sábado, 5 de septiembre de 2015

Une leçon au Collège Yolande d´Anjou

UNE LEÇON AU COLLÈGE YOLANDE D´ANJOU

© MANUEL GARCÍA SESMA

SAUMUR, 1945

Au commencement de l´automne 1944, comme je me trouvais en chômage à St-Cyr-en-Bourg, à la suite de la crise momentanée de travail occasionnée par la retraite des allemands et la destruction sauvage de quelques moyens indispensables de communication, comme les ponts, j´ai accepté, en attendant une autre occupation plus stable et intéressante, de bricoler, pendant quelques jours, au Collège de Jeunes Filles de Saumur. Réellement le travail n´était pas du tout dur. Il s´agissait simplement d´aménager l´établissement qui venait d´être évacué par les allemands. Ils l´avaient laissé, bien entendu dans l´état de malpropreté et de chambardement traditionnel chez les gens de guerre de tous les temps. Mais si la tâche n´était pas du tout lourde, les conditions dans lesquelles je devais l´accomplir, me la rendaient particulièrement pénible, puisque, ne possédant pas un vélo à moi, je devais aller et rentrer de Saumur à pied, c´est-à-dire, j´avais à faire chaque jour deux promenades supplémentaires, représentant un parcours de 14 Kms. Naturellement cela n´était pas du tout un agrément: le soir parce que j´étais déjà fatigué de la journée; et le matin, parce que les premières gelées de la saison commençaient à rafraîchir les aubes, et j´étais obligé de quitter mon lit, alors qu´il faisait encore nuit. Par une ironie féroce du destin, j´ai commencé à bricoler au collège saumurois le 2 Octobre, juste le jour même de l´inauguration officielle du cours académique 1944-45. (Pourtant au Collège de Jeunes Filles les classes n´ont repris que le 9).


            Pour un ancien professeur de l´Enseignement secondaire, la date ne pouvait être plus évocatrice. D'une puissance évocatrice véritablement dramatique! Imaginez-vous: de traduire et commenter "L´ Eneide" et "L´Epître aux Pisons" dans mon pays, à transporter des bancs et des tables dans un collège étranger...! Le changement était fantastique. Aussi fantastique qu´amer. Les  "Métamorphoses" et les "Tristes " d´ Ovide en une pièce. Il est certain, quand même, que depuis dix ans d´exil en France, j´avais déjà subi des métamorphoses plus extraordinaires que celles de "l´Âne" d´Apulée. Aussi une autre transformation désagréable ne touchait pas trop ma sensibilité, déjà bien éprouvée.
           
            Saumur est un ancien petit foyer de culture intellectuelle. A la fin du XVIè siècle, le fameux chef calviniste, Duplessis-Mornay, gouverneur de la ville, y a fondé une Académie Protestante, laquelle a acquis, de bonne heure, une réputation européenne. La R.P.R., y a réuni des professeurs les plus savants et Saumur est devenu de par ce fait, l'Athènes du Protestantisme, selon l´expression de Voltaire. Pour lui faire contrepoids, des Oratoriens envoyés par le cardinal de Berulle, y ont créé, à leur tour, en 1618, l´École de Théologie des Ardilliers. Malgré son nom cette Ecole s´est mise bientôt à cultiver spécialement la Philosophie, et, sous l' influence du médecin Louis Delaforge, ami personnel de Descartes, est devenue rapidement un centre de propagande cartésienne. Malebranche, lui-même, a étudié aux Ardilliers en 1661. En tout cas le résultat de cette concurrence catholique et protestante a été d´attirer à Saumur une jeunesse scolaire très nombreuse, venant de tous les coins d´Europe et qui a fait la fortune de la Ville, pendant plus d´un siècle. Malheureusement la révocation de l´Edit de Nantes et la bulle "Unigenitus" sont venus intempestivement troubler la fête. C´est-à-dire, à Saumur on n´a même pas attendu cette décision-là, pour proscrire la R.P.R.. On l´a fait spécialement par deux arrêts du Conseil d´Etat en date du 8 Janvier 1685.  Par la suite l´Académie Protestante a été supprimée. Quant aux Oratoriens, ayant été injustement accusés de jansénisme, leur collège n´a pas tardé à perdre sa clientèle et son prestige, après que le pape Clément XI eut condamné en 1713 le Père Quesnel. Ce double coup scolaire, ajouté à l´émigration civile massive consécutive à la Révocation, a été pour Saumur une catastrophe. La Ville a décliné rapidement. Et elle ne s´est plus relevée. L' Ecole de Cavalerie est venue, certes, plus tard redresser en partie la situation, mais seulement au point de vue économique, non au point de vue spirituel. Saumur n´est plus un centre continental de culture.

            En tout cas, la petite capitale du Haut Anjou n'a pas perdu complètement son relief intellectuel d' autrefois. L´instruction populaire continue. L´instruction publique est, tout d'abord,  plus élevée qu´aux temps de Duplessis-Mornay. A 1´époque de mon séjour dans la région,  Saumur était doté d´un véritable réseau d´écoles maternelles et primaires de l´État, desservie par une équipe nombreuse d´instituteurs et d´institutrices. Il y avait aussi un Collège de Garçons et un Collège de Jeunes Filles; celui-là ayant annexé une Ecole Industrielle, et celui-ci, une Ecole Primaire Supérieure. D´autre part, l´enseignement libre soutenait à son tour plusieurs autres écoles primaires et aussi deux Collèges: L´Institution St-Louis et les Cours Dacier. Ce beau tableau scolaire se complétait par quelques autres institutions culturelles remarquables: une splendide Bibliothèque Municipale; un Musée Artistique; un Musée du cheval, une Station Viticole et une Société de Lettres, Sciences et Arts du Saumurois. Celle-ci éditait une excellente revue et organisait, de temps à autre, de concerts,  conférences, excursions et expositions artistiques. D'autre part, quelques sociétaires lettrés publiaient quelquefois opuscules intéressants sur les choses et le passé du Saumurois.
            Lors de l´inauguration du cours académique 1944-45, ce tableau culturel était, hélas!, un peu abîmé. La guerre qui a éprouvé si durement l´agglomération saumuroise, n´a pas, non plus, épargné ses centres de culture. En juin 1940, l´école de la rue du Prêche a été presque entièrement détruite et le Musée Municipal a été gravement endommagé. Et en Juin 1944 l´école maternelle de la Croix-Verte et l´Ecole de filles de la Rue Montzel ont été tout à fait rasées. D´autres établissements scolaires ont été de surcroît plus ou moins atteints, mais pas gravement. Quant au Collège de Jeunes Filles, il a été épargné par les bombardements, mais, non par la soldatesque teutone. Il a été occupé par les allemands de Juin 1940 à la fin d´Août 1944. C´était fatal. Le Collège de Jeunes filles de Saumur était le centre d´enseignement le plus beau, le plus moderne et le pus vaste de la Ville. Sa construction datant de 1880, a coûté un million or de l´époque. Il se dresse à l´endroit le plus élevé de l´agglomération, sur le versant du coteau qui domine Saumur et les vallées du Thouet et de la Loire. Les tours du Château et celle de Notre Dame de Nantilly le jalonnent au nord et au Sud. Et dès les fenêtres de sa façade, surtout de celles de l´aile gauche, on aperçoit une perspective ravissante: le gracieux angle ayant comme sommet le Pont Fouchard, comme bissectrice le Thouet et comme côtés le quartier de Nantilly et l´agglomération de Bagneux.

            Détail curieux ! Le Collège de Jeunes Filles de Saumur est baptisé du nom d´une illustre princesse espagnole: Yolande d´Anjou, née d´Aragon. En effet, elle est née à Saragosse en 1379 et était fille du roi Jean Ier d´Aragon et de Yolande de Bar, petite-fille du roi de France, Jean le Bon et nièce de Charles V le Sage.  Elle a épousé à 21 ans le duc Louis II d´Anjou, devenant, de par ce fait, duchesse d´Anjou et reine de Naples, de Sicile, d´Aragon et de Jérusalem. Cette union a été heureuse, mais éphémère, puisque Louis II d´Anjou est décédé prématurément au château d´Angers, le 29 Avril 1417. Il n´avait que quarante ans, et Yolande, 37. De ce mariage sont nés six enfants: l´aîné, Louis III d´Anjou, qui épousa Isabelle de Bretagne; René, comte du Piémont, puis comte de Guise, qui épousa tout d´abord Isabelle de Lorraine, puis Jeanne de Laval; Charles, comte du Maine, mort en 1473, époux d' Isabelle de Luxembourg; Marie,  qui a épousé le roi de France Charles VII; Yolande, qui est devenue la femme de François de Montfort, duc de Bretagne; et enfin, une troisième fille, qui a épousé le comte de Genève. Avec le veuvage, on a commencé le grand rôle historique de Yolande d´Anjou d´Aragon. Cette princesse étrangère allait accomplir une tâche surhumaine: sauver la France. Ni plus, ni moins. Justement 16 jours avant la mort de son mari, le prince Charles, fiancé depuis quatre ans à sa fille Marie, était devenu, à l´ improviste, Dauphin. Mais dans quelles piteuses conditions! Sa mère, proclamée Régente, n´était qu´un instrument docile du Duc de BOURGOGNE, Jean-sans-Peur, qui, à son tour, n´était qu' un instrument aveugle des Anglais. On l´a vu clairement quand à la suite du crime de Montereau, Isabeau de Bavière n´a pas hésité à signer le honteux traité de Troyes qui dépouillait son fils et livrait la France à l´Angleterre. Mais derrière l´enfant dépouillé et le pays vendu, c´était Yolande d´Aragon: "la plus vertueuse, sage et belle princesse qui soit en la chrétienté", selon l´expression du chroniqueur Bourdigné. Et Yolande d´Aragon, ce "coeur d´homme en corps de femme", comme dira d´elle son petit-fils et continuateur, Louis XI, au bout d´une lutte tenace qui a duré 25 ans, s´est imposée astucieusement à tous:  à la mère infâme, à l´enfant aboulique, aux envahisseurs et aux rebelles, aux intrigants et aux favoris. Pour arriver à ses fins, elle n´a pas reculé devant aucun moyen ni sacrifice: même pas devant la vente de ses bijoux et de sa vaisselle. Elle a divisé habilement ses ennemis, a mis en échec leurs plans, a écarté, les mauvais conseillers du Prince, lui a procuré des alliances avantageuses, a financé des campagnes militaires, a soutenu Richemont, a poussé Brézé, a mandaté Jacques Coeur et a favorisé de tout son pouvoir la mission de Jeanne d´Arc. C´est pour la saluer que la Pucelle est arrivée une fois à SAUMUR en 1429. Alors la Reine de Sicile habitait une charmante demeure qu'elle s´était fait construire dans cette ville et qui tient encore debout malgré le temps, ayant été miraculeusement épargnée par les bombardements de Juin 1944 qui ont rasé presque tous les édifices du quartier. C´est dans cette maison, située à l'angle des rues Montzel et Waldeck-Rousseau, que 1'entrevue eut lieu. Enfin, après une vie consacrée entièrement au relèvement de son pays d´adoption, Yolande d ' Aragon est décédée à Saumur, le 14 Novembre 1442. Son corps a été par la suite transporté à Angers et inhumé à l´église St-Maurice, aux côtés de son époux. Telle a été, d' une manière sommaire, l´existence de cette femme insigne. Le nom de Yolande d'Anjou n'est donc pas seulement un bel décor pour le Collège de Jeunes filles de Saumur, mais en outre un modèle magnifique: un modèle de femme, de mère et de Française. Pourtant son illustre nom est presque tout à fait inconnu en dehors de la région. Consultez les manuels d´histoire de la France, vous ne l´y trouvez pas. Consultez les dictionnaires français, vous ne l´y trouvez pas non plus. Que voulez-vous ? Si elle avait été une courtisane comme la Du Barry, une empoisonneuse comme la Brinvilliers ou une cartomancienne comme Madame de Thèbes, elle serait bien connue de tous les Français. (  ).
            A partir de 1´automne 1939, le Collège de Jeunes Filles de Saumur a été d´abord, utilisé comme hôpital de guerre pour les soldats français, et, à la suite de l´Armistice, comme caserne des troupes d'occupation. En l´évacuant en Août 1944, celles-ci ont oublié, dans leur empressement, de détruire le fichier, et c'est par lui que j´ai appris incontinent que les derniers occupants allemands du Collège étaient une compagnie de S. S. Il y avait probablement, dans ses rangs, des barbares ayant pris part aux fusillades d´otages au Breil ou à la forêt de Fontevrault, ou ayant parsemé de mines les alentours de la gare de Nantilly, ce qui avait occasionné aussi plusieurs victimes innocentes ( ). Mais personne ne s´est préoccupé à Saumur de recueillir ce fichier, pour identifier, le cas échéant, ces criminels. Quand on allait le brûler, je l´ai empêché, m´en emparant opportunément à la dérobée. Je le garde encore comme une curiosité. Le chef ou "Obersturmführer" de cette compagnie s´appelait Paul Baldauf. Elle comprenait au dernier moment, environ 80 hommes. Détail curieux, quoique non surprenant: seuls les individus ayant commandement étaient des allemands ou portaient des noms allemands: Fischer, Köhler Baümer, Heinze, etc.... Par contre, les hommes de troupe étaient, pour la plupart, Polonais, Tchèques, Yougoslaves, Russes et d´autres nationalités: Logysz, Welesezuk, Bojko, Mamalyga, Dymytraszezyk, etc. Bien entendu, le fichier n´a pas été l´unique trace que les allemands ont laissé au Collège de Jeunes Filles de Saumur. Ils y ont laissé encore d´autres vestiges moins intéressants: des vitres cassées, des planchers abîmés, des murs écorchés, des meubles détériorés, etc. Heureusement le matériel d´enseignement avait été opportunément évacué ( Bibliothèque, Cabinets de Physique, de Chimie, d´Histoire Naturelle, etc. ); autrement en y revenant, on n'en aurait retrouvé, bien sûr, que des débris. La prétendue correction des allemands en France n´était qu´une grossière supercherie. La Bibliothèque du Collège avait été utilisée comme "Kantine" et la classe de dessin, comme infirmerie. Deux grands dessins à la craie représentent deux jeunes filles ( l´une habillée et l'autre nue ) décoraient les murs de celle-ci. Sans doute, était-ce pour distraire l´imagination des malades saisis d´idées noires. Quelques salles étaient ornées de couronnes et de guirlandes, faites de sapin. Est-il nécessaire de signaler que les croix gammées et les emblèmes des SS figuraient un peu partout dans le collège? Sur le linteau de la porte intérieure du 3ème dortoir on avait dessiné, sur un grand carton, un de ces emblèmes, entouré de devise fanfaronne, empruntée à Nietzche:

Was uns nicht umbringt
Macht uns härter.
(Ce qui ne nous tue pas, nous endurcit.)

                                                          
Mais la décoration la plus pittoresque était celle du réfectoire: deux grandes têtes de mort....!  Fichtre! ces figures macabres servaient-elles à exciter l´appétit des soldats de la Wehrmacht....? Dans la classe de Mathématiques, on avait laissé un tableau noir rempli de signes de topographie. On y faisait sans doute un cours de cartographie militaire. Par contre, dans la Bibliothèque on faisait paraît-il, les cours de débauche... Ah! le bon vin du Saumurois et les joyeuses princesses du trottoir...! Le désarroi dans la Bibliothèque était complet: la grande table de lecture renversée, un piano démonté, des bouteilles vides dans les armoires, des vitres cassées, de vieux papiers administratifs, des bouquins, des revues Françaises et des journaux allemands éparpillés sur le parquet..... Parmi ceux-ci, j'en ai remarqué deux extrêmement curieux. L´un était un Nº du "Soldatam Atlantif " du 29 Avril 1944. On y insérait une longue chronique sur la Loire, accompagnée d´une belle photo de Saumur, prise de la rive droite. L´autre était un Nº de la "Völkischer Beolachter" du 12 Février 1944. Celui-ci consacrait une longue information à une fête célébrée à Madrid par la Phalange Espagnole. On y voyait une parade à la Cité Universitaire, un défilé devant le Palais Royal et des photos du "Caudillo", du "Parteiminister"....Arresse et de Pilar, Primo de Rivera, "die Leiterin der Fhalange Femenina". On n´y remarquait à peine les traits du "Caudillo"; mais, par contre, très bien ceux d´Arrese et de Pilar. Le "Parteminister" avait un air congestionné, et la "Leiterin", un air effrayé. Ah! mon Dieu!  En février 1944, les choses ne tournaient pas très bien pour la Phalange. L'Armée Rouge, terreur des fascistes européens, avançait vers l´Occident, à une allure vertigineuse et il est bien probable que son souvenir eût troublé un peu les imaginations de ceux qui assistaient au défilé et figuraient à la parade........D´autre part, le joug symbolique de la Phalange n´avait servi jusqu´à présent qu´à subjuguer le peuple espagnol et ses flèches n'avaient été utilisées que pour donner la chasse eux républicains. Et si les républicains revenaient à court délai....? Ah! mon Dieu! véritablement c´était une pensée bien capable d´effrayer la "Leiterin" et de congestionner le "Parteimnister"... A la Bibliothèque du Collège de Jeunes Filles de Saumur, j´ai remarqué encore un détail significatif. L´unique roman délaissé dans la salle et qui se trouvait ouvert sur la petite cheminée du fond, était "L´Espion" de Fenimore Cooper. Sans doute, c´était le livre de lecture de quelque S.S. de la "Kompanie", hanté par les "Messages personnels" de la B.B.C.... C´est à effacer toutes ces traces du passage des allemands par le Collège que je me suis employé pendant une semaine, avec un autre camarade espagnol, nommé Francisco Castillo: un andalou plus funèbre qu´une messe de Requiem. D´autres équipes françaises nous accompagnaient: des femmes de ménage, des serruriers, des peintres, des menuisiers, etc...

            - "Quelle saloperie de boches!" – s´écriait, de temps à autre, l´Économe - une brave dame aussi mince qu´active, qui nous commandait, mon camarade et moi. C´était son exclamation favorite, en repérant les meubles cassés ou des coins de saleté. Parce que parmi les femmes du Collège Yolande d´Anjou, il n´y avait pas, bien entendu, de collaboratrices. Il ne manquerait plus que cela ! On les avait chassées sans politesse, depuis quatre ans! Il faut dire à l´honneur du corps enseignant français qu´en général, il s´est maintenu face à l´envahisseur, dans une digne attitude. Il y a eu, bien sûr, des défaillants et des traîtres comme les Delmas, les Carcopino, les Zoretti, etc.; mais l´immense majorité a tenu bon, et parfois farouchement. L´un des organisateurs les plus actifs de la Résistance française a été un professeur du Collège de Garçons de Saumur: Marcel Hamon, devenu Commandant militaire pour les francs-tireurs et partisans de l´Ouest. En Maine et Loire, les allemands ont fusillé à cause de cette attitude, onze membres de l´Enseignement. Neuf autres sont morts en déportation, parmi lesquels trois femmes, professeurs du Collège Joachim du Bellay à Angers.

            Au Collège de Jeunes Filles de Saumur, mon principal travail consistait à transporter du matériel. Alors un beau matin j´ai dû faire, avec mon camarade, un transport véritablement bizarre: celui de quelques célébrités ( des sculptures destinées à la classe de dessin ). Parmi lesquelles, se trouvaient Henri II, Cicéron, Marie-Antoinette, Voltaire et la Vénus de Milo. Cela m´a donné l'occasion d´entamer en route avec ces personnages, des dialogues savoureux.
            " - Sire, ai-je interpellé Henri II, savez-vous que Metz a été prise?"
            - Comment ! Le Duc d'Albe, est-il revenu...?
            - Non, Sire. Il n'est plus question des Espagnols, mais des Allemands. Les espagnols - les réfugiés politiques républicains - luttent à présent à côté des Français. Tenez, Sire, les tanks américains, qui, le 25 août, ont réduit les derniers nids de résistance à Paris, étaient, en grande partie, montés par des républicains espagnols. Il y en a plusieurs milliers engagés dans la Division Leclerc. Albi, Agen, Foix, Auch, Rodez, Argentan et beaucoup d´autres localités ont été libérées, les armes à la main, par des compatriotes réfugiés. D´autre part, ils ont partout lutté aux côtés des F.F.I. ( ). L'un de mes meilleurs amis, Bartolomé Cabré, a été tué aux combats de l´Ardèche [1], sur la route de Mezilhac. Et l´autre jour, le Général de Gaulle, au cours de sa visite à Toulouse, a tenu à remettre, lui-même, la Médaille Militaire et la Croix de la Libération à un réfugié espagnol qui s´est particulièrement distingué là-bas par ses exploits. Il s'appelle Pablo Garcia Calero.
- Bravo ! Bravo !
- Mais dites-moi: que sont venus faire à Metz les allemands....?
            - Ah! Sire, ils ont occupé la France, pendant quatre années. Mais, à présent, ils s´en vont.  Plutôt, ils en ont été chassés.
            - Ça va, ça va.
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     Malgré mon déguisement prolétaire, mon vieux maître Cicéron m´a reconnu sur le champ.
     - O Dii immortales ! mais que faites-vous ici, mon pauvre ami...?
     - Voyez, Magister; je fais la ménagère.
     - Mehercule!
    - Bah! ça n´a pas d´importance.  Depuis que je suis exilé en France, j´ai fait tant de choses rares...
  - A propos, Maître, voulez-vous vous charger d´une affaire judiciaire extraordinaire..?
   - Laquelle?
   - L´affaire de la rue Lauriston. Il s´agit d´une organisation de voleurs et d´assassins dont les rapines montent à plus de cent millions, les meurtres à plusieurs centaines et où sont inculpés, jusqu´à présent, plus d´un millier de collaborateurs.
    - Pro deum hominumque fidem! L´affaire est réellement monstrueuse. Mais qui dirigeait cette organisation de bandits et de criminels...?
   - Deux policiers français, agents de la Gestapo allemande. Ils s´appellent Henri Lafont et Pierre Bony. Voyez, Maître, que c´est une affaire plus intéressante que celle de Verres. Vous avez l´occasion de reverdir la gloire de vos sept Verrines, en écrivant, maintenant, les sept cents "Gestaponines...."
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            L´infortunée Marie-Antoinette avait un air attristé.
              C´est naturel! - et elle me confia avec amertume:
            - Hélas, Monsieur. Je suis à présent désolée.
            - Pourquoi, Madame?
            - Penser que je fus guillotinée sans pitié, tandis que les Français ont maintenant laissé échapper tranquillement ce coquin de Laval..! [2]
             - Ah! Madame: mais croyez-vous que Monsieur Laval est digne d´être guillotiné, avec tous les honneurs, comme une Reine de France...? Non: il ne mérite que la lanterne de Foullon.
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Voltaire avait, comme d´habitude, le rire sarcastique avec lequel Houdon l´a transmis à la postérité.  Je l´ai apostrophé:

- Et bien, Monsieur, de quoi riez-vous, en ce moment...? Vous gaussez-vous de moi?
            - Oh! pas du tout, Monsieur. Vous êtes, à présent, une victime de l´oppression comme Calas, et cela me suffit pour vous respecter.
- Alors...?
- Alors je ris en cet instant, en pensant à l´humeur chagrine que doit avoir mon ancien ami le roi Frédéric, à la vue de la débâcle de ses Prussiens...
- Que vous êtes rancunier, Monsieur!
- Comment ! Mais n´ai-je dû supporter patiemment, pendant quatre ans, les rires insultants des laquais de sa Cour...? Rappelez-vous notre vieux proverbe: Rira bien qui rira le dernier.

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La Venus de Milo a rougi de honte quand je l´ai prise entre mes bras.  Et elle a balbutié.
- Voyez, Monsieur, que je ne sors précisément pas de mon cabinet de toilette (Elle était, en effet, entièrement couverte de poussière)
- Et l´on voit que vous êtes très galant, Monsieur.
- Mais, dites-moi, Mademoiselle: qui vous a cassé les bras....?
- Un jaloux amant.
- Ah! Je comprends, Mademoiselle. Sans les bras, vous êtes une beauté dangereuse. Avec eux, vous deviez être une beauté redoutable..."
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Le lendemain de mon transport de la Vénus de Milo, j´ai dû charger et transporter des sacs de coke. La marchandise changeait. Mon camarade Castillo, toujours d´une humeur bourrue, était devenu, ce matin, un hérisson inabordable.  Il piquait de partout.  Réellement le "boulot" n´était pas du tout agréable. En outre, il tombait une pluie drue et il nous fallait décharger les sacs de charbon, sous cette douche.  Par contre, je prenais la chose philosophiquement, à la façon d´Epictète. Pourtant je n´avais rien encore dans Mais j´avais fait ce matin la connaissance d´une petite fille ravissante. Elle s´appelait Denise et c´était une brunette très mignonne, avec des yeux châtains très foncés et de longs cils très noirs. Son visage était parfait et fin, comme celui d´une Vierge de Memling. Je l´ai rencontrée près du cimetière de Nantilly.  Elle sortait de sa maison, avec deux autres soeurettes.  Tous les trois allaient à l´école paroissiale du quartier. Les plus petites se protégeaient de la pluie, sous un petit parapluie commun.  Mais Denise n´en avait pas et elle se couvrait uniquement d´un petit capuchon.  Alors je l´ai prise en pitié et l´ai invitée à marcher, sous mon parapluie.  La gosse a accepté sur-le-champ. Je l´ai accompagnée aussi ravi que si elle avait été la femme la plus jolie de Saumur. Le courage simple de cette petite fille qui, pour aller à l´école, n´avait pas crainte de braver la pluie, ayant pourtant à parcourir deux kilomètres sans aucune protection, m´a suffi pour braver patiemment, à mon tour, non seulement l´averse, mais aussi toute la charge de coke. Cependant, quand a midi, j´ai quitté la maison de l´Econome et suis rentré au Collège de Jeunes filles, pour me réchauffer et prendre mon frugal repas, la vision devant une glace de mon visage noirci par le charbon, ainsi que mes vêtements, est venue pour un moment, à bout de toute ma sérénité et de toute ma patience. Cette vision rebutante m´a révolté.
            De professeur à charbonnier,...! Ma foi, cette dernière métamorphose était réellement trop cruelle....! Mais une pensée hautaine m´a aidé à me ressaisir immédiatement. N´étais-je plus, en effet, professeur.....? Mais si, depuis mon exil en France, je l´étais plus qu´avant. À ce moment, je l´étais plus que jamais. Avoir lutté les armes à la main contre les tyrans de ma patrie, pendant deux années et demie; puis, avoir accepté l´exil, les camps de concentration, les Compagnies de Travaux forcés, les "lager" de la Todt, l´esclavage, la faim, le dénûment, la misère, tout.... plutôt que me soumettre à leur dictature odieuse; et à présent, travailler, sous la pluie, comme un charbonnier, faisant chaque jour 14 Kms. de chemin à pied.., est-ce que tout cela n´était pas, effectivement, une petite leçon..?

Mais oui: je pense que c´était la leçon la plus éloquente qu´un professeur espagnol républicain, réfugié en France depuis 1939, pouvait donner, pendant l'automne 1944, au Collège de Jeunes Filles de Saumur, baptisé du nom glorieux d´une illustre et courageuse femme espagnole: Yolande d´Aragon......







[1] Bartolomé Cabré Fiol, né à Lérida.
[2] Il se réfugia en Espagne, mais Franco le livra aux Français qui le fusillèrent à la prison de Fresnes (Paris), en 1945.

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