LA CAVERNE DES EMBUSQUÉS
A M. M. Maurice Cochy et Teodoro
Martínez
Saumur, le 6 mai 1946[1]
Manuel G. Sesma
Il n´était pas agréable de travailler en Normandie pendant l´hiver
1943-1944. Du moins, dans les chantiers d´Esclavelles aus environs de
Neufchâtel-en-Bray (Seine Inférieure). Il y tombait presque tous les jours de
l´eau et des bombes. On y risquait sa peau à tout instant.
J´ai toujours eu une foi aveugle dans mon étoile qui m´a tiré sain et sauf
de je ne sais combien de situations dangereuses. Naturellement, je n´ai pas non
plus épargné, au besoin, ma décision ni mes jambes. Mais le jour des Rois 1944,
l´aviation anglaise arriva sur le chantier tellement à l´improviste que je
n´eus pas le temps de me sauver. Alors je me jetai instinctivement dans un grand
trou voisin, creusé par le bombardement de la veille. Une fois de plus, je m´en
tirai miraculeusement sans même une égratignure. Cependant mon pardessus en
cuir fut complètement déchiré par les éclats. Joli cadeau des Rois!
Quand les avions s´éloignèrent et que je pus quitter le trou, je regardai
mes loques, me grattai la tête et me dis philosophiquement:
-
“Pardi! Il me semble que mon étoile
commence à pâlir. Il va falloir changer de ciel avant qu´elle ne s´éclipse...”
Mais où aller à ce moment...? Voilà le problème. Je me trouvais à cette
époque tout à fait isolé, c´est-à-dire, sans relation avec aucun compatriote ou
ami français. D´autre part, je ne connaissais pas d´autres chantiers plus
tranquilles, au nord de la France. Partout c´était pareil. On était pris entre
la Todt [2] et l´aviation.
-
Et pourquoi ne pas changer de
latitude...?, pensai-je. Une aventure de plus...? Bah!, ça sera sans
importance.”
Alors je me
souvins de deux anciens amis français que j´avais connus en 1940 dans un
village de l´Anjou: une institutrice et un curé. Je leur écrivis. Du reste, je
ne savais pas s´ils vivaient toujours au village, ou même tout simplement s´ils
vivaient encore. Je n´avais jamais échangé une lettre avec eux. Malgré tout,
leurs réponses ne se firent pas attendre.
-
“Venez – me dirent-ils, tous les deux.
Ici tout est calme. On vous trouvera quelque occupation.”
Je ne me fis pas
répéter l´invitation.
À ce moment, le
bureau de la firme Arge Wieshaden à Dieppe – une filiale de l´organisation
Todt, pour laquelle j´étais contraint de travailler en qualité de terrassier –
m´était redevable d´environ deux mille francs, retenait ma carte textile et
devait me fournir incessamment un complet de travail et une paire de souliers
dont j´avais un besoin urgent. Eh bien, je filai à l´anglaise sans rien
attendre, ni réclamer. Á quoi me serviraient l´argent, la carte textile, les
souliers et le bleu de travail, si l´aviation anglaise me parachutait, un de
ces jours, un complet en bois, c´est-à-dire, un cercueil...? D´autre part, il
n´était pas possible de quitter les chantiers de la Todt d´une façon
chevaleresque. Surtout quand on était sous la garde des argousins S. S., comme
dans les chantiers d´Esclavelles.
Alors, un matin
de Février 1944, je quittai la Normandie et arrivai à Montreuil-Bellay, au
département du Maine et Loire.
Mon idée était de me rendre le
lendemain à Méron, pour rencontrer mes amis français: l´institutrice Madame
Madeleine Bossard et Monsieur l´Abbé François Jollet. Ayant appris dans l´hôtel
où je me logeai, qu´il y avait dans la contrée une famille espagnole, j´allai
lui rendre visite avant dîner.
-
“N´y a-t-il pas dans la région un
chantier quelconque où je puisse me mettre à travailler...? – lui demanai-je.
Le “boulot” m´est indifférent. J´accepte n´importe lequel.
-
Mais oui – me dit-elle. On vous
embauchera probablement à la Perrière.
-
Et où est-ce chantier...?
-
A St-Cyr-en-Bourg, un village à quelque
dix kilomètres d´ici. Là vous trouverez des camarades qui vous fourniront toute
sorte de renseignements. Vous pouvez prendre le train demain matin.
Adressez-vous au restaurant Maslard où ils mangent.”
Je pris bonne note de cette
précieuse information, et le lendemain, au lieu d´aller à Méron, je me rendis à
St.-Cyr-en-Bourg.
Là je rencontrai en effet cinq
compatriotes réfugiés, dont je reconnus immédiatement un: Blasco Polo, un
aragonais, qui trois ans auparavant avait été enrolé par force, comme moi, dans
le 160 Groupe de Travailleurs Étrangers et confiné dans les montagnes de
l´Ardèche, pour couper du bois et faire du charbon, au profit de la 11ème
Conservation des Eaux et Forêts.
-
“ Que faites-vous ici...? dis-je, après
les saluts de rigueur.
-
Pas grand´chose. Nous bricolons dans une
cave.
-
Profonde…?
-
Elle a par endroits jusqu´à vingt
mètres.
-
Alors vous ne craignez pas ici
l´aviation. (A ce moment on ne connaissait pas encore la bombe atomique.)
-
Pas du tout... En outre, l´aviation ne
vient jamais par ici.
-
Heureuse Arcadie! Par contre en
Normandie j´en avais la visite tous les jours.
-
Et pour quelle entreprise travaillez-vous?
-
Pour l´entreprise Schaller.
-
Française ou allemande?
-
Française, quoique tu sais, au service
des allemands.
-
Et que fait-on pour les “boches” dans cette cave?
-
On y emmagasine du matériel de
sousmarins. On l´amène de Nantes, de St. Nazaire, de Brest, de Lorient, enfin
de toutes les bases qui sont attaquées par l´aviation alliée. On veut faire de
cette cave le dépôt central de la Kriegamarine. Nous
l´aménageons à cet effet.
-
M´embauchera-t-on ici...?
-
Oh! Oui. Mais que sais-tu faire...?
-
Moi? Tout et rien. Blasco me connaît
déjà. J´aimerais entrer dans le bureau. Je connais assez les mathématiques et
j´écris correctement le français.
-
On ne le croira pas en t´écoutant –
m´interrompit Saez, l´un de mes compatriotes. Tu parles
le français, comme une vache espagnole...
-
En effet, j´ai un accent affreux.
-
En tout cas, on t´embauchera, du moins
comme manoeuvre, ajoute-t-il. On en a besoin.
-
Mais j´en ai “marre” d´être manoeuvre. Le manoeuvre est la bête de somme des
chantiers: celui qui “bosse” le plus
et qui gagne le moins. Est-ce qu´il n´y a pas ici de spécialistes...?
-
Oui, il y en a: des charpentiers, des
cimentiers, des maçons et des ferrailleurs. Nous sommes
des charpentiers.
-
Et bien, si le bureau ne “colle” pas, je veux au moins être
embauché comme ouvrier spécialisé.
-
Mais quelle spécialité vas-tu faire
ici...?
-
Que sais-je! Voyons.
Charpentier...?
Impossible. Je ne sais pas faire même un tabouret.
Cimentier...?
Horreur! Cela ne me va pas du tout. Je l´ai déjà fait par force en Normandie et
j´en ai assez. C´est un métier sale et dur.
Maçon...?
Diable! Mais je ne sais pas manier une truelle.
Alors il ne me
reste que d´être ferrailleur… Ça y est.
-
Oui, c´est le travail le plus facile et
le plus reposant. Quoique ici personne ne se fatigue trop, tu sais.
-
Tant mieux. Mais... en quoi consiste le
“boulot” des ferrailleurs?
-
À préparer des baguettes de fer pour le
coffrage.
-
Vous savez, je n´en ai pas, franchement,
la moindre idée; mais je me tirerai, au besoin, d´affaire.”
A ce moment, un jeune homme élégant
entra au restaurant. Nous y étions attablés dès le début de cette conversation.
C´était midi. Mes camarades
saluèrent respectueusement le nouvel arrivant. Saez me dit
à voix basse:
-
“C´est le chef des travaux de
l´entreprise. Veux-tu que je te présente...?
Il est très sympathique avec nous.
Je soupçonnne qu´il n´est pas du tout germanophile, quoique naturellement il
n´en parle pas.
-
Volontiers.”
Par la suite, je fus présenté et
admis en principe dans la firme.
-
Allez au bureau cet après-midi, à partir
de deux heures, et vous pourrez commencer à travailler demain matin –
conclut-il.
-
Merci bien, Monsieur.”
De retour à notre table, je dis à
mes camarades:
-
“Abordons à présent d´autres questions.
Que gagne-t-on ici...?
-
9´20 francs l´heure, les manoeuvres;
10´30 francs l´heure, les spécialistes.
-
Pas plus...?
-
De surcroît, si tu es marié, tu touches
32 francs par jour d´allocations; et si tu habites Paris, 40 francs en plus de
déplacement.
-
Par jour aussi...?
-
Naturellement.
-
Alors je suis marié, et j´ai mon
domicile à Paris. Il est vrai que je ne sais même pas le nom de ma femme ni
celui de mon propiétaire parisien; mais cela n´a aucune importance. Je connais
bien l´art de donner le change à toutes ces entreprises improvisées de
profiteurs, travaillant pour les allemands. Il faut être malin avec les malins.
Autrement ils te roulent bien...
-
Mais, as-tu des papiers?
-
Mais oui, mon vieux. Tant que tu
voudras. Je suis en très bonnes relations avec Madame Paperasse.
D´abord, j´ai pour les français un
récépissé en règle et un certificat de bonne conduite, délivré par le maire de
Bouelles d´où je viens à présent.
Et pour les allemands et leurs
acolytes, j´ai un flambant certificat de travail, soutiré à une “garce” du bureau de la Weisbaden à
Dieppe où on dit que j´ai été débauché par l´entreprise, le 5 du mois courant,
et que j´ai mon domicile à Paris (XIè), 9 Rue Omer Talon.
-
Caramba! Mais tu es un débrouillard!
-
L´unique inconvénient de ces papiers est
qu´on y dit aussi que je suis manoeuvre, ce qui ne vas pas assurément m´aider à
ce qu´on m´embauche comme ouvrier spécialisé. En tout cas, le certificat
allemand ajoute: “Erlernter Beruf:
Professeur”, et ceci peut me servir pour être admis dans le bureau. Enfin,
on verra.”
En effet, je ne tardai pas à le
voir. Dès que mes camarades rentrèrent au chantier, je me rendis au bureau de
l´entreprise. Là je rencontrai un petit vieillard, maigre et presbyte avec une
jambe de bois. C´était le chef du bureau. Il avait un air bonasse et
m´accueillit avec bienveillance; mais il m´embaucha comme manoeuvre.
“ – Pour le
moment, me dit-il, l´entreprise n´a pas besoin de ferrailleurs ni de
bureaucrates.”
Malchance!
J´avais encore deux problèmes
urgents à résoudre: manger et coucher. Le premier fut vite réglé. On m´accepta
comme pensionnaire au restaurant Maslard. 80 frs. par jour. Ce n´était pas un
cadeau. Mais enfin... Pour coucher ce fut une autre histoire. Mes camarades
avaient eu de la peine à trouver une chambre avec deux lits où ils devaient
coucher deux ensemble.
“ – Tu sais –
m´expliquèrent-ils – Ce village est tout à fait dominé par le curé pour qui les
“rouges” espagnols sont le diable en
personne. Alors nul ne veut nous louer des chambres. Penses-tu, loger chez soi
le diable...!
-
Ah! Oui...? fis-je, vous allez voir.
Avant trois jours, c´est le curé même qui va me procurer une chambre.
-
Tu es fou, toi – s´écrièrent-ils.
-
Vous me le direz avant la fin de cette
semaine.
Effectivement, le lendemain
j´écrivis une lettre à mon ami l´Abbé Jollet pour lui demander une
recommandation auprès de son collègue de St-Cyr-en-Bourg, et trois jours après,
j´avais déjà une chambre pour moi seul, chez une veuve de la rue Foucault.
-
“Mon vieux, tu as de la veine, toi – me
dirent-ils.
-
Vous comprendrez – fis-je – que je
n´allais pas dormir éternellement avec vous (je le faisais provisoirement). Je
n´aime pas coucher avec les hommes, et les dévotes n´ont pas toujours crainte
du diable...”
Drôle de boîte que cette authentique
boîte de la Perrière! Pendant les années d´occupation allemande, je connus des
chantiers pittoresques sur tous les points cardinaux de la France, mais aucun
ne l´était plus que celui de la Perrière. Et cela à tous les points de vue:
local, personnages et travail.
Le chantier était d´abord constitué par deux galeries souterraines, longues
d´environ 350 m., et larges de 4 m., formant un angle à peu près droit. C´était
la piste centrale. Dans le sens de l´angle convexe, s´ouvrait un véritable
labyrinthe de nouvelles galeries en train d´être aménagées; et
perpendiculairement au deuxième côté, une douzaine de magasins. Toutes ces
caves furent à l´origine des carrières de tuf. Puis, on les transforma en
champignonnières; et enfin, pendant “la
drôle de guerre”, on les convertit en usines d´aviation.
Adjacentes au corps des immeubles extérieurs, il y avait en outre des caves
de vin mousseux qui firent la réputation de la Perrière, avant la guerre du 40.
Naturellement l´affaire était, à ce moment, paralysée.
Les édifices étaient occupés par des allemands de la Kriegamarine. Les
soldats et les sous-officiers étaient confortablement installés dans le
bâtiment principal; les chefs, dans les pavillons donnant sur la route. Aux
bas, fonctionnaient en outre les bureaux. Les “boches” avaient aussi réquisitionné des chambres à Saint-Cyr et une
autre belle propriété à Saumoussay.
Dans deux petites pièces attenantes au grand pavillon de l´entrée Nord,
transformé en magasin de réception et magasin de papier, étaient logés les
bureaux des firmes collaboratrices: La Schaller et la Niethammer.
Il y avait, donc, à ce moment à la Perrière trois entreprises. La
Kriegasmarine commandait en principe tous les travaux, mais elle se chargeait
spécialement de la garde et du contrôle du matériel. L´entreprise Schaller
s´occupait surtout du nettoyage et de l´aménagement des galeries; et la Niethammer,
de l´installation électrique.
Le monde qui y travaillait, ne pouvait être plus bigarré. Il comprenait
environ deux centaines et demie d´individus de tout âge, sexe, condition et
nationalité. Il y avait, d´abord, la colonie “boche”, composée d´allemands, autrichiens, tchèques, polonais,
etc.; puis, la colonie française, la colonie espagnole, la colonie italienne,
la colonie belge et je ne sais pas encore.
En tout cas, tous – sauf les femmes – y avaient un dénominateur commun:
celui de camouflés. Les allemands, pour ne pas aller au front; et les civils,
pour ne pas aller an Allemagne.
C´est pourquoi je baptisai le chantier de la Perrière “La caverne des camouflés.”
La colonie la plus nombreuse, était, bien entendu, la française, et
spécialement la Saumuroise. Parmi les saumurois qui y travaillèrent à cette
époque, je me rappelle un fabriquant de chapelets, Jean Mayaud; un épicier,
Gérard Bernier; un tapissier, Roger Boulestreau; un électricien, Gérard Daveau;
un menuisier, Paul Degoulet; deux coiffeurs: Bernard Chandoineau et Gérard
Maloubier; un photographe, René Mignon; un bureaucrate, René Nugues – et son
frère Paul -; un garçon de droguerie, Michel Demion et un employé de manège à
l´Ecole de Cavalerie, Jules Ruf. Pour compléter la liste, il n´y manquait qu´un
comédien, un prêtre et un hongreur...
La colonie italienne se composait d´environ un douzaine d´ouvriers (les
frères Locca, Valivero, Quaglio, Carli, Gentile, Dosso, etc...); la plupart,
des maçons.
Une des colonies les plus pittoresques était la féminine. Un de mes
compatriotes l´appelait “le poulailler”,
parce que la plupart étaient des “poules”.
Au moment de la libération, quelques-unes furent arrêtées et tondues. Il y
avait parmi les dactylos une brune très pâle qui était une jeune divorcée; une
blonde parisienne, qui était fille-mère; deux autres brunes de Nantes qui
étaient en train de le devenir, et une rouquine, je ne sais pas d´où, qui
n´était encore qu´aspirante... Et parmi les bonnes à tout faire – ou plutôt à
rien faire de beau – ressortaient une bretonne sale, la peau constellée de
croûtes; “Belle cuisse”, une petite
balayeuse des environs aux jambes rhomboïdales; un dondon de Lorient qui avait
l´allure et l´appétit d´une jument, et un paillasson de Loudun qui se
barbouillait comme un pantin et couchait avec tout le monde.
Les pachas de cet harem bon marché étaient, il va de soi, les allemands. Il
y en eut aux derniers temps environ une trentaine, et il faut déclarer en
honneur de la vérité qu´ils ne se conduisaiente pas mal avec nous, ce qui ne
veut pas dire évidemment qu´ils étaient des personnes recommandables. Il y
avait par exemple, parmi eux une méchante bête, appelée Gayer, qui à Brest, où
il avait été inspecteur de travaux, avait sauvagement brutalisé des
compatriotes, mis sous ses ordres. Par contre, il y avait aussi des types tout
à fait innoffensifs comme le soldat Charlie, chargé du magasin “Verdun” (matériel d´électricité), qui
avait des allures de frère lai.
D´autres types “boches”
caractérisés étaient Dupré, le chef d´intendance, à l´air distrait et taciturne
et aux yeux clairs de chat constipé; Kreinke, le chef du cantonnement, un
capitaine de la Marine nerveux, élégant et gueulard; l´interpète Puwoulik, un
mastodonte myope qui se disait ancien député du Centre au Reichstag, et le
petit colonel Frimmel, qui avait l´air d´un pauvre diable bourgeois, déguisé en
guerrier de parade.
Quant au travail que nous faisions à la Perrière, il était franchement
supportable. Je ne me suis jamais fatigué dans ses catacombes. Ni moi, ni la
plupart des employés. Sauf quelques avaricieux ou nécessiteux, qui prenaient
des travaux de terrassement à la tâche.
Par contre, il y avait des ouvrièrs qui ne faisaient absolument rien. Dès
qu´ils entraient au travail, ils se mouflaient au fond d´une galerie, mal
éclairée, ou qui ne l´était pas du tout, et là ils passaient la journée à
bavarder, à fumer et à boire. Le mousse Jean Barthe, un gamin à la mine
d´accolyte, leur servait du blanc et du rouge à domicile. Plus d´un finissait
la journée tout à fait soûle. C´était la bonne vie. Parmi les spécialistes du
camouflage je me rappelle un corse nommé Mocali; un jouvenceau de Chacé appelé
Hubert, et deux autres de St-Cyr-en-Bourg, nommés Expert et Guiberteau.
Ceux-ci, comme ils connaissaient bien toutes les sorties du chantier,
disparaissaient de la cave et ils n´y revenaient qu´à l´heure du pointage.
Vraiment les contre-maîtres n´étaient pas du tout méchants. J´en avais un,
Fregona, un italien, qui s´énivraiet aussi la plupart du temps. Mais le
véritable roi des “cuites” était un
algérien appelé Djidel. Il était toujours plein comme un tonneau. Son salut à
n´importe qui était invariablement celui-ci: “Tu paies une chopine...?” Il dépensait tout son argent en chopines
et naturellement il n´avait jamais un sou. Je m´amusais bien à
Saint-Cyr-en-Bourg avec toute cette faune pittoresque. Surtout chez Maslard où
je prenais pension. C´était le lieu de rendez-vous des allemands, et des
français, des italiens, et des espagnols, des poules et des ivrognes. On y
payait un peu cher, mais on était d´ordinaire bien servi. C´était un petit
café-restaurant, composé de trois pièces, toujours très propres, et où les
filles de la maison possédaient l´art de conquérir immédiatement la sympathie
des clients, tout en sachant se faire respecter. Celles-ci s´appelaient
Jeannette et Marguerite, l´une brune et l´autre châtaine. Là il y avait un
appareil de radio où nous prenions tous les jours les communiqués de la B.B.C.
de Londres. Bien entendu, quand il n´y avait pas d´Allemands dans l´établissement.
Autrement c´était le patron même de la maison – germanophobe enragé – qui nous
les donnait particulièrement. Surtout aux espagnols, auxquels il faisait
spécialement confiance.
Naturellement nos sentiments antifascistes et antiallemands ne faisaient
aucun doute pour personne. Un caporal des S. S. – ou de la Section de Sauvages,
comme traduisait un camarade de Madrid – avec lequel je dus travailler, pendant
trois semaines, à entourer la Perrière de fils de fer barbelés, me disait un
jour:
-
“Toi espagnol rouge...? Ja, ja.”
Et je lui
répondis avec ironie:
-
“Oh! Non, Monsieur. Vous avez tort. Vous
ne connaissez pas du tout les espagnols. Vous nous avez pris, en effet, pour
des peaux rouges... Mais nous sommes des blancs,
Monsieur. Regardez-moi...”
En ma qualité de manoeuvre, je fis à la Perrière toute sorte de métiers:
débardeur, charpentier, ferrailleur, terraissier, balayeur... Des métiers très
intellectuels, quoi. Et en effet, au lieu de débarder, de piocher, d´enfoncer
des clous, de préparer du mortier, de ranger du matériel, de rouler la brouette
ou de balayer, ce que j´y fis surtout, fut de la littérature sentimentale et
satirique. A ce propos, je portais toujours en poche un cahier minuscule et un
bout de crayon et quand je n´avais pas devant moi d´Allemands ou de
contre-maîtres – ce qui arrivait souvent -, j´écrivais à la lueur des ampoules.
C´était un peu exposé, puisque je courais le risque d´être surpris et d´être
suspecté comme espion, ce qui m´était déjà arrivé à Hennebont (Morbihan),
Bernay (Eure) et Bouelles (Seine Inférieure). Mais comme je m´étais toujours
très bien tiré d´affaire, j´avais confiance.
Pendant quelque temps on m´employa au magasin de papier avec mon
compatriote Albero – un ancien étudiant de médecine à Madrid – et un coiffeur et
un photographe Saumurois, et là j´eus tout mon loisir pour grifonner des récits
et des nouvelles. A la porte d´entrée, un malin écrivit à la craie: “Maison de repos.” Et ce n´était pas
vrai. Moi, du moins, je travaillais; mais non pour les allemands.
Pendant une autre époque, on m´occupa à transporter des rouleaux de cable.
Naturellement le “boulon” était
roulant et tordant. L´entrée de la cave formant une descente de quelque cent
mètres, quand les “boches” ne nous
voyaient pas – et l´on s´arrangeait pour qu´ils ne nous surprissent jamais -,
nous nous amusions à organiser des courses de rouleaux en les lâchant du haut.
Comme la piste n´était pas droite, les rouleaux heurtaient violemment les murs
et ils les détérioraient et se détérioraient; mais cela nous était indifférent.
La deuxième partie du spectacle finissait au fond de la galerie où on les
déposait. Comme celle-ci n´était presqu´éclairée, on y faisait toujours des
arrêts de vingt minutes ou d´une demi-heure – pardi! il fallait se reposer... –
dont on profitait pour fumer, boire, bavarder et même chanter et apprendre à
danser le “swing”. Notre professeur de chant et de danse était le coiffeur
saumurois Chandouineau. Nous chantions surtout une chanson hawaïenne de Jacques
Pills – tout-à-fait idiote, du reste – intitulée “Avec son ukulele.”
On l´avait adoptée, sur ma proposition, comme l´hymne des rouleurs.
Ell´gagne sa petit´vie
avec son ukulele.
Tous les matins sur la plage
Elle revend ses coquillages,
Avec son uku, avec son uku,
Avec son ukulele...
Je ne sais pas qu´est-ce qu´un ukulele; mais franchement je crois que nous
gagnions notre petite vie du moins aussi gaiement et facilement que la jeune
fille de la chanson. Pourtant il y avait encore des grognons qui s´en
plaignaient. Mon Dieu! Je me demande ce qu´il leur fallait pour s´estimer
heureux à cette époque calamiteuse. Il semble qu´à Buchenwald et à Matthausen
la vie n´était pas si amusante...
Mon occupation favorite à la Perrière fut celle de balayer. Cela me donnait
de l´indépendance, ne m´obligeait pas à faire le moindre effort et surtout me
permettait de me camoufler à mon gré et d´avoir toujours la “plume” à la main.
Un jour, le magasinier de l´entreprise Schaller, Félix Berthe – un
saumurois âgé à l´air de chanoine – me demanda:
“ – Mais pourquoi tenez-vous tellement au balai, Monsieur Sesma...?
-
Oh! c´est simple, Monsieur –
répondis-je. Connaissez-vous par hasard le célèbre roman anglais de Jonattan
Swift “Les voyages de Gulliver?”
-
Et bien, une fois Gulliver expliqua à un
professeur de Balnivarbi qu´au royaume de Langden, le mot balai était un
euphémisme servant à désigner la révolution. Alors vous comprenez, Monsieur...
Je m´entraîne... Après la guerre, il faudra “balayer” beaucoup en Europe... Ou
l´Europe se perdra irrémédiablement.”
Cette explication subversive fit fortune parmi les ouvriers de la cave,
mais si elle était parvenue aux oreilles des “boches”, la boutade aurait pu me
coûter chère.
Heureusement il n´y avait pas de mouchards à la Perrière. Ou du moins, on
ne les connaissait pas. On ne s´y méfiait que d´Alphonse Müller – un interprète
alsacien qui dut se promener, pendant quelques semaines, avec un oeil bandé, à
la suite d´un superbe coup de poing – et d´un italien, Antonio Motta – chef de
chantier de l´Entreprise Schaller, qui, au moment de la libération, fut pour
deux fois arrêté et relâché. – De toute façon, je n´ai pas connaissance qu´ils
dénonçassent personne à la Perrière, et le dernier se conduisit à mon égard
avec une particulière bienveillance.
Mais s´il n´y avait pas de mouchards à St-Cyr, par contre les saboteurs y
abondaient incroyablement. Oh – là-là! On peut affirmer qu´à la Perrière tout
le monde sabotait.
Que la quantité de matériel de
toute sorte y détérioré et mis hors d´usage fut extraordinaire! Il est oisif de
signaler que les pannes d´électricité, dues au sabotage, y étaient presque
journalières. Pourtant les électriciens n´y manquaient pas; mais parfois
c´était des électriciens d´occasion qui ne savaient même pas arrager un plomb.
Cette équipe pittoresque était
commandée par un belge flamand nommé Aertz – et surnommé Fernandel -, lequel,
quand il se saoulait, se passait des heures entières à fredonner “Ambiance”, un “swing” en vogue.
“Ta-ra-ri-ra-ro-re.
“Ta-ra-ri-ra-ro-ra...
“Ta-ra-ri-ra-ro-re.
“Ta-ra-ri-ra-ro-ra...
Et ainsi jusqu´à ce qu´il roulât
sous la table. Parfois il venait dîner au restaurant avec quelques camarades:
Bacon, un boxeur; Pierru, un borgne; Deguines, un blond taciturne, et Battez,
une gueule de lièvre qui nasillait comme un saxophone.
La fin de cette entreprise fut
aussi une autre panne: la dernière. Un beau jour, le chef et sa secrétaire
disparurent sans laisser de traces et – ce qui est pire – sans payer les
ouvriers. On sut après qu´ils se trouvaient à Marseille, faisant joyeusement la
bombe. Scheneider et Jeanne – le chef et sa secrétaire – formaient un couple
caricatural. Lui, c´était un ivrogne funèbre comme un croque-mort, jaune et
maigre comme un squelette; elle, une “grue”
laide, vieille et enrouée, les cheveux coupés à la garçonne et la cigarette
collée toujours aux lèvres. Quand ils eurent liquidé tout l´argent des ouvriers
aux “bistrots” marseillais, la poule
revint; puis, on la tondit et on l´écroua à Châteaubriant. Joli
numéro!
A la Perrière non seulement on
faisait du sabotage, mais surtout du brigandage. En détail et en gros. On
allait du larcin au vol sur une grande échelle.
Dans ce sens, la Caverne des Embusqués était aussi la Caverne d´Ali-Baba.
Mais il me semble qu´à la
Perrière il y avait plus de quarante voleurs. On y pillait le jour et la nuit;
c´est-à-dire, à toutes les heures. Pour parer au brigandage nocturne, les
allemands – qui, soit dit en passant, étaient les premiers saccageurs –
posèrent des mines dans les entrées secrètes de la cave et, une nuit, un pauvre
diable chargé de gosses, fut déchiqueté par une explosion. – Une autre anecdote
– celle-ci picaresque – à ce sujet. A la veille des premières élections municipales
célébrées après la libération, la gauche de St-Cyr-en-Bourg, pour donner le
coup de grâce à la droite, appela les gendarmes de Saumur pour perquitionner
chez certains voisins réactionnaires, accusés de cacher du matériel, provenant
du pillage de la Perrière. Le coup électoral réussst; la gauche l´emporta.
A combien se montait la valeur
du matériel emmagasiné? Je ne sais pas exactement. Bien sûr, à plus d´un
milliard. En tout cas, rien ne se sauva finalement – sauf ce qui avait été volé
au préalable. La veille de s´en aller (25 août 1944), les allemands brûlèrent
et firent sauter la Perrière. Il semble que le colonnel Frimmel et le capitaine
Dreinke étaient partisans de l´épargner et de se rendre eux-mêmes à une armée
régulière; mais un nouveau chef arrivé dans les dernières semaines, imposa et
la destruction et la retraite. Détail piquant! Puwoulik, l´interprète “boche”, qui était catholique pratiquant,
recommanda, avant de partir, sa maîtressse aux bons soins de Monsieur le Curé
du Village...
Les derniers jours de la
Perrière furent mornes et mouvementés. L´aviation arrivait à chaque instant et
alors c´était la course éperdue des ouvriers à travers les champs. Heureusement
nous n´étions plus très nombreux. La plupart s´étaient déjà sauvés. La
débandade avait commencé au moment du débarquement (le 6 juin 1944).
Pendant le reste de ce mois,
seulement 23 ouvriers sur 135 abandonnèrent l´entreprise Schaller. Aux derniers
jours, il n´en restait à peu près qu´une quinzaine: ceux qui n´avaient pas de
famille ou d´amis dans la région et ne savaient où aller. Même les embusqués du
bureau s´étaient dispersés. Sauf Maurice Cochy, un garçon très distingué et
spirituel, véritable merle blanc dans cette cage d´oiseaux rapaces, gallinacés
et coureurs.
Par contre, les allemands y
étaient plus nombreux que jamais. Ils avaient transformé la Perrière en un
fortin. On l´avait entouré de fils de fer barbelés, de chevaux de frise, de
mines et de nids de mitrailleuse. On avait multiplié les postes de garde et on
leur avait donné des consignes sévères. Peut-être pensaient-ils y résister...?
C´est le bruit qui courait. Mais, en réalité, ils étaient démoralisés et
consternés.
En parlant un soir avec un
soldat tchèque faisant la garde en haut de la butte, il me dit tout excité:
-
“Hitler, kaput! S. S. Kaput! “, et il
faisait avec son mousqueton le geste de les fusiller.
Notre dernière occupation à la
Perrière fut de dresser un grand soupirail près du chemin de Saumoussay. Je dis
sarcastiquement à mes compatriotes:
-
“C´en
est fait. C´est la tour de Babel. Avant de la finir, viendra la dispersion...”
Et en effet, sur le point d´achever
le soupirail, s´écroula la Caverne des Embusqués. Elle fut dynamitée.
J´ignore si, au moment de s´en
aller, les “boches” levèrent le bras
et s´écrièrent encore: Hein Hitler...!
(1) Après la libération, on inculpa judiciairement 25 individus ; mais
la Chambre Correctionnelle de Saumur leur appliqua la loi d´armistice au cours
de la séance du 19 Juillet 1946. Voir « La Nouvelle République » du
20 juillet 1946.
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