Relatos en francés y traducción, 1944 II

RELATOS, 1945, II

Índice 

Cours d´espagnol Saint-Cyr-en-Bourg, 28/08/1944

Saveur de pêche, 10/09/1944.

Une leçon au Collège Yolande d´Anjou, Saint-Cyr-en-Bourg, 9/10/1944.

Brume, Saint-Cyr-en-Bourg, 11/11/ 1944



COURS D´ESPAGNOL

Saumur, décembre 1944[1]
 Manul García Sesma
Nota bene. Les remarques faites sur le caractère français au cours de cette nouvelle n´ont nullement la prétention de constituer une véritable étude de psychologie du peuple français. Il ne s´agit qu´un aimable passe-temps. L´auteur.

“Alors croyez-vous, Monsieur, que les différences linguistiques entre l´espagnol et le français expliquent les différences de tempérament de nos deux peuples et s´expliquent à leur tour par celles-ci...?”
         La question m´était posée par une jeune fille. Elle s´appelait ... Bon, nous l´appellerons Jacqueline. J´avais fait sa connaissance à la “plage” de Saumoussay. Elle y venait comme moi, depuis quelques jours, passer les dernières heures du soir. C´était pendant l´été 1944. Jacqueline n´était pas du pays, mais elle y passait ses vacances. Elle était coquette et intelligente. Je la rejoignais après mon travail, sans rendez-vous préalable. Il n´en était pas besoin. Un soir, elle me dit qu´elle aimerait apprendre l´espagnol. Je compris. Elle voulait nouer un flirt discret. Elle s´ennuyait dans la contrée. Je lui offris sur le champ mes services de professeur... en chômage professionnel. (A ce moment, je travaillais comme manoeuvre à la Perriere.) Bien entendu, sans aucun intérêt... matériel. Et je commençai à lui faire des cours et la cour... C´est ce qu´elle cherchait. Je me dis philosophiquement que tous les chemins sont bons pour parvenir au coeur – ou du moins, aux lèvres – d´une belle qui s´ennuie et qui vous plaît...
“Mais oui, Mademoiselle – lui disais-je ce soir. Je suis convaincu que rien ne serait plus facile que de dresser un tableau de psychologie différencielle hispano-française, en invertoriant les différences de nos deux langues.
-         Allons! Allons! Je pense que vous ne serez pas capable de déduire nos différences de caractère du fait que, pour saluer quelqu´un, nous disons “Bonjour” et que vous dites “Buenos días...”
-         Que pariez-vous, Mademoiselle...?
-         Moi? Rien du tout.
-         Alors ce n´est pas la peine de vous en faire la démonstration.
-         Pourquoi...? Cela pique ma curiosité.
-         Parce qu´elle est trop intéressante, pour la faire sans aucun intérêt...
-         Zut! Parions, si vous voulez, le roman que j´ai dans mon sac.
-         Voyons-le au préalable.
-         Tenez: “La Pharisienne” par François Mauriac.
-         Il n´est pas mal, Monsieur?
-         Oui, Mademoiselle. Ce que vous ignorez assurément, c´est qu´en Espagne il y a aussi un roman analogue, portant exactement le même titre.
-         Postérieur à celui-ci...?
-         Non, antérieur, puisqu´il date de 1863.
-         C´est curieux.
-         Le plus curieux est que son auteur est également un célèbre romancier catholique: Fernan Caballero. Une femme.
-         Mais Fernan Caballero me paraît un nom d´homme.
-         En effet, Mademoiselle. Mais il s´agit d´un pseudonyme.
La romancière s´appelait Cécile Böhl de Faber.
-         Et bien, acceptez-vous le pari...?
-         Vous savez, je préférerais plutôt une autre chose...
-         Alors pourquoi cette hésitation sans fondement...? Vous ne risquez rien.
-         Bon, bon. Racontez-moi cette histoire, s´il vous plaît.
-         Mais vous engagez-vous: oui ou non...? Autrement, je ne satisfais pas à votre curiosité.
-         Eh bien... et bien..., soit.
-         Parfaitement, Mademoiselle.
Prenez note, pour commencer, de tous les détails que je remarque dans le mot “Bonjour”: a) deux mots: “bon” – “jour”, qui ont perdu leur individualité morpohologique pour devenir un seul terme: “bonjour”, b) deux voyelles: o, u, qui ont perdu leur personnalité phonétique, pour en acquérir ensemble une troisième différence: ou; c) le son de j, qui est en français une consonne palatale chuintante moyenne, tandis qu´il est en espagnol une gutturale très aspirée; d) enfin, l´accent tonique porté sur la dernière syllabe non muette, comme dans tous les mots français, tandis qu´en espagnol on le porte souvent sur d´autres syllabes. Par exemple, dans “buenos días”, on le met sur les avant-dernières syllabes.
-         Et quelles conséquences tirez-vous de toutes ces remarques...?
-         Vous le verrez tout à l´heure. Permettez-moi encore d´ajouter quelques observations.
En espagnol, toutes les lettres conservent toujours leurs personnalité phonétique, sauf l´u muet des syllabes que, qui, gue, gui (comme en français). Dans votre langue, non. Tout d´abord, le cas des voyelles qui perdent leur son primitif est aussi courant que celui des voyelles qui le gardent. Sinon, examinez votre répertoire de voyelles composées de plus d´une lettre – environ une douzaine- ¡de voyelles nasalisées et de voyelles muettes! Quant aux consonnes, vous en avez environ une dizaine qui perdent dans certains cas leur valeur phonétique primitive: le dans action, le dans grand homme, le f dans neuf ans, etc... Naturellement en espagnol il n´y a pas de lettres ni de syllabes muettes, tandis qu´en français vous en avez en quantité respectable.
-         Mais, mon cher Monsieur, où allez-vous avec cette histoire bizarre de lettres et de syllabes muettes, de mots qui perdent leur individualité morpohologique, de voyelles qui perdent leur personnalité phonétique, etc., etc.?
-         Et bien, je vais conclure que la phonétique et la Morphologie de la langue française réflètent justement l´idiosyncrasie du peuple français. En effet, le Français pris individuellement – je parle du Français moyen, bien entendu – a une personnalité effacée, comme les lettres d´une voyelle composée, et parfois, il n´en a point, comme les lettres et les syllabes muettes de sa langue.
-         Ah! non, Monsieur. Vous nous insultez.
-         Pas du tout, Mademoiselle. Un grand psychologue et écrivain de langue française, Frédéric Amiel, est encore allé plus loin, puisqu´il affirme dans son célèbre “Journal”, que les français, pris individuellement, sont des Zéros [2].
-         Je proteste contre cette appréciation. Et les françaises...?, sommes-nous aussi des zéros...?
-         Oh! non, Mademoiselle. Les femmes ne sont jamais des zéros, mais des chiffres significatifs. Souvent, hélas!, tros significatifs...
-         Bon, bon, laissez de côté les plaisanteries.
-         En tout cas, l´opinion fâcheuse d´Amiel a une belle contrepartie. C´est que les français les plus dépourvus de personnalité possèdent un sentiment très dévéloppé de la sociabilité et qu´ils s´unissent spontanément comme les éléments phonétiques de leur langue, pour former des ensembles harmonieux et bien caractérisés.
-         C´est vrai.
-         Mais oui, Mademoiselle. Et cela explique que la France avec des individualités faibles, soit devenue un peuple puissant, et avec des zéros, une quantité respectable au point de vue international. C´est parce que ces zéros ont su se ranger opportunément derrière un chiffre significatif qui les a valorisés: Charlemagne, Louis XIV, La Convention, Bonaparte, Charles de Gaulle...
-         Et les Espagnols, n´ont-ils pas le sentiment de la sociabilité aussi dévéloppé que les Français...?
-         Helas! Non, Mademoiselle. Nous souffrons d´hyperesthésie individuelle, nous les Espagnols. Nous gardons tous farouchement notre personnalité et aucun ne consent à faire des concessions. Nous sommes comme les sons de notre langue, aucun ne veut s´effacer ni se sacrifier. Le résultat le voici: notre peuple composé d´individualités fortes qui s´imposèrent jadis á l´univers entier, est devenu une puissance faible. Nous avons employé nos énergies à nous entre-tuer et à nous ruiner.
-         C´est dommage.
-              En effet, et c´est pour cela que nous sommes exilés à présent en si grand nombre. Si au moins notre séjour en France servait à nous inculquer votre sens de la sociabilité, de la tolérance et du respect mutuel, notre exil ne serait pas tout à fait infructueux. Il est vrai que c´est surtout aux réactionnaires de mon pays qu´il faudrait inculquer ces vertus civiques élémentaires. Ils ont encore la mentalité de l´homme des cavernes. Mais enfin ne nous écartons pas du sujet de notre pari.
-         C´est ça.
-         Je vous ai déjà fait remarquer dans le mot “bonjour”, à propos du J, que celui-ci est en français une consonne palatale chuintante moyenne, tandis qu´il est en espagnol une gutturale très aspirée. Cela veut dire que le j français a un son très adouci par comparaison au j espagnol. Eh bien, ce phénomène se répète dans toutes les autres consonnes qui donnent à l´espagnol son cachet d´énergie et de virilité: le et le g devant e, i; le chllrs et z. Tous ont en français un son plus mou.
Pour adoucir encore votre phonétique, vous employez d´autre part, la nasalisation, l´élision, la liaison, l´accentuation tonique uniforme, la cédille, l´apostrophe et je ne sais combien de “trucs” que nous ne connaissons pas en espagnol.
-         Cela veut dire, en fin de compte, que notre phonétique est plus riche que la vôtre.
-         Plus riche...? Il serait peut-être plus exact de dire plus nuancée. Il suffit de rappeler que vous avez six voyelles-lettres et plus d´une vingtaine de voyelles-sons! C´est un record.
Mais cela veut dire aussi que le français est une langue moins virile que l´espagnol, comme votre tempérament est moins énergique que le nôtre.
-         Moins énergique ou moins violent...?
-         Comme vous voudrez. En tout cas, il est indiscutable que le tempérament français est beaucoup plus doux – surtout dans le doux Anjou – que le tempérament espagnol, et justement la douceur de votre phonétique n´est qu´une conséquence et un reflet de ce tempérament.
-         Corollaire: l´espagnol est une langue masculine; le français, féminine ou à peu près... Voilà ce que vous voulez insinuer. N´est-ce pas, Monsieur...?
-         Oh! pas cela précisement. Remarquez cependant qu´un grand érudit espagnol qui connaissait très bien le français, le P. Feijoo, parlait, déjà au XVIII siècle, de “la mollesse efféminée” du français par opposition à “la vaillance virile” de l´espagnol.
-         Ah!
-         On peut bien cependant affirmer que le français a un tas de caractères féminins.
-         Tiens! Où se trouvent-ils...?
-         Partout, Mademoiselle. Non seulement dans sa phonétique molle et nasillarde, mais dans sa morphologie, sa syntaxe et son orthographe.
-         Voyons, voyons.
-         Apprenez tout d´abord – si vous ne le savez pas – que votre langue est plus artificielle qu´une femme coquette.
-         Et pourquoi pas plus qu´un beau petit-maître...?
-         Oh! allez-vous comparer, Mademoiselle, l´artifice d´un petit-maître avec celui d´une coquette...? Les trois quarts des attraits de celles-ci sont un trompe-l´oeil. Ôtez à la coquette la plus belle, son fard, sa coiffure et sa toilette et vous verrez ce qui reste de sa beauté.
-         A peu près ce qui restera de la prestance du don Juan le plus présomptueux, si vous le mettez en caleçon et si vous l´obligez à garder la barbe une semaine...
Mais dites-moi, Monsieur: pourquoi la langue française est-elle artificielle...?
-         Parce que ce n´est pas le peuple français qui l´a forgée – je parle du français moderne -, mais les littérateurs et les grammairiens hellénisants et latinisants du XVIème siècle, les courtisans italianisants de Cathérine de Médicis et les hispanisants de Louis XIII, les précieuses de l´Hôtel de Rambouillet, Ronsard et Mlle. Scudery, Malherbe, Vaugelas, etc., etc. Je lisais il y a quelques jours dans un auteur de chez nous que le français moderne ressemblait au visage de ces comédiennes chez qui l´abus du fard a pour toujours fané la fraîcheur de la jeunesse.
-         Peut-être. En tout cas, l´artifice de votre langue ne se discute plus. C´est un fait historique.
-         De toute façon, vous ne nierez pas sa beauté.
-         En effet, comme votre langue n´est pas riche, vos littérateurs ont essayé de la faire belle. (Et ils y ont réussi.) C´est-à-dire, ils ont fait comme ces parents qui veulent marier à tout prix leur fille et qui n´ayant pas de dot à offrir aux prétendants, essayent de les attirer par de brillantes apparences.
-         Beauté vaut mieux que richesse.
-         Beauté naturelle, oui; mais non beauté artificielle. Celle-ci s´acquiert à prix d´argent.
Voilà encore un autre trait féminin du français: sa beauté de cabinet de toilette.
-         Est-ce tout...?
-         Ah! non, j´oubliais encore le principal: son humeur capricieuse. Votre syntaxe, votre prosodie et votre orthographe sont plus arbitraires et bizarres qu´une femme hystérique.
-         Comment! Monsieur. Mais le français est la langue logique par excellence. Tout le monde y convient.
-         Croyez-vous? Pas moi, Mademoiselle.
Voyons. Dites-mois par exemple pourquoi le t sonne dans digestion et il sonne c dans action; pourquoi photo s´écrit avec ph et fou avec f; pourquoi doux fait le féminin douce et faux, fausse; pourquoi bal fait au pluriel bals et bail, baux; pourquoi le a est muet dans août et aoûteron, et par contre il se prononce dans aoûté, aoûter, aoûtage et aoûtement, qui appartiennent à la même famille; pourquoi vous dites la Meurthe et Moselle, et le Maine et Loire, les quatre rivières étant également du genre féminin; pourquoi rien signifie nulle chose, étant donné qu´il dérive du latin res qui signifie quelque chose; pourquoi vous dites: “je vous le donne”, mettant le complément indirect devant le directe, alors que vous faites tout le contraire en disant: “Je le lui donne”; pourquoi vous écrivez: “c´est nous, c´est vous”, avec le verbe au singulier, et “ce sont eux, ce sont elles”, puisque “nous” et “vous” sont aussi pluriels qu´”eux” et “elles”; etc., etc.
Le français une langue logique...? Oui, aussi logique que les femmes.
-         Et l´espagnol n´a-t-il aucun caractère féminin...?
-         Non, Mademoiselle. Il est mâle et masculin de tous les côtés. Tenez; notre interjection la plus courante est: Hombre! (homme), tandis qu´en français vous employez souvent l´exclamation: Dame! (femme). C´est un détail. Encore un autre plus significatif? En espagnol le “pantalon” (la culotte) est masculin et l´”enagua” (le jupon) féminin, tandis qu´en français c´est le contraire. Naturellement on s´explique après parfaitement qu´en France tant de femmes portent la culotte et plus d´un homme, le jupon...
-         Et! eh! mon ami, est-ce de la philologie ou de la plaisanterie...?
-         De la philologie appliquée, Mademoiselle.
-         Appliquée à quoi...?
-         Diable! À la psychologie différentielle.
-         Comment! est-ce la suite de votre démonstration...?
-         Naturellement.
-         Et quelles conséquences tirez-vous de cette série de remarques amusantes...?
-         Les voici: le peuple français est un peu capricieux, comme l´orthographe de son idiome; un peu bellâtre, comme sa syntaxe; un peu artificiel, comme son lexique, et un peu féminoïde, comme toute sa langue.
-         Formidable! Savez-vous que je ne soupçonnais même pas que vous seriez capable de tirer tant de choses curieuses de la simple analyse du mot “bonjour”...?
-         Pourtant il me tarde de tirer encore la principale.
-         Laquelle?
-         Et bien, que j´ai déjà gagné notre pari et que j´ai le droit de vous embrasser... Alors...
-         Mais, y tenez-vous encore...?
-         Naturellement.
-         Oh! quel homme! Et pourquoi ne pas continuer vos élucubrations philologico-psychologiques...? Elles m´intéressent franchement.
-         Vous intéressent-elles ou plutôt vous amusent-elles?
-         Les deux choses à la fois.
-         Et bien, allons-y.
A présent je vais vous parler de quelques trouvailles très bizarres que j´ai faites dans votre idiome.
-         Je vous écoute.
-         J´ai aperçu dans votre langue les taches de vin de vos buveurs.
-         Oh! là - là!
-         Comment appelez-vous la gratification que vous donnez à un serviteur quelconque?
-         Pourboire.
-         Et bien, ce mot n´a pu être inventé et mis en circulation que par des dévots de la dive bouteille. Notez bien, Mademoiselle, que pourboire est un nom composé de pour – boire, et en conséquence lorsque vous en donnez un à quelqu´un, vous lui dites implicitement:
“Tenez Mr, pour que vous brûliez votre foie avec quelques verres d´alcool...”
Comme si une gratification ne pouvait pas avoir une autre application plus utile et plus sage...
-         C´est bien.
-         J´ai aussi découvert dans votre idiome les taches de graisse de vos gros mangeurs.
-         Vraiment?
-         Voyons: que dites-vous à des amis que vous voyez attablés...?
-         “Bon appétit, Messieurs, Mesdames.”
-         C´est une formule de politesse pantagruélique, puisque traduite littéralement, elle veut dire ceci:
-         “Messieurs, Mesdames: dévorez comme des cochons, jusqu´à ce que vous soyez bien rassassiés...”
-         Mais que dites vous en espagnol...?
-         “Buen provecho, señores” (bon profit, Messieurs); c´est-à-dire, “Messieurs, Mesdames: que ce que vous mangez vous fasse du bien”; ce qui est tout à fait différent. Votre formule convient à celui qui vit pour manger; la nôtre à celui qui mange pour vivre.
-         Croyez-vous que nous vivons pour manger, nous les français...?
-         Oh! non; mais, en général, vous mangez et buvez plus que nous.
-         C´est normal. La France est plus froide que l´Espagne.
-         En effet.
J´ai encore identifié dans votre langue la trace de vos avares.
-         Où?
-         Dans les expresssions “toucher de l´argent” et “obliger quelqu´un”. Toucher de l´argent est entrer en contact, parler, caresser l´argent de la main. C´est le plaisir d´Harpagon et du Père Grandet. Celui qui inventa cette expression était un avare. Et bien sûr, celui qui donna au verbe obliger le sens figuré de rendre service, n´avait pas non plus la moindre idée du désintéressement. Comme Harpagon, il ne donnait même pas le bonjour, il le prêtait et l´obligeait...
-         Épatant.
-         J´ai également identifié les empreintes digitales de vos escrocs.
-         Eh quoi! Les voleurs sont-ils aussi intervenus en l´élaboration de notre idiome...?
-         Sans doute. Qui a pu autrement inventer ces beaux euphémismes de “voler” et de “subtiliser” pour désigner leur activité? Voler signifie étymologiquement s´élever au-dessus du niveau des hommes, se mouvoir et maintenir en l´air au moyen d´ailes; et subtiliser, penser avec finesse.
Eh bien, n´est-ce pas le comble du raffinement euphémique que de traiter Messieurs les escrocs en archanges et en philosophes...?
-         Mais vous subtilisez encore plus que les philosophes et que les escrocs...?
-         Croyez-vous, Mademoiselle...?
Enfin, j´ai découvert dans votre langue le personnage le plus important de la France de tous les temps.
-         Il s´appelle...
-         Monsieur On.
-         Monsieur On...?
-         Mais oui, Mademoiselle, Monsieur On est le dictateur suprême de la pensée et de la vie française de toutes les époques. C´est seulement l´opinion, les goûts et les caprices de Monsieur On qui compte dans votre pays; et d´après ce qu´On pense, On dit, On lit, On s´habille, On mange, On boit, On fume, On danse..., tous les Français et Françaises pensent, disent, lisent, s´habillent, mangent, boivent, fument et dansent...
-         Très ingénieux, Monsieur. Mais toutes ces boutades philologiques se rapportent-elles aussi à l´idiosyncrasie du peuple français...?
-         Mais oui, Mademoiselle. Et voici mes conclusions: Le Français est bon buveur, bon mangeur, assez intéressé, trop indulgent avec les voleurs – surtout avec les voleurs de millions – et trop esclave de l´opinion des autres.
-         Il me semble, Monsieur que vous ne connaissez pas un personnage français aussi populaire que Monsieur On. Il s´agit de Monsieur Je-m´en-foute.
-         Mais si, Mademoiselle. Je le connais depuis longtemps. Monsieur Je-m´en-foute veut être la “contrefigure” de Monsieur On: la réaction de l´individu français contre la tyrannie de la collectivité; une sorte de Monsieur Anti-On. Mais en réalité Monsieur Je-m´en-foute, n´est que le laquais de Monsieur On: un laquais un peu insolent qui se permet de faire des grimaces à son maître, lorsque celui-ci tourne le dos. Vous vous fichez souvent des gens qui ne vous connaissent pas; mais vous n´osez pas, bien souvent, braver l´opinion de votre concierge, de votre coiffeuse, ou de votre couturière. Voilà la vérité.
-         Je crois que vous exagérez.
-         Et n´exagérez-vous aussi, en retardant la réalisation de votre pari...?
-         Comment! Insistez-vous encore...?
-         Et pourquoi pas, Mademoiselle...?
-         Vous vous moquez de moi.
-         Mais, me moquer de vous...? Pas du tout, Mademoiselle. Je ne me moque jamais des belles femme: je les aime.
-         Toutes...?
-         Toutes; mais... comme vous aimez en France.
-         Est-ce que vous aimez autrement en Espagne...?
-         Mais oui, Mademoiselle.
-         Sans doute, est-ce une autre de vos trouvailles philosophiques.
-         Justement.
-         Oh-là-là! Voyons, voyons cette nouvelle découverte.
-         Mais ne voulez-vous que nous changions de scène, Mademoiselle...? J´ai envie de marcher un peu et, en outre, une question aussi importante que l´amour mérite bien d´être traitée dans un plus beau décor.
En ce moment, le soleil atteignait presque l´horizon. Ses rayons filtrés à travers le feuillage, étaient comme des baisers d´adieu lancés au vent par une femme chérie qui s´en va.
Nous quittâmes l´endroit où nous étions assis. C´était à côté du petit moulin de Saumoussay. Nous repassâmes le petit pont sur le Thouet et nous nous mîmes à flaner par la rive droite. Tout à coup, nous répérâmes une barque attachée au tronc d´un peuplier.
- Voulez-vous que nous montions sur cette barque..?, proposai-je à Jacqueline.
-         Volontiers.
Je sautai le premier. Puis je donnai la main à la jeune fille pour l´aider à y monter. Nous prîmes possession de la barque et nous nous assîmes l´un en face de l´autre, pour garder l´équilibre. Jacqueline était en ce moment fascinante. Les rayons du soleil pâlissant illuminaient son gracieux minois, comme des cierges le visage d´une Vierge. Parfois elle penchait vers moi son buste et la pointe de son beau décolleté, en laissant entrevoir la courbe de ses seins, s´enfonçait dans mes nerfs comme le bout d´une épingle d´acier. Dans les eaux du Thouet parsemées de nénuphars fleurissants, se reflétait sa jolie silhouette comme celle d´une jeune déesse.
-         Alors, voulez-vous que je vous parle à présent d´amour...?
-         Oh! oui; avec plaisir.
-         Mais ignorez-vous que parler d´amour à une belle fille vaut autant que lui faire la cour...?
-         Ta, ta! Mais vous allez me parler d´amour, au point de vue philosophique, n´est-ce pas...?
-         C´est entendu...
-         Alors quand vous voudrez, Monsieur le Professeur.
-         Voici ma première trouvaille, Mademoiselle. Tandis qu´en espagnol les mots “amour”, “aimer” se rapportent exclusivement au sentiment supérieur d´affection, portée sur les personnes, vous désignez par le verbe aimer non seulement l´affection, mais l´attachement, le goût, le plaisir, le simple penchant pour n´importe qui et n´importe quoi (personne, animal ou chose). C´est ainsi qu´une femme française aime également son chapeau, son toutou et son amant...
-         Eh, eh! Monsieur: ne jouez pas sur l´équivoque.
-         Oh! pas du tout.
-         En tout cas, cela veut dire que nous aimons toujours beaucoup plus que vous.
-         Oui, en largeur, Mademoiselle, mais non pas en profondeur.
-         Croyez-vous?
-         J´en suis convaincu. Et je vais vous en faire la démonstration.
-         Philologique aussi...?
-         Exactement.
Remarquez tout d´abord que la plupart des mots français servant à désigner le sentiment amoureux sont féminins. Tenez: passion, affection, jalousie, amourette, liaison, idylle, idole, même amour au pluriel et parfois au singulier.
-         N´est-ce pas pareil en espagnol?
-         Pas du tout. En espagnol la plupart sont masculins: amor, cariño, afecto, enamoramiento, celos, idolo, idilio, etc.
-         Mais en français il y en a aussi de masculins: attachement, engouement, béguin...
-         En effet, nous en parlerons après.
-         Et quelle conséquence tirez-vous de cette particularité...?
-         Qu´en France l´amour est surtout un sentiment féminin et pour cela un peu trop large et trop peu profond.
-         Comment!
-         Mais oui, Mademoiselle. Quoique cela vous semble un paradoxe, l´amour est avant tout un sentiment viril. La démonstration de cette thèse nous menerait un peu loin et je vous en fais grâce. C´est pourquoi justement l´homme conjugue le premier verbe aimer et il le conjugue à la première personne, tandis que la femme le conjugue après et à la deuxième personne. Nietzsche a écrit avec profondeur que le bonheur de l´homme consiste à dire: “J´aime”, et celui de la femme à dire: “Tu m´aimes”.
Eh bien, cette mécanique amoureuse qui est propre aux sociétés où l´influence de l´homme prime celle de la femme, c´est-à-dire, à la plupart des sociétés, ne vaut-elle pas également pour les peuples où l´influence féminine pèse sur la vie collective autant ou davantage que l´influence masculine. C´est le cas de la France. Ici la femme commande en amour, comme dans la plupart des choses. Ici les hommes n´ont pas d´amantes, comme en Espagne, mais de maîtresses. Maîtresse veut dire étymologiquement femme qui commande. Voilà encore une autre trouvaille philologique intéressante.
Nous n´avons pas en espagnol un mot équivalent. Nous le traduisons “querida” (chérie), ce qui n´est pas du tout pareil.
-         Formidable! Savez-vous que je commence à prendre au sérieux votre philologie...?
-         Ecoutez encore. Vous m´avez objecté que vous avez en français, vous aussi, des noms masculins servant à désigner le sentiment amoureux. En effet, Mademoiselle. Vous avez “attachement”, d´attacher, lier, et vous attachez les hommes à vos jupes et à vos caprices comme vos loulous. Vous avez “engouement”, d´engouer, obstruer le gosier, et devant vos volontés les hommes ont le gosier obstrué et perdent automatiquement la voix. Vous avez aussi “béguin”, c´est-à-dire, un bonnet de petit enfant avec lequel vous endormez vos galants...
-         Eh, eh! Monsieur, arrêtez, arrêtez...! Vous commancez à dérailler.
Et en Espagne, les femmes ne vous attachent pas, ne vous engouent pas, ne vous coiffent pas la tête de... béguins...?
-         Non, Mademoiselle. D´ordinaire, les espagnoles nous aiment ou nous craignent. Ou bien elles nous aiment et nous craignent à la fois.
-         Ta, ta! Comme si vous étiez le bon Dieu! Que vous êtes prétentieux!
-         Que voulez-vous, Mademoiselle? La femme espagnole n´est pas aussi émancipée que la française. Elle n´a ni votre liberté, ni votre indépendance. En France, la femme est l´égale de l´homme: en Espagne, non.
-         Sans doute par votre faute. C´est vous qui maintenez les femmes sur ce plan d´infériorité.
-         Pas nous précisement. C´est le milieu; c´est l´éducation; ce sont les préjugés; c´est l´influence catholique et l´atavisme musulman.
-         Et quelle femme préférez-vous: l´espagnole ou la française...?
-         J´ai toujours préféré la femme que j´aime...
-         Jolie façon d´esquiver la question!
-         Pas plus jolie que votre façon d´esquiver la réalité de notre pari...
-         Mais, y tenez-vous toujours...?
-         Bien sûr, Mademoiselle. Serez-vous capable de ne pas faire honneur à votre parole.
-         Eh bien, soit. Mais vous tiendrez aussi la vôtre.
-         Mademoiselle, je suis un galant homme...
Nous nous levâmes. Le soleil s´était déjà caché derrière l´horizon. Le crépuscule dépliait sa pompe rayonnante comme un éventail d´or. Jacqueline, debout sur un angle de la barque, souriait. Je m´approchai d´elle et l´embrassai. Le balancement remua légèrement les eaux du Thouet. Les nénuphars frissonnèrent voluptueusement comme des coeurs caressés par une main d´amante...

Publicado en Francia : « L´Espagne Républicaine », (Toulouse, 1945-1949)


SAVEUR DE PÊCHE

St. Cyr-en-Bourg, le 10 septembre 1944
À Mademoiselle Hortense D.

Nous marchions pas à pas les bras enlacés, par un sentier solitaire, bordé de vignes, de fleurs et d´arbres fruitiers. Elle était mignonne et fascinante avec son corsage clair d´organdi et sa jupe imprimée d´éclatant coloris. Ses petits souliers blancs émaillaient la poussière du chemin tortueux, comme deux pigeons brillants et langoureux. Et sa gorge, ses jambes et ses bras nus composaient dans le silence du paysage une symphonie de rose et de nacre.
Un joli panier d´osier pendait gracieusement à son bras droit. Nous allions tous les deux cueillir des pêches. C´était par une après-midi de Septembre. La belle campagne saumuroise était toute une splendide offrande. Les pommes, les pêches et les coings rabattaient les branches surchargées à la portée des mains. Et les grappes de raisin se cachaient à peine sous les feuilles des pampres, comme les seins de la jeune fille sous son corsage transparent.
Elle était aussi à l´époque de la plénitude et de la maturité, cette belle demoiselle de la contrée. Son corps avait la frondaison luxuriante de la vigne; ses yeux distillaient la douceur du muscat ; sa peau avait la finesse satinée des pommes ; et sa chair, la saveur délicieuse des pêches. Elle était, somme toute, une Pomone vivante et adorable, chargée de fruits et de grâces.
En route nous rencontrâmes l´entrée d´un parc. C´était le parc du château de Brézé, une de ces demeures féodales du XVI è siècle qu´on trouve un peu partout dans la vallée de la Loire. Sa porte monumentale, appelée de Paris, était ouverte ; l´intérieur, désert. Nous entrâmes. Remontant une courte pente, nous aboutîmes, d´abord, à une petite terrasse. C´était un joli balcon ouvert sur le paysage. St. Cyr-en-Bourg, Chacé et Varrains, regardés de cette plateforme, donnaient l´illusion de former une seule agglomération, allongée jusqu´à la butte saumuroise. Et les tours massives du Château de Saumur, projetant leurs silhouettes sur le fond, faisaient l´impression de caryatides arrogantes, soutenant la voûte bleue du firmament. La perspective était charmante. Je commentai :
-         « Le château de Saumur est comme la tête de tous les paysages de cette région. Le jour où il disparaîtra, tous ces paysages seront comme décapités. »
-         Mais il ne disparaîtra jamais – répliqua la jeune fille.
-         Pourquoi ?
-         Parce que, vous savez, il a une très forte tête… »
Après quelques moments d´arrêt, nous quittâmes la terrasse et nous nous plongeâmes dans une allée ombragée. Alors elle me dit :
-         « Je voudrais avoir pour moi un parc comme celui-ci. J´aime ces sites silencieux et imposants, boisés d´arbres géants. Ici on se sent comme protégée contre toutes les indiscrétions et les agressions du monde extérieur.
-         C´est ça. En outre – ajoutai-je – dans cette solitude et dans ce calme on entend mieux qu´ailleurs l´écho de notre cœur…
-         Quand le cœur parle – observa-t-elle.
-         En effet. Est-ce que le vôtre ne parle jamais ? – remarquai-je en regardant ses prunelles.
     Elle ne répondit pas ; mais elle me regarda à son tour les yeux avec douceur. Son regard était un reflet et un écho. Un reflet et un écho de son cœur, irradiant et parlant dans le mystère…
     J´embrassai en silence ses paupières. Tout d´un coup, nous débouchâmes dans une grande clairière. On apercevait au fond le château du marquisat. Nous nous arrêtâmes un moment pour le contempler, sans oser nous approcher. Je l´aurais visité de très bon gré, mais nous nous y étions introduits sans permission. La demeure paraissait intéressante. Je demandai à la jeune fille.
-         « Aimeriez-vous également avoir un château comme celui-ci ? »
-         Bast ! – fit-elle d´un ton d´indifférence. Vous savez, ces vastes palais ne me disent rien. Je me sens très souvent infiniment seule dans mon petit logis. Imaginez quelle serait ma sensation de solitude, si j´habitais une maison immense et vide.
-         Mais ces vieilles demeures ne sont jamais vides, Mademoiselle.
-         Que voulez-vous dire ?
-         Mais oui, tout au moins elles sont toujours habitées de fantômes.
-         De fantômes ? Mon Dieu!, j´en ai peur, moi.
-         Oh ! ce sont généralement des fantômes inoffensifs.
-         Croyez-vous qu´il y en a aussi dans ce château ?
-         Mais bien sûr, Mademoiselle.
-         Pourtant je le parcourus autrefois et je n´en surpris aucun, même dans ses fameuses oubliettes.
-         Eh bien, je vous assure que si je le visitais, j´en identifierais tout de suite plus d´un.
-         Plus d´un ?
-         Tout d´abord, trois : ceux de trois seigneurs de la maison qui vinrent autrefois faire la guerre chez nous, les espagnols.
-         Lesquels ?
-         Urbain de Maillé-Brézé, Jean-Armand de Maille-Brézé et Emmanuel-Joaquin-Marie de Dreux-Brézé.
-         Fichtre !
-         Mais oui, Mademoiselle. Urbain de Maillé-Brézé fut un célèbre maréchal du temps de Louis XIII[1]. Il fit premièrement la guerre contre nous, d´une façon indirecte, en Allemagne, en compagnie du maréchal de La Force, prenant aux impériaux Spire et Heidelberg (1635) ; puis, il nous la fit directement en Pays Bas, remportant la victoire d´Avein (1635) ; et finalement, en Roussillon et Catalogne, occupant Barcelone et participant aux combats de Collioure et de Perpignan (1641). Il avait été nommé vice-roi de Catalogne le 17 Octobre 1641 et démissionna à la mort de son beau frère.
-         Quel beau-frère ?
-         Le Cardinal Richelieu. Ne connaissiez-vous pas cette affinité ?
-         Pas du tout.
-         Mais oui : Urbain de Maillé-Brezé épousa en 1617 Nicole du Plessis-Richelieu, sœur puînée du célèbre Ministre. Cette union ne réussit point, car peu après son mariage, Nicole devint folle[2] et il dut la tenir enfermée au château de Saumur jusqu´à la fin de sa vie. Elle y décéda en 1636 et fut inhumée aux Ardilliers, dans la chapelle de Richelieu.
-         Pauvre femme !
-         En tout cas, grâce à cette malheureuse union, Urbain occupa de bonne les emplois les plus hauts : Capitaine du Gardes du Roi, Gouverneur de Saumur (1626), Gouverneur de Calais, Ambassadeur en Suède (1631), Chevalier de l´Ordre du Saint-Esprit (1633), Gouverneur de l´Anjou (1636) et enfin, vice-roi de Catalogne (1641-1643). Comme vous voyez, Richelieu savait servir bien son pays et… sa famille.
-         C´est normal.
-         Et ce fut surtout opportun.
-         Pourquoi ?
-         Parce que vous savez, lorsque Richelieu monta au pouvoir, le patrimoine des Brézé ne marchait pas trop bien. Les pertes au jeu d´Urbain, venant après les dilapidations fastueuses de son père Charles, l´avaient sensiblement ébranlé. Mais avec l´aide du Cardinal, Urbain le remonta bientôt. Il semble que son séjour en Espagne lui fut à ce sujet particulièrement utile.
-         Que voulez-vous insinuer, Monsieur ?
-         Moi, rien. Mais il y a une légende populaire d´après laquelle, à son retour de Catalogne, Urbain aurait fait conduire à son château de Milly un convoi immense de mulets avec les dépouilles recueillies aux cours de sa campagne…
-         Mais croyez-vous à cette légende ?
-         Pour le moment, je ne peux pas la vérifier; mais en rentrant en Espagne, je consulterai les historiens catalans. En tout cas, sachez, Mademoiselle, que vers 1840, c´est-à-dire, deux cents ans après, les gens du pays pratiquaient encore des fouilles dans les caveaux du château pour essayer de retrouver ce trésor.
-         Epatant ! Et trouvèrent-ils quelque chose… ?
-         Rien du tout. Urbain de Maillé-Brézé eut un fils qui passa sa courte existence à nous faire la guerre par mer. Il s´agit de Jean Armand de Maillé-Brézé, une des gloires les plus pures de la Marine française.[3] A 20 ans, il commandait déjà la flotte du Ponant. Il livra de sanglants combats contre nos escadres dans les eaux de Cadiz (22 Juillet 1640), de Tarragone (30 Juin 1642), de Barcelone (1 Juillet 1642), de Carthagène (3 Septembre 1643) et d´Orbitello (14 Juin 1646). Un boulet de canon le tua net dans cette dernière bataille sur le pont de son vaisseau le « St. Louis ». Il n´avait que 27 ans. Son cadavre fut rapporté à Milly et violé sauvagement en 1793, comme tous ceux de sa famille.
-         Quelle atrocité !
-         Mais oui, les cercueils étant en plomb, on les éventra et on les emporta pour fabriquer des balles. Ses ossements restèrent épars dans le caveau familial du château.
-         Quelle horreur !
-         Vous savez, le pauvre héros, n´a pas eu de la chance après sa mort. Dans la chapelle du même château il y avait une plaque de pierre sur laquelle était gravée son épitaphe, composée par Benserade. Eh bien, celle-ci fut aussi détruite à la même époque.
-         Mais cela est du vandalisme pur !
-         Pardon!, Mademoiselle : du vandalisme le plus impur… Le troisième Brézé qui nous fit la guerre n´avait pas la personnalité des deux antérieurs. Emmanuel-Joaquin-Marie de Dreux-Brézé ne fut en effet qu´un simple officier de Cavalerie sous Napoléon I. Puis, sous la Restauration, il fit la guerre d´intervention en Espagne (1823), comme aide de camp de Maréchal Moncey.
-         Et pourquoi ce dernier Brézé s´appelait-il Dreux-Brézé, tandis que le beau-frère et le neveu de Richelieu s´appelaient Maillé-Brézé ?
-         C´est très simple. Parce qu´à partir de 1686, la seigneurie de Brézé passa à la maison de Thomas de Dreux, seigneur de la Pommeraye et conseiller au Parlement de Paris. Ce fut Claire Clémence de Maillé-Brézé qui en fit cession à Thomas de Dreux en échange du marquisat de la Gallissonnière. Elle était la femme du Grand Condé.
-         Alors cette famille de Brézé non seulement fut alliée de Richelieu, mais aussi du Grand Condé.
-         C´est ça. Et auparavant de Charles VII et d´Agnès Sorel.
-         Formidable !
-         Mais oui : un des seigneurs qui aidèrent le plus le Roi de Bourges à chasser de France les anglais, fut Pierre II de Brézé, grand sénéchal d´Anjou, de Poitou et de Normandie. Naturellement il devint familier de la Cour et son fils Jacques de Brézé, conte de Maulévrier, épousa en 1462 Charlotte, fille naturelle de Charles VII et de la Dame de Beauté. Le mariage ne réussit pas et Jacques de Brézé, ayant surpris sa femme en délit flagrant d´adultère, a tua sur-le-champ en 1476.
-         Parid ! Et le mari assassin fut-il laissé tranquille ?
-         Pas du tout, parce que Louis XIK qui savait tirer profit de tout, même des adultères de ses demi-sœurs, condamna le conte de Manlévrier à payer une amende de 100.000 écus.
-         Bien fait !
-         Comment ! bien fait… Et l´adultère aussi était-il, bien fait, Mademoiselle ?
-         Ça dépend.
-         Ah ! non. Ça ne dépend de rien. Une femme qui n´aime plus un homme, a le droit de s´expliquer et de le quitter ; mais non pas de le tromper, et de le bafouer…
-         Bon, bon. Laissons de côté cette question. Continuez, s´il vous plaît.
-         A la suite de cette amende exorbitante, Jacques de Brézé fut contraint d´abandonner ses terres ; mais il les recouvra sous Charles VIII par un arrêt du Parlement. Voyez donc, Mademoiselle, comment enfin la Justice française ne trouva pas l´amende très régulière.
-         Naturellement. Au temps de Charles VIII, comme aujourd´hui, la Justice française était masculine…
-         Ah ! oui ; si elle avait été féminine, après avoir trompé et blessé le mari, on l´aurait mis à mort, comme un taureau…
-         Oh – là – là ! Pas autant. Vous exagérez. Mais revenons aux Brézé.
-         Voulez-vous encore une anecdote de jupes ?
-         Volontiers.
-         Eh bien, la voici. Louis de Brézé, fils de Jacques, épousa à son tour une autre femme d´histoire : Diane de Poitiers. Ah ! mais celle-ci fut fidèle à son mari – que je sache -, tout au moins de son vivant ; et quand il mourut en 1531, elle fit même ériger à sa mémoire un superbe mausolée que l´on admire aujourd´hui dans la cathédrale de Rouen. Cela n´empêcha pourtant pas qu´elle devint bientôt la maîtresse d´Henri II. Que voulez-vous ? C´était sa revanche.
-         Comment ! sa revanche…
-         Mais oui. Quand elle épousa Louis de Brézé elle n´était encore qu´une petite fille âgée de 13 ans, tandis qu´il était un monsieur déjà veuf, quoique pas vieux. Eh bien, quand elle devint la maîtresse d´Henri II, encore dauphin, celui-ci était un gamin de 17 ans, alors qu´elle était une veuve de 37 ans !
-         Epatant !
-         Le plus surprenant du cas est que cette vieille maîtresse exerça sur le Roi – qui pourtant n´était pas bête – un empire absolu jusqu´à sa mort.
-         C´est drôle. Véritablement cette femme était ou extraordinairement habile ou du moins extraordinairement belle.
-         Les deux choses à la fois, Mademoiselle. A 60 ans, elle était aussi fraîche et séduisante qu´une jeune fille de 20 ans.
-         C´est curieux.
-         Le plus curieux est le secret de cette longue jeunesse. Le savez-vous ?
-         Pas du tout.
-         Eh bien, je vais vous le révéler… gratuitement. C´est un précieux secret, je pense.
-         Sans doute.
-         Elle prenait tous les jours, en été comme en hiver, une douche d´eau froide.
-         Vous plaisantez !
-         Pas du tout, Mademoiselle. Comme vous voyez, il s´agit d´une recette plus simple et surtout moins chère – que toutes formules de votre Antoine…
-         Mais d´où tirez-vous tant d´histoires, mon ami ?
-         Caramba ! des livres, Mademoiselle. Ou pensez-vous que je les invente ?
-         Oh ! non, bien sûr.
En parlant de la sorte, nous quittâmes le parc. Nous reprîmes le chemin tortueux.  Nous marchâmes encore pendant quelque temps. En route nous nous régalâmes de mûres, de raisins et de noix tombées sur le sentier. En outre, j´attrapai une sauterelle. Elle était très jolie. Mais je dus la lâcher incontinent pour faire plaisir à mon amie. Que voulez-vous ? Les jeunes filles se sentent les sœurs des sauterelles. Les unes et les autres aiment voler librement. Par contre, elle garda et aspira avec délectation une bottelette de serpolet et de méline que je cueillis pour elle. Ah! les femmes et les parfums se grisent réciproquement.
     Au bout de quelques minutes, nous arrivâmes finalement à la propriété. C´était une petite vigne, plantée ça et là de fruitiers. D´abord, nous nous reposâmes. Nous nous assîmes sur l´herbe, à l´ombre d´un petit taillis, avoisinant la vigne. Il faisait beau. Une brise agréable caressait les arbres et les pampres. Les rayons du soleil – un soleil blanc, à la couleur de la dolomite – étaient tièdes comme des baisers d´enfant.
     Je tirai de ma poche un petit volume des classiques Larousse : « Poésies choisies d´Alfred de Musset ». C´était son poète préféré. Nous nous mîmes à lire les « Stances à la Malibran »
« Ce qu´il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive. Ce n´est pas l´art divin ni ses savants secrets. Quelque autre étudiera cet art que tu créais. C´est ton âme, Minette, et ta grandeur naïve ; c´est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive. Que nul autre après toi ne nous rendra jamais… »
-         Cette Malibran dut être une femme extraordinaire – commenta la jeune fille.
-         En effet, elle fut en même temps qu´une grande artiste, et une brave femme, une dame très cultivée. Elle parlait et écrivait correctement l´espagnol, le français, l´anglais, l´allemand et l´italien. C´est à l´improviste qu´elle débuta au King´s Theatre de Londres en 1824 dans « Roméo et Juliette ». Alors elle était âgée de 16 ans. Sa renommée devint bientôt mondiale. Les Opéras européens et américains se la disputèrent. Elle réussit les deux voix de soprane aigu et de contralte et produisait une indicible impression pour l´énergie de mon chant dramatique. Ses plus beaux triomphes étaient dans « Le Barbier de Séville », « La Sonnambule », « Otello », « Sémiramis » et « Don Juan ». Lors d´une tournée en Amérique, elle épousa à New-York le banquier français Eugène Malibran. Ce fut une erreur terrible de sa part Malibran étant un individu indigne d´elle sous tous les rapports. Naturellement cette alliance échoua immédiatement et les époux se séparèrent l´année suivante. Après force démarches elle réussit à faire annuler ce mariage en 1835 et elle se remaria l´année suivante avec le violoniste belge Charles de Bériot. Leur union fut éphémère, puisque la Malibran ayant fait une chute grave de cheval, décéda à Manchester le 23 septembre 1836, après quelques jours de terribles souffrances. Elle était âgée seulement de 28 ans. Son corps fut transporté à Lacken en Belgique et on grava sur son tombeau cette épitaphe de Lamartine :
-         « Beauté, génie, amour, furent son nom de femme. Ecrit dans son regard, dans son cœur, dans sa voix ! Sous trois formes au ciel appartenait cette âme. Pleurez terre ! et vous, cieux, accueillez-la trois fois. »
-         Pauvre femme !
-         Vous savez, malgré son origine espagnole, elle montra toujours une prédilection pour la France, et surtout, pour Paris.
-         Mais comment ! la Malibran était espagnole ! Je pensais qu´elle était italienne, comme affirme l´auteur de ce recueil.
-         Pas du tout, Mademoiselle. Ce commentateur se trompe. D´abord, la Malibran naquit à Paris en 1808, mais elle garda toujours la nationalité de ses parents. Du reste son nom de jeune fille est espagnol cent pour cent. Elle s´appela Maria Felicia García.
-         Comme vous. C´est curieux.
-         C´est son père qui porta exactement mon non paternel et mon prénom. Il fut un illustre compositeur de musique et artiste lyrique, né à Séville en 1775, mort à Paris en 1832. Il composa des opéras qui eurent de succès en Espagne et débuta au Théâtre-Italien de Paris en 1807. Il fonda à New-York le Théâtre–Italien en 1825. Comme chanteur et comme acteur, il avait une verve irrésistible. Manuel García eut trois enfants et chose extraordinaire !, tous les trois devinrent aussi célèbres que lui. Ce furent deux filles : la Malibran et Madame Viardot,[4] toutes les deux cantatrices ; et un garçon, appelé aussi Manuel García, né à Madrid en 1805, mort à Cricklewood en 1906. Celui-ci fut à son tour un excellent compositeur, chanteur et professeur de chant. Il inventa le laryngoscope et écrivit pour ses élèves un « Traité complet de l´art du chant ».
-         Bravo ! Avec ces homonymes si illustres, vous ne pouvez que devenir aussi une célébrité.
-         Bah ! En Espagne les Manuel García abondent comme les pierres. Pensez-vous que les artistes cités soient les seuls hommes célèbres, portant mon nom et prénom ? Pas du tout. Je pourrais encore vous dénombrer, un évêque, un philosophe et un toréador.
-         Un toréador aussi ?
-         Mais oui ; l´un des toréadores les plus populaires du siècle passé: Manuel García el Espartero. Il finit tragiquement sur l´arène comme un héros de roman tauromachique.
-         Et n´avez-vous jamais été tenté de devenir aussi toréador ?
-         Non, Mademoiselle. Je n´aime pas les cornes …
Après avoir lu et causé de la sorte pendant une demi-heure, nous nous levâmes. Elle prit le panier et nous commençâmes à cueillir des pêches. Celles-ci étaient magnifiques et avaient justement les couleurs du minois de la jeune fille: vieux rose et jaune – rougeâtre, finement poudrés.
- Remarquez – fis-je en lui présentant une très belle. Elle a exactement votre teint.
- Mais pas ma saveur – répliqua-t-elle avec malice.
- Voyons – conclus-je.
Et unissant la parole à l´action, j´essayai sur-le-champ d´embrasser son visage. Mais elle se déroba coquettement.
-         C´est bien. Alors j´essayerai sur la pêche – apostillai-je avec philosophie. Et par la suite, je me mis à la mordiller. Elle était vraiment exquise, délicieuse, cette pêche-là. Ses entrailles saignaient comme celle d´une grenade.
-         Voyez – ajoutai-je. Le cœur de cette pêche saigne mieux que le cœur de maintes femmes.
-         Est-ce une allusion ?
-         Oh ! non, Mademoiselle…
-         En tout cas, vous devez savoir que les apparences trompent très souvent.
-         Croyez-vous ? – fis-je, la regardant dans les yeux fixement.
Elle se tut ; mais elle sentit tendrement mon regard.
Alors, j´approchai lentement mes lèvres de ses lèvres, et cette fois elle ne se déroba plus. Sous les branches languissantes du pêcher, je l´embrassai longuement.
Mais oui : son cœur saignait sans doute comme le noyau du fruit.
Et sa chair était effectivement plus savoureuse que la pêche délicieuse… Je l´aurais bien mordillée comme celle-ci, mais…
Je me contins avec sagesse.
Parce que .. ?
Parce que les lèvres d´une femme aimante ne sont pas seulement la pêche la plus belle et savoureuse, mais en même temps la perle la plus précieuse et délicate…

St. Cyr-en-Bourg, le 10 septembre 1944

Note sur la Malibran.

La Malibran fut l´idole des hommes les plus célèbres de son temps. Musset, Sainte-Beuve, Bellini, Théophile Gautier, Armand Carrel, Ernest Legouvé, etc. soupirèrent auprès d´elle. Balzac et Lamartine n´échappèrent à son charme, et le vieux Lafayette lui disait paternellement : « Maria, savez-vous bien que vous êtes mes dernières amours ? »
Mais Maria était d´une vertu farouche, à l´espagnole. « Je n´aime pas les amours irrégulières » - disait-elle.
Une fois elle reçut une lettre d´amour, accompagnée d´un chèque de trente mille francs. Maria, comme fouettée par l´insulte, glissa le chèque dans la lettre et les retourna à son envoyeur avec un billet tranchant :
« Si j´étais assez vile pour me vendre, monsieur, vous m´offrez trente mille fois plus que je ne voudrais ! Si jamais je me donne, tout votre or ne saurait me payer. » Voir « Une vie ardente – La véritable histoire de la Malibran » par Marguérite Pasquier – Editions « La Caravelle » - Paris, 1944.



UNE LEÇON AU COLLÈGE YOLANDE D´ANJOU
Saumur, 1945
Au commencement de l´automne 1944, comme je me trouvais en chômage à St-Cyr-en-Bourg, à la suite de la crise momentanée de travail occasionnée par la retraite des allemands et la destruction sauvage de quelques moyens indispensables de communication, comme les ponts, j´ai accepté, en attendant une autre occupation plus stable et intéressante, de bricoler, pendant quelques jours, au Collège de Jeunes Filles de Saumur. Réellement le travail n´était pas du tout dur. Il s´agissait simplement d´aménager l´établissement qui venait d´être évacué par les allemands. Ils l´avaient laissé, bien entendu dans l´état de malpropreté et de chambardement traditionnel chez les gens de guerre de tous les temps. Mais si la tâche n´était pas du tout lourde, les conditions dans lesquelles je devais l´accomplir, me la rendaient particulièrement pénible, puisque, ne possédant pas un vélo à moi, je devais aller et rentrer de Saumur à pied, c´est-à-dire, j´avais à faire chaque jour deux promenades supplémentaires, représentant un parcours de 14 Kms. Naturellement cela n´était pas du tout un agrément: le soir parce que j´étais déjà fatigué de la journée; et le matin, parce que les premières gelées de la saison commençaient à rafraîchir les aubes, et j´étais obligé de quitter mon lit, alors qu´il faisait encore nuit. Par une ironie féroce du destin, j´ai commencé à bricoler au collège saumurois le 2 Octobre, juste le jour même de l´inauguration officielle du cours académique 1944-45. (Pourtant au Collège de Jeunes Filles les classes n´ont repris que le 9).

         Pour un ancien professeur de l´Enseignement secondaire, la date ne pouvait être plus évocatrice. D'une puissance évocatrice véritablement dramatique! Imaginez-vous: de traduire et commenter "L´ Eneide" et "L´Epître aux Pisons" dans mon pays, à transporter des bancs et des tables dans un collège étranger...! Le changement était fantastique. Aussi fantastique qu´amer. Les  "Métamorphoses" et les "Tristes " d´ Ovide en une pièce. Il est certain, quand même, que depuis dix ans d´exil en France, j´avais déjà subi des métamorphoses plus extraordinaires que celles de "l´Âne" d´Apulée. Aussi une autre transformation désagréable ne touchait pas trop ma sensibilité, déjà bien éprouvée.
        
         Saumur est un ancien petit foyer de culture intellectuelle. A la fin du XVIè siècle, le fameux chef calviniste, Duplessis-Mornay, gouverneur de la ville, y a fondé une Académie Protestante, laquelle a acquis, de bonne heure, une réputation européenne. La R.P.R., y a réuni des professeurs les plus savants et Saumur est devenu de par ce fait, l'Athènes du Protestantisme, selon l´expression de Voltaire. Pour lui faire contrepoids, des Oratoriens envoyés par le cardinal de Berulle, y ont créé, à leur tour, en 1618, l´École de Théologie des Ardilliers. Malgré son nom cette Ecole s´est mise bientôt à cultiver spécialement la Philosophie, et, sous l'influence du médecin Louis Delaforge, ami personnel de Descartes, est devenue rapidement un centre de propagande cartésienne. Malebranche, lui-même, a étudié aux Ardilliers en 1661. En tout cas le résultat de cette concurrence catholique et protestante a été d´attirer à Saumur une jeunesse scolaire très nombreuse, venant de tous les coins d´Europe et qui a fait la fortune de la Ville, pendant plus d´un siècle. Malheureusement la révocation de l´Edit de Nantes et la bulle "Unigenitus" sont venus intempestivement troubler la fête. C´est-à-dire, à Saumur on n´a même pas attendu cette décision-là, pour proscrire la R.P.R. On l´a fait spécialement par deux arrêts du Conseil d´Etat en date du 8 Janvier 1685.  Par la suite l´Académie Protestante a été supprimée. Quant aux Oratoriens, ayant été injustement accusés de jansénisme, leur collège n´a pas tardé à perdre sa clientèle et son prestige, après que le pape Clément XI eut condamné en 1713 le Père Quesnel. Ce double coup scolaire, ajouté à l´émigration civile massive consécutive à la Révocation, a été pour Saumur une catastrophe. La Ville a décliné rapidement. Et elle ne s´est plus relevée. L' Ecole de Cavalerie est venue, certes, plus tard redresser en partie la situation, mais seulement au point de vue économique, non au point de vue spirituel. Saumur n´est plus un centre continental de culture.

         En tout cas, la petite capitale du Haut Anjou n'a pas perdu complètement son relief intellectuel d'autrefois. L´instruction populaire continue. L´instruction publique est, tout d'abord,  plus élevée qu´aux temps de Duplessis-Mornay. A 1´époque de mon séjour dans la région,  Saumur était doté d´un véritable réseau d´écoles maternelles et primaires de l´État, desservie par une équipe nombreuse d´instituteurs et d´institutrices. Il y avait aussi un Collège de Garçons et un Collège de Jeunes Filles; celui-là ayant annexé une Ecole Industrielle, et celui-ci, une Ecole Primaire Supérieure. D´autre part, l´enseignement libre soutenait à son tour plusieurs autres écoles primaires et aussi deux Collèges: L´Institution St-Louis et les Cours Dacier. Ce beau tableau scolaire se complétait par quelques autres institutions culturelles remarquables: une splendide Bibliothèque Municipale; un Musée Artistique; un Musée du cheval, une Station Viticole et une Société de Lettres, Sciences et Arts du Saumurois. Celle-ci éditait une excellente revue et organisait, de temps à autre, de concerts,  conférences, excursions et expositions artistiques. D'autre part, quelques sociétaires lettrés publiaient quelquefois opuscules intéressants sur les choses et le passé du Saumurois.
         Lors de l´inauguration du cours académique 1944-45, ce tableau culturel était, hélas!, un peu abîmé. La guerre qui a éprouvé si durement l´agglomération saumuroise, n´a pas, non plus, épargné ses centres de culture. En juin 1940, l´école de la rue du Prêche a été presque entièrement détruite et le Musée Municipal a été gravement endommagé. Et en Juin 1944 l´école maternelle de la Croix-Verte et l´Ecole de filles de la Rue Montzel ont été tout à fait rasées. D´autres établissements scolaires ont été de surcroît plus ou moins atteints, mais pas gravement. Quant au Collège de Jeunes Filles, il a été épargné par les bombardements, mais, non par la soldatesque teutone. Il a été occupé par les allemands de Juin 1940 à la fin d´Août 1944. C´était fatal. Le Collège de Jeunes filles de Saumur était le centre d´enseignement le plus beau, le plus moderne et le pus vaste de la Ville. Sa construction datant de 1880, a coûté un million or de l´époque. Il se dresse à l´endroit le plus élevé de l´agglomération, sur le versant du coteau qui domine Saumur et les vallées du Thouet et de la Loire. Les tours du Château et celle de Notre Dame de Nantilly le jalonnent au nord et au Sud. Et dès les fenêtres de sa façade, surtout de celles de l´aile gauche, on aperçoit une perspective ravissante: le gracieux angle ayant comme sommet le Pont Fouchard, comme bissectrice le Thouet et comme côtés le quartier de Nantilly et l´agglomération de Bagneux.

         Détail curieux ! Le Collège de Jeunes Filles de Saumur est baptisé du nom d´une illustre princesse espagnole: Yolande d´Anjou, née d´Aragon. En effet, elle est née à Saragosse en 1379 et était fille du roi Jean Ier d´Aragon et de Yolande de Bar, petite-fille du roi de France, Jean le Bon et nièce de Charles V le Sage.  Elle a épousé à 21 ans le duc Louis II d´Anjou, devenant, de par ce fait, duchesse d´Anjou et reine de Naples, de Sicile, d´Aragon et de Jérusalem. Cette union a été heureuse, mais éphémère, puisque Louis II d´Anjou est décédé prématurément au château d´Angers, le 29 Avril 1417. Il n´avait que quarante ans, et Yolande, 37. De ce mariage sont nés six enfants: l´aîné, Louis III d´Anjou, qui épousa Isabelle de Bretagne; René, comte du Piémont, puis comte de Guise, qui épousa tout d´abord Isabelle de Lorraine, puis Jeanne de Laval; Charles, comte du Maine, mort en 1473, époux d' Isabelle de Luxembourg; Marie,  qui a épousé le roi de France Charles VII; Yolande, qui est devenue la femme de François de Montfort, duc de Bretagne; et enfin, une troisième fille, qui a épousé le comte de Genève. Avec le veuvage, on a commencé le grand rôle historique de Yolande d´Anjou d´Aragon. Cette princesse étrangère allait accomplir une tâche surhumaine: sauver la France. Ni plus, ni moins. Justement 16 jours avant la mort de son mari, le prince Charles, fiancé depuis quatre ans à sa fille Marie, était devenu, à l´ improviste, Dauphin. Mais dans quelles piteuses conditions! Sa mère, proclamée Régente, n´était qu´un instrument docile du Duc de BOURGOGNE, Jean-sans-Peur, qui, à son tour, n´était qu' un instrument aveugle des Anglais. On l´a vu clairement quand à la suite du crime de Montereau, Isabeau de Bavière n´a pas hésité à signer le honteux traité de Troyes qui dépouillait son fils et livrait la France à l´Angleterre. Mais derrière l´enfant dépouillé et le pays vendu, c´était Yolande d´Aragon: "la plus vertueuse, sage et belle princesse qui soit en la chrétienté", selon l´expression du chroniqueur Bourdigné. Et Yolande d´Aragon, ce "coeur d´homme en corps de femme", comme dira d´elle son petit-fils et continuateur, Louis XI, au bout d´une lutte tenace qui a duré 25 ans, s´est imposée astucieusement à tous: à la mère infâme, à l´enfant aboulique, aux envahisseurs et aux rebelles, aux intrigants et aux favoris. Pour arriver à ses fins, elle n´a pas reculé devant aucun moyen ni sacrifice: même pas devant la vente de ses bijoux et de sa vaisselle. Elle a divisé habilement ses ennemis, a mis en échec leurs plans, a écarté, les mauvais conseillers du Prince, lui a procuré des alliances avantageuses, a financé des campagnes militaires, a soutenu Richemont, a poussé Brézé, a mandaté Jacques Coeur et a favorisé de tout son pouvoir la mission de Jeanne d´Arc. C´est pour la saluer que la Pucelle est arrivée une fois à SAUMUR en 1429. Alors la Reine de Sicile habitait une charmante demeure qu'elle s´était fait construire dans cette ville et qui tient encore debout malgré le temps, ayant été miraculeusement épargnée par les bombardements de Juin 1944 qui ont rasé presque tous les édifices du quartier. C´est dans cette maison, située à l'angle des rues Montzel et Waldeck-Rousseau, que 1'entrevue eut lieu. Enfin, après une vie consacrée entièrement au relèvement de son pays d´adoption, Yolande d'Aragon est décédée à Saumur, le 14 Novembre 1442. Son corps a été par la suite transporté à Angers et inhumé à l´église St-Maurice, aux côtés de son époux. Telle a été, d'une manière sommaire, l´existence de cette femme insigne. Le nom de Yolande d'Anjou n'est donc pas seulement un bel décor pour le Collège de Jeunes filles de Saumur, mais en outre un modèle magnifique: un modèle de femme, de mère et de Française. Pourtant son illustre nom est presque tout à fait inconnu en dehors de la région. Consultez les manuels d´histoire de la France, vous ne l´y trouvez pas. Consultez les dictionnaires français, vous ne l´y trouvez pas non plus. Que voulez-vous ? Si elle avait été une courtisane comme la Du Barry, une empoisonneuse comme la Brinvilliers ou une cartomancienne comme Madame de Thèbes, elle serait bien connue de tous les Français. (  ).
         A partir de 1´automne 1939, le Collège de Jeunes Filles de Saumur a été d´abord, utilisé comme hôpital de guerre pour les soldats français, et, à la suite de l´Armistice, comme caserne des troupes d'occupation. En l´évacuant en Août 1944, celles-ci ont oublié, dans leur empressement, de détruire le fichier, et c'est par lui que j´ai appris incontinent que les derniers occupants allemands du Collège étaient une compagnie de S. S. Il y avait probablement, dans ses rangs, des barbares ayant pris part aux fusillades d´otages au Breil ou à la forêt de Fontevrault, ou ayant parsemé de mines les alentours de la gare de Nantilly, ce qui avait occasionné aussi plusieurs victimes innocentes ( ). Mais personne ne s´est préoccupé à Saumur de recueillir ce fichier, pour identifier, le cas échéant, ces criminels. Quand on allait le brûler, je l´ai empêché, m´en emparant opportunément à la dérobée. Je le garde encore comme une curiosité. Le chef ou "Obersturmführer" de cette compagnie s´appelait Paul Baldauf. Elle comprenait au dernier moment, environ 80 hommes. Détail curieux, quoique non surprenant: seuls les individus ayant commandement étaient des allemands ou portaient des noms allemands: Fischer, Köhler Baümer, Heinze, etc.... Par contre, les hommes de troupe étaient, pour la plupart, Polonais, Tchèques, Yougoslaves, Russes et d´autres nationalités: Logysz, Welesezuk, Bojko, Mamalyga, Dymytraszezyk, etc. Bien entendu, le fichier n´a pas été l´unique trace que les allemands ont laissé au Collège de Jeunes Filles de Saumur. Ils y ont laissé encore d´autres vestiges moins intéressants: des vitres cassées, des planchers abîmés, des murs écorchés, des meubles détériorés, etc. Heureusement le matériel d´enseignement avait été opportunément évacué (Bibliothèque, Cabinets de Physique, de Chimie, d´Histoire Naturelle, etc.); autrement en y revenant, on n'en aurait retrouvé, bien sûr, que des débris. La prétendue correction des allemands en France n´était qu´une grossière supercherie. La Bibliothèque du Collège avait été utilisée comme "Kantine" et la classe de dessin, comme infirmerie. Deux grands dessins à la craie représentent deux jeunes filles (l´une habillée et l'autre nue) décoraient les murs de celle-ci. Sans doute, était-ce pour distraire l´imagination des malades saisis d´idées noires. Quelques salles étaient ornées de couronnes et de guirlandes, faites de sapin. Est-il nécessaire de signaler que les croix gammées et les emblèmes des SS figuraient un peu partout dans le collège? Sur le linteau de la porte intérieure du 3ème dortoir on avait dessiné, sur un grand carton, un de ces emblèmes, entouré de devise fanfaronne, empruntée à Nietzche:

                                               Was uns nicht umbringt
                                               Macht uns härter.
                                      (Ce qui ne nous tue pas, nous endurcit.)

                                              
Mais la décoration la plus pittoresque était celle du réfectoire: deux grandes têtes de mort...!  Fichtre! ces figures macabres servaient-elles à exciter l´appétit des soldats de la Wehrmacht...? Dans la classe de Mathématiques, on avait laissé un tableau noir rempli de signes de topographie. On y faisait sans doute un cours de cartographie militaire. Par contre, dans la Bibliothèque on faisait paraît-il, les cours de débauche... Ah! le bon vin du Saumurois et les joyeuses princesses du trottoir...! Le désarroi dans la Bibliothèque était complet: la grande table de lecture renversée, un piano démonté, des bouteilles vides dans les armoires, des vitres cassées, de vieux papiers administratifs, des bouquins, des revues Françaises et des journaux allemands éparpillés sur le parquet... Parmi ceux-ci, j'en ai remarqué deux extrêmement curieux. L´un était un Nº du "Soldatam Atlantif " du 29 Avril 1944. On y insérait une longue chronique sur la Loire, accompagnée d´une belle photo de Saumur, prise de la rive droite. L´autre était un Nº de la "Völkischer Beolachter" du 12 Février 1944. Celui-ci consacrait une longue information à une fête célébrée à Madrid par la Phalange Espagnole. On y voyait une parade à la Cité Universitaire, un défilé devant le Palais Royal et des photos du "Caudillo", du "Parteiminister"....Arresse et de Pilar, Primo de Rivera, "die Leiterin der Fhalange Femenina". On n´y remarquait à peine les traits du "Caudillo"; mais, par contre, très bien ceux d´Arrese et de Pilar. Le "Parteminister" avait un air congestionné, et la "Leiterin", un air effrayé. Ah! mon Dieu!  En février 1944, les choses ne tournaient pas très bien pour la Phalange. L'Armée Rouge, terreur des fascistes européens, avançait vers l´Occident, à une allure vertigineuse et il est bien probable que son souvenir eût troublé un peu les imaginations de ceux qui assistaient au défilé et figuraient à la parade... D´autre part, le joug symbolique de la Phalange n´avait servi jusqu´à présent qu´à subjuguer le peuple espagnol et ses flèches n'avaient été utilisées que pour donner la chasse eux républicains. Et si les républicains revenaient à court délai...? Ah! mon Dieu! véritablement c´était une pensée bien capable d´effrayer la "Leiterin" et de congestionner le "Parteimnister"... A la Bibliothèque du Collège de Jeunes Filles de Saumur, j´ai remarqué encore un détail significatif. L´unique roman délaissé dans la salle et qui se trouvait ouvert sur la petite cheminée du fond, était "L´Espion" de Fenimore Cooper. Sans doute, c´était le livre de lecture de quelque S.S. de la "Kompanie", hanté par les "Messages personnels" de la B.B.C... C´est à effacer toutes ces traces du passage des allemands par le Collège que je me suis employé pendant une semaine, avec un autre camarade espagnol, nommé Francisco Castillo: un andalou plus funèbre qu´une messe de Requiem. D´autres équipes françaises nous accompagnaient: des femmes de ménage, des serruriers, des peintres, des menuisiers, etc...

         - "Quelle saloperie de boches!" – s´écriait, de temps à autre, l´Économe - une brave dame aussi mince qu´active, qui nous commandait, mon camarade et moi. C´était son exclamation favorite, en repérant les meubles cassés ou des coins de saleté. Parce que parmi les femmes du Collège Yolande d´Anjou, il n´y avait pas, bien entendu, de collaboratrices. Il ne manquerait plus que cela ! On les avait chassées sans politesse, depuis quatre ans! Il faut dire à l´honneur du corps enseignant français qu´en général, il s´est maintenu face à l´envahisseur, dans une digne attitude. Il y a eu, bien sûr, des défaillants et des traîtres comme les Delmas, les Carcopino, les Zoretti, etc.; mais l´immense majorité a tenu bon, et parfois farouchement. L´un des organisateurs les plus actifs de la Résistance française a été un professeur du Collège de Garçons de SaumurMarcel Hamon, devenu Commandant militaire pour les francs-tireurs et partisans de l´Ouest. En Maine et Loire, les allemands ont fusillé à cause de cette attitude, onze membres de l´Enseignement. Neuf autres sont morts en déportation, parmi lesquels trois femmes, professeurs du Collège Joachim du Bellay à Angers.

         Au Collège de Jeunes Filles de Saumur, mon principal travail consistait à transporter du matériel. Alors un beau matin j´ai dû faire, avec mon camarade, un transport véritablement bizarre: celui de quelques célébrités (des sculptures destinées à la classe de dessin). Parmi lesquelles, se trouvaient Henri II, Cicéron, Marie-Antoinette, Voltaire et la Vénus de Milo. Cela m´a donné l'occasion d´entamer en route avec ces personnages, des dialogues savoureux.
            " - Sire, ai-je interpellé Henri II, savez-vous que Metz a été prise?"
         - Comment ! Le Duc d'Albe, est-il revenu...?
         - Non, Sire. Il n'est plus question des Espagnols, mais des Allemands. Les espagnols -les réfugiés politiques républicains- luttent à présent à côté des Français. Tenez, Sire, les tanks américains, qui, le 25 août, ont réduit les derniers nids de résistance à Paris, étaient, en grande partie, montés par des républicains espagnols. Il y en a plusieurs milliers engagés dans la Division Leclerc. Albi, Agen, Foix, Auch, Rodez, Argentan et beaucoup d´autres localités ont été libérées, les armes à la main, par des compatriotes réfugiés. D´autre part, ils ont partout lutté aux côtés des F.F.I. ( ). L'un de mes meilleurs amis, Bartolomé Cabré, a été tué aux combats de l´Ardèche[1], sur la route de Mezilhac. Et l´autre jour, le Général de Gaulle, au cours de sa visite à Toulouse, a tenu à remettre, lui-même, la Médaille Militaire et la Croix de la Libération à un réfugié espagnol qui s´est particulièrement distingué là-bas par ses exploits. Il s'appelle Pablo Garcia Calero.
- Bravo ! Bravo !
- Mais dites-moi: que sont venus faire à Metz les allemands....?
         - Ah! Sire, ils ont occupé la France, pendant quatre années. Mais, à présent, ils s´en vont.  Plutôt, ils en ont été chassés.
         - Ça va, ça va.
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     Malgré mon déguisement prolétaire, mon vieux maître Cicéron m´a reconnu sur le champ.
     - O Dii immortales ! mais que faites-vous ici, mon pauvre ami...?
     - Voyez, Magister; je fais la ménagère.
     - Mehercule!
    - Bah! ça n´a pas d´importance.  Depuis que je suis exilé en France, j´ai fait tant de choses rares...
  - A propos, Maître, voulez-vous vous charger d´une affaire judiciaire extraordinaire..?
   - Laquelle?
   - L´affaire de la rue Lauriston. Il s´agit d´une organisation de voleurs et d´assassins dont les rapines montent à plus de cent millions, les meurtres à plusieurs centaines et où sont inculpés, jusqu´à présent, plus d´un millier de collaborateurs.
    - Pro deum hominumque fidem! L´affaire est réellement monstrueuse. Mais qui dirigeait cette organisation de bandits et de criminels...?
   - Deux policiers français, agents de la Gestapo allemande. Ils s´appellent Henri Lafont et Pierre Bony. Voyez, Maître, que c´est une affaire plus intéressante que celle de Verres. Vous avez l´occasion de reverdir la gloire de vos sept Verrines, en écrivant, maintenant, les sept cents "Gestaponines...."
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         L´infortunée Marie-Antoinette avait un air attristé.
           C´est naturel! - et elle me confia avec amertume:
         - Hélas, Monsieur. Je suis à présent désolée.
         - Pourquoi, Madame?
         - Penser que je fus guillotinée sans pitié, tandis que les Français ont maintenant laissé échapper tranquillement ce coquin de Laval..![2]
          - Ah! Madame: mais croyez-vous que Monsieur Laval est digne d´être guillotiné, avec tous les honneurs, comme une Reine de France...? Non: il ne mérite que la lanterne de Foullon.
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      Voltaire avait, comme d´habitude, le rire sarcastique avec lequel Houdon l´a transmis à la postérité.  Je l´ai apostrophé:
- Et bien, Monsieur, de quoi riez-vous, en ce moment...? Vous gaussez-vous de moi?
         - Oh! pas du tout, Monsieur. Vous êtes, à présent, une victime de l´oppression comme Calas, et cela me suffit pour vous respecter.
- Alors...?
- Alors je ris en cet instant, en pensant à l´humeur chagrine que doit avoir mon ancien ami le roi Frédéric, à la vue de la débâcle de ses Prussiens...
- Que vous êtes rancunier, Monsieur!
 - Comment ! Mais n´ai-je dû supporter patiemment, pendant quatre ans, les rires insultants des laquais de sa Cour...? Rappelez-vous notre vieux proverbe: Rira bien qui rira le dernier.
____________


               La Venus de Milo a rougi de honte quand je l´ai prise entre mes bras. Et elle a balbutié.
         - Voyez, Monsieur, que je ne sors précisément pas de mon cabinet de toilette (Elle était, en effet, entièrement couverte de poussière)
     - Et l´on voit que vous êtes très galant, Monsieur.
- Mais, dites-moi, Mademoiselle: qui vous a cassé les bras....?
     - Un jaloux amant.
- Ah! Je comprends, Mademoiselle. Sans les bras, vous êtes une beauté dangereuse. Avec eux, vous deviez être une beauté redoutable..."
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         Le lendemain de mon transport de la Vénus de Milo, j´ai dû charger et transporter des sacs de coke. La marchandise changeait. Mon camarade Castillo, toujours d´une humeur bourrue, était devenu, ce matin, un hérisson inabordable. Il piquait de partout.  Réellement le "boulot" n´était pas du tout agréable. En outre, il tombait une pluie drue et il nous fallait décharger les sacs de charbon, sous cette douche.  Par contre, je prenais la chose philosophiquement, à la façon d´Epictète. Pourtant je n´avais rien encore dans l´estomac et j´avais fait ce matin sous cette pluie, mes sept kilomètres de promenade. Mais j´avais fait ce matin la connaissance d´une petite fille ravissante.

Elle s´appelait Denise et c´était une brunette très mignonne, avec des yeux châtains très foncés et de longs cils très noirs. Son visage était parfait et fin, comme celui d´une Vierge de Memling. Je l´ai rencontrée près du cimetière de Nantilly.  Elle sortait de sa maison, avec deux autres soeurettes. Tous les trois allaient à l´école paroissiale du quartier. Les plus petites se protégeaient de la pluie, sous un petit parapluie commun. Mais Denise n´en avait pas et elle se couvrait uniquement d´un petit capuchon. Alors je l´ai prise en pitié et l´ai invitée à marcher, sous mon parapluie.  La gosse a accepté sur-le-champ. Je l´ai accompagnée aussi ravi que si elle avait été la femme la plus jolie de Saumur. Le courage simple de cette petite fille qui, pour aller à l´école, n´avait pas crainte de braver la pluie, ayant pourtant à parcourir deux kilomètres sans aucune protection, m´a suffi pour braver patiemment, à mon tour, non seulement l´averse, mais aussi toute la charge de coke. Cependant, quand a midi, j´ai quitté la maison de l´Econome et suis rentré au Collège de Jeunes filles, pour me réchauffer et prendre mon frugal repas, la vision devant une glace de mon visage noirci par le charbon, ainsi que mes vêtements, est venue pour un moment, à bout de toute ma sérénité et de toute ma patience. Cette vision rebutante m´a révolté.
         De professeur à charbonnier,...! Ma foi, cette dernière métamorphose était réellement trop cruelle...! Mais une pensée hautaine m´a aidé à me ressaisir immédiatement. N´étais-je plus, en effet, professeur.....? Mais si, depuis mon exil en France, je l´étais plus qu´avant. À ce moment, je l´étais plus que jamais. Avoir lutté les armes à la main contre les tyrans de ma patrie, pendant deux années et demie; puis, avoir accepté l´exil, les camps de concentration, les Compagnies de Travaux forcés, les "lager" de la Todt, l´esclavage, la faim, le dénûment, la misère, tout... plutôt que me soumettre à leur dictature odieuse; et à présent, travailler, sous la pluie, comme un charbonnier, faisant chaque jour 14 Kms. de chemin à pied.., est-ce que tout cela n´était pas, effectivement, une petite leçon..?
Mais oui: je pense que c´était la leçon la plus éloquente qu´un professeur espagnol républicain, réfugié en France depuis 1939, pouvait donner, pendant l'automne 1944, au Collège de Jeunes Filles de Saumur, baptisé du nom glorieux d´une illustre et courageuse femme espagnole: Yolande d´Aragon......




[1] Bartolomé Cabré Fiol, né à Lérida.
[2] Il se réfugia en Espagne, mais Franco le livra aux Français qui le fusillèrent à la prison de Fresnes (Paris), en 1945.


BRUME

St Cyr-en-Bourg, le 11 Novembre 1944

Cet anniversaire de l´Armistice de 1918 –le premier 11 Novembre de la France libérée– parut à Saumur tout à fait brumeux. De gros nuages recouvraient le ciel. La ville était enveloppée dans un châle gris de mélancolie. En vain la clique commença de bonne heure à parcourir les rues. La Municipalité avait préparé une journée d´allégresse. La Nature organisa une journée de tristesse. La pluie ne tarda pas à aiguillonner les saumurois. C´était une pluie fine, lente, mais perçante. En ce moment je travaillais au quartier des Ponts. Je ne faisais pas fête. L´Inspection de travail avait ordonné qu´en raison des circonstances, les entreprises de la reconstruction n´arrêteraient pas les travaux. Et comme d´autre part, je n´avais rien à voir en réalité avec le 11 Novembre, je ne manquai pas le chantier. Pourtant je travaillai seulement jusqu´à midi. Ensuite, j´allai déjeuner avec quelques compatriotes à un restaurant de la rue Saint Nicolas. Entre-temps la pluie se fit drue. J´avais pensé rentrer à St-Cyr-en-Bourg aussitôt le repas fini; mais je dus rester sur place en attendant que la pluie cessât. Vers 15 heures elle devint effectivement plus grêle; plus presqu´imperceptible. Alors je quittai l´établissement.
Quelle force mystérieuse me poussa par la suite vers les Ponts et me détourna de mon premier propos de regagner immédiatement le village? Je ne sais pas. Probablement un obscur pressentiment. Un pressentiment aussi obscur que la brume qui s´étendait sur les rives de la Loire.
J´arrivais en flânant presqu´au quartier de la Croix Rouge. Mais en ce moment la pluie recommença de plus belle et je revins aussitôt sur mes pas. La pluie est toujours un spectacle triste. C´est la Nature en pleurs. Mais la pluie sur les ruines, est effroyable. En parcourant ces quartiers démolis, elle me fit l´impression d´une charge féroce de poignards. Comme si un monstre invisible poignardât avec acharnement les victimes des bombardements, gisant encore sous les décombres. Les eaux de la rivière se pressaient sous les arcades des ponts dynamités, troubles et sales comme les passions d´une femme infâme. Et au loin, le Viaduc sauté se débattait contre le courant comme un naufragé. L´aiguille de St. Pierre tentait vainement de percer le rideau de brume et de tristesse.
Tandis que je marchais d´un pas nonchalant, abîmé dans la contemplation de cette scène, une ombre se glissa furtivement à mes côtés. Se glissa-t-elle...? Le mot n´est pas exact. Elle se déroba. Se déroba-t-elle...? Non plus. Elle essaya de se dérober à mes regards. Pourquoi...? Parce que...
............................
Je sentis sur-le-champ dans tout mon être un choc affreux, brutal. Ce fut comme si le pont Lessart avait craqué instantanément sous mes pieds et m´avait plongé dans les eaux de la Loire... Comme si toutes les ruines du quartier s´étaient précipitées ensemble sur ma tête... Comme si tous les poignards de la pluie avaient d´un seul coup traversé mon coeur confiant et désarmé.
En regardant l´ombre fuyante, je restai un moment comme hébété. Puis, je réagis douloureusement et continuai à marcher en pleine inconscience.
La pluie tombait toujours drue. La brume enveloppait aussi de ses voiles les eaux traîtresses de la Loire. Mais c´est surtout dans mon âme qu´il pleuvait et brumassait en cet instant.
Par un contraste méchant, impitoyable, un avis allègre d´instruments commença à retentir par la suite du côté de l´Hôtel de la Ville. C´était le concert public de la Musique Municipale, annoncé pour 16 heures.

Cet air quel était-il...? Je l´ignore. En ce moment ténébreux et amer, je n´entendis dans mon coeur sanglotant que la “Marche Funèbre” de Chopin...


[1] Né à Brézé en 1598, m. à Nelly en 1650.
[2] Une de ses manies était celle de ne jamais s´asseoir de peur de se briser, car elle croyait avoir le géant en verre.
[3] Né à Milly en 1619, m. devant Orbitello (Italia) en 1646. Il était duc de Fronsac et de Caumont et Grand Maître-Chef et Surintendant Général de la Navigation et du Commerce de France.
[4] Madame Viardot, née Paulina García fut une artiste aussi remarquable que sa soeur. Elle naquit et mourut à Paris (1821-1910). Elève de son père pour le chant et de Liszt pour le piano, elle triompha dans tous les théâtres d´Europe. Retirée de la scène, elle se consacra à l´enseignement. Elle écrivit une série de 12 mélodies sur des poésies russes, trois opérettes, un grand nombre de mélodies vocales, etc. elle avait épousé en 1841 Louis Viardot, directeur du Théâtre italien de Paris, illustre écrivain et journaliste avancé, traducteur de Cervantès, Gogol Pouchkine, etc. (1800-1883). Œuvres : « Histoires des arabes et des maures d´Espagne » (1932), « Etudes sur l´histoire des institutions et de la littérature espagnoles » (1835), etc. 









[1] En el manuscrito (cuaderno 4): St. Cyr-en-Bourg, 28 Août 1944.
[2] Journal intime, 22-XII-1874.
[3] Théâtre critique universel, T. I, discours XV.


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