UNE LEÇON AU
COLLÈGE YOLANDE D´ANJOU
© MANUEL GARCÍA
SESMA
SAUMUR, 1945
Au commencement de l´automne 1944, comme je me trouvais
en chômage à St-Cyr-en-Bourg, à la suite de la crise momentanée de travail
occasionnée par la retraite des allemands et la destruction sauvage de quelques
moyens indispensables de communication, comme les ponts, j´ai accepté, en
attendant une autre occupation plus stable et intéressante, de bricoler,
pendant quelques jours, au Collège de
Jeunes Filles de Saumur.
Réellement le travail n´était pas du tout dur. Il s´agissait simplement
d´aménager l´établissement qui venait d´être évacué par les allemands. Ils
l´avaient laissé, bien entendu dans l´état de malpropreté et de chambardement
traditionnel chez les gens de guerre de tous les temps. Mais si la tâche
n´était pas du tout lourde, les conditions dans lesquelles je devais
l´accomplir, me la rendaient particulièrement pénible, puisque, ne possédant
pas un vélo à moi, je devais aller et rentrer de Saumur à pied, c´est-à-dire,
j´avais à faire chaque jour deux promenades supplémentaires, représentant un
parcours de 14 Kms. Naturellement cela n´était pas du tout un agrément: le soir
parce que j´étais déjà fatigué de la journée; et le matin, parce que les
premières gelées de la saison commençaient à rafraîchir les aubes, et j´étais
obligé de quitter mon lit, alors qu´il faisait encore nuit. Par une ironie
féroce du destin, j´ai commencé à bricoler au collège saumurois le 2 Octobre,
juste le jour même de l´inauguration officielle du cours académique 1944-45. (Pourtant
au Collège de Jeunes Filles les
classes n´ont repris que le 9).
Pour un ancien professeur de
l´Enseignement secondaire, la date ne pouvait être plus évocatrice. D'une
puissance évocatrice véritablement dramatique! Imaginez-vous: de traduire et
commenter "L´ Eneide" et "L´Epître aux Pisons" dans mon
pays, à transporter des bancs et des tables dans un collège étranger...! Le
changement était fantastique. Aussi fantastique qu´amer. Les "Métamorphoses" et les
"Tristes " d´ Ovide en une pièce. Il est certain, quand même, que
depuis dix ans d´exil en France, j´avais déjà subi des métamorphoses plus
extraordinaires que celles de "l´Âne" d´Apulée. Aussi une autre
transformation désagréable ne touchait pas trop ma sensibilité, déjà bien
éprouvée.
Saumur
est un ancien petit foyer de culture intellectuelle. A la fin du XVIè siècle,
le fameux chef calviniste, Duplessis-Mornay, gouverneur de la ville, y a fondé
une Académie Protestante, laquelle a acquis, de bonne heure, une réputation
européenne. La R.P.R., y a réuni des professeurs les plus savants et Saumur est
devenu de par ce fait, l'Athènes du
Protestantisme, selon l´expression de Voltaire. Pour lui faire contrepoids,
des Oratoriens envoyés par le cardinal de Berulle, y ont créé, à leur tour, en
1618, l´École de Théologie des
Ardilliers. Malgré son nom cette Ecole s´est mise bientôt à cultiver
spécialement la Philosophie, et, sous l' influence du médecin Louis Delaforge,
ami personnel de Descartes, est devenue rapidement un centre de propagande
cartésienne. Malebranche, lui-même, a étudié aux Ardilliers en 1661. En tout
cas le résultat de cette concurrence catholique et protestante a été d´attirer
à Saumur une jeunesse scolaire très nombreuse, venant de tous les coins
d´Europe et qui a fait la fortune de la Ville, pendant plus d´un siècle.
Malheureusement la révocation de l´Edit de Nantes et la bulle
"Unigenitus" sont venus intempestivement troubler la fête.
C´est-à-dire, à Saumur on n´a même pas attendu cette décision-là, pour proscrire
la R.P.R.. On l´a fait spécialement par deux arrêts du Conseil d´Etat en date
du 8 Janvier 1685. Par la suite
l´Académie Protestante a été supprimée. Quant aux Oratoriens, ayant été
injustement accusés de jansénisme, leur collège n´a pas tardé à perdre sa
clientèle et son prestige, après que le pape Clément XI eut condamné en 1713 le
Père Quesnel. Ce double coup scolaire, ajouté à l´émigration civile massive
consécutive à la Révocation, a été pour Saumur une catastrophe. La Ville a
décliné rapidement. Et elle ne s´est plus relevée. L' Ecole de Cavalerie est
venue, certes, plus tard redresser en partie la situation, mais seulement au
point de vue économique, non au point de vue spirituel. Saumur n´est plus un
centre continental de culture.
En tout cas, la petite capitale du
Haut Anjou n'a pas perdu complètement son relief intellectuel d' autrefois.
L´instruction populaire continue. L´instruction publique est, tout
d'abord, plus élevée qu´aux temps de
Duplessis-Mornay. A 1´époque de mon séjour dans la région, Saumur était doté d´un véritable réseau
d´écoles maternelles et primaires de l´État, desservie par une équipe nombreuse
d´instituteurs et d´institutrices. Il y avait aussi un Collège de Garçons et un
Collège de Jeunes Filles; celui-là ayant annexé une Ecole Industrielle, et
celui-ci, une Ecole Primaire Supérieure. D´autre part, l´enseignement libre
soutenait à son tour plusieurs autres écoles primaires et aussi deux Collèges: L´Institution St-Louis et les Cours Dacier. Ce beau tableau scolaire
se complétait par quelques autres institutions culturelles remarquables: une
splendide Bibliothèque Municipale; un Musée Artistique; un Musée du cheval, une
Station Viticole et une Société de Lettres, Sciences et Arts du Saumurois.
Celle-ci éditait une excellente revue et organisait, de temps à autre, de
concerts, conférences, excursions et
expositions artistiques. D'autre part, quelques sociétaires lettrés publiaient
quelquefois opuscules intéressants sur les choses et le passé du Saumurois.
Lors de l´inauguration du cours
académique 1944-45, ce tableau culturel était, hélas!, un peu abîmé. La guerre
qui a éprouvé si durement l´agglomération saumuroise, n´a pas, non plus,
épargné ses centres de culture. En juin 1940, l´école de la rue du Prêche a été
presque entièrement détruite et le Musée Municipal a été gravement endommagé.
Et en Juin 1944 l´école maternelle de la Croix-Verte et l´Ecole de filles de la
Rue Montzel ont été tout à fait rasées. D´autres établissements scolaires ont
été de surcroît plus ou moins atteints, mais pas gravement. Quant au Collège de Jeunes Filles, il a été
épargné par les bombardements, mais, non par la soldatesque teutone. Il a été
occupé par les allemands de Juin 1940 à la fin d´Août 1944. C´était fatal. Le Collège de Jeunes filles de Saumur
était le centre d´enseignement le plus beau, le plus moderne et le pus vaste de
la Ville. Sa construction datant de 1880, a coûté un million or de l´époque. Il
se dresse à l´endroit le plus élevé de l´agglomération, sur le versant du coteau
qui domine Saumur et les vallées du Thouet et de la Loire. Les tours du Château
et celle de Notre Dame de Nantilly le jalonnent au nord et au Sud. Et dès les
fenêtres de sa façade, surtout de celles de l´aile gauche, on aperçoit une
perspective ravissante: le gracieux angle ayant comme sommet le Pont Fouchard,
comme bissectrice le Thouet et comme côtés le quartier de Nantilly et
l´agglomération de Bagneux.
Détail
curieux ! Le Collège de Jeunes Filles de
Saumur est baptisé du nom d´une illustre princesse espagnole: Yolande
d´Anjou, née d´Aragon. En effet, elle est née à Saragosse en 1379 et était
fille du roi Jean Ier d´Aragon et de Yolande de Bar, petite-fille du roi de
France, Jean le Bon et nièce de Charles V le Sage. Elle a épousé à 21 ans le duc Louis II
d´Anjou, devenant, de par ce fait, duchesse d´Anjou et reine de Naples, de
Sicile, d´Aragon et de Jérusalem. Cette union a été heureuse, mais éphémère,
puisque Louis II d´Anjou est décédé prématurément au château d´Angers, le 29
Avril 1417. Il n´avait que quarante ans, et Yolande, 37. De ce mariage sont nés
six enfants: l´aîné, Louis III d´Anjou, qui épousa Isabelle de Bretagne; René,
comte du Piémont, puis comte de Guise, qui épousa tout d´abord Isabelle de
Lorraine, puis Jeanne de Laval; Charles, comte du Maine, mort en 1473, époux d'
Isabelle de Luxembourg; Marie, qui a
épousé le roi de France Charles VII; Yolande, qui est devenue la femme de
François de Montfort, duc de Bretagne; et enfin, une troisième fille, qui a
épousé le comte de Genève. Avec le veuvage, on a commencé le grand rôle
historique de Yolande d´Anjou d´Aragon. Cette princesse étrangère allait
accomplir une tâche surhumaine: sauver la France. Ni plus, ni moins. Justement
16 jours avant la mort de son mari, le prince Charles, fiancé depuis quatre ans
à sa fille Marie, était devenu, à l´ improviste, Dauphin. Mais dans quelles
piteuses conditions! Sa mère, proclamée Régente, n´était qu´un instrument
docile du Duc de BOURGOGNE, Jean-sans-Peur, qui, à son tour, n´était qu' un
instrument aveugle des Anglais. On l´a vu clairement quand à la suite du crime
de Montereau, Isabeau de Bavière n´a pas hésité à signer le honteux traité de
Troyes qui dépouillait son fils et livrait la France à l´Angleterre. Mais
derrière l´enfant dépouillé et le pays vendu, c´était Yolande d´Aragon:
"la plus vertueuse, sage et belle princesse qui soit en la
chrétienté", selon l´expression du chroniqueur Bourdigné. Et Yolande
d´Aragon, ce "coeur d´homme en corps de femme", comme dira d´elle son
petit-fils et continuateur, Louis XI, au bout d´une lutte tenace qui a duré 25
ans, s´est imposée astucieusement à tous:
à la mère infâme, à l´enfant aboulique, aux envahisseurs et aux
rebelles, aux intrigants et aux favoris. Pour arriver à ses fins, elle n´a pas
reculé devant aucun moyen ni sacrifice: même pas devant la vente de ses bijoux
et de sa vaisselle. Elle a divisé habilement ses ennemis, a mis en échec leurs
plans, a écarté, les mauvais conseillers du Prince, lui a procuré des alliances
avantageuses, a financé des campagnes militaires, a soutenu Richemont, a poussé
Brézé, a mandaté Jacques Coeur et a favorisé de tout son pouvoir la mission de
Jeanne d´Arc. C´est pour la saluer que la Pucelle est arrivée une fois à SAUMUR
en 1429. Alors la Reine de Sicile habitait une charmante demeure qu'elle
s´était fait construire dans cette ville et qui tient encore debout malgré le
temps, ayant été miraculeusement épargnée par les bombardements de Juin 1944
qui ont rasé presque tous les édifices du quartier. C´est dans cette maison,
située à l'angle des rues Montzel et Waldeck-Rousseau, que 1'entrevue eut lieu.
Enfin, après une vie consacrée entièrement au relèvement de son pays
d´adoption, Yolande d ' Aragon est décédée à Saumur, le 14 Novembre 1442. Son
corps a été par la suite transporté à Angers et inhumé à l´église St-Maurice,
aux côtés de son époux. Telle a été, d' une manière sommaire, l´existence de
cette femme insigne. Le nom de Yolande d'Anjou n'est donc pas seulement un bel
décor pour le Collège de Jeunes filles de Saumur, mais en outre un modèle
magnifique: un modèle de femme, de mère et de Française. Pourtant son illustre
nom est presque tout à fait inconnu en dehors de la région. Consultez les
manuels d´histoire de la France, vous ne l´y trouvez pas. Consultez les
dictionnaires français, vous ne l´y trouvez pas non plus. Que voulez-vous ? Si
elle avait été une courtisane comme la Du Barry, une empoisonneuse comme la
Brinvilliers ou une cartomancienne comme Madame de Thèbes, elle serait bien
connue de tous les Français. ( ).
A partir de 1´automne 1939, le Collège de Jeunes Filles
de Saumur a été d´abord, utilisé comme hôpital de guerre pour les soldats
français, et, à la suite de l´Armistice, comme caserne des troupes
d'occupation. En l´évacuant en Août 1944, celles-ci ont oublié, dans leur
empressement, de détruire le fichier, et c'est par lui que j´ai appris
incontinent que les derniers occupants allemands du Collège étaient une
compagnie de S. S. Il y avait probablement, dans ses rangs, des barbares ayant
pris part aux fusillades d´otages au Breil ou à la forêt de Fontevrault, ou
ayant parsemé de mines les alentours de la gare de Nantilly, ce qui avait
occasionné aussi plusieurs victimes innocentes ( ). Mais personne ne s´est
préoccupé à Saumur de recueillir ce fichier, pour identifier, le cas échéant,
ces criminels. Quand on allait le brûler, je l´ai empêché, m´en emparant
opportunément à la dérobée. Je le garde encore comme une curiosité. Le chef ou
"Obersturmführer" de cette compagnie s´appelait Paul Baldauf. Elle
comprenait au dernier moment, environ 80 hommes. Détail curieux, quoique non
surprenant: seuls les individus ayant commandement étaient des allemands ou
portaient des noms allemands: Fischer, Köhler Baümer, Heinze, etc.... Par
contre, les hommes de troupe étaient, pour la plupart, Polonais, Tchèques,
Yougoslaves, Russes et d´autres nationalités: Logysz, Welesezuk, Bojko,
Mamalyga, Dymytraszezyk, etc. Bien entendu, le fichier n´a pas été l´unique
trace que les allemands ont laissé au Collège
de Jeunes Filles de Saumur. Ils y ont laissé encore d´autres vestiges moins
intéressants: des vitres cassées, des planchers abîmés, des murs écorchés, des
meubles détériorés, etc. Heureusement le matériel d´enseignement avait été
opportunément évacué ( Bibliothèque, Cabinets de Physique, de Chimie,
d´Histoire Naturelle, etc. ); autrement en y revenant, on n'en aurait retrouvé,
bien sûr, que des débris. La prétendue correction des allemands en France
n´était qu´une grossière supercherie. La Bibliothèque du Collège avait été
utilisée comme "Kantine" et
la classe de dessin, comme infirmerie. Deux grands dessins à la craie
représentent deux jeunes filles ( l´une habillée et l'autre nue ) décoraient
les murs de celle-ci. Sans doute, était-ce pour distraire l´imagination des
malades saisis d´idées noires. Quelques salles étaient ornées de couronnes et
de guirlandes, faites de sapin. Est-il nécessaire de signaler que les croix
gammées et les emblèmes des SS figuraient un peu partout dans le collège? Sur
le linteau de la porte intérieure du 3ème dortoir on avait dessiné, sur un
grand carton, un de ces emblèmes, entouré de devise fanfaronne, empruntée à
Nietzche:
Was uns nicht umbringt
Macht uns härter.
(Ce qui ne nous tue pas, nous endurcit.)
Mais la décoration la plus pittoresque était celle du
réfectoire: deux grandes têtes de mort....!
Fichtre! ces figures macabres
servaient-elles à exciter l´appétit des soldats de la Wehrmacht....? Dans la classe de Mathématiques, on avait laissé un
tableau noir rempli de signes de topographie. On y faisait sans doute un cours
de cartographie militaire. Par contre, dans la Bibliothèque on faisait
paraît-il, les cours de débauche... Ah! le bon vin du Saumurois et les joyeuses
princesses du trottoir...! Le désarroi dans la Bibliothèque était complet: la
grande table de lecture renversée, un piano démonté, des bouteilles vides dans
les armoires, des vitres cassées, de vieux papiers administratifs, des
bouquins, des revues Françaises et des journaux allemands éparpillés sur le
parquet..... Parmi ceux-ci, j'en ai remarqué deux extrêmement curieux. L´un
était un Nº du "Soldatam Atlantif
" du 29 Avril 1944. On y insérait une longue chronique sur la Loire,
accompagnée d´une belle photo de Saumur, prise de la rive droite. L´autre était
un Nº de la "Völkischer Beolachter"
du 12 Février 1944. Celui-ci consacrait une longue information à une fête
célébrée à Madrid par la Phalange Espagnole. On y voyait une parade à la Cité
Universitaire, un défilé devant le Palais Royal et des photos du
"Caudillo", du "Parteiminister"....Arresse et de Pilar,
Primo de Rivera, "die Leiterin der
Fhalange Femenina". On n´y remarquait à peine les traits du
"Caudillo"; mais, par contre, très bien ceux d´Arrese et de Pilar. Le
"Parteminister" avait un air congestionné, et la "Leiterin", un air effrayé. Ah! mon
Dieu! En février 1944, les choses ne
tournaient pas très bien pour la Phalange. L'Armée Rouge, terreur des fascistes
européens, avançait vers l´Occident, à une allure vertigineuse et il est bien
probable que son souvenir eût troublé un peu les imaginations de ceux qui
assistaient au défilé et figuraient à la parade........D´autre part, le joug
symbolique de la Phalange n´avait servi jusqu´à présent qu´à subjuguer le
peuple espagnol et ses flèches n'avaient été utilisées que pour donner la
chasse eux républicains. Et si les républicains revenaient à court délai....?
Ah! mon Dieu! véritablement c´était une pensée bien capable d´effrayer la
"Leiterin" et de
congestionner le "Parteimnister"...
A la Bibliothèque du Collège de Jeunes Filles de Saumur, j´ai remarqué encore
un détail significatif. L´unique roman délaissé dans la salle et qui se
trouvait ouvert sur la petite cheminée du fond, était "L´Espion" de Fenimore Cooper. Sans
doute, c´était le livre de lecture de quelque S.S. de la "Kompanie", hanté par les
"Messages personnels" de la B.B.C.... C´est à effacer toutes ces
traces du passage des allemands par le Collège que je me suis employé pendant
une semaine, avec un autre camarade espagnol, nommé Francisco Castillo: un andalou plus funèbre qu´une messe de
Requiem. D´autres équipes françaises nous accompagnaient: des femmes de ménage,
des serruriers, des peintres, des menuisiers, etc...
- "Quelle saloperie de boches!" – s´écriait, de temps à autre,
l´Économe - une brave dame aussi mince qu´active, qui nous commandait, mon
camarade et moi. C´était son exclamation favorite, en repérant les meubles
cassés ou des coins de saleté. Parce que parmi les femmes du Collège Yolande
d´Anjou, il n´y avait pas, bien entendu, de collaboratrices. Il ne manquerait
plus que cela ! On les avait chassées sans politesse, depuis quatre ans! Il
faut dire à l´honneur du corps enseignant français qu´en général, il s´est maintenu
face à l´envahisseur, dans une digne attitude. Il y a eu, bien sûr, des
défaillants et des traîtres comme les Delmas, les Carcopino, les Zoretti, etc.;
mais l´immense majorité a tenu bon, et parfois farouchement. L´un des
organisateurs les plus actifs de la Résistance française a été un professeur du Collège de Garçons de Saumur: Marcel Hamon, devenu Commandant
militaire pour les francs-tireurs et partisans de l´Ouest. En Maine et Loire, les allemands ont
fusillé à cause de cette attitude, onze membres de l´Enseignement. Neuf autres
sont morts en déportation, parmi lesquels trois femmes, professeurs du Collège Joachim du Bellay à Angers.
Au Collège de Jeunes Filles de Saumur, mon principal travail consistait
à transporter du matériel. Alors un beau matin j´ai dû faire, avec mon
camarade, un transport véritablement bizarre: celui de quelques célébrités (
des sculptures destinées à la classe de dessin ). Parmi lesquelles, se
trouvaient Henri II, Cicéron, Marie-Antoinette, Voltaire et la Vénus de Milo.
Cela m´a donné l'occasion d´entamer en route avec ces personnages, des
dialogues savoureux.
" - Sire, ai-je interpellé Henri II, savez-vous que Metz a été
prise?"
-
Comment ! Le Duc d'Albe, est-il revenu...?
- Non, Sire. Il n'est plus question
des Espagnols, mais des Allemands. Les espagnols - les réfugiés politiques
républicains - luttent à présent à côté des Français. Tenez, Sire, les tanks
américains, qui, le 25 août, ont réduit les derniers nids de résistance à
Paris, étaient, en grande partie, montés par des républicains espagnols. Il y
en a plusieurs milliers engagés dans la Division Leclerc. Albi, Agen, Foix,
Auch, Rodez, Argentan et beaucoup d´autres localités ont été libérées, les
armes à la main, par des compatriotes réfugiés. D´autre part, ils ont partout
lutté aux côtés des F.F.I. ( ). L'un de mes meilleurs amis, Bartolomé Cabré, a été tué aux combats de l´Ardèche [1], sur la
route de Mezilhac. Et l´autre jour, le Général de Gaulle, au cours de sa visite
à Toulouse, a tenu à remettre, lui-même, la Médaille Militaire et la Croix de
la Libération à un réfugié espagnol qui s´est particulièrement distingué là-bas
par ses exploits. Il s'appelle Pablo
Garcia Calero.
- Bravo ! Bravo
!
- Mais dites-moi: que sont venus faire à Metz les
allemands....?
- Ah!
Sire, ils ont occupé la France, pendant quatre années. Mais, à présent, ils
s´en vont. Plutôt, ils en ont été
chassés.
-
Ça va, ça va.
________________________________________
Malgré mon
déguisement prolétaire, mon vieux maître Cicéron m´a reconnu sur le champ.
- O Dii immortales ! mais que faites-vous
ici, mon pauvre ami...?
- Voyez, Magister; je fais la ménagère.
- Mehercule!
-
Bah! ça n´a pas d´importance. Depuis que
je suis exilé en France, j´ai fait tant de choses rares...
- A propos, Maître, voulez-vous vous charger
d´une affaire judiciaire extraordinaire..?
- Laquelle?
- L´affaire de la rue Lauriston. Il s´agit
d´une organisation de voleurs et d´assassins dont les rapines montent à plus de
cent millions, les meurtres à plusieurs centaines et où sont inculpés, jusqu´à
présent, plus d´un millier de collaborateurs.
- Pro deum hominumque fidem! L´affaire est
réellement monstrueuse. Mais qui dirigeait cette organisation de bandits et de
criminels...?
- Deux policiers français, agents de la
Gestapo allemande. Ils s´appellent Henri Lafont et Pierre Bony. Voyez, Maître,
que c´est une affaire plus intéressante que celle de Verres. Vous avez
l´occasion de reverdir la gloire de vos sept Verrines, en écrivant, maintenant,
les sept cents "Gestaponines...."
_____________________________________________
L´infortunée
Marie-Antoinette avait un air attristé.
C´est naturel! - et elle me confia avec amertume:
- Hélas, Monsieur. Je suis à présent
désolée.
-
Pourquoi, Madame?
- Penser que je fus guillotinée sans
pitié, tandis que les Français ont maintenant laissé échapper tranquillement ce
coquin de Laval..! [2]
- Ah!
Madame: mais croyez-vous que Monsieur Laval est digne d´être guillotiné, avec
tous les honneurs, comme une Reine de France...? Non: il ne mérite que la
lanterne de Foullon.
____________________________________________________
Voltaire avait, comme d´habitude, le
rire sarcastique avec lequel Houdon l´a transmis à la postérité. Je l´ai apostrophé:
- Et bien, Monsieur, de quoi riez-vous, en ce moment...?
Vous gaussez-vous de moi?
-
Oh! pas du tout, Monsieur. Vous êtes, à présent, une victime de l´oppression
comme Calas, et cela me suffit pour vous respecter.
- Alors...?
- Alors je ris en cet instant, en pensant à l´humeur
chagrine que doit avoir mon ancien ami le roi Frédéric, à la vue de la débâcle
de ses Prussiens...
- Que vous êtes rancunier, Monsieur!
- Comment ! Mais n´ai-je dû supporter patiemment, pendant
quatre ans, les rires insultants des laquais de sa Cour...? Rappelez-vous notre
vieux proverbe: Rira bien qui rira le dernier.
_______________________________________________________________
La Venus de Milo a rougi de honte quand
je l´ai prise entre mes bras. Et elle a
balbutié.
- Voyez, Monsieur, que je ne sors précisément pas de mon
cabinet de toilette (Elle était, en effet, entièrement couverte de poussière)
- Et l´on voit que vous êtes très galant, Monsieur.
- Mais, dites-moi, Mademoiselle: qui vous a cassé les
bras....?
- Un jaloux amant.
- Ah! Je comprends, Mademoiselle. Sans les bras, vous
êtes une beauté dangereuse. Avec eux, vous deviez être une beauté
redoutable..."
_________________________________________
Le
lendemain de mon transport de la Vénus de Milo, j´ai dû charger et transporter
des sacs de coke. La marchandise changeait. Mon camarade Castillo, toujours d´une humeur bourrue, était devenu, ce matin, un
hérisson inabordable. Il piquait de
partout. Réellement le
"boulot" n´était pas du tout agréable. En outre, il tombait une pluie
drue et il nous fallait décharger les sacs de charbon, sous cette douche. Par contre, je prenais la chose
philosophiquement, à la façon d´Epictète.
Pourtant je n´avais rien encore dans Mais j´avais fait ce matin la connaissance
d´une petite fille ravissante. Elle s´appelait Denise et c´était une brunette très mignonne, avec des yeux châtains
très foncés et de longs cils très noirs. Son visage était parfait et fin, comme
celui d´une Vierge de Memling. Je l´ai rencontrée près du cimetière de Nantilly. Elle sortait de sa maison, avec deux autres
soeurettes. Tous les trois allaient à
l´école paroissiale du quartier. Les plus petites se protégeaient de la pluie,
sous un petit parapluie commun. Mais
Denise n´en avait pas et elle se couvrait uniquement d´un petit capuchon. Alors je l´ai prise en pitié et l´ai invitée
à marcher, sous mon parapluie. La gosse
a accepté sur-le-champ. Je l´ai accompagnée aussi ravi que si elle avait été la
femme la plus jolie de Saumur. Le
courage simple de cette petite fille qui, pour aller à l´école, n´avait pas
crainte de braver la pluie, ayant pourtant à parcourir deux kilomètres sans
aucune protection, m´a suffi pour braver patiemment, à mon tour, non seulement
l´averse, mais aussi toute la charge de coke. Cependant, quand a midi, j´ai
quitté la maison de l´Econome et suis rentré au Collège de Jeunes filles, pour
me réchauffer et prendre mon frugal repas, la vision devant une glace de mon
visage noirci par le charbon, ainsi que mes vêtements, est venue pour un
moment, à bout de toute ma sérénité et de toute ma patience. Cette vision
rebutante m´a révolté.
De professeur à charbonnier,...! Ma
foi, cette dernière métamorphose était réellement trop cruelle....! Mais une
pensée hautaine m´a aidé à me ressaisir immédiatement. N´étais-je plus, en
effet, professeur.....? Mais si, depuis mon exil en France, je l´étais plus
qu´avant. À ce moment, je l´étais plus que jamais. Avoir lutté les armes à la
main contre les tyrans de ma patrie, pendant deux années et demie; puis, avoir
accepté l´exil, les camps de concentration, les Compagnies de Travaux forcés,
les "lager" de la Todt, l´esclavage, la faim, le dénûment, la misère,
tout.... plutôt que me soumettre à leur dictature odieuse; et à présent,
travailler, sous la pluie, comme un charbonnier, faisant chaque jour 14 Kms. de
chemin à pied.., est-ce que tout cela n´était pas, effectivement, une petite
leçon..?
Mais oui: je pense que c´était la leçon la plus éloquente
qu´un professeur espagnol républicain, réfugié en France depuis 1939, pouvait
donner, pendant l'automne 1944, au Collège
de Jeunes Filles de Saumur, baptisé du nom glorieux d´une illustre et
courageuse femme espagnole: Yolande
d´Aragon......
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