Noël du Prisonnier
Aux villageois de
Saint Maurice d´Ibie à l´occasion de la Noël 1941
24 décembre 1940
Manuel G.
Sesma
Noël...? Au Stalag
on ne connaît pas les fêtes. Pas de jours fériés et de jours de travail. Des
jours de captivité. Tout simplement.
En haut, les disques du Soleil et de la Lune, faisant
chaque journée silencieusement,
indifféremment, leurs jours éternels, à travers un horizon étroit, coupé aux
yeux du Captif, par une longue grille de ... barbelés... En bas, un troupeau de
spectres humains, enfermés dans de sales étables, sous la gardes des
baïonnettes menaçantes...
Quel crime horrible et exécrable on-ils commis, tous ces
hommes, pour être traités comme des bêtes féroces...?
Quelques mois avant, ils ont essayé de défendre leur pays,
leurs foyers, leurs familles. Voilà tout. Mais,
hélas! ils n´y ont pas réussi. Et c´est pour cela qu´ils sont à présent établis
comme des moutons, qu´ils traînent des haillons comme des mendiants, qu´ils
mangent, des rendus comme des cochons, qu´ils sont rongés de poux comme des
chiens misérables. Captivité veut dire tout cela: esclavage, disette, misère,
abandon, désespérance...
Désespérance aussi?... Oh! non. Rectifions. Comme le
croyant musulman vers la Mecque, le captif tourne aussi chaque jour ses yeux
fiévreux vers l´horizon occidental. L´Occident est pour lui la France:
c´est-à-dire l´Espérance. Et la France
c´est la liberté, c´est le bonheur, c´est le travail. La France c´est le village
natal, c´est le foyer, c´est la mère, c´est la femme, ce sont les enfants. La
France c´est la patrie, c´est-à-dire la somme de tous les êtres et de toutes
les choses spécialement chéries.
C´est pour cela que ce jour de Noël, s´il est en
apparence, dehors, extérieurement, une journée fade comme toutes les autres, il
ne l´est pas dedans, intérieurement, dans la conscience de chaque prisonnier.
Et au fur et à mesure que le soir tombe on remarque sur les graves visages une
ombre étrange et comme un air croissant de mélancolie, de préoccupation et de
cafard.
Même Gaston, -ce jeune homme corpulent, optimiste, et
bavard– montre ce soir une réserve suspecte, révélatrice d´un trouble
mystérieux, profond, mais évident.
Pourquoi...?
Gaston est un paysan, un paysan ardéchois. Du
Bas-Vivarais. Lors de la guerre, il était engagé dans un régiment
d´Infanterie. Et il est fait prisonnier sur le front de la Somme. C´était le 10 Juin.
A 2 heures du soir.
A 3 heures, il marchait déjà encadré dans une colonne de
prisonniers en route vers la captivité. Pour commencer, 25 kilomètres à pied.
Sans arrêt. Sans égards pour les faibles ou les âgés.
Pas d´égards pour un prisonnier...? Mais un prisonnier
n´est pas un homme. C´est simplement un numéro. Et comme tel, il est effacé tranquillement
le cas échéant…
Les marches continuèrent pendant quelques jours. Bien
entendu, à un rythme plus accéléré. Et jusqu´en
Allemagne.
D´ailleurs le viatique était
bizarre. Pour chaque journée, quelques
onces de pain et des conserves. Ça suffit. Pendant la nuit, quelques heures de repos dans la cour
d´une caserne ou sur le sol d´un garage.
Quand enfin il arriva au camp, il se crut libéré d´un
affreux cauchemar: le cauchemar des marches. Et cependant l´horrible stalag lui
parut même acceptable. Du moins il ne
crèverait pas de fatigue.
Ah! non, bien sûr...
Il crèverait dorénavant d´immobilité, de faim, de saleté,
de froid, de poux, d´ennui, de cafard....
Mais Gaston, le paysan ardéchois, supportait tout cela
stoïquement. L´Ardéchois est dur comme sa terre, comme la roche de ses
montagnes. Dans les moments les plus difficiles, personne ne l´avait encore vu
perdre sa sérénité ni son humeur habituelle. Cependant cette nuit de Noël il ne
paraissait pas normal.
Une ombre de tristesse voilait ses yeux bleus clairs.
Etait-ce de la fatique...?
D´abord sans rien dire, sans bavarder comme d´habitude
avec ses camarades, il s´était couché ce soir de très bonne heure. Pourtant, à
l´aube du lendemain, il était encore éveillé. Il n´avait pas pu trouver le
sommeil.
Pourquoi...?
Gaston était marié. Là-bas, dans son village natal,
demeuraient sa jeune femme et ses deux
enfants. La femme était laborieuse et courageuse, comme la plupart des filles
de l´Ardèche. Mais au bout du compte, elle était simplement une femme. Les
enfants – Arlette et Janot – étaient âgés de sept et cinq ans. Gaston portait
sur lui les portraits de sa famille et il les regardait souvent. Pourtant en ce
jour, il les avait regardés à plusieurs reprises. En ce moment de la soirée,
Gaston souhaitait surtout dormir. On oublie en sommeillant. Mais Gaston ne
pouvait pas oublier; et c´est pour cela, qu´il ne pouvait pas non plus
s´endormir.
Il se rappelait, il se rappelait... Quoi...?
Autrefois, cette nuit c´était la fête majeure de son
heureux foyer; on s´y réunissait en famille: les aïeux, les parents, le frères
avaient préparé en cachette l´arbre de Noël pour les deux enfants. Après on
soupait magnifiquement. Au dessert, la surprise: l´arbre classique. C était
l´instant divin pour les enfants. Arlette et Janot sautaient, criaient,
éclataient en rires de bonheur et de
joie. Les petits étaient transportés. On trinquait, on chantait, on dansait, on s´amusait,
on prodiguait le nougat, les liqueurs, la gaîté. Oui: Gaston se souvenait, se souvenait...
Et il comparait aussi. Ah! il ne pouvait pas s´empêcher
de comparer les Noël de jadis avec le Noël d´aujourd´hui. Cette nuit, Arlette
et Janot n´auraient pas de jouets, de gâteaux, même pas, probablement, d´arbre
de Noël. Cette nuit, Charlotte –sa jolie femme– ne serait pas heureuse. Cette
nuit, dans son foyer, ce ne serait pas une soirée de fête, mais de deuil…
Oui. Gaston souhaitait dormir. On oublie en sommeillant. Mais
cette nuit, il ne savait pas le malheureux, oublier ni dormir…
****
24 Décembre 1941
Gaston ne reste plus dans l´ancien stalag. Il travaille à
présent dans une ferme. Et il soupe
cette nuit chez la fermière. On l´a
invité charitablement. Le repas est frugal et morne. La fermière a trois petits
enfants et une très vieille maman. L´année précédente, les fils de la fermière
avaient eu des jouets de Paris, des gâteau d´Amsterdam, des fleurs du
Luxembourg, des vêtements de Bruxelles, des chaperons de Norvège.
Ah! c´étaient les enfants du vainqueur...!
Cependant ce Noël-ci ils n´avaient rien de ces dons
variés. Justement comme les enfants des vaincus. Pas de jouets, pas de gâteaux,
pas de fleurs, pas de chaperons. En un mot, pas de fête.
Alors Gaston se rappelle son foyer ardéchois, et se
console. Entre celui-là et celui-ci, entre les foyers des vainqueurs et de
vaincus, plus de différence.
Plus...? Mais si: il y en a une. Il vit encore. Ses
enfants ont encore un père. Mais les
pauvres enfants de sa patronne l´ont-ils encore...?
Le fermier est sur le front de l´Est. Ces jours-ci les
journaux parlent de 50 dégrés au-dessous de zéro, de combats acharnés, de
replis stratégiques, de froid terrible...
Gaston connaît parfaitement la valeur dramatique de ces
mots... Alors il oublie un moment sa femme et ses enfants, il regarde avec
pitié et même avec attendrissement la famille de son ennemi.
De son ennemi...? Pourquoi...?
Pour quelle raison, deux pauvres paysans, qui ne se
connaissent pas du tout, qui ne se sont jamais vus, qui ne savent que cultiver
laborieusement leurs terres, et élever honnêtement leur famille, pourquoi ces
hommes seront-ils ennemis?
Peut-être leurs fils, leurs femmes, eux-mêmes, ne
sont-ils pas aussi des victimes innocentes de la folie, de l´ambition et de la
méchanceté d´autres hommes...?
Gaston est troublé mais il cache discrètement son
émotion. Après le repas, il amuse affectueusement les enfants de la fermière,
et prodigue des mots d´espérance aux deux femmes. Enfin, un peu avant minuit,
il salue et s´en va.
Dehors la nuit est froide et étoilée. Le vent hurle. On
entend confusément carillonner. C´est la messe de
minuit. Gaston est saisi tout à
coup d´une profonde émotion religieuse. Et, de tout son coeur, il élève vers le
ciel, comme une prière d´angoisse et d´espoir, la parole légendaire qui,
justement cette nuit, il y a 1941 ans, descendait vers la terre comme un
message angélique de joie:
“Gloire à Dieux au
plus haut des cieux
Et paix sur la terre
Aux hommes de bonne volonté”
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