fois, que vous vouliez me voir toujours gaie et joyeuse, vous avez le moyen de me faire prendre l´état qu´il vous plaira.  Suivant ce que vous m´écrirez, suivant ce que je lirai dans vos lignes (et entre les lignes!) je serai gaie ou triste.  Maintenant que je vous ai fait cette confidence (car c´est une grande) vous pouvez faire ce que vous voulez, mais je sais que vous ne voudrez pas me faire de la peine.
Je vous envoie les photos que je vous ai promises.  Celle où je suis seule et celle où je suis avec ma nièce ont été prises pendant l´été dernier.  Depuis j´ai un peu changé car je ne me coiffe pas pareil.  Mais nous en prendrons d´autres bientôt et vous verrez qu´avec Arlette nous ne sommes pas bien différentes (sauf la couleurs des cheveux).
Je crois qu´il me faudra un papier à lettres spécial pour vous, car de ces feuilles-là, il m´en faudrait une quantité industrielle dans chaque enveloppe.  Aussi pendant les vacances je tâcherai de trouver autre chose car j´aurais sans doute plus d´histoires à vous raconter que maintenant. Il y a dans la vie d´internat (je ne sais pas si vous la connaissez) mille petits incidents et accidents que l´on ne peut relater car on les oublie immédiatement, mais les vacances nous fournissent bien d´autres champs d´action. Si vous voulez je vous raconterai ce que je fais chaque jour.
Connaissez-vous l´anglais? Moi j´en ai fait cinq ans, j´en sais un peu plus que de l´espagnol mais cela me plaît moins. Vous ne savez pas ce que j´ai décidé, de travailler l´espagnol pendant les vacances malgré les cris d´horreur de mes camarades du 1er cours (le moins fort en Espagnol). Je n´en fais que depuis octobre aussi je ne suis pas très forte.  Lorsque j´aurai besoin d´un renseignement je vous demanderai conseil.  Vous me le donnerez bien n´est-ce pas?


         De quoi m´accusez-vous, ami? Qu´est-ce que cette "tendance à l´absorption" que vous avez découvert chez moi? Voulez-vous dire par là que j´aime? Je ne le sais pas moi-même, mais je crois que j´ai changé tout de même, en bien ou en mal, cela je ne sais.
         Vous savez, je ne suis pas "aryenne", du moins je ne crois pas, alors porter un nom plus ou moins hébraïque, cela m´est égal, mais alors nous serions deux exilés puisque vous aussi vous avez un nom qui paraîtrait louche du paradis de cet adorable Mr Adolf.
Je dois vous avouer avec honte que je ne connais pas l´Alouette de F. James, et d´ailleurs presque rien de ce poète, je ne sais pourquoi. Il faudra que je répare cette négligence.
Paulette vient de me dire que nous expédierons nos lettres après votre réponse aux deux nôtres car elle n´a pas eu de vraie lettre cette fois.
Je m´arrête d´écrire pour ce soir, vous n´aurez pas cette première lettre encore, mais les deux ensemble. Cela fera davantage et j´ai bien peur que le poids de nos missives nous oblige à payer une surtaxe. Tant pis cela ne ruine pas, bien que les étudiants ne soient jamais riches! A bientôt, je continuerai dès que j´aurai votre 2ème lettre.
De tout coeur à vous.

Carta 9

Albi, vendredi soir 23 juin

         Mon très cher petit ami.
Voici déjà presque une semaine que j´ai écrit les autres feuilles de cette lettre. C´est hier à midi qu´avec Paulette (qui ne vous oublie pas et vous envoie un amical salut) nous avons eu la joie d´avoir la réponse à notre deuxième lettre.  Si par hasard Paulette ne veut pas écrire ce soir, je vous envoie immédiatement ce que j´ai écrit samedi dernier et je garde ceci pour donner le change et la faire partir avec sa lettre à elle. C´est très bien de faire des économies de timbres mais je m´aperçois que c´est un peu gênant, on ne peut écrire quand on veut. Moi, je suis toujours prête à vous écrire, elle n´est pas pressée. Je me suis fait un joli sermon et j´ai bûché manipulations. D´ailleurs cela m´a servi. Ce matin l´examen n´a pas mal commencé pour moi.  Je voulais physique j´ai eu chimie: alcool éthylique. Tant pis je m´en suis tirée à assez bon compte puisque j´ai eu plus de la moyenne et que je n´ai pas à le repasser jusqu´au mois d´octobre. Nous ne savons pas nos notes, seulement si nous avons plus ou moins de 10. Dimanche à la maison nous avons pris des photos avec Arlette, si elles sont réussies je vous en donnerai.  Dites-moi ce que vous pensez de celles que je vous envoie cette fois (dans la lettre de samedi) (...) plus léger que (...) aile de libellule"?
Il me faudra de cela désormais pour que mes lettres ne soient pas si lourdes. Quelle idée tout de même qu´ont les postes d´obliger les amis à payer davantage quand ils ont beaucoup de choses à se dire!
Espèce de petit méchant, vous m´accusez à tort. Lorsque je vous ai demandé de me parler du bonheur, ce n´était pas de l´ironie. Ouvrez toute grande votre oreille: je ne pourrai jamais vous demander quelque chose d´ironique, quelque chose de méchant.  Cela c´est au-dessus de mes forces et de ma pensée.  Je n´ai pas du tout songé à votre situation présente lorsque je vous ai demandé d´écrire cet essai. C´était pour savoir ce que vous pensiez en dehors de toutes les circonstances extérieures.
Vous me dites sur votre dernière lettre qu´à Saint-Cyprien vous avez organisé une sorte d´école. Voulez-vous accepter de moi ceci, pour vos élèves. Par ma soeur je peux avoir facilement des cahiers et des crayons qui ne me coûteront rien. Permettez-moi de vous les envoyer.  Cela vous sera toujours utile.


         Manolo, mon cher petit, vous feriez un bon docteur, pour les maladies pas trop graves.  Je crois que vous avez trouvé un bon remède.  Lorsqu´on se sent fatigué et que l´on a comme potion un baiser de celui que l´on aime, que voulez-vous, on reprend les forces et l´on doit se sentir capable d´aller au bout du monde, à condition que ce soit avec lui!  Manolo, je vous présente ma nouvelle chanson, vocalise sur tous les tons: des paroles et la musique sont du même auteur. (...) Une autre idée me vient à l´esprit: Que pensez-vous de l´union libre? Encore une autre "maladie chronique” comme me disiez. Est-ce dangereux, docteur? Mes jours sont-ils menacés?
Ami chéri, quand vous viendrez me voir, nous danserons "L´invitation à la valse”  voulez-vous? Je ne serai plus alors le jeune homme.  Je me laisserai guider, emporter dans ce tourbillon délicieux.  C´est charmant, cela, mais est-ce que ce peut être réalisé? Je le voudrais tant! J´y pense toujours: est-ce que nous nous connaîtrons? Voilà la question qui me trotte sans cesse dans la tête. Manuel, petit ami, croyez-vous qu´on est plus heureux en obéissant à sa tête qu´à son coeur.
Ce matin en sortant du laboratoire j´ai piqué une crise de larmes, tout m´avait énervé et encore plus les examinateurs. Ah les professeurs tout de même de quoi sont-ils capables.  Dites, je crois que c´est l´espèce d´hommes qui fait le plus pleurer aux jeunes filles: qu´en pensez-vous? Est-ce aussi là, votre oeuvre?
         Quelque chose de très important: Après jeudi prochain, ne m´envoyez plus de lettres ici, nous serons en vacances. Voici mon adresse à la maison: S. Valats. Rue du Languedoc. Gaillac.
Mon dieu que j´aurais été embarrassée si tout à coup on venait de me dire de faire une conférence sur "le Diable et ses diableries"! Vous avez de la chance de n´être pas embarrassé sur cette question.
Manolo, pensez à moi lundi, c´est le jour de la grande apothéose: l´examen de mathématiques.  Je vous écrirai le résultat aussitôt après la fin de l´oral, jeudi prochain à moins que d´ici là l´envie de vous écrire ne me prennes, ce qui est probable.
         Je crois que vous avez raison lorsque vous me dites que nous ferions tous les deux un beau couple de fous. Mais vous savez, cette folie n´est pas dangereuse et surtout pas désagréable. Je préfère avoir mon caractère que celui de certains matérialistes que j´exècre.
Manolo, cette lettre je l´écris de dans ma petite cabine du dortoir. J´y ai passé tout l´après-midi et je trouve cela charmant.  Je suis seule entre mes quatre murs de bois clair.
Ma cabine, il y a le lit tout bleu, une petite armoire, une table de toilette, une chaise et surtout une fenêtre.  J´ai repoussé le coffre et les flacons et j´écris sur la table.  En levant les yeux j´ai devant moi une vue délicieuse sur les grands arbres du parc, dans la cour d´honneur de l´école. Chez moi?  "C´est gentil chez moi" comme chante Mireille.  Mon peignoir bleu pend à un portemanteau, sur les murs une jolie reproduction du "discobole", des aquarelles: la mer, la campagne, la lande et ses bruyères éclairées para la lune. A l´intérieur de mon armoire une grande photo de Gary Cooper.  Je vous voudrais très bien comme lui.
Je pense à quelque chose tout à coup.  Est-ce que vous ne me traiteriez pas de folle si par hasard un jour je vous disais "Manolo, j´ai réfléchi depuis quelque temps, je crois t´aimer?".  Qu´en penseriez-vous?
Oui, je n´avais pas votre réponse lorsque je vous ai écrit la dernière lettre.  C est simplement parce que j´en avais envie.  Est-ce que vous n´avez pas trop de mal à déchiffrer mon écrit. Il paraît que j´écris comme un chat.
Manolo c´est grave si je vous empêche (...) des gosses qui s´amuseraient en classe avec des images défendues. J´ai assez écrit aujourd´hui. Je vous dirai la prochaine fois ce que pense de vos essais mais que j´aime autant que vos lettres. Je vous écrirai de bien longues lettres en vacances.  C´est mon plus grand plaisir. (...) Manolo, je ne t´oublie pas une seule minute.  Pense à moi aussi.  Ta petite amie. 

Suzy.



“Ici-bas on ne peut que rarement vivre son rêve: La vie est si petite, et le rêve est si grand!”

Oh! qui dira pourquoi il y a sur terre des joies de printemps et de si jolis yeux à regarder, et des bouffées de parfums que les jardins nous envoient quand les nuits d´avril tombent; puisque c´est pour aboutir uniquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort!......
Pierre Loti.

“Ce que nous cherchons dans l´amour, c´est l´amitié”.
Paul Géraldy.

“Être fidèle, voilà, sur les flots changeants de la vie, à travers les doutes, les découragements, les fautes même, l´immuable étoile polaire.”

Wagner


“Quand le soir est plein d´étoiles, quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le nom chéri, c´est faire crouler l´ombre en sourires.”

“Plus le coeur est profond, plus il contient d´angoisses,
Plus le coeur est brisé, plus il contient d´amour”.

“Aimer c´est donner à quelqu´un le pouvoir de vous faire souffrir.”

“Tout passe, tout lasse... Mais le contact de deux âmes, qui se sont une fois reconnues et aimées parmi la foule des choses éphémères, ne s´efface jamais.”

“La jeunesse est une ivresse continuelle, c´est la fièvre de la raison.”

La Rochefoucault


Une pensée qui me fait songer toujours à vous et à ce que vous m´écrivez souvent:
“Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l´on nous défend, qu´il est naturel de désirer au moins qu´ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.”

La Bruyère


Lettre 10
Albi le 30 Juin

Manolo, Manolo mío, que faites-vous? Il me semble qu´il y a une éternité que je n´ai reçu de lettre de vous.  J´attends votre réponse depuis trois ou quatre jours.  Ce soir après le courrier je n´ai pu y tenir, je suis montée dans ma cabine et après une petite larme, je me suis mise à relire vos lettres, et voilà le résultat: il a fallu que j´écrive.
Mon méchant grand garçon, que devenez-vous à Saint-Cyprien? Etes-vous trop occupé ces jours-ci pour me répondre? Je vous prie, répondez-moi vite, pour vous punir, vous me devez une lettre trois fois plus longue que les autres. Écrivez chez moi car nous partons d´ici dimanche matin.
Il pleut ce soir. Je suis au lit et j´écoute à travers les vitres ce bruit berceur, en pensant à un joli poème de Francis Carco: la pluie.
"Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime
Nous resterons à la maison
Rien ne me plaît plus que nous-mêmes
Par ce temps d´arrière-saison."
Manolo, ne croyez-vous pas qu´on doit être bien dans un joli petit salon, à regarder tomber la pluie. Assis l´un près de l´autre, ce bruit vous berce avec les merveilleuses paroles d´amour que murmurent les lèvres de votre compagnon, tout près des vôtres, sitôt que vous sentez parfois leur chaude caresse.  Mais est-ce rêve? Encore quelque merveilleuse illusion vient de traverser ma tête.
Manolo, petit ami chéri, je ne pourrai plus désormais penser que peut-être je ne vous verrai pas. Lorsque vous sortirez du camp, il faut que nous nous rencontrions n´importe où, n´importe quand, mais il le faut. Je vous en prie, dites-moi que c´est possible, je serais tellement heureuse! Je suis folle, n´est-ce pas, cela aussi vous pouvez me le dire, mais cela m´est égal.  Je veux vous voir, vous connaître, vous entendre me parler. Quelles magnifiques discussions nous pourrions avoir tous les deux! Vous m´apprendriez à connaître la vie et toutes les choses qui m´intéresseraient.

Samedi matin.

J´en arrive à penser que peut-être vous n´avez pas reçu mes trois lettres de la semaines dernière.  Est-ce cela? Ou que vous est-il arrivé pour que vous n´ayez pu me répondre?
Cette nuit j´ai rêvé que je recevais de vous une belle lettre. Il y avait dessus de beaux dessins, des couleurs magnifiques. Je ne sais pas ce que cela représentait, mais je vois encore des choses très belles.  J´ai très mal dormi cette nuit, il faisait chaud et j´ai pensé à vous tout le temps. Tellement que votre image inconnue m´a poursuivie jusque dans mes rêves. Maintenant il est huit heures, la cloche sonne, il faut se lever pour aller déjeuner.
Je reprends ma lettre déjà interrompue deux fois. Manolo, je vous en prie, écrivez-moi bien vite.  Il y a des éternités que je n´ai rien reçu.  Peut-être j´attends ici, et vous m´avez écrit à la maison. Je le verrai demain matin, ce sera peut-être la surprise que me réserve le premier jour des vacances.
Pour vous, je voudrais mettre dans cette lettre tout ce qu´il y a de plus beau dans mon coeur.  Comment les écrire ces choses belles? Elles ne peuvent  se transcrire, ce ne sont que des rêveries sur l´appui de la fenêtre, qu´une pensée, qu´un mot même, évanoui, disparu comme la fumée d´une cigarette... Qu´il fait bon songer, la plume en l´air, laisser enfuir ses pensées sans les enchaîner à ce papier qui ne prend que les plus mauvaises, les laisser se perdre dans le néant comme les volutes bizarres de la fumée qui attachent notre regard languissant sur leur beauté trop parfaite.


J´oublierais de vous faire part du résultat  de mes examens.  Je suis reçue à tout sauf en mathématiques, bien sûr.  Je m´y attendais et je n´ai pas été très surprise. Enfin, j´en suis pour travailler pendant le mois de septembre.
Je termine, ami chéri, en vous envoyant mes plus affectueuses pensées. Je pense à vous n + 1 fois.

Votre petite amie. Suzy.

Carta 11

Gaillac, le 3 Juillet 1939

Grand ami chéri. Vous voyez, j´avais eu une intuition.  Lorsque je suis arrivée hier matin votre lettre était là depuis quelques heures.  J´ai été si heureuse je n´ai fait qu´un saut: "Arlette, une lettre de Manuel!" et vite je me suis mise à lire tout cela.

Manolo, comment vous remercier de tout ce que vous avez écrit pour moi?  C´est vraiment trop beau, c´est magnifique.  Mon coeur vous dit mille fois merci et moi? et bien, moi je vous embrasse autant de fois si vous voulez, mais je vous embrasse comme si vous étiez mon frère, voyez si je suis sage.  J´écoute vos conseils et votre petit sermon.  Ah! si tous étaient comme les vôtres, je crois que les curés auraient plus de succès! Je viens d´attraper le fou rire en pensant à Bossuet disant à Henriette de France (ou d´Angleterre ça m´est égal): "Nous perdons la tête, soyez sage mon petit!" Vous vous représentez le tableau n´est-ce pas?

Ami, vous pouvez me gronder quand je suis un peu folle; vous êtes sérieux et sage (saluez, s´il vous plaît au compliment) et je crois que je vous écouterai.  D´habitude je n´écoute rien et personne, mais vous ce n´est pas pareil, je ne vous vois pas et il y a tellement de charme dans ce mystère: Une voix inconnue qui vous parle, que vous comprenez, mais que vous n´entendez pas! Que pensez-vous de moi au point de vue moral? Vous êtes vous fait une synthèse de mon caractère?, à quoi êtes-vous arrivé? Pour vous encourager à me disséquer, un sourire, c´est le "merci" du coeur.

Ami j´ai rêvé de nous cette nuit.  Je ne sais comment cela se passait, nous étions dans un grand jardin près de la maison que nous habitions. C´était l´heure où la fleur se ferme et où l´âme s´ouvre. Tout dormait. Emue, charmée, j´écoutais vos confidences si douces et je lisais dans vos yeux le plus charmant des mots.  Nous étions heureux ami chéri, il y avait, ce soir-là, de la griserie dans l´air.

Oh! j´oubliais qu´il fallait être sage, alors je vais mettre mon coeur sous un tas de cailloux et vous pourrez travailler pour le sortir! Moi je ne sais pas, ou plutôt, si, je sais, mais je ne vous le dis pas.

Manolo, est-ce vrai que l´amour déifie.  C´est peut-être cela.  "Un homme et une femme qui se fondent en un ange".

Pour moi, c´est la fleur du rêve, la fleur qui dure plus que la rose, dont le parfum est plus subtil, le charme plus enivrant. Oui, il y a des épines à la tige des roses? Qu´importe, puisque dans son calice, l´amour renferme, avec la foi, la confiance et la douceur, la force des deux êtres unis à jamais.

Pendant que je faisais les révisions d´histoire dans le jardin de l´école, je me suis amusée à découper des lettres dans des feuilles, je vous les donne pour exercer votre patience. Pouvez-vous reconstituer le mot qu elles forment?

Vous avez raison, Manolo chéri, je suis une petite fille, très petite encore. Je me demande parfois quand je deviendrai une grande fille, une femme. Dites, monsieur mon ami, vous n´êtes pas et ne serez jamais pour moi Mr. Personne, vous êtes tout, comprenez-vous?

Mon ami, mon grand ami que j´aime, je suis bouleversée et enchantée à la fois, par la poésie que vous avez écrite pour moi: “Crépuscule Albigense”. Je voudrais pouvoir vous dire aussi, “Te adoro, mi Manolo” mais je ne le dis pas, j´ai peur que vous me grondiez!...

Tout est magnifique dans ce cahier de vos poésies que vous m´avez envoyé. Je ne les ai pas encore toutes lues en détail car aujourd´hui j´ai accompagné Arlette à Albi, passer son examen, mais je vous dirai la prochaine fois (très bientôt) ce que je pense de toutes.

Manolo, vous m´avez écrit: "je vous aime peut-être plus que vous à moi". Et maintenant je rêve et je chante, je chante surtout car il me semble qu´il y a quelque chose désormais dans ma vie.  Pour moi, chanter c´est montrer une âme gaie, heureuse, inaltérable, c´est s´élever au-dessus des déceptions de la vie quotidienne! chanter dans la nuit son bonheur et offrir à ce vent que l´obscurité semble avoir parfumé et qui de sa caresse rafraîchit notre front brûlant, lui offrir ces notes de bonheur, pour qu´il les emporte dans son tourbillon, comme à l´automne la feuille de l´arbre... Chanter c´est montrer qu´on est sensible au véritable amour, c´est renoncer aussi au sombre cafard rempli de doutes, d´espérances détruites, à ce cafard qui nie l´idée de l´amour dans deux jeunes âmes: idée de bonheur.

          J´achève vite, chéri, car je viens de me faire rappeler à l´ordre par maman qui s´est aperçue que je ne dormais pas. Il est onze heures. Au revoir, écrivez-moi vite une longue, bien longue lettre.

Manolo, je vous embrasse comme vous voudrez cette fois.  Merci pour tout.

Je ne suis pas le diable, mais davantage, je suis vôtre.

Suzy.

Je ne dirai rien du sujet de notre farce à Georgette. Votre confidence ne m´a pas scandalisée, c´est naturel. Je crois qu´à votre place j´aurais fait la même conclusion que vous.

 

Carta 12

Gaillac, le 6 Juillet 1939

 

Mon bien cher grand. Je suis heureuse que vous ayez des nouvelles de chez vous.  Il devait vous tarder d´en avoir. Vous savez, je n´ai pas eu de réponse à votre lettre que j´avais envoyée en Espagne; peut-être a-t-elle été arrêtée. Tout est pour le mieux si vous savez que toute votre famille va bien.

Vous-mêmes dites que je suis l´impatience personnifiée. Et bien, oui et non. Oui pour certaines choses (exemple: vos lettres) non pour beaucoup d´autres (presque tout le reste).  Vous voyez que je suis comme tout le monde, et comme vous en particulier, car, avouez-le, allons, vous avez bien aussi parfois votre petite crise d´impatience.

Manolo, chéri, si vous me grondez encore je vais me mettre à pleurer pour tout de bon. Lorsque je vous ai écrit samedi dernier j´étais encore à l´école, désespérée de n´avoir aucune lettre de vous (la petite larme date d´alors) et je  ne pouvais savoir, malgré le cas de télépathie, que vous m´écriviez à ce même moment, une belle lettre, celle qui m´attendait le dimanche matin.

Quel pouvoir vous avez, ami chéri! Vous faites pleurer les femmes qui vous connaissent et en plus celles qui ne vous connaissent pas. C´est que, vous êtes un homme très dangereux. Je commence à plaindre vos victimes. Dites, ce n´est pas une chorale de pleureuses que vous allez diriger, c´est une troupe internationale, (troupe d´artistes, j´entends)

Vous savez, maintenant que la cloche ne me réveille plus le matin, je fais la petite paresseuse. Ainsi ce matin votre lettre est venue me rejoindre au lit à neuf heures.

Arlette est admissible au Brevet, aussi demain nous repartons à Albi où je vais l´accompagner passer l´oral.

Oh! oui, Manolo, nous serions très heureux l´un près de l´autre, si heureux que nous ne pourrions nous séparer.  Je ne vous connais pas et pourtant j´aime votre âme, votre coeur, votre esprit, je crois que c´est assez, n´est-ce pas?  Ce n´est pas une déclaration car je me souviens que vous n´aimez pas les orages. Avez-vous peur des "coups de foudre"?

Je suis sage, mon grand juge sévère, je suis très sage. Je vous écris "Il pleut, c´est merveilleux,... je t´aime" car ce n´est pas de moi, mais je ne vous dit pas "Il fait beau, c´est encore plus merveilleux, je t´adore", parce qu´alors je serais obligée de signer et ce serait me compromettre, qu´en pensez-vous?  D´abord, quand j´aime, il ne pleut pas dans mon coeur, il y fait un temps magnifique maintenant, radieux qui illumine tout.

Décidément, je vais croire à la transmission de pensée.  C´est en effet assez curieux que je rêve à votre lettre juste au moment où vous l´écriviez.  Espèce de petit méchant, vous ne me faites pas de bien beaux compliments lorsque vous dites que mon échec en mathématiques ne vous a pas étonné. 

Je ne suis pas bien forte, il est vrai, et je préfère Verlaine et Baudelaire aux cylindres de révolution et aux trinômes, mais ce n´est pas ma faute.  Petit ami, il faut que je vous avoue quelque chose: je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre, alors comment voulez-vous que je transforme une sphère, même de 8 cm de diamètre, en cet espèce d´animal, mais voici ce à que (quoi) j´ai pensé: puisque le solide est régulier, il y a ( si on l´inscrit dans la sphère) une de ses diagonales qui est le diamètre d´un grand cercle de la sphère, conséquence, en mesurant cette diagonale la sphère n´a rien perdu de sa  hauteur, mais s´il s´agit de mesurer une autre de ce solide, j´avoue mon incapacité à résoudre le problème, mais je voudrais bien en connaître la solution. Pouvez-vous me l´envoyer? Vous voyez, vous avez eu plus de succès que mon professeur, puisque je veux bien essayer de faire les problèmes que vous me proposez, mais ne les choisissez pas difficiles, cela me décourage vite de chercher sans trouver. Ah! la patience, où est-elle?

          Dites, mon chéri, ne me mettez pas à la diète de vos lettres, je ne peux pas m´en passer maintenant, faites-les aussi longues que votre temps vous le permet.  Pour votre petite fille qui s´ennuie loin de vous, vous ferez bien cela, n´est-ce pas? Je vous ai dit sur ma dernière lettre les réflexions que m´a suggéré votre poésie "Crépuscule albigeuse".

Je vais, en terminant ma lettre vous écrire quelques pensées que j´aime bien, vous me direz ce que vous en pensez vous-mêmes. Ecrivez-moi un autre texte de problèmes, j´essayerai de le résoudre, mais je ne réponds de rien, car hélas: A+B-D n´est pas égal (et je l´ai mieux retenu qu´une formule de surface engendrée par quelque chose de plus ou moins barbare.)

Le temps a vite passé car j´en ai employé plus de la moitié à rêver au lieu d´écrire et il est plus de minuit maintenant.

Adieu, chéri, bonne nuit, je vais rêver à toi, à nous. (Pardon de vous avoir tutoyé)

De tout coeur, votre

Suzy.

 

"L´amitié est un parfum

Qui embaume la vie

Une douceur qui la charme

Un souvenir qui l´embellit"

Lamartine

***

"Le livre de la vie est un livre suprême

Qu´on ne peut ni ouvrir, ni fermer à son choix.

Le passage attachant ne s´y lit pas deux fois

Et le feuillet fatal se tourne de lui-même.

On voudrait retourner à la page où l´on aime

Et la page où l´on meurt est déjà sous nos doigts."

***

"Il n´est de grand amour qu´à l´ombre d´un grand rêve."

E. Rostand.

***

"Il est des souvenirs d´une passion telle qu´on n´échangerait pas pour des heures réelles."

***

"L´amour c´est l´histoire de toute une vie; c´est vouloir prendre un coeur et donner le sien. C´est une source où l´âme puise l´immortalité."

***

Et oui, aimer toujours, et sans jamais le dire,

Oui, toujours désirer sans jamais espérer

Toujours croire au bonheur qui promet de sourire,

Toujours! Ah! c´est un mot qui fait souvent pleurer!

***

Se griser d´illusions, c´est savoir être jeunes,

Croire que tout est beau, immuable, charnel,

Lorsqu´on sait que tout passe et que tout es mort

***

"Le seul bien ici-bas que nul ne peut ravir,

C´est la trace chérie d´un profond souvenir."

***

Un rêve intact est une merveille fragile.

Estaunié.

Avec un souvenir on dort, on rêve, on meurt.

 

CAMPO DE CONCENTRATION DE GURS


Carta 13

                                                                                  Gaillac, le 13 Juillet 1939 

Manolo, petit ami chéri, j´ai vécu avec vous des heures bien angoissantes.  Depuis que vous m´avez annoncé votre départ de St. Cyprien, j´attendais si anxieusement votre lettre! Et vous voilà à Gurs, là où sont partis les miliciens qui étaient venus à la Croix Rouge à Gaillac. Ils logeaient en face de chez moi et étaient très souvent à la maison. Mais lorsqu´ils ont été guéris il a fallu qu´ils partent, nous les avons bien regrettés car ils étaient très gentils.

Je vous en prie de tout mon coeur, mon petit Manolo, il ne faut pas se laisser aller au chagrin. Cela me fait déjà tant de peine de vous voir malheureux. Ah! si je pouvais faire quelque chose pour vous sortir de cet enfer où vous vivez. Mon petit, si vous ne pouvez vous évader corporellement, partez du camp par la pensée, allez bien loin à travers les montagnes et la plaine, venez jusqu´ici.  Là je vous attends toujours, vous le savez, à tout moment je pense à mon petit ami chéri.  Je sais que dans ces camps on ne peut y vivre, au beau sens du mot, mais les gendarmes et les fils de fer barbelés ne vous empêcheront pas d´avoir pour vous sentir une intense vie intérieure, si belle et si forte que vous en oublierez ce qui vous entoure.

Oui, mon Manolo, j´ai reçu vos trois dernières lettres, d´abord celle qui contenait votre cahier de poésies que j´ai trouvées plus que belles, magnifiques. Je crois d´ailleurs vous en avoir parlé dans une lettre que je vous ai envoyée à St. Cyprien.  Si vous ne l´avez pas eu dites-le moi.  Puis une deuxième à laquelle j´ai répondu le matin où vous m´annonciez votre départ et que sûrement vous n´avez pas reçue.  Je ne crois pas qu´on prenne la peine de vous l´envoyer, mais dites-le moi si par hasard on le faisait.

Il faut que vous ayez du courage pour traverser cette épreuve, beaucoup de courage, chéri; mais essayez d´oublier tout cela, tout ce qui vous entoure. Je suis toujours près de vous en pensée. Ah! si je pouvais y être réellement, je vous promets que vous ne seriez pas malheureux. Quelles belles heures nous passerions ensemble, n´est-ce pas? Peut-être un jour...

          Maintenant que je suis en vacances je vous écrirai plus souvent qu´à l´ école (qu´est-ce que cela va être!). Vous aussi, n´est-ce pas?  Vous serez libéré de votre travail de St. Cyprien, du moins en partie, alors je vais vous demander quelque chose. Pourrez-vous me faire de longues lettres et m´écrire plus souvent? Je serais si heureuse si vous le pouviez.  Vos lettres me font tellement plaisir et je suis si contente de les recevoir.

Mercredi je pars de Gaillac pour aller passer un mois à St-Antonin, une petite ville du Massif Central qui est, à ce qu´il paraît, très intéressante en été. Je vous dirai ce que j´en pense la semaine prochaine et en même temps je vous donnerai mon adresse pour que vous puissiez m´écrire directement là-bas. J´espère recevoir votre réponse avant que je parte.

Vous savez, Manolo chéri, la pluie n´est pas toujours merveilleuse. Hier soir avec Arlette nous venions de Graulhet à bicyclette (à 18 km de Gaillac) et à moitié du chemin un orage nous a obligées à aller nous abriter à la première maison rencontrée. Nous y sommes restées de 6 h. à 7 h 1/2. Et tout en regardant tomber la pluie, une pluie diluvienne, je me disais "Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime".  Je vous assure que lorsque le soleil est revenu, c´était encore plus merveilleux.

La pluie doit avoir son charme, mais lorsqu´on ne la reçoit pas sur le dos. Je l´adore, la regarde tomber de derrière les vitres, en ne pensant à rien, ou plutôt, si en pensant à quelqu´un que l´on voudrait près de soi en ce moment.

"Pour un coeur qui s´ennui, oh! le chant de la pluie" a dit Verlaine.  Il et vrai que c´est une délicieuse musique au rythme de laquelle on peut mettre toutes les paroles que l´on veut.

Ecoutez Manolo, je veux bien faire la géométrie avec vous, je ferais tout  ce que vous me demanderiez, mais ne me posez pas des problèmes si difficiles.

Je ne sais pas ce que c´est qu´un hexaèdre, alors je ne peux pas vous transformer de sphère en cette chose-là.  Je n´ai aucun pouvoir magique dans ce genre d´exercices, aussi je me déclare battue, mais je serais très contente si vous voulez me l´expliquer. Je m´instruirai un peu, je vous assure qu´en mathématiques, cela ne me fera pas mal. Manolo, je serai heureuse de vous avoir comme professeur, allez, je ne vous jouerai pas de méchant tour et votre élève qui trouve que "A+B-D n´est pas égal à "Je vous aime" sera un élève modèle.  Vous verrez, vous ferez de moi ce que vous voudrez (en mathématiques, j´entends!)

Vous n´aurez qu´à parler et vous serez obéi.  Ah! que ne ferait-on pas pour vous?

Aujourd´hui c´est la fête à la République; elle a 150 ans, pauvre vieille grand´mère pourvu qu´elle ne meure pas bientôt! (Elle est morte. Dieu ait son âme).

Savez-vous à (ce) que je travaille maintenant en Espagnol, je traduis vos poésies.  Je crois vous avoir dit déjà que j´étais enchantée de "crépuscule albigeuse".  Merci mille fois pour cette belle poésie et pour tout le travail que vous a demandé le joli petit cahier qui les contenait toutes.

Ce soir, chéri, si je vais danser je penserai à vous tout le temps, d´ailleurs cela ne me changera pas, je pense toujours à vous.

Au revoir petit ami, je vous quitte ce soir en vous disant "Du courage, je suis avec vous".

Je vous embrasse, mon cher petit, et je vous en prie, réagissez contre le mauvais sort, la vie sera belle bientôt. Vivons avec l´espérance, votre petite

Suzy.

 

Carta 14

Saint-Antonin, le 19 Juillet 1939

Querido amigüito.

Je veux bien que nous nous tutoyions, j´avais même eu l´idée de te le demander, mais je n´ai pas osé ensuite. Pourquoi? Je n´en sais rien, mais j´ai eu peur que tu me trouves un peu audacieuse.  J´aime mieux que ce soit toi qui aies manifesté ce désir. Donc maintenant, c´est entendu. Tu sais, j´aime mieux cela, c´est plus conforme à nos caractères et à notre amitié. Quelquefois lorsque je te disais "si vous voulez" ou autre chose dans ce genre il me semblait me voir faire des révérences ou des courbettes, avec force compliments, devant un monsieur tout plein de décorations qui me regardait du haut de son indifférence.  L´indifférence ce n´est pas pour toi, car je sais que tu ne peux être indifférent. Tu haïs ou tu aimes, n´est-ce pas vrai?

          Manuel chéri, je t´en prie, dis-moi tes peines, confie-toi à moi. Je voudrais te consoler. Il ne faut pas avoir peur de me raconter des choses tristes. Je vois que la vie n´est pas toujours gaie, mais je te demande de me dire tout ce que tu voulais m´écrire aux instants de découragement. Il ne faut pas garder tes peines et tes chagrins pour toi seul, il faut les confier. Tu seras soulagé. Veux-tu? Je ne veux pas que tu me dises que tes peines m´importent peu. Si tu savais comme je souffre de te savoir triste et malheureux, tu ne le dirais pas. Dois-je te l´avouer, lorsque j´ai reçue ta première lettre de Gurs, je n´ai pu m´empêcher de pleurer, je te savais malheureux, désillusionné. "Pauvre petit" ai-je dit, si tu étais près de moi, je saurais te consoler. Oh! je t´en prie, dis-moi tout ce qui pèse sur ton coeur, si tu savais comme on est mieux lorsqu´on s´est confié à quelqu´un.

Ecoute, chéri, je ne voudrais pas que tu me considères tout à fait comme une enfant. Je sais que je suis une gosse, mais je voudrais être une femme pour toi, a quien puedes todo decir (est-ce juste?). Manuel, mon grand chéri, pour te consoler, je ferais tout ce que tu voudrais. Ces vers de Samain me plaisent bien, mais je t´en dirais d´autres que je trouve très beaux aussi; c´est un poème de Paul Géraldy intitulé "Abat-jour".

 

                    "Tu me demandes pourquoi je reste sans rien dire;

                    C´est que voici le grand moment

                    L´heure des yeux et du sourire

                    Le jour est gris, ce soir, je t´aime infiniment,

                    Serre-moi contre toi, j´ai besoin de caresses

                    Si tu savais tout ce qui monte en moi ce soir

                    D´ambition, d´orgueil, de désir, de tendresse

                    Baisse un peu l´abat-jour, veux-tu, nous serons mieux

                    C´est dans l´ombre que les coeurs causent,

                    et l´on voit beaucoup mieux les yeux

                    Quand on voit un peu moins les choses.

                    Ce soir je t´aime trop pour te parler d´amour.

                    Serre-moi contre ta poitrine.

                    Je voudrais que ce soit mon tour

                    D´être celui que l´on câline.

                    Baisse encore un peu l´abat-jour

                    Là! ne parlons plus, soyons sages

                    Et ne bougeons plus; c´est si bon

                    Tes mains tièdes sur mon visage!"

 

          Il me semble, mon petit, que je pourrais rester longtemps ainsi. On ne se dit rien, on écoute, quoi? on ne sait mais le silence est bon et j´aimerais beaucoup près de toi me taire:

                                        "le coeur peut offrir l´infini

                                       dans la profondeur du silence."

 

Écoute, Manuel, tu vas m´accuser d´ignorance, mais pourquoi m´écris-tu "si j´étais un prélat galant, crois-moi, pour toi je n´imiterais pas Bossuet, mais Talleyrand"?

J´aime mille fois mieux que tu me parles comme tu le fais, en me rappelant parfois à la réalité, que de promesses. Comment te remercier de ton attitude si franche?

Veux-tu me dire la différence qu´il y a et que vous faites en Espagnol entre: "Yo te quiero" et "Yo te amo"?

Oh! oui, Manuel, écris pour moi un essai sur mon caractère, je t´en prie. J´aimerai beaucoup recevoir cette sorte de photographie morale. Je te donne les fleurs séchées que j´avais dans mon casier de poésies. Les aimes-tu? Merci pour tes jolies lettres, je t´en enverrai d´autres bientôt.

Je t´écris d´ autres pensées, j´accepte un baiser pour chacune et je t´en donne autant que tu m´écriras de lignes. A toi de déterminer le nombre.

          Je savais faire le problème mais je n´avais pas pensé à faire la figure sur un plan.  Ce mot d´hexaèdre avait tout de suite fait naître quelque chose de très compliqué que je ne pouvais arriver à me représenter. Merci, mon gentil petit professeur. Je travaillerais bien avec toi. Dis, as-tu vu beaucoup d´élèves tutoyer leur professeur. Quel scandale!

          En terminant, je t´embrasse affectueusement et t´envoie mes plus belles pensées. Ta petite grande amie.

 

Suzy.

 

"Ici-bas on ne peut que rarement vivre son rêve: La vie est si petite, et le rêve est si grand!"

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"Oh! qui dira pourquoi il y a sur terre des joies de printemps et de si jolis yeux à regarder, et de bouffées de parfums que les jardins nous envoient quand les nuits d´avril tombent; puisque c´est pour aboutir uniquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort!..." Pierre Loti.

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"Ce que nous cherchons dans l´amour, c´est l´amitié".  Paul Géraldy.

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"Être fidèle, voilà, sur les flots changeants de la vie, à travers les doutes, les découragements, les fautes même, l´immuable étoile polaire." Wagner.

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"Quand le soir est plein d´étoiles, quand l´âme arrive aux lèvres et que les yeux se ferment d´amour, murmurer le nom chéri, c´est faire crouler l´ombre en sourires."

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"Plus le coeur est profond, plus il contient d´angoisses;

plus le coeur est brisé, plus il contient d´amour."

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"Aimer c´est donner à quelqu´un le pouvoir de vous faire souffrir."

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"Tout passe, tout lasse..... Mais le contact de deux âmes, qui se sont une fois reconnues et aimées parmi la foule des choses éphémères, ne s´efface jamais."

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"La jeunesse est une ivresse continuelle, c´est la fièvre de la raison." La Rochefoucault.

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Une pensée qui me fait songer toujours à vous et à ce que vous m´écrivez souvent:

"Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l ´on nous défend, qu´il est naturel de désirer au moins qu´ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu." La Bruyère.

 

Carta 15

Saint-Antonin, le 29 Juillet 1939

 

Mon grand Manuel chéri, je viens de recevoir ta longue lettre il y a à peine une heure, et tu vois que ma réponse ne tarde pas.  C´est que depuis quelques jours, je me demandais ce que tu faisais et pourquoi tu ne m´écrivais pas. J´imaginais beaucoup de choses, que tu étais parti, que tu étais malade, rien de bien réjouissant.

          Et voilà que ce matin, ta chère lettre arrive. Je ne sais pas si ce soir avant d´expédier cette réponse, j´aurai fait le problème que tu me proposes, j´essayerai mais je ne te promets rien.

Mais qu´as-tu donc fait, monsieur Mystère, tous ces derniers jours? Veux-tu m´expliquer ce que tu as fait; toi aussi tu fais le petit espiègle maintenant; tu me racontes tellement de choses à moitié mot, je ne sais plus que penser. Tu me dis "je voudrais t´envoyer une épreuve très jolie de cette activité". Puis tu dis que tu ne peux le faire car elle n´arriverait pas. Dis, pourrais-je un jour savoir qu´est-ce que c´est? Dis-le moi, chéri, tant pis si je ne puis le voir. Pourquoi cela ne se peut envoyer. Raconte-moi aussi des histoires très amusantes dont tu me parles, et aussi cette zoologie mystérieuse qui t´occupe. Quel travail vas-tu avoir pour me dire tout cela, mais je t´en prie, mon petit Manolo, fais-le pour moi, tu peux bien, n´est-ce pas?

Dimanche matin.

J´ai été obligée hier de m´arrêter d´écrire et dans l´après-midi je ne suis pas restée une minute dedans. J´ai été obligée d´aller faire le marché avec ma soeur et ensuite je suis descendue à la plage à 4 heures où je suis restée pour danser jusqu´à 7 h. et de même de neuf heures à minuit. Tu vois que nos vacances sont bien remplies. Nous faisons de la bicyclette, mous allons courir les champs à pied ou bien nous grimpons en haut d´une des montagnes qui entourent Saint-Antonin. Enfin, les vacances s´annoncent bonnes et malheureusement je vois arriver à grands pas ce sombre mois d´octobre avec les premiers jours, l´examen de mathématiques à repasser.

Ecoute Manolo, je ne veux pas que tu te diminues à mes yeux.  Tu es plus pour moi qu´un "astre errant et lointain". Comme tu le dis, tu es beaucoup plus pour moi, tu es mon ami, mon seul ami, tu comprends, c´est pour cela que je tiens tant à toi. Si tu savais comme tu me manquerais si tout à coup nous ne pouvions plus nous écrire.

Tu sais, tu es très fort, pour avoir composé de si jolies pensées.  Elles m´ont plu au-delà de tout ce que tu peux imaginer.

Dans une de nos excursions au sommet d´une montagne, nous avons pris des photos.  Si elles sont réussies, je t´enverrai celles où je suis.

Ecoute Manolo, s´il fallait que je t´embrasse ou s´il fallait que j´embrasse un homme, je ne me mettrais pas de rouge sur les lèvres, car il n´y a rien que je déteste comme de voir un homme avec des traces de carmin sur son visage.

Mon  Dieu, dire que je te dois plus de 150 baisers! Mais si je devais te voir un jour, ce que j´espère, je voudrais t´en devoir encore davantage comme cela nous resterions plus longtemps ensemble.

 Oh! ce serait très chic, cela, tu sais mais puisqu´il faut être sage, selon tes conseils, je ne te dis rien à ce sujet.

Je voudrais bien te voir lorsque tu faisais tes cours à Madrid. N´étais-tu jamais distrait par le joli visage d´une de tes petites élèves. Si tu étais plus que mon ami, je serais très jalouse d´elles, tu sais.  Au point de t´interdire d´avoir des jeunes filles aux cours.  Mais oui, mon cher monsieur, je vous obligerais à choisir un lycée exclusivement masculin. Je pense comme toi lorsque tu dis qu´il est plus agréable d´enseigner à une jeune fillette de danser un fox que de servir d´une table de logarithmes. A propos de logarithmes, nous les avons au programme. En géométrie dans l´espace, programme de la 2ème partie mathématiques du Baccalauréat. En algèbre toutes les équations du 1ème et 2ème degré, les fonctions correspondantes et tout ce qui est relatif au trinôme. Pas de trigonométrie c´est du programme de 3ème année avec la cosmographie. Dire que je vais connaître cela au mois d´octobre! Tiens, j´aime mieux ne pas y penser, cela me donnerait le cafard pour toute l´après-midi et tu sais j´ai encore envie de danser ce soir.

Ici au bal il  y a un jeune Espagnol très bien et très gentil, Francisco. Une fois, il nous regardait danser un tango avec Arlette et au suivant il est venu m´inviter et me dit "Que vous dansez bien le tango, mais ce n´est pas le style français!" et depuis nous parlons souvent ensemble en français ou en espagnol nous sommes ses deux professeurs de français il est notre professeur d´espagnol.

Je ne te fais pas le problème maintenant, on me presse pour sortir, je vais terminer en t´écrivant quelques pensées et demain ou après-demain je ferai le problème (si je sais le faire) et je te l´enverrai.

Au revoir Manolo, ta petite fille pense toujours à toi et t´embrasse bien gentiment.

Suzy.

 

"Tuer l´idéal, ce serait tuer le rossignol qui enchante la nuit douloureuse de la vie" Hugo.

 

"Il est des âmes limpides et pures où la vie est comme un rayon qui se joue dans une goutte de rosée" Joubert.

 

« Souvent dans un sourire on devine des pleures.» Desbordes-Valmore.

 

Oui, l´amour est une souffrance

Il promet sans rien tenir

Il n´est beau que dans l´espérance

Et doux que dans le souvenir.

 

Ce que nous donnons de meilleur à un être, c´est notre souffrance. Jeanne Galzy.

 

Les premières heures de l´amitié laissent dans l´âme une fraîcheur que le temps n´arrive pas à dissiper. Estaunié.

 

Un rêve intact est une merveille fragile.  Estaunié.

 

          Excuse ces écritures mais ma petite nièce (Manou pas Arlette) est en train de nous faire rire en chantant des chansonnettes, des airs d´opéra improvisée. Quelle comédie! je voudrais que tu les entendes.

 

Carta 16 

Saint Antonin, le 7 août 1939

Mon amour 

D´abord, pourquoi m´appelles-tu "ma petite pigeonne", je ne voudrais pas ressembler à un oiseau pour rien au monde.  Je ne sais pas pourquoi d´ailleurs. Quant à être un pigeon encore moins. Chez vous lorsqu´on dit "faire le pigeon", sais-tu ce que cela veut dire?: attendre quelqu´un qui fait exprès de ne pas venir. Alors je t´en prie ne me traite pas de pigeon, je n´ai jamais été dans telle situation, mais, cela ne me plairait pas infiniment. Je sais que c´est pour toi un terme d´affection, mais malgré tout on y voit toujours l´autre sens.

Qu´est-ce qui t´a fait dire que j´étais jalouse de toi? Je ne sais plus ce que je t´avais raconté sur ma dernière lettre, mais tu n´as pas besoin d´avoir peur.  Ce n´est pas l´amour passion qui nous lie, c´est quelque chose de plus tendre que l´amitié pure mais ce n´est pas tout à fait l´amour. Alors, pourquoi serais-je jalouse de toi?  D´abord je n´en ai pas de raison, la situation l´explique et  tu ne peux  me tromper, on ne trompe que les êtres que l´on aime!

Pourtant, Manolo, si je t´aimais ce serait plus fort que moi, mais malgré toute la confiance que l´on peut avoir l´un en l´autre j´aurais toujours peur de te perdre, de te voir regarder avec plaisir les autres femmes et peu à peu te détacher de moi.  Je sais ce que tu me répondras, mais tout de même les autres sont pour toi l´Inconnu; et c´est toujours si fascinant, si attirant, l´inconnu!

Voilà Arlette qui  vient de décrocher ma mandoline et qui se met à jouer "le clair de lune" de Wether c´est une distraction pour moi, déjà que je n´avais pas beaucoup la tête à ma lettre. Oui, je deviens distraite, encore un autre défaut que tu pourras ajouter avec tous les autres sur la liste que tu établiras, pour l´étude de mon caractère.  Et à ce propos, où en es-tu? Tu m´avais dit l´autre jour que tu ne l´avais pas encore commencée, et maintenant l´as-tu fait?

Sais-tu Manolo, je viens d´apprendre un jeu très amusant, le flirt.  C´est vilain, diras-tu peut-être. Moi, je trouve cela très gentil. Où je l´ai appris? Au dancing. N´est-ce pas l´endroit le plus propice? On danse, on rit, on a la tête qui tourne un peu, et on s´amuse follement à déjouer les gestes un peu osés d´un galant danseur qui vous serre un peu trop contre lui lorsque les lumières s´éteignent pour le tango. Ah! chéri,  je voudrais que vous soyiez là pour les danser avec moi, ces jolis tangos. Mon Dieu, j´en oublie de te tutoyer, excuse-moi je ne l´ai pas fait exprès.

Décidément, tu as fait des trouvailles dans ma lettre. Où as-tu vu que j´étais superstitieuse; alors que je ne le suis pas du tout? Je t´ai peut-être dit "Ce n´est pas de chance" ou "Quelle chance!" mais tu sais, on le dit beaucoup sans pour cela avoir aucune confiance dans les prédictions, de ces soi-disant astrologues qui vous disent vos jours fastes ou néfastes. Quelle bêtise! Tu as bien raison, ce sont tous des exploiteurs de la sottise humaine!

          Mais oui, mon petit ami, je veux encore que tu me parles du féminisme et de l´union libre à propos de cette dernière je crois que c´est plus grave que le mariage officiel. Il faut avoir pour accepter de vivre ainsi beaucoup plus de confiance l´un en l´autre car ici l´amour est la seule loi qui maintient l´union.  Moi-même je t´avoue que j´aurais peur de vivre ainsi, bien que je n´en sois pas ennemie. Car n´est-ce pas, le vrai mariage ce n´est pas le bout de papier, ce n´est pas le contrat que l´on signe devant quelque personnage officiel, c´est... enfin oui, tu le sais sans doute mieux que moi.

          Maintenant, je vais répondre à tes questions. Je connais Malraux et Friant pour les avoir vus et entendus à nos réunions de ES (étudiants socialistes) et je puis t´assurer que ce sont de purs socialistes.

          Quant à Gunbachs, je ne le connais pas, mais je crois que c´est le député socialiste de Castres.  Oui, dans le département c´est presque partout le parti socialiste qui a la majorité malgré la rude concurrence des radicaux et même des réactionnaires.


Le préfet est un franc laïque mais je ne sais pas sa tendance politique, personne n´en parle. En dehors des séminaires où l´on forme les prêtres, l´enseignement libre est en minorité dans le département sauf peut-être de rares exceptions dans des localités peu importantes. Il est tout accaparé par les institutions religieuses dans cette région peut-être y a-t-il des collèges civils du côté de Castres et Mazamot, mais je ne puis te le dire, ne connaissant pas du tout cette région. Toujours est-il que dans la région d´Albi-Gaillac l´enseignement libre est entre les seules mains des confréries religieuses des deux versions.  Quelques journaux de gauche? L´Humanité, le Midi-socialiste, un journal critique "Le Canard Enchaîné", un journal littéraire, organe des professions libérales "Marianne". Voilà à peu près ce que je connais.  Si je me souviens d´autres que j´oublie en ce moment, je te le dirai la prochaine fois.  Il y a un journal spécial pour notre association "l´étudiant socialiste", j´en ai gardé des articles intéressants je les ai à Gaillac, si tu veux je te les ferai passer.

Il y a dans le département du Tarn des régions où le professorat officiel est de gauche, d´autres où il est de droite mais je crois, j´en suis même presque sûre, que c´est la gauche qui l´emporte. N´est-ce pas naturel? Voilà tout ce que je sais et puis te dire pour répondre à toutes tes questions. Es-tu satisfait? S´il te faut d´autres détails, dis-le moi et je me renseignerai plus sûrement. Terminus.

Je t´embrasse affectueusement en attendant ta réponse.

Ta petite amie.

 

 Suzy.

 

Quelques pensées que j´aime bien.

 

"L´amour est l´art de conquérir, de posséder, de retenir une âme si forte qu´elle vous soulève, et si faible qu´elle ait de vous le besoin que vous avez d´elle"

Paul Géraldy.

 

"Celui qui veut récolter des larmes doit semer de l´amour."

"La vie se passe en absence, on est toujours entre le regret, le souvenir et l´espérance".

"Le travail apporte le don d´être dieu tout-à-coup"  Verhaeren.

 

"Il ne faut pas, pour un béguin, briser le coeur de la femme qui aime". Maurice DeKobra

 

S´il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c´est celui qui est caché au fond du coeur et que nous ignorons nous-mêmes." La Rochefoucault.

 

Carta 17

St. Antonin, le 12 août 1939

Mon petit Manolo.

Il faut d´abord que je m´excuse d´avoir oublié l´en-tête de ma lettre. Selon mon habitude je ne l´avais pas mise avant de commencer à écrire et ensuite je n´ai plus pensé à cela et j´ai fermé ma lettre sans y rejeter un coup d´oeil. Une autre mauvaise habitude que j´ai: ne jamais relire mes lettres (ni mes devoirs) aussi y trouve-t-on des surprises dans le genre de la tienne.

Cette lettre que j´ai écrite la dernière fois, j´ai regretté ensuite de l´avoir envoyée car j´ai senti qu´elle te ferait de la peine.

Mais il était trop tard.  La lettre était partie, tu l´as reçue et le résultat a été celui que je craignais.  Mon petit, je voudrais te demander pardon; jamais tu n´as mérité que je te parle sèchement. Je sais que tu es malheureux que tu ris souvent parce que tu t´y obliges. Alors, veux-tu oublier tout ce que je t´ai dit? Je me fais toute petite près de toi et je te demande en baissant humblement la tête: "Voudrais-tu me prendre dans tes bras et me donner le baiser de la réconciliation?" Chéri, je te jure que je ne t´écrirai jamais plus des choses qui pourraient te faire de la peine.

Permets-moi cependant de te remercier et de te féliciter pour l´article que tu as traduit pour moi.  Magnifique, mon petit! Tu es un as. Je comprends très bien tout ce que tu dis, et comme toi, je n´ai jamais pu m´empêcher de rire en voyant toutes ces annonces innombrables de fakirs, de pierres merveilleuses, d´astrologues et de sorcières. Quelle bêtise que tout cela!

          Autre chose que je trouve stupide: on prêche la natalité, le repeuplement et dans les grandes villes où les banlieues regorgent de gosses, dans les campagnes trop pauvres, il y a de pauvres gens qui ont 7 ou 8 enfants et ne peuvent les nourrir à leur faim. Les ministres disent aux femmes: "Faites beaucoup d´enfants", mais aucun ne leur a donné les moyens pour les empêcher de mourir de faim ou les sauver de la tuberculose. Il y a en France des inconséquences formidables! C´est à vous révolter, ne crois-tu pas?

          Lundi après-midi

          Je continue la lettre que j´avais commencée samedi soir. Je suis à Cazals un petit village à une dizaine de kilomètres de St. Antonin, je suis assise sur un rocher, les pieds dans l´eau. Il fait très bon ainsi. Nous sommes sous un pont et pour le moment une grosse charrette y passe en faisant un bruit formidable, on se croirait sous un pont de chemin de fer. L´Aveyron n´est pas profonde en cet endroit et on traverse en ayant de l´eau seulement au genou. Aussi pour aller se baigner il faut aller un peu plus loin. C´est un joli coin ici. Il y a des remous de petites vagues couronnées de mousse blanche, des rochers sortant de l´eau avec des herbes longues et flexibles, comme des joncs. Sur les rives, de longs peupliers et tout autour des montagnes verdoyantes d´un côté avec de belles forêts de châtaigniers arides de l´autre avec seulement quelques ronces, des chardons et des genévriers épineux. Partout des rochers nus et blancs dont la cime se découpe nettement sur le ciel d´un bleu profond.  Près de moi mes petits neveux avec d´autres gosses, barbotent dans l´eau et s´amusent à faire des barrages pour attraper des poissons. Gare aux malheureux qui ont envie de se suicider, car les petits n´attrapent toujours que ceux-là. La pêche n´ayant pas été fructueuse, ils entreprennent maintenant un concours de ricochets. On s´amuse comme on peut n´est-ce pas, petit?

Nous ne sommes pas ici pour longtemps. Nous repartons ce soir. Heureusement, car le petit dancing de St. Antonin nous manquerait vite. Nous allons le retrouver demain, lui et nos cavaliers. Tu sais, tout de même tu me portes une accusation injuste car ce n´était pas par le dancing que j´étais distraite, lorsque je t´ écrivais la dernière fois. Je m´intéresse bien, mais pas au point de me troubler les idées, surtout lorsque je t´écris, car alors, je concentre assez mon attention qui toujours vole un peu au hasard sur toutes les choses. Tiens, encore à noter un trait de mon caractère, je t´aide, tu vois, dans ton étude psychologique.

Espèce de vilain garçon, c´est très laid de faire le "Don Juan". As-tu dénombré tes victimes?

Ecoute, mon petit ami, tu ne vas pas continuer à te rabaisser à mes yeux. Cela je ne le veux pas. Tu me dis que tu es un "fantôme inconnu et ennuyeux emprisonné dans un camp de concentration".

Tu me fais de la peine lorsque tu écris comme cela. Tu n´es pas un fantôme, tu es un homme et un vrai, tu comprends?  Et un homme que j´aime pas comme un amant, mais plus qu´un ami. Alors pourquoi te traiter d´ennuyeux? Tu sais que tu ne le seras jamais pour moi.  Je tiens trop à tes lettres attendues toujours avec plus d´impatience, pour être pour moi quelqu´un à qui on répond par bonté, pour ne pas rompre une habitude devenue depuis longtemps monotone.

Mon chéri, c´est toi qui me fais des reproches si amers que j´en ai mal au coeur. Tu vois que j´en ai un puisqu´il me fait mal. Je ne me suis pas rendu compte de ce que je t´écrivais, sans doute pour t´avoir blessé de la sorte. Je n´ai pas de coeur, dis-tu? Tu sais bien que si, et si un jour je t´ai dit des choses méchantes je ne l´ai pas fait exprès. Me pardonnes-tu maintenant?

J´aurai autant de patience que tu voudras. Je ne veux pas te donner trop de travail. Je te promets que je ne t´écrirai plus comme la dernière fois. Es-tu content, petit bonhomme chatouilleux autant que moi?

J´accepte avec enthousiasme de devenir ta collaboratrice. Mon rôle ne sera d´ailleurs pas très important, car tu ne fais pas beaucoup de fautes. Seulement quelques-unes qui pourraient passer inaperçues aux yeux de  ceux qui n´ont pas une grande habitude de livres et de la grammaire. Alors tu vois que ce n´est pas très grave. Je crois que les fautes que tu fais le plus sont des erreurs de consonance, mais c´est naturel tu n´entends pas assez parler français et c´est déjà bien beau de l´écrire comme tu fais dans les conditions où tu vis.

Ta pensée que tu m´as écrite, je ne voudrais pas que tu me l´appliques. Elle n´est pas très flatteuse. Je te dis toujours ce que je pense, tu le sais, et je crois que je sais aussi ce que je sens (peut-être pas toujours, mais presque).

Excuse les taches que tu trouveras sur ma lettre, c´est l´eau qui les a faites en rejaillissant.  Les meilleurs baisers de ta petite terrible.

Suzy.

 

Carta 18

St Antonin le 24 août 1939

Mon grand ami chéri.

Je viens de relire toutes tes lettres.  Cela m´a fait beaucoup de bien; et maintenant, je vais répondre à ta dernière que j´ai reçue hier à midi. Ici il n´y a que deux courriers, un le matin après onze heures et l´autre le soir entre 6h et 7h. Tu vois que nous n´en avons pas trop et les facteurs n´ont pas beaucoup de travail.  Mais, chacun fait ce qu´il peut, n´est-ce pas?

J´ai trouvé hier sur "La Dépêche" un petit article qui m´a beaucoup plu. Je te l´envoie, tu me diras ce que tu en penses.

Sais-tu à quoi je pense, maintenant? Je viens de faire un si joli rêve! Je rêvais que tu étais sorti du camp, que tu étais libre! J´étais venue te chercher pour te conduire chez moi, tu étais devenu un frère, un grand frère chéri, pour moi et maman était heureuse de nous voir, car nous nous entendions si bien. S´il pouvait un jour se réaliser, te dire combien je serai heureuse est impossible, cela est si grand que je ne puis l´écrire. Te voir heureux, tu ne sais pas tout ce que cela représente pour moi, car tu ne me le dis pas, mais je sais bien que tu souffres surtout moralement, et cela est plus affreux que la souffrance physique.  Je serais la plus heureuse des femmes, si toi, mon grand ami chéri, tu pouvais un jour être heureux par moi.

Tu comprends, maintenant je sais que je peux faire quelque chose pour toi, alors nous allons travailler ferme tous les deux, ton livre sera vite terminé. Il faut qu´il ait du succès tu le mérites tout, mon petit! Alors, chéri tu ne pleureras plus, tu seras libre nous serons ensemble, et la vie sera belle de nouveau pour toi.  Car tu veux bien, n´est-ce pas, lorsque tu seras libre, venir chez moi passer quelque temps, au moins. Ensuite si tu veux partir, tu le pourras mais je veux que nous vivions un peu ensemble. Je serais si heureuse de te sentir près de moi, réellement.

          Mais voilà il y a maintenant un (....) très sombre; très sombre. C´est la situation actuelle. Elle est on ne peut plus critique et si nous l´avons échappée l´an dernier, je ne sais si cette fois nous nous en tirerons aussi bien. Il paraît que tout est près, il n´y a plus qu´à faire jaillir l´étincelle pour allumer le grand incendie. Y a-t-il encore un peu d´espoir? Ayons confiance, c´est tout ce que nous pouvons faire maintenant. Autrement, que deviendrons-nous?  Ce qui m´a le plus étonnée, maintenant, de tout ce qui est arrivé, c´est le pacte de non-agression Hitler-Staline. Ça c´est le comble; tu te rends compte un peu. Le communisme s´unissant à la dictature pour lutter contre la démocratie et la liberté! Ah! il ne manquait plus que cela! On donne à la Russie bien des intentions différentes. S´unissent-ils pour faire en commun un nouveau partage de la Pologne (la pauvre, cela ferait la 4ème fois) ou bien Moscou veut-il par là limiter les conquêtes de Berlin? Car il y a un article du traité (le 3ème paraît-il), qui permet à l´un des signataires de passer outre le pacte si l´autre attaque un tiers; mais voilà quel est ce tiers? Et la Russie rompra-t-elle ou non avec le Front de la Paix? Voilà beaucoup de points noirs dans notre horizon.

Et en plus de tout cela, le temps ne se met pas en état de fête.  Depuis hier il pleut à torrents toute la journée.  Et tout à  l´heure, avant le dîner, nous étions si fatiguées de rester dedans à ruminer des idées noires, qu´avec Arlette nous avons mis nos imperméables et nous sommes allées faire une promenade sous la pluie. Cela nous a un peu changé les idées, et de nouveau, partout en ville, on entend parler de mobilisation et tout ce qui suit. Je puis t´assurer que ce n´est pas gai. Oui, mais dans tout cela, qu´allez-vous devenir, vous, dans les camps? Je me le demande anxieusement, tu sais.

Oh! cette pluie, elle ne finira donc pas de tomber? Toujours ce même bruit monotone dans la rue.  Il y a des jours où je trouve cela agréable, merveilleux, tu te souviens: "Il pleut, c´est merveilleux, je t´aime?"

Mais aujourd´hui tout concourt pour me faire trouver ce temps insupportable.

Non, ta lettre ne portait aucune marque faisant soupçonner qu´on puisse l´avoir ouverte.

Je suis heureux, Manolo, lorsque tu me dis "je ne pourrai t´oublier jamais".  Moi non plus je ne t´oublierai pas, toujours je me souviendrai de l´admirable et courageux petit ami que la bonne fortune m´a fait connaître.

Ecoute, mon petit, si les choses s´arrangent, je vais me renseigner plus sûrement sur l´enseignement libre dans les environs. Peut-être qu´à Toulouse, Montauban ou autre, il y a des institutions privées; et si par hasard dans une école on demande un répétiteur espagnol? Je te le dirais tout de suite. Le tout c´est que tu sortes de ce camp. Ah! si j´étais plus âgée, un an de plus, j´aurais ma maison, je pourrais faire ce que je voudrais, et je t´assure que tu n´y serais plus depuis longtemps au camp! Veux-tu me dire quelles démarches il te faudrait pour demander ton transfert au refuge de Montolie.

Mais toujours, ne te décourage pas. Si nous ne pouvons rien obtenir, il faut que tu finisses ton livre et il faut que tu aies confiance en toi, c´est une grosse chance de succès.  Allons, du courage, de la confiance et nous vaincrons!!!

J´ai confiance en toi, chéri, et si tu penses arriver à sortir du camp, je serai si heureuse de te voir sourire! J´ai compris parfaitement ce que tu attends de moi dans la correction de ton français. Je te promets, parole d´honneur, que je ferai tout ce que je pourrai, et dans le sens que tu veux.

Je ne sais pas où a cours cette opinion sur les réfugiés espagnols (malfaiteurs et fainéants) mais il ne faudrait pas qu´on vienne m´en parler en ces termes, car je t´assure qu´on serait bien mal reçu; ça, oui!!!

J´attends les premières corrections. Surtout n´aies pas peur de me donner du travail, ce ne sera pas du travail pour moi, puisque c´est pour sauver quelqu´un que j´aime. Car je t´aime pas de la même façon, mais plus peut-être que si tu étais mon amant.

Adieux mon grand ami chéri, du courage et bientôt nous triompherons. Pourvu que tout aille bien!

Je te quitte en t´embrassant en nombre illimitée (c´est beaucoup!), ta petite amie dévouée qui pense toujours à toi.

Suzy


Carta 19

Gaillac le 6 septembre 1939

Mon cher petit Manolo,

Nous avons dû quitter Saint Antonin plus tôt que nous l´avions prévu, c´est pour cela qu´avec cinq jours de retard, j´ai reçu ta lettre ici, hier soir.

Les évènements se sont précipités depuis que tu as écrit cette lettre que j´attendais avec impatience depuis quelques jours. Et nous voici maintenant en présence de la solution (y en avait-il une autre?) à la crise.  Je crois qu´il n´y avait pas d´autre issue car, comme tu me le dis, si nous n´abattons pas le fascisme, c´est lui qui nous abattra. Enfin, ayons confiance, car nous vaincrons.

          En attendant, grand frère chéri, il faut travailler, et toi il faut guérir bien vite pour pouvoir reprendre ton travail.  Il me tarde que tu m´envoies les premières pages. Car, même moins vite que tu le voudrais, il faut continuer ton bel ouvrage, dans n´importe quelles circonstances n´est-ce pas, chéri?

Mon petit, depuis hier, je suis inquiète au sujet de ton état de santé, j´espère que lorsque tu recevras cette lettre, tu seras tout à fait remis et que tu vas pouvoir reprendre ton travail habituel.

Je demande au psychologue que tu es, de m´aider à voir au fond de moi-même.  Il me semble qu´il me manque quelque chose, ce quelque chose était peut-être quelqu´un, oui, c´est plutôt cela, car je suis toujours seule surtout moralement. Il me faudrait quelqu´un à qui je puisse toujours dire tout ce qui me passe par la tête (et je t´assure qu´il y en passe des choses!) Avoir un être près de moi qui ait le mène coeur, la même âme que moi, un confident intime, voilà ce qui me manque.  Je sais ce que tu vas me dire.  Tu me répondras: - “mais je suis pour toi tout cela", je le sais, chéri, et j´en suis heureuse; mais tu n´es pas là, et lorsque je t´écris j´ai déjà oublié tout ce que je pensais.  Tandis que si tu étais ici et qu´à chaque moment je puisse te dire - "Manolo, sais-tu à quoi je pense?" Alors nous causerions longtemps; nous serions très heureux parce que nous nous entendrions très bien.  Comme frère et soeur qui s´aiment beaucoup, nous nous consolerions mutuellement lorsque l´un de nous aurait du chagrin et bien vite nous recommencerions à rire, à être gais, à être heureux.

Ecoute, Manolo chéri, je vais te demander quelque chose qui me tient beaucoup à coeur. Su tu pars pour combattre, je voudrais d´abord que tu m´écrives le plus souvent possible, et puis lorsque tu auras une permission, je te demande de venir la passer ici, avec moi. Ainsi nous nous connaîtrions tout à fait et nous passerions d´heureux moments ensemble.

Je t´ envoie aujourd´hui seulement la photo (dont je t´ai sans doute parlé) que nous avons prise au cours de l´escalade d´une montagne près de St. Antonin, celle-ci est prise tout à fait au bout.  J´espère que tu recevras cette lettre, alors je t´enverrai d´autres que nous avons prises à Cazals, le jour où je t´écrivais du bord de l´eau, une bien longue lettre, t´en souviens-tu?

Permets-moi maintenant de mettre des lunettes et de prendre un air sévère pour me changer en professeur.  Je voudrais corriger une faute de français que tu as faite dans ta lettre. Voici: Dans les phrases exclamatives, il ne faut pas employer comment mais comme. Par exemple, on ne dit pas: comment tu es gentille! ou comment il fait beau! mais comme tu es gentille!, comme il fait beau!  Compris, chéri?

Et maintenant je vais terminer ma lettre en te disant une fois encore de guérir bien vite et de m´écrire une longue, longue lettre comme tu me l´as promis.

Ta petite soeur t´embrasse bien affectueusement.

Suzy


Carta 20

Gaillac le 20 septembre 1939

Mon petit ami chéri

Tu m´accuses de ne pas t´avoir écrit mais c´est que je n´ai reçu de toi depuis que je suis ici que deux lettres: celle à laquelle je réponds que tu as écrite le huit de ce mois et une autre environ vers le premier septembre que tu avais envoyée à St. Antonin et qu´on m´a renvoyée ici.  J´ai aussi répondu à cette lettre le lendemain de sa réception.  Et je n´ai pas reçu autre chose de toi. Tu vois, ma conscience est tranquille car je ne te dois aucune lettre n´en ayant pas reçu d´autres de toi.

Je ne sais pas pourquoi tu n´as pas reçu ma dernière lettre, je l´ai pourtant envoyée d´ici et habituellement tu avais tout reçu.  Peut-être recevras-tu bientôt cette épître qui s´est égarée, sinon tant pis.

Je t´assure qu´ici tout est calme et même triste; nous n´avons aucune distraction alors je prends le parti de rester à la maison. Je lis, je couds ou tricote et lorsque le temps le permet je vais faire une promenade à bicyclette avec Arlette.  Mon beau-frère (le père d´Arlette) est mobilisé à Albi et demain s´il fait beau temps nous irons le voir et en même temps faire quelques achats pour l´hiver.  J´ai aussi un autre beau-frère qui est mobilisé mais il n´a que 26 ans, et est sur la ligne de feu. Ce sont les deux seuls membres de ma famille qui soient mobilisés. C´est toujours trop. Je t´assure que si personne jamais n´avait eu plus d´instinct belliqueux que moi, on ne se battrait pas.  Dire qu´on prêche la fraternité! Ah! elle est belle pour le moment.

Lundi dernier je suis allée à Albi avec une camarade de l´Ecole pour voir ce que nous devions faire à la rentrée. Nous avons vu Madame la Directrice qui nous a renseignées.  Nous rentrons le premier octobre comme d´habitude car l´Ecole Normale est le seul internat qui subsiste dans la ville. On n´as pas encore besoin de nous comme institutrice et nous ferons peut-être complètement notre troisième année.  Et puis bien ou mal, en Juillet prochain, je serai libre.  Il me tarde beaucoup, tu sais, car je vais pouvoir, autant que mon travail me le permettra, vivre comme je le voudrai.

J´espère, mon chéri, que tu es maintenant tout à fait remis de ton indisposition qui n´est plus qu´un mauvais souvenir.

Je comprends votre espoir de libérer votre pays, car votre situation est très cruelle et je souhaite de tout mon coeur que votre audacieux projet se réalise.

Depuis ce deuxième coup de théâtre russe, je crois que le sort de la Pologne est de plus en plus compromise, la situation devient toujours plus critique. Je me demande ce que va devenir ce pauvre peuple si courageux.  Tu me dis: "La guerre c´est une loterie".  Tu as raison et comme toi j´espère gagner et gagner le gros lot. Mon grand frère chéri, j´espère que tu recevras cette lettre et que tu pourras y répondre bientôt.

Dans dix jours c´est la rentrée et je vais de nouveau consacrer bien des heures d´étude à t´écrire. C´était mon plus grand bonheur. Il me semblait au moment des vacances que j´allais avoir davantage de temps, mais je me suis aperçue que cela n´est pas. Il y a toujours quelque chose à faire à la maison.

Adieu mon grand chéri, je ne t´oublie pas une minute, et t´embrasse bien affectueusement.

Suzy.


Carta 21

Gaillac le 23 septembre 1939

 

Mon très cher petit, j´ai reçu ta lettre, datée du 16, hier soir.  J´espère que la mienne, que j´écrivis il y a quelques jours te parviendra bientôt ainsi que celle-ci. Comment te remercier pour ta longue missive?  Il y a si longtemps que tu ne m´avais écrit comme cela et j´aimais tant recevoir à l´école tes longues lettres affectueuses!  C´était pour moi dans la vie monotone de la pension, comme un rayon de soleil qui pénétrait dans ma petite chambre.  Je lisais, je relisais sans jamais me lasser tes paroles si chères.

Et puis je passais beaucoup de temps à t´écrire, je délaissais les mathématiques, je faisais des vers pendant les cours de géométrie, j´employais tout mon temps d´étude à penser à toi ou à écrire de longues lettres car je savais que cela te ferait plaisir. Te souviens-tu du jour où je t´écrivis trois lettres en deux jours?  Ma petite amie Margot me disait: "Suzy, tu ne veux pas nous le dire, mais on voit bien que tu l´aimes, ton Manuel."  Je ne lui ai jamais répondu. J´ai toujours gardé pour moi seule toutes mes pensées, tous mes sentiments et puis je te racontais tout ce qui se passait par la tête.  J´étais un peu folle, n´est-ce pas, chéri? Mais c´était de ta faute. Et j´avoue en baissant humblement la tête que je ne crois pas avoir changé.

Je t´envoie une poésie qui me plaît beaucoup.  Je l´ai trouvée sur un petit magazine.  Je l´aime parce qu´elle me fait penser à Isabel, la petite espagnole que nous avions avec nous à l´Ecole. Je t´en ai parlé; n´est-ce pas? Isabel est maintenant à Graulhet à 18 km, d´ici.  Je suis allée la voir avant de partir à St. Antonin et j´irai la semaine prochaine car elle ne revient pas avec nous cette année. Lorsqu´elle s´habillait pour les bals que nous donnions à l´école, elle n´oubliait jamais d´attacher dans ses cheveux blonds deux ou trois oeillets rouges, sombres, très beaux.  C´est pour cela que les oeillets me font penser à ma gentille petite amie Espagnole.

Je t´envoie les photos que tu me demandes.  Sur l´une nous avons grimpé au bout d´une meule de pailles, ma petite nièce et moi; et sur l´autre Arlette m´a prise sans m´avertir alors que je voulais traverser le courant pour aller chercher des fleurs sur l´autre rive. Nous en avons prises deux autres où je suis seule, malheureusement, je n´en ai que les pellicules et je te les enverrai quand je les ferai refaire. Et toi, mon petit, n´as-tu pas la moindre petite photo d´identité? Tu me la prêterais, je la ferais faire en plus grand et je te renverrais la tienne si tu en as besoin. Veux-tu, chéri?  Je serais si heureuse!

Je voudrais pouvoir t´écrire plus longtemps, mais je ne le peux pas, car maman me réclame depuis un moment, alors je termine ici en me permettant de t´écrire davantage quand je serai à l´école, la semaine prochaine... Déjà!

Au revoir, ami chéri, reçois avec toutes mes pensées, les baisers de ta petite fille.

Suzy.

 

Carta 22

Albi le 3 octobre 1939

 

Mon grand ami chéri: J´ai reçu hier ton portrait accompagné de la petite poésie que tu as écrite en français. Cette lettre que je commence ce soir avec mon livre de géométrie ouvert à côté, tu ne la recevras sans doute qu´à la fin de la semaine car je n´ai pas de timbres et je dois attendre la sortie de jeudi pour en acheter et pouvoir lancer ma lettre.  Aussi ne t´étonne pas du retard que cette épître pourra avoir.

Tu ne sauras combien cela m´a rendu heureuse de te connaître.  Il y a longtemps que je désirais cette minute.  Et puis, merci, cher petit ami d´avoir pensé à me faire cette surprise pour mon premier jour de classe. Tu dois savoir comme les rentrées sont pénibles après les beaux mois de liberté.  J´avais un cafard fou dimanche soir quand je me suis retrouvée dans une cabine à laquelle je n´étais pas habituée.  Pourtant j´aimais bien ma petite chambre de l´an dernier. Mais ce n´est plus la même et la force de l´habitude m´y a fait revenir.  Instinctivement après le grand escalier je me suis dirigée vers le dortoir de 2ème année et lorsque je suis arrivée à mon ancienne cabine, j´ai été toute étonnée d´y trouver quelqu´un d´autre. Et je suis revenue à mon nouveau logis désorientée. J´étais malheureuse, si tu savais, dimanche soir et puis j´avais déjà perdu l´habitude d´ici.

Les vacances ont un désastreux effet sur les rentrées! Il y a de plus toutes les nouvelles de première année, têtes étrangères, avec qui on essaye de parler mais qui ne nous répondent même pas. Et puis il y a l´atmosphère tendue du moment.  Madame a essayé par quelques paroles qui allaient au coeur, de remonter notre moral défaillant; mais cela ne fait rien; on sent que ça ne va pas, que ce n´est pas comme toujours. En plus il y a les mathématiques à repasser lundi prochain.  Pense à moi ce jour-là, ami chéri j´en aurai bien besoin, car je ne sais rien, mais rien du tout alors, encore bien moins qu´en Juillet, et tu sais ma note d´alors. Je n´ose penser en quel chiffre elle va se transformer!

Et puis ça m´est égal.  Qu´est-ce que des maths dans la vie?  Si peu de choses! Non! alors qu´il y a en a d´autres qui méritent un intérêt bien plus grand! Et voilà qu´au milieu de toutes ces idées plus ou moins sombres, j´ai reçu ton portrait. Je voudrais connaître pour le féliciter, l´artiste qui l´a exécuté.  Chaque fois que je le regarde (et c´est bien souvent) il me semble que tu vas bouger, que tu vas parler, tellement il y a de vie dans l´expression qu´a si bien su saisir l´artiste.

Dis-lui chéri, qu´il est un peu la cause de mon bonheur, que grâce à lui qui m´a fait te connaître, l´affreux cafard qui me tenait s´est presque envolé entièrement.  Il ne reste plus maintenant qu´un peu de mélancolie, de regret. Je sens avec encore plus de plaisir que la géométrie c´est ma muse. De temps en temps, je jette un coup d´oeil sur un théorème et, de plus belle, je reprends ma lettre. Thalès et Pythagore me tendent les bras, mais ils sont si revêches que je m´en détourne avec une moue de dédain. Oh! combien je préférerais les tiens.  Je crois que si tu étais professeur de géométrie et même (ô malheur) d´arithmétique - science à jamais incompréhensible pour moi - je ferais des maths sans bouger, sans me révolter.  Mais je préfère que tu me parles de Goya que d´Erathostène malgré toute la beauté des lignes géométriques, je préfère les "majas" aux cônes et polygones.

Hier soir une camarade de troisième nous a raconté au dortoir la vie d´un camp de concentration. J´ai écouté pendant un moment le récit du sort des pauvres réfugiés. Mais à un moment, j´ai été obligée de partir, je me suis enfermée dans ma cabine et je me suis mise à pleurer en pensant que peut-être tu souffres comme eux. Oh! que je serais heureuse si je pouvais faire quelque chose pour toi! L´idée de mon impuissance m´est si pénible! Je voudrais tout un jour te voir libre! Il me semble que le plus beau jour de ma vie sera celui de ta liberté!

Ce soir, je termine ma lettre ici.  Mais avant de te l´envoyer, j´écrirai peut-être autre chose puisque j´ai deux jours.

Ami chéri, le chaud baiser que tu réclames, je te le donne de tout coeur.

Puisse-t-il te guérir.

Adieu, ami, à bientôt.

          Suzy.

Aimes-tu ces quelques pensées?

 

Le visage de ceux qu´on n´aime pas encore

Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves

Et va s´illuminant sur de pâles décors

Dans un argentement de lune qui se lève.

Anna de Noailles

 

***

 

Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas.

 

****

 

Adieu est un souvenir qui charme

Adieu se lit dans une larme

Adieu fait souvent bien souffrir

Adieu fait quelquefois mourir

 

Lamartine

 

***

 

Le souvenir est peu de choses

Mais il reste quand tout est fini

Et quand se fanent les roses

Le souvenir s´épanouit.

 

Amis, ne touchez pas aux souffrances cachées

Respectez les douleurs dont on ne parle pas

 

          Mercredi matin.

Bonjour, grand´ami!  Comment allez-vous? Mieux, n´est-ce pas.  Moi, je vais bien et aujourd´hui, je vais vous parler de la poésie que vous avez jointe au portrait.

J´écris. Je lève les yeux de temps en temps sur ton visage. Il est là devant moi.  Depuis que tu es près de moi, tu me regardes. J´ai toujours l´impression que je vais voir s´animer ce dessin. Quand je regarde tes yeux, il me semble que je vais y voir mon visage.  Oh! je te connais maintenant. Je te connaissais avant de savoir tes traits. Merci, chéri, d´avoir écrit pour moi cette poésie.  Je l´aime beaucoup.  Mais je serai encore plus heureuse lorsque tu m´écriras "Je ne suis plus triste et malade".

Mercredi soir, dans ma cabine avant de me coucher. J´ajoute un mot, ce soir, à ma lettre.  J´ai beaucoup pensé à toi ce soir.  C´est que j´ai fait 3 h 1/2 de maths. Record à jamais imbattable... par moi.  Je trouve que j´ai fait un effort désespéré.  Malheureusement si mon corps reste devant la famille, mon esprit en est souvent bien loin. Oui, si mon corps était ici, moi je franchissais les espaces et... les lignes de fils barbelés; je suis venue frapper à la porte de ta "barraca".  Tu m´as répondu et nous avons entamé une longue conversation.

Voilà à quoi je pensais pendant que le trinôme dormait sous ma main. Tu ne me gronderas pas, n´est-ce pas, mon ami?

Maintenant je vais te dire "Bonne nuit".  Il est l´heure d´aller me coucher. 

Au revoir, ami, je vous embrasse avant de vous quitter, votre petite amie.

Suzy.

 

Carta 22

Albi le 5 octobre 39

Grand ami chéri.

Comme je te l´ai dit à midi lorsque j´ai reçu ta lettre, je consacre cette dernière heure d´étude à t´écrire. Depuis quelques jours déjà j´attendais ta réponse. Comme avant les vacances, mes compagnes de table au réfectoire ont échangé des sourires complices en me regardant lire ta longue lettre. Et j´entendais des réflexions qu´elles faisaient entre elles ou qui s´adressaient à moi: "Et bien!, il en a toujours à lui raconter", "Suzy, il t´aime toujours?" etc... Comme je n´ai pas contenté leur curiosité, elles se sont remises à manger sans rien plus me dire.

Et j´ai continué ta lettre tranquillement. Tout s´efface lorsque je lis les paroles affectueuses que tu m´écris.  Il me semble que je suis seule avec toi et que tu me parles. Oh! je sais bien que ce sont des illusions, de belles illusions, mais cela me rend heureuse et c´est tout ce qu´il me faut.

Je me demande parfois si ma vie passera avec des illusions. Que veux-tu? La réalité est si décevante parfois. Il y a tant de trahisons de toutes sortes!, et quel exemple en ce moment! Cela a bouleversé toutes mes idées, mes croyances, mes doctrines.  D´ailleurs je t´ai déjà dit ce que je pensais des alliances actuelles, je ne recommence pas. Mais tout de même je ne m´en suis pas encore remise.

Je suis à l´infirmerie. Ce n´est rien. Une indisposition passagère. Je n´ai qu´un livre, alors sur une de ses feuilles blanches je vais continuer la lettre que j´ai commencée pour toi hier soir.  Je voudrais encore te parler de la délicate attention que tu as eue de m´envoyer ton portrait; ton unique portrait; mais j´ai peur que des mots ne puissent exprimer toute la gratitude que mon coeur ressent pour toi. Merci donc, ami chéri, merci infiniment de t´être séparé de cette richesse (car c´en est une) pour me faire plaisir. Quel grand coeur tu as, chéri! Jamais je ne pourrai assez te remercier de ce geste si délicat et si généreux.

Je viens de lire que Flaubert écrivait à sa maîtresse: "Je voudrais ne t´avoir jamais connue", en lui expliquant que c´était là la plus grande marque de tendresse qu´il puisse lui donner. J´avoue ne pas le comprendre. A moins qu´elle vous fasse souffrir; je ne vois pas pourquoi on peut souhaiter de n´avoir jamais connue une femme. Et Flaubert avait l´air d´être parfaitement heureux. C´est pour cela que moi je préférerais écrire "je voudrais t´avoir toujours connu".  Oui, ami, cela est vrai, je voudrais avoir toujours connu ton âme, cette âme si belle que j´aime.  C´est vrai, tu sais que tu es comme un grand frère pour moi; plus qu´un frère même car il me semble que je ne t´aime pas tout à fait comme cela. C´est une amitié très tendre qui règne entre nous, une amitié toute proche de l´amour. Chéri, je vais t´avouer quelque chose que je ne t´ai pas dit encore: J´ai peur de t´aimer. Nous serions peut-être très heureux maintenant. Attendons... La vie nous réserve peut-être des surprises.  Oh! oui, il est beau le tableau que tu me décris au sujet de la photo de Manou et moi.  Quel beau mirage! Mais si lointain encore que j´ai peur de ne pas l´atteindre.

Je crois que l´évidence même, va me faire croire à la transmission de pensée. J´en ai encore un exemple frappant à te montrer. Je voulais sur cette lettre même te demander quelque chose à quoi je pense depuis quelque temps. Je voulais te dire: "Puisque maintenant tu ne peux continuer la Symphonie Pathétique; veux-tu écrire, pour nous deux, l´histoire de notre amitié?".  Et voilà qu´en même temps tu commences ton journal sentimental ([1]), juste ce à quoi je pensais. Qu´en dis-tu? N´est-ce pas étrange aussi?

Cependant, je ne voudrais pas te donner un travail supplémentaire. Je te demande de m´envoyer ce journal ([2]), mais si tu n´as pas le temps, transcris-le en Espagnol, moi je pourrai toujours le traduire et toi, cela te donnera un peu plus de loisirs pour y travailler.

Chéri, ton portrait me plaît, il ne m´a pas déçue comme tu le crois. Et même si tu n´étais pas un Adonis, crois-tu que cela changerait quelque chose à mes sentiments pour toi?  Je n´en suis pas à ces considérations sur les comparaisons de beauté physique. Il y a tellement d´hommes beaux qui n´ont point de coeur, qui sont sots, fats et orgueilleux! Et cela j´exècre.

Je te promets de ne pas t´écrire quand j´aurai beaucoup de travail mais lorsque je n´en aurai pas trop, je pourrai bien, n´est-ce pas, jouer un bon tour à la surveillante et t´écrire pendant l´étude sans qu´elle s´en doute.

          C´est délicieux de tromper cet être insupportable!

Je voudrais t´écrire encore pendant longtemps mais je viens de me faire rappeler à l´ordre par les autres qui repassent les maths avec moi, alors je termine, en réservant pour la semaine prochaine le plaisir de te parler de ton journal.

A bientôt ta réponse, ami chéri lundi soir je serai libérée des maths. Quel bonheur! Je pourrai faire ce que je voudrai.

Je te quitte en t´embrassant affectueusement.

Ta petite amie

          Suzy.

 

(22)

Aimes-tu ces quelques pensées?

 

Le visage de ceux qu´on n´aime pas encore

Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves

Et va s´illuminant sur de pâles décors

Dans un argentement de lune qui se lève.

 

Anna de Noailles

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Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas.

---------------

Adieu est un souvenir qui charme

Adieu se lit dans une larme

Adieu fait souvent bien souffrir


Adieu fait quelquefois mourir

---------------

Le souvenir est peu de choses

Mais il reste quand tout est fini

Et quand se fanent les roses

Le souvenir s´épanouit.

---------------

Amis, ne touchez pas aux souffrances cachées

Respectez les douleurs dont on ne parle pas

Et ne foulez aux pieds que les feuilles jonchées

Qui se rencontrent sous vos pas.

---------------

Il faut avoir souffert pour être bon; mais il

faut peut-être que l´on ait fait souffrir

pour devenir meilleur.

Maeterlinck

---------------

Voici quelques poésies qui me plaisent

tu me diras ce que tu en penses.

 

Soir

 

J´ai laissé ma main dans les tiennes

mon ami, ami silencieusement chéri

Sans que tu la retiennes

Car tu n´as pas compris

 

Je suis restée penchée contre toi

Et mon coeur battait à la volée

Sans mes doigts

Mais tu as pris le bras d´une autre

Et tu me souriais en me disant adieu

 

Tristan Kluigson

---------------

 

L´infidèle

 

Et s´il revenait un jour

Que faut-il lui dire?

Dites-lui qu´on l´attendait

Jusqu´à s´en mourir.


Et s´il demande où vous êtes

Que faut-il répondre?

- Donnez-lui mon anneau d´or

Sans lui répondre.

.....................................

Et s´il veut savoir pourquoi

La salle est déserte

Montrez-lui la lampe éteinte

Et la porte ouverte...

 

Et s´il m´interroge alors

Sur la dernière heure?

- Dites-lui que j´ai souri

De peur qu´il ne pleure.

 

Maurice Wacterlinck

---------------

 

Abat-jour

 

Tu me demandes pourquoi je reste sans rien dire

C´est que voici le grand moment

L´heure des yeux et du sourire.

Le jour est gris.  Ce soir je t´aime infiniment

Serre-moi contre toi, j´ai besoin de caresses.

Si tu savais tout ce qui monte en moi ce soir

D´ambition, d´orgueil, de désir, de tendresse

Et de bonté! Mais non, tu ne peux pas savoir!

Baisse un peu l´abat-jour, vois-tu nous serons mieux

C´est dans l´ombre que les coeurs causent.

Et l´on voit beaucoup mieux les yeux

Quand on voit un peu moins les choses.

Ce soir je t´aime trop pour te parler d´amour.

Serre-moi contre ta poitrine.

Je voudrais que ce soit mon tour

D´être celui que l´on câline.

Baisse encor un peu l´abat-jour.

Là. Ne parlons plus. Soyons sages.

Et ne bougeons plus, c´est si bon

Tes mains tièdes sur mon visage.

 

Paul Géraldy

 

Dis, Manolo, n´éprouves-tu pas parfois le soir ce besoin de quelqu´un qui caressait ton visage, de quelqu´un que tu aimerais? Souvent je pense à cela et ce soir je te le dis, je ne sais pourquoi, mais tu comprendras que j´aie besoin de te dire parce que... Non! je suis folle. Je ne dois pas te dire pourquoi.


Carta 23

Albi le 17 octobre 1939

Mon grand ami,

J´ai été très heureuse, mon ami, de recevoir ta lettre tout à l´heure; à l´heure du dîner le courrier m´apporte cette missive que j´attendais depuis quelques jours déjà. Mais tu as eu beaucoup de travail, je le sais. Et je ne pourrai jamais te remercier assez de faire pour moi tout ce que tu t´imposes. Merci pour le joli "journal sentimental" que tu as eu la patience de traduire ([3]). J´aurais pu le faire moi-même, tu sais, Manolo; cela t´aurais donné plus de temps pour écrire en espagnol. Tu dois connaître ma science en ta langue pour m´épargner le souci de traduire!  Et oui, je ne sais pas beaucoup d´Espagnol, et en plus de cela cette année nous n´en faisons plus. On a jugé que celles qui faisons de l´Anglais pour l´examen avions ainsi assez de travail. Déjà que je n´aime pas du tout cette langue, ne plus faire d´Espagnol que j´aime tant m´a fait beaucoup de peine. Tellement que samedi soir au lit, après cette nouvelle, je n´ai pu me retenir de pleurer. Enfin, tant pis; mais je travaillerai seule. Je ne veux pas oublier ce que je sais et je veux apprendre beaucoup d´autres choses.

Prépare-toi à une surprise. C´en a été aussi une pour moi, lorsqu´on nous a donné le résultat de mathématiques, attention! J´ai 13. Plus du double de ma dernière note. N´est-ce pas magnifique? J´en ai été éblouie. C´est vrai que l´examen m´avantageait. Nous n´avons pas eu d´arithmétique. Je vais te dire ce que nous avions. Question de cours d´algèbre sur les progressions arithmétiques et géométriques: somme des termes, progression géométrique illimitée, et une application numérique où je me suis trompée dans un calcul sur logarithmes. En géométrie, le fameux problème du cube auquel on enlève une petite pyramide à chaque sommet. Il fallait calculer le volume et la surface du polyèdre et trouver 4 plans qui le coupent suivant des hexagones réguliers. Tu dois connaître ce problème il est donné un peu partout.  Je l´ai fait jusque là où il me fallait prouver que les hexagones étaient réguliers. Voilà toute ma science. Avec cela tu peux juger de mon savoir en maths.

Maintenant, finis les théorèmes pour toute cette année. Nous n´avons plus que de la littérature et de la philosophie à travailler. Ce sera plus intéressant. Nous avons déjà fait un devoir de français: "Phèdre n´est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente". Connais-tu la Phèdre de Racine! Je la trouve très belle et je me demande si j´arriverai à la comprendre tout à fait. Il y a tellement de subtilité dans son caractère et dans ses paroles! Ensuite quand je serai délivrée de ce souci qu´est le B. S. (Brevet Supérieur) français à la fin de l´année, je pourrai à ma guise faire des maths ou de la littérature comme tu as fait toi-même.

Écoute, je vais te dire le rêve que j´ai fait... éveillée.  Oui chéri, je crois que tu seras toujours pour moi un ami, le plus précieux des confidents et des conseillers. Oui, Manolo, je t´aime plus que si tu étais mon amant, mais pas de la même façon. Tu comprends, n´est-ce pas? Je t´aime comme l´ami le plus cher que je connaisse comme mon frère, non plus que mon frère car si j´en avais un je n´oserais pas lui parler. Tu es l´Ami que je ne voudrais jamais perdre, celui dont je ne peux me passer. Je t´ ai sans doute dit des choses bien folles, parfois, mais il ne faut pas t´y attacher. Je sais que je n´ai pas le droit de te faire de belles promesses que peut-être je ne pourrai jamais tenir. Alors, mon grand ami, si jamais un mot un peu trop tendre échappait à ma plume, je te demande de ne pas y prêter trop d´attention. Comprends, chéri, je veux que tu sois heureux, ce n´est pas avec des désillusions qu´on y arrive. Mieux vaut une surprise magnifique à la fin. N´est-ce pas que tu penses comme moi?

Vois si je suis devenue raisonnable. Maintenant c´est moi qui vais te faire la morale. C´est vrai que je ne suis plus tout à fait la petite fille insouciante que tu as connue à mes premières lettres. J´ai beaucoup vu souffrir autour de moi depuis, et cela a dû avoir une influence sur mon caractère. Pourtant, n´aies pas peur, je sais encore rire et chanter, cela je ne puis pas, malgré tout, m´en passer. Mais il m´arrive plus souvent qu´avant de réfléchir, de méditer longuement, n´importe quand, mais surtout le soir, dans le grand dortoir sombre et calme, avant de m´endormir. Je pense alors à tous ceux que j´aime, à tous ceux qui sont partis ou qui vont partir.  Je pense aux séparations cruelles, parfois aussi j´imagine la joie du retour. Je pense beaucoup à toi aussi. N´est-ce pas naturel?

Je t´ai déjà dit que ton journal me plaisait beaucoup. C´est une jolie étude psychologique qui s´annonce et je souhaite qu´elle ait tout le succès qu´elle mérite. En as-tu conservé la traduction française que tu m´envoies ([4]). Si tu veux, je vais la transcrire en Français plus élégant ([5]) et je te la renverrai. Tu la conserveras. Cela pourra toujours te servir un jour ou l´autre. Je peux bien faire pour toi ce petit travail. Tu en fais tellement pour moi! Malgré tout je vais te demander autre chose. Veux-tu me confectionner une petite couverture pour le "journal" avec une dédicace, comme celle que tu m´avais faite pour les essais. Je pense tout à coup (te l´ai-je déjà dit?) que l´analyse psychologique que tu te proposais de faire sur moi, va te servir pour le journal. J´ai hâte d´en recevoir la suite. Quant à moi je vais me mettre au travail et t´envoyer la correction française le plus vite possible.

Je suis heureuse que malgré tout ton travail tu aies pensé à "notre roman".  Ah! je le voudrais bien plus beau qu´il n´est! Si tu savais comme les autres m´envient d´avoir un ami comme toi. Elles ont des correspondants plus ou moins intéressants qu´elles estiment plus ou moins. Et souvent quelques-unes me disent: "Tu as de la chance, toi, d´avoir un ami comme Manuel! Il est tellement chic! Je comprends qu´on puisse s´y attacher." Tu vois comment on te juge ici. N´en es-tu pas fier?

Par la vue que tu m´envoies je juge Madrid comme étant une ville magnifique, que je voudrais bien connaître. Sera-ce possible un jour? Les vers de (...) me plaisent beaucoup. J´avoue que je ne les connaissais pas. Mais j´aime aussi et encore plus le vers que tu as ajouté.

Tu peux m´envoyer tout ce que tu voudras en fait de livres et papiers je te les garderai précieusement. Je te transcrirai aussi tous les passages de tes lettres que tu voudras.

Ce soir je m´arrête de t´écrire car l´acide sulfurique me tend des bras suppliants, mais combien dépourvus de charme. Alors je te quitte en t´embrassant très affectueusement.

Ta petite amie. Suzy.


Carta 24

Albi le 27 octobre 1939

          Mon grand Manolo chéri.

Je suis folle, mon ami, tellement que je n´ose plus rien te dire. Pourras-tu jamais me pardonner toutes ces méchantes choses que je t´ai écrites? Je me demande ce qui m´a passé par la tête le soir où je la faisais. Pourtant il ne se passait ce soir-là rien d´extraordinaire. Je ne m´explique pas à quoi j´ai pensé.  Non vraiment, et pourtant ce n´est pas mon habitude de me laisser aller ainsi.  Pardon, chéri! Je suis si malheureuse de savoir que je t´ai rendu malheureux! Je t´en prie, sèche mes larmes! Si tu savais comme j´ai pleuré depuis que je me sais coupable de t´avoir fait de la peine. Mon petit, pourras-tu encore me prendre dans tes bras, sans reproches pour essayer de me consoler? Pourras-tu oublier un peu (je ne demande qu´un peu) tout ce que je t´ai dit? Je voudrais ne jamais l´avoir écrit. Je voudrais que tu m´écrives encore comme avant, avec toutes tes douces paroles, toute ta sincérité, sans les réticences que je vois sur cette dernière lettre que j´ai reçue. Je t´en prie, mon petit Manolo, oublie un peu tout cela. Tu sais, je suis toujours ta petite amie d´avant, je n´ai pas changé.

Aujourd´hui à midi j´ai reçu le "journal" accompagné du petit mot. Je t´en remercie d´autant plus que tu ne l´aimes plus autant qu´avant, ta méchante petite Suzy. Je ne pourrai jamais te reprocher ce que tu appelles une "interprétation" de mes sentiments d´alors. Mon petit, mes sentiments n´ont point changé depuis, et cette interprétation est une vision exacte de la réalité. "Si tes sentiments d´aujourd´hui sont, malheureusement très différents" me dis-tu, non, ne crois jamais cela, même si en un moment d´humeur je te dis des choses méchantes.  Me connais-tu tout à fait maintenant? Me diras-tu encore comme avant "Yo te amo"? Je voudrais tant Manolo chéri, que ce nuage sur notre belle amitié passe très vite, qu´il ne soit plus qu´un mauvais souvenir que nous oublierons bien vite l´un et l´autre.

          Aujourd´hui c´est toi qui m´a fait mal par cette petite lettre glaciale. Manolo je ne t´en veux pas, puisque tu crois que je le mérite. Et pourtant je ne l´ai jamais moins mérité. Si tu savais comme j´ai besoin de tes douces paroles qui me réchauffent le coeur!  Et tu m´accuses, "mes compliments affectueux ne te plaisent pas déjà", me dis-tu.  Manolo, mon petit ami trop cher, pardonne-moi de te dire un peu brutalement "ce n´est pas vrai".  Moi aussi, je vais oublier que tu m´as écrit cela et je te prie bien doucement de me prendre dans tes bras et de me dire "Ma petite Suzy, ne pensons plus à tout cela, et soyons pour toujours les amis d´autrefois". Pourras-tu me le dire?

Je souhaite de tout mon coeur que oui. Je pense tout-à-coup à un joli tango que l´on chante cette année et dont les paroles me plaisent particulièrement car elles traduisent ce que je pense.  Les connais-tu?

"Écris-moi

Quelques lignes à peine

Tout mon coeur à tant de peine

Qu´un mot le consolera"

J´espère chéri, que tu répondras à cet appel.

Quant à la transcription de ton "Journal”, j´en ai écrit trois grandes pages.  J´en suis à la poésie que tu dédie à Paulette ([6]) et à laquelle je ne toucherai pas. Danse! tu pourrais me poursuivre pour adaptation fantaisiste! Les droits de l´auteur sont inattaquables. Donc je t´enverrai toute ton oeuvre "revue et corrigée" lorsqu´elle sera finie.

Tu as raison mon petit, lorsque tu apprécies notre amitié et je pense tout à fait comme toi. Je te jure que je ne serai plus, que je n´essayerai plus d´être une petite fille "terriblement raisonnable".

D´ailleurs ce n´est pas mon naturel, tu le sais et lorsque je te dirais tout ce qui me passera par la tête tu ne riras pas trop de moi, n´est-ce pas? Car je suis toujours la petite folle qui t´écrivait n´importe quoi, comme elle le pensait (même de la musique, te souviens-tu?).

Tiens j´ai envie de t´écrire le joli tango dont je t´ai parlé tout à l´heure, en entier. Tu verras si c´est joli. Quand j´en aurai la musique je te l´enverrai, ainsi tu pourras le chanter, car je ne peux la retrouver seule. Donc voici:

 

I

Cette rose embaumée

Que de toi j´ai gardée

Déjà, toute foncée

Dans mes doigts va mourir

Au cours morne des heures

Dans ma triste demeure

Ses pétales m´effleurent

Comme des souvenir

 

Refrain

 

Écris-moi

Quelques lignes à peine

Tout mon coeur a tant de peine

Qu´un mot le consolera

Ecris-moi

Quelques mots, que m´importe

 Afin que ta lettre apporte

L´espoir en mon coeur trop las

 

Je ne peux plus attendre

Sans savoir et sans comprendre.

Écris-moi


Ne m´abandonne pas.

 

II

 

Qu´il est lourd le silence

De ces nuits où je pense

A ta chère présence

Au doux son de ta voix

Car après tant d´ivresses

De bonheur, de tendresse

Tout mon coeur en détresse

Ne sait plus rien de toi

 

Écris-moi

Quelques lignes à peine

Dans mon coeur j´ai tant de peine

Qu´un mot me consolera

Écris-moi

Quelques mots, que m´importe

afin que ta lettre apporte

Du soleil en mon coeur las

Je ne pense plus attendre

Sans savoir et sans comprendre

Ecris-moi

Ne m´abandonne pas!

 

Alors, cher petit Manolo, qu´en penses-tu? Et souviens-toi toujours que ce que je t´ai dit n´était pas par pitié, non jamais, c´était tellement l´amitié, la belle amitié que j´éprouve pour toi et qui m´a toujours guidée. Ta dernière lettre (avant celle à laquelle je réponds) m´avait enchantée, chéri. Je ne t´en ferai jamais des reproches. Au contraire. Je voudrais tant que tu oublies ce que tu viens de m´écrire pour recommencer comme avant!

Où vas-tu aller, mon petit ami? J´ai hâte de le savoir. Ta petite amie qui te demande pardon,

Suzy.

 

Carta 25

 

Carte Postale (Claude Monet. Voiliers à Argenteuil.)

 

Manolo chéri, je te donne cette carte parce que je l´aime beaucoup.  Je t´ ai écrit une longue lettre cet après-midi et puis j´ai trouvé cette reproduction d´aquarelle ([7]). Je la trouve très belle; et toi? Pourrais-tu rythmer sur elle quelques vers? Et puis, si ce n´est pas pour toi trop de travail, je te demande d´écrire pour nous deux une belle page sur notre amitié un moment en péril et sur notre réconciliation. Car c´est bien vrai chéri, que nous allons oublier ce mauvais moment. Une dernière question, mon petit ami, à laquelle je te demande de répondre franchement. "Aimes-tu une femme maquillée?" Non pas maquillée comme un "tableau de peintre", mais discrètement. Il y a des hommes qui ne tolèrent pas que leur femme se maquille mais n´en admirent pas moins les autres qui le sont.

Un baiser pour t´inciter à la franchise, ta petite amie.

          Suzy


 

Carta 26

Albi, le 8 novembre 1939

Mon grand ami chéri.

Il y a deux jours que j´ai reçu ta lettre, mais un devoir de français pas intéressant (sur La Bruyère) à faire pour demain m´a empêché d´y répondre avant.

          Mais pour cela, je ne t´ai pas oublié, sois tranquille. Te dire le plaisir que m´ont fait ta lettre, la poésie et le beau dessin, et la suite du journal, est impossible pour moi. J´attendais cette réponse avec anxiété, il me tardait de voir ta réaction. J´avais peur de t´avoir fâché, j´avais peur de ce que tu me répondrais. L´on m´a remis ta réponse, et mon coeur s´est mis à battre bien fort. J´aurais voulu pouvoir tout lire à la fois, savoir en une seconde ce que tu avais écrit.

Pourquoi, mon petit, chanterais-tu une chanson de douleur? ([8]) Si un jour nous ramions côte à côte, ne serons-nous les plus heureux amis du monde? Alors, pourquoi ne pas chanter la même chanson de joie? Avais-tu pensé autrement lorsque tu écrivais sur ta poésie "...en chantant insoucieux, Toi, ta chanson de joie; moi celle de ma douleur". Est-ce parce que tu te souviendrais des jours sombres encore trop près pour que leur image soit effacée dans ton coeur? Tu sais, Manolo, j´aime beaucoup Petit nuage ([9]). Tu es un as pour composer des vers modernes. Parole, tu vas faire concurrence à Paul Fort. A propos de ce poète. J´ai commandé à la librairie le livre de ses "Ballades". Je t´enverrai les plus belles, veux-tu? Tu verras comme elles sont jolies. J´en ai déjà une que je trouve merveilleuse, je vais te l´envoyer aujourd´hui. C´est "Retour au soir tombant". Connais-tu? (Pardon pour cette faute, c´est ma plume qui a accroché).

Ami, serais-tu par hasard un pur esprit?  Pour t´introduire dans ma chambre serais-tu un ange? La porte en est close, hermétiquement close, tu sais; (je parle de ma chambre à la maison, ici c´est différent) et il te serait difficile d´y pénétrer... à l´état normal. Mon Dieu, que je suis gosse, vas-tu dire encore! Je me demande quand mon caractère vieillira, car je n´oublie pas que dans dix jours j´aurai vingt ans! Déjà! Il me semble que j´en ai quinze encore! Quand on est enfant, on dit: "Vingt ans! Quand j´aurai vingt ans!" On croit que c´est un jour magnifique, on le voit encore à travers un rêve. Et puis quelle désillusion! Si tu savais comme j´ai pleuré le jour où j´ai eu dix-huit ans. C´était un jour comme tous les autres. Cela me semblait impossible. Pourquoi ce jour-là n´était-il pas une fête? Et ce sera pareil dans dix jours. J´ai peur aussi de me laisser aller à la tristesse. Les poètes ont dit sur tous les tons que c´était magnifique d´avoir vingt ans. Je crois que je ne m´en apercevrai pas, et c´est cela qui me blesse, qui me désillusionne.

Non, Manolo, mon grand´ami, je ne te ferai jamais plus de peine. Si un jour tu es fâché, crois-moi, je ne l´aurai pas fait exprès. Ce sera un mot, une phrase dont je n´aurai pas su mesurer la portée. Mais jamais je n´aurai voulu qu´elle te blesse.

Oui, je veux bien, et je suis très heureuse que tu aies pensé à m´écrire un essai sur le thème du maquillage des femmes. Jusqu´ici je suis de ton avis. Je te dirai aussi ce que je pense de ton essai. Quant à ton "journal" pour lequel tu me demandes mon opinion, je ne puis que t´approuver. Tu écris la vérité: celle qui te vient de mes lettres et celle que tu as dans ton coeur, n´est-ce pas magnifique?

 

Retour au soir tombant

 

Le vent, le froid, le crépuscule,

Le silence ondoyant qui s´étale et circule,

Par la forêt mouillée où je me hâte

Un peu de peur, de rêve, et de mélancolie.

Un brusque oiseau posé sur un roseau plié

Et le bateau dans l´air pâle

 

Mon sang à mes poignets fiévreux qui bat plus fort

Et dans le ciel de cendre où le soleil est mort

Une flaque d´azur sous des nuages rosés

Une lassitude, comme ivre

Une âpre avidité de vivre

Un amour étonné des choses.

 

Un chemin humide qui luit,

Rosé de jour, bleu de nuit,

Parmi le clair-obscur où glisse un lent brouillard


Et la lune au-dessus des champs

Qui dans la moiteur du combat

Se lève, molle, avec la douceur d´un regard.

 

Le reflet d´un bouleau

qui s´argente sur l´eau

D´une mare surnoise entre des jours croisés,

Et des regrets et des désirs,

Et de brefs et doux souvenirs,

D´adieux, d´aveux et de baisers.

 

Des charrettes qui passent

Des rochers, des espaces

Clairs encore au tournant des routes,

Des pas lointains, des bruits

Des fêtes dans la nuit

que sous les rameaux bas, l´herbe inquiète écoute.

 

Une envie de pleurer

Un besoin d´adorer

Quelqu´un de tendre et de divin

Des prières parfois qui ne montent aux lèvres,

Et toujours ce sourire où soufflent

Devant les noms sacrés que l´on sait vains.

 

Le fleuve au loin qui fume

Des maisons qui s´allument,

L´air qui fraîchit, le vent qui siffle dans les branches.

Puis la chaude pensée

De la table dressée

Où la nappe est fleurie et rose sous la lampe

Tout cela: rêve, amour, douleur, tristesse, effroi,

Tout cela tourne en moi, dans la nuit, dans le froid.

Sur la route encore blanche entre deux rives d´ombre.

 

Tout cela m´accompagne

Dans le vent, dans la lune, à travers la campagne,

Ainsi qu´un vol intérieur d´oiseaux sans nombre.

Tout cela passe en moi dans le gris, dans le noir,

Sous ce bref crépuscule un peu glacé d´automne,

Et c´est, instant perdu dans l´éternel mystère,

Par un soir de novembre, en un coin de la terre

Cette chose infinie et belle: Une âme d´homme.

 

Fernand Gregh.

 

Moi, je ne suis pas forte en dessin. Aussi lorsque je t´enverrai quelque oeuvre d´art, je n´en serai pas l´auteur. Par contre, toi qui dessines très bien, voudrais-tu, à tes moments de loisir me faire un petit dessin pour illustrer une pensée, un vers, une poésie, un mot même que tu écrirais dessous (ou à côté, cela m´est égal). Cela te plaît-il?

Jusqu´à maintenant je n´ai rien trouvé dans ton "journal" qui doive être corrigé. Tout est juste, ce que tu écris. Mais je te promets t´en faire la critique aussitôt que j´en aurai l´occasion et même en faisant la correction, alors que j´examine ton texte de plus près.

          Et maintenant, je vais terminer ma lettre en te copiant la poésie que je t´ai promise.

Adieu, grand ami, à bientôt, avec toute mon affection.

          Suzy.



([1]) “Télépathie”.

[2]

[3]

([4])

([5])

([6]) Sonatine de Printemps.

([7]) Petit Nuage (Gurs, 2-XI-1939).

([8]) Petit nuage, Gurs, 2-XI-1939

([9]) De la Colección “A l´ombre d´un Ange”. Gurs, 2-XI-1939.

 



[1] Se llamaba Paulette Gayrand. A ella le dedica su poema, Sonatine de Printemps (31-IV-1939), que forma parte de la colección de poemas que llevan por título: À l´ombre d´un ange.
[2] Née en 1916.
([3]) Il est à Saint-Cyprien.
([4]) El último vals.
([5]) Le baiser.
([7]) Rêverie.
([8]) Paulette.
([9]) Sa soeur.
([10]) Isabel Rubira.
([11]) Manou.

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