jueves, 24 de diciembre de 2015

Noël du Prisonnier

Noël du Prisonnier


Aux villageois de Saint Maurice d´Ibie à l´occasion de la Noël 1941

24 décembre 1940

Manuel G. Sesma

Noël...? Au Stalag on ne connaît pas les fêtes. Pas de jours fériés et de jours de travail. Des jours de captivité. Tout simplement. 
En haut, les disques du Soleil et de la Lune, faisant chaque journée  silencieusement, indifféremment, leurs jours éternels, à travers un horizon étroit, coupé aux yeux du Captif, par une longue grille de ... barbelés... En bas, un troupeau de spectres humains, enfermés dans de sales étables, sous la gardes des baïonnettes menaçantes...
Quel crime horrible et exécrable on-ils commis, tous ces hommes, pour être traités comme des bêtes féroces...?
Quelques mois avant, ils ont essayé de défendre leur pays, leurs foyers,  leurs familles. Voilà tout. Mais, hélas! ils n´y ont pas réussi. Et c´est pour cela qu´ils sont à présent établis comme des moutons, qu´ils traînent des haillons comme des mendiants, qu´ils mangent, des rendus comme des cochons, qu´ils sont rongés de poux comme des chiens misérables. Captivité veut dire tout cela: esclavage, disette, misère, abandon, désespérance...
Désespérance aussi?... Oh! non. Rectifions. Comme le croyant musulman vers la Mecque, le captif tourne aussi chaque jour ses yeux fiévreux vers l´horizon occidental. L´Occident est pour lui la France: c´est-à-dire l´Espérance.  Et la France c´est la liberté, c´est le bonheur, c´est le travail. La France c´est le village natal, c´est le foyer, c´est la mère, c´est la femme, ce sont les enfants. La France c´est la patrie, c´est-à-dire la somme de tous les êtres et de toutes les choses spécialement chéries.
C´est pour cela que ce jour de Noël, s´il est en apparence, dehors, extérieurement, une journée fade comme toutes les autres, il ne l´est pas dedans, intérieurement, dans la conscience de chaque prisonnier. Et au fur et à mesure que le soir tombe on remarque sur les graves visages une ombre étrange et comme un air croissant de mélancolie, de préoccupation et de cafard.
Même Gaston, -ce jeune homme corpulent, optimiste, et bavard– montre ce soir une réserve suspecte, révélatrice d´un trouble mystérieux, profond, mais évident.
Pourquoi...?  
Gaston est un paysan, un paysan ardéchois. Du Bas-Vivarais. Lors de la  guerre, il était engagé dans un régiment d´Infanterie. Et il est fait prisonnier  sur le front de la Somme. C´était le 10 Juin.
A 2 heures du soir.
A 3 heures, il marchait déjà encadré dans une colonne de prisonniers en route vers la captivité. Pour commencer, 25 kilomètres à pied. Sans arrêt. Sans égards pour les faibles ou les âgés.
Pas d´égards pour un prisonnier...? Mais un prisonnier n´est pas un homme. C´est simplement un numéro. Et comme tel, il est effacé tranquillement le cas échéant…
Les marches continuèrent pendant quelques jours. Bien entendu, à un rythme plus accéléré. Et jusqu´en  Allemagne.
D´ailleurs le viatique était bizarre. Pour chaque journée, quelques onces de pain et des conserves. Ça suffit. Pendant la nuit, quelques heures de repos dans la cour d´une caserne ou sur le sol d´un garage.
Quand enfin il arriva au camp, il se crut libéré d´un affreux cauchemar: le cauchemar des marches. Et cependant l´horrible stalag lui parut même  acceptable. Du moins il ne crèverait pas de fatigue. 
Ah! non, bien sûr...
Il crèverait dorénavant d´immobilité, de faim, de saleté, de froid, de poux, d´ennui, de cafard....
Mais Gaston, le paysan ardéchois, supportait tout cela stoïquement. L´Ardéchois est dur comme sa terre, comme la roche de ses montagnes. Dans les moments les plus difficiles, personne ne l´avait encore vu perdre sa sérénité ni son humeur habituelle. Cependant cette nuit de Noël il ne paraissait pas normal.
Une ombre de tristesse voilait ses yeux bleus clairs. Etait-ce de la fatique...?
D´abord sans rien dire, sans bavarder comme d´habitude avec ses camarades, il s´était couché ce soir de très bonne heure. Pourtant, à l´aube du lendemain, il était encore éveillé. Il n´avait pas pu trouver le sommeil.
Pourquoi...?
Gaston était marié. Là-bas, dans son village natal, demeuraient sa jeune  femme et ses deux enfants. La femme était laborieuse et courageuse, comme la plupart des filles de l´Ardèche. Mais au bout du compte, elle était simplement une femme. Les enfants – Arlette et Janot – étaient âgés de sept et cinq ans. Gaston portait sur lui les portraits de sa famille et il les regardait souvent. Pourtant en ce jour, il les avait regardés à plusieurs reprises. En ce moment de la soirée, Gaston souhaitait surtout dormir. On oublie en sommeillant. Mais Gaston ne pouvait pas oublier; et c´est pour cela, qu´il ne pouvait pas non plus s´endormir.
Il se rappelait, il se rappelait... Quoi...?
Autrefois, cette nuit c´était la fête majeure de son heureux foyer; on s´y réunissait en famille: les aïeux, les parents, le frères avaient préparé en cachette l´arbre de Noël pour les deux enfants. Après on soupait magnifiquement. Au dessert, la surprise: l´arbre classique. C était l´instant divin pour les enfants. Arlette et Janot sautaient, criaient, éclataient en rires de  bonheur et de joie. Les petits étaient transportés. On trinquait, on chantait, on dansait, on s´amusait, on prodiguait le nougat, les liqueurs, la gaîté. Oui: Gaston se souvenait, se souvenait...
Et il comparait aussi. Ah! il ne pouvait pas s´empêcher de comparer les Noël de jadis avec le Noël d´aujourd´hui. Cette nuit, Arlette et Janot n´auraient pas de jouets, de gâteaux, même pas, probablement, d´arbre de Noël. Cette nuit, Charlotte –sa jolie femme– ne serait pas heureuse. Cette nuit, dans son foyer, ce ne serait pas une soirée de fête, mais de deuil…
Oui. Gaston souhaitait dormir. On oublie en sommeillant. Mais cette nuit, il ne savait pas le malheureux, oublier ni dormir…

****
24 Décembre 1941

Gaston ne reste plus dans l´ancien stalag. Il travaille à présent dans une  ferme. Et il soupe cette nuit chez la fermière.  On l´a invité charitablement. Le repas est frugal et morne. La fermière a trois petits enfants et une très vieille maman. L´année précédente, les fils de la fermière avaient eu des jouets de Paris, des gâteau d´Amsterdam, des fleurs du Luxembourg, des vêtements de Bruxelles, des chaperons de Norvège.
Ah! c´étaient les enfants du vainqueur...!
Cependant ce Noël-ci ils n´avaient rien de ces dons variés. Justement comme les enfants des vaincus. Pas de jouets, pas de gâteaux, pas de fleurs, pas de chaperons. En un mot, pas de fête.
Alors Gaston se rappelle son foyer ardéchois, et se console. Entre celui-là et celui-ci, entre les foyers des vainqueurs et de vaincus, plus de différence.
Plus...? Mais si: il y en a une. Il vit encore. Ses enfants ont encore un  père. Mais les pauvres enfants de sa patronne l´ont-ils encore...?
Le fermier est sur le front de l´Est. Ces jours-ci les journaux parlent de 50 dégrés au-dessous de zéro, de combats acharnés, de replis stratégiques, de froid terrible...
Gaston connaît parfaitement la valeur dramatique de ces mots... Alors il oublie un moment sa femme et ses enfants, il regarde avec pitié et même avec attendrissement la famille de son ennemi.
De son ennemi...? Pourquoi...?
Pour quelle raison, deux pauvres paysans, qui ne se connaissent pas du tout, qui ne se sont jamais vus, qui ne savent que cultiver laborieusement leurs terres, et élever honnêtement leur famille, pourquoi ces hommes seront-ils ennemis?
Peut-être leurs fils, leurs femmes, eux-mêmes, ne sont-ils pas aussi des victimes innocentes de la folie, de l´ambition et de la méchanceté d´autres hommes...?
Gaston est troublé mais il cache discrètement son émotion. Après le repas, il amuse affectueusement les enfants de la fermière, et prodigue des mots d´espérance aux deux femmes. Enfin, un peu avant minuit, il salue et s´en va.
Dehors la nuit est froide et étoilée. Le vent hurle. On entend confusément carillonner. C´est la messe de minuit. Gaston est saisi tout à coup d´une profonde émotion religieuse. Et, de tout son coeur, il élève vers le ciel, comme une prière d´angoisse et d´espoir, la parole légendaire qui, justement cette nuit, il y a 1941 ans, descendait vers la terre comme un message angélique de joie:

“Gloire à Dieux au plus haut des cieux
Et paix sur la terre

Aux hommes de bonne volonté”

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