viernes, 4 de diciembre de 2015

La caverne des Embusqués

LA CAVERNE DES EMBUSQUÉS

A M. M. Maurice Cochy et Teodoro Martínez
Saumur, le 6 mai 1946[1]

Manuel G. Sesma

Il n´était pas agréable de travailler en Normandie pendant l´hiver 1943-1944. Du moins, dans les chantiers d´Esclavelles aus environs de Neufchâtel-en-Bray (Seine Inférieure). Il y tombait presque tous les jours de l´eau et des bombes. On y risquait sa peau à tout instant.
J´ai toujours eu une foi aveugle dans mon étoile qui m´a tiré sain et sauf de je ne sais combien de situations dangereuses. Naturellement, je n´ai pas non plus épargné, au besoin, ma décision ni mes jambes. Mais le jour des Rois 1944, l´aviation anglaise arriva sur le chantier tellement à l´improviste que je n´eus pas le temps de me sauver. Alors je me jetai instinctivement dans un grand trou voisin, creusé par le bombardement de la veille. Une fois de plus, je m´en tirai miraculeusement sans même une égratignure. Cependant mon pardessus en cuir fut complètement déchiré par les éclats. Joli cadeau des Rois!
Quand les avions s´éloignèrent et que je pus quitter le trou, je regardai mes loques, me grattai la tête et me dis philosophiquement:
-         “Pardi! Il me semble que mon étoile commence à pâlir. Il va falloir changer de ciel avant qu´elle ne s´éclipse...”
Mais où aller à ce moment...? Voilà le problème. Je me trouvais à cette époque tout à fait isolé, c´est-à-dire, sans relation avec aucun compatriote ou ami français. D´autre part, je ne connaissais pas d´autres chantiers plus tranquilles, au nord de la France. Partout c´était pareil. On était pris entre la Todt [2] et l´aviation.
-         Et pourquoi ne pas changer de latitude...?, pensai-je. Une aventure de plus...? Bah!, ça sera sans importance.”
Alors je me souvins de deux anciens amis français que j´avais connus en 1940 dans un village de l´Anjou: une institutrice et un curé. Je leur écrivis. Du reste, je ne savais pas s´ils vivaient toujours au village, ou même tout simplement s´ils vivaient encore. Je n´avais jamais échangé une lettre avec eux. Malgré tout, leurs réponses ne se firent pas attendre.
-         “Venez – me dirent-ils, tous les deux. Ici tout est calme. On vous trouvera quelque occupation.”
Je ne me fis pas répéter l´invitation.
À ce moment, le bureau de la firme Arge Wieshaden à Dieppe – une filiale de l´organisation Todt, pour laquelle j´étais contraint de travailler en qualité de terrassier – m´était redevable d´environ deux mille francs, retenait ma carte textile et devait me fournir incessamment un complet de travail et une paire de souliers dont j´avais un besoin urgent. Eh bien, je filai à l´anglaise sans rien attendre, ni réclamer. Á quoi me serviraient l´argent, la carte textile, les souliers et le bleu de travail, si l´aviation anglaise me parachutait, un de ces jours, un complet en bois, c´est-à-dire, un cercueil...? D´autre part, il n´était pas possible de quitter les chantiers de la Todt d´une façon chevaleresque. Surtout quand on était sous la garde des argousins S. S., comme dans les chantiers d´Esclavelles.
Alors, un matin de Février 1944, je quittai la Normandie et arrivai à Montreuil-Bellay, au département du Maine et Loire.
            Mon idée était de me rendre le lendemain à Méron, pour rencontrer mes amis français: l´institutrice Madame Madeleine Bossard et Monsieur l´Abbé François Jollet. Ayant appris dans l´hôtel où je me logeai, qu´il y avait dans la contrée une famille espagnole, j´allai lui rendre visite avant dîner.
-         “N´y a-t-il pas dans la région un chantier quelconque où je puisse me mettre à travailler...? – lui demanai-je. Le “boulot” m´est indifférent. J´accepte n´importe lequel.
-         Mais oui – me dit-elle. On vous embauchera probablement à la Perrière.
-         Et où est-ce chantier...?
-         A St-Cyr-en-Bourg, un village à quelque dix kilomètres d´ici. Là vous trouverez des camarades qui vous fourniront toute sorte de renseignements. Vous pouvez prendre le train demain matin. Adressez-vous au restaurant Maslard où ils mangent.”
            Je pris bonne note de cette précieuse information, et le lendemain, au lieu d´aller à Méron, je me rendis à St.-Cyr-en-Bourg.
            Là je rencontrai en effet cinq compatriotes réfugiés, dont je reconnus immédiatement un: Blasco Polo, un aragonais, qui trois ans auparavant avait été enrolé par force, comme moi, dans le 160 Groupe de Travailleurs Étrangers et confiné dans les montagnes de l´Ardèche, pour couper du bois et faire du charbon, au profit de la 11ème Conservation des Eaux et Forêts.
-         “ Que faites-vous ici...? dis-je, après les saluts de rigueur.
-         Pas grand´chose. Nous bricolons dans une cave.
-         Profonde…?
-         Elle a par endroits jusqu´à vingt mètres.
-         Alors vous ne craignez pas ici l´aviation. (A ce moment on ne connaissait pas encore la bombe atomique.)
-         Pas du tout... En outre, l´aviation ne vient jamais par ici.
-         Heureuse Arcadie! Par contre en Normandie j´en avais la visite tous les jours.
-         Et pour quelle entreprise travaillez-vous?
-         Pour l´entreprise Schaller.
-         Française ou allemande?
-         Française, quoique tu sais, au service des allemands.
-         Et que fait-on pour les “boches” dans cette cave?
-         On y emmagasine du matériel de sousmarins. On l´amène de Nantes, de St. Nazaire, de Brest, de Lorient, enfin de toutes les bases qui sont attaquées par l´aviation alliée. On veut faire de cette cave le dépôt central de la Kriegamarine. Nous l´aménageons à cet effet.
-         M´embauchera-t-on ici...?
-         Oh! Oui. Mais que sais-tu faire...?
-         Moi? Tout et rien. Blasco me connaît déjà. J´aimerais entrer dans le bureau. Je connais assez les mathématiques et j´écris correctement le français.
-         On ne le croira pas en t´écoutant – m´interrompit Saez, l´un de mes compatriotes. Tu parles le français, comme une vache espagnole...
-         En effet, j´ai un accent affreux.
-         En tout cas, on t´embauchera, du moins comme manoeuvre, ajoute-t-il. On en a besoin.
-         Mais j´en ai “marre” d´être manoeuvre. Le manoeuvre est la bête de somme des chantiers: celui qui “bosse” le plus et qui gagne le moins. Est-ce qu´il n´y a pas ici de spécialistes...?
-         Oui, il y en a: des charpentiers, des cimentiers, des maçons et des ferrailleurs. Nous sommes des charpentiers.
-         Et bien, si le bureau ne “colle” pas, je veux au moins être embauché comme ouvrier spécialisé.
-         Mais quelle spécialité vas-tu faire ici...?
-         Que sais-je! Voyons.
Charpentier...? Impossible. Je ne sais pas faire même un tabouret.
Cimentier...? Horreur! Cela ne me va pas du tout. Je l´ai déjà fait par force en Normandie et j´en ai assez. C´est un métier sale et dur.
Maçon...? Diable! Mais je ne sais pas manier une truelle.
Alors il ne me reste que d´être ferrailleur… Ça y est.
-         Oui, c´est le travail le plus facile et le plus reposant. Quoique ici personne ne se fatigue trop, tu sais.
-         Tant mieux. Mais... en quoi consiste le “boulot” des ferrailleurs?
-         À préparer des baguettes de fer pour le coffrage.
-         Vous savez, je n´en ai pas, franchement, la moindre idée; mais je me tirerai, au besoin, d´affaire.”
            A ce moment, un jeune homme élégant entra au restaurant. Nous y étions attablés dès le début de cette conversation.
            C´était midi. Mes camarades saluèrent respectueusement le nouvel arrivant. Saez me dit à voix basse:
-         “C´est le chef des travaux de l´entreprise. Veux-tu que je te présente...?
            Il est très sympathique avec nous. Je soupçonnne qu´il n´est pas du tout germanophile, quoique naturellement il n´en parle pas.
-         Volontiers.”
            Par la suite, je fus présenté et admis en principe dans la firme.
-         Allez au bureau cet après-midi, à partir de deux heures, et vous pourrez commencer à travailler demain matin – conclut-il.
-         Merci bien, Monsieur.”
            De retour à notre table, je dis à mes camarades:
-         “Abordons à présent d´autres questions.
            Que gagne-t-on ici...?
-         9´20 francs l´heure, les manoeuvres; 10´30 francs l´heure, les spécialistes.
-         Pas plus...?
-         De surcroît, si tu es marié, tu touches 32 francs par jour d´allocations; et si tu habites Paris, 40 francs en plus de déplacement.
-         Par jour aussi...?
-         Naturellement.
-         Alors je suis marié, et j´ai mon domicile à Paris. Il est vrai que je ne sais même pas le nom de ma femme ni celui de mon propiétaire parisien; mais cela n´a aucune importance. Je connais bien l´art de donner le change à toutes ces entreprises improvisées de profiteurs, travaillant pour les allemands. Il faut être malin avec les malins. Autrement ils te roulent bien...
-         Mais, as-tu des papiers?
-         Mais oui, mon vieux. Tant que tu voudras. Je suis en très bonnes relations avec Madame Paperasse.
            D´abord, j´ai pour les français un récépissé en règle et un certificat de bonne conduite, délivré par le maire de Bouelles d´où je viens à présent.
            Et pour les allemands et leurs acolytes, j´ai un flambant certificat de travail, soutiré à une “garce” du bureau de la Weisbaden à Dieppe où on dit que j´ai été débauché par l´entreprise, le 5 du mois courant, et que j´ai mon domicile à Paris (XIè), 9 Rue Omer Talon.
-         Caramba! Mais tu es un débrouillard!
-         L´unique inconvénient de ces papiers est qu´on y dit aussi que je suis manoeuvre, ce qui ne vas pas assurément m´aider à ce qu´on m´embauche comme ouvrier spécialisé. En tout cas, le certificat allemand ajoute: “Erlernter Beruf: Professeur”, et ceci peut me servir pour être admis dans le bureau. Enfin, on verra.”
            En effet, je ne tardai pas à le voir. Dès que mes camarades rentrèrent au chantier, je me rendis au bureau de l´entreprise. Là je rencontrai un petit vieillard, maigre et presbyte avec une jambe de bois. C´était le chef du bureau. Il avait un air bonasse et m´accueillit avec bienveillance; mais il m´embaucha comme manoeuvre.
“ – Pour le moment, me dit-il, l´entreprise n´a pas besoin de ferrailleurs ni de bureaucrates.”
            Malchance!
            J´avais encore deux problèmes urgents à résoudre: manger et coucher. Le premier fut vite réglé. On m´accepta comme pensionnaire au restaurant Maslard. 80 frs. par jour. Ce n´était pas un cadeau. Mais enfin... Pour coucher ce fut une autre histoire. Mes camarades avaient eu de la peine à trouver une chambre avec deux lits où ils devaient coucher deux ensemble.
“ – Tu sais – m´expliquèrent-ils – Ce village est tout à fait dominé par le curé pour qui les “rouges” espagnols sont le diable en personne. Alors nul ne veut nous louer des chambres. Penses-tu, loger chez soi le diable...!
-         Ah! Oui...? fis-je, vous allez voir. Avant trois jours, c´est le curé même qui va me procurer une chambre.
-         Tu es fou, toi – s´écrièrent-ils.
-         Vous me le direz avant la fin de cette semaine.
            Effectivement, le lendemain j´écrivis une lettre à mon ami l´Abbé Jollet pour lui demander une recommandation auprès de son collègue de St-Cyr-en-Bourg, et trois jours après, j´avais déjà une chambre pour moi seul, chez une veuve de la rue Foucault.
-         “Mon vieux, tu as de la veine, toi – me dirent-ils.
-         Vous comprendrez – fis-je – que je n´allais pas dormir éternellement avec vous (je le faisais provisoirement). Je n´aime pas coucher avec les hommes, et les dévotes n´ont pas toujours crainte du diable...”
            Drôle de boîte que cette authentique boîte de la Perrière! Pendant les années d´occupation allemande, je connus des chantiers pittoresques sur tous les points cardinaux de la France, mais aucun ne l´était plus que celui de la Perrière. Et cela à tous les points de vue: local, personnages et travail.
Le chantier était d´abord constitué par deux galeries souterraines, longues d´environ 350 m., et larges de 4 m., formant un angle à peu près droit. C´était la piste centrale. Dans le sens de l´angle convexe, s´ouvrait un véritable labyrinthe de nouvelles galeries en train d´être aménagées; et perpendiculairement au deuxième côté, une douzaine de magasins. Toutes ces caves furent à l´origine des carrières de tuf. Puis, on les transforma en champignonnières; et enfin, pendant “la drôle de guerre”, on les convertit en usines d´aviation.
Adjacentes au corps des immeubles extérieurs, il y avait en outre des caves de vin mousseux qui firent la réputation de la Perrière, avant la guerre du 40. Naturellement l´affaire était, à ce moment, paralysée.
Les édifices étaient occupés par des allemands de la Kriegamarine. Les soldats et les sous-officiers étaient confortablement installés dans le bâtiment principal; les chefs, dans les pavillons donnant sur la route. Aux bas, fonctionnaient en outre les bureaux. Les “boches” avaient aussi réquisitionné des chambres à Saint-Cyr et une autre belle propriété à Saumoussay.
Dans deux petites pièces attenantes au grand pavillon de l´entrée Nord, transformé en magasin de réception et magasin de papier, étaient logés les bureaux des firmes collaboratrices: La Schaller et la Niethammer.
Il y avait, donc, à ce moment à la Perrière trois entreprises. La Kriegasmarine commandait en principe tous les travaux, mais elle se chargeait spécialement de la garde et du contrôle du matériel. L´entreprise Schaller s´occupait surtout du nettoyage et de l´aménagement des galeries; et la Niethammer, de l´installation électrique.
Le monde qui y travaillait, ne pouvait être plus bigarré. Il comprenait environ deux centaines et demie d´individus de tout âge, sexe, condition et nationalité. Il y avait, d´abord, la colonie “boche”, composée d´allemands, autrichiens, tchèques, polonais, etc.; puis, la colonie française, la colonie espagnole, la colonie italienne, la colonie belge et je ne sais pas encore.
En tout cas, tous – sauf les femmes – y avaient un dénominateur commun: celui de camouflés. Les allemands, pour ne pas aller au front; et les civils, pour ne pas aller an Allemagne.
C´est pourquoi je baptisai le chantier de la Perrière “La caverne des camouflés.”
La colonie la plus nombreuse, était, bien entendu, la française, et spécialement la Saumuroise. Parmi les saumurois qui y travaillèrent à cette époque, je me rappelle un fabriquant de chapelets, Jean Mayaud; un épicier, Gérard Bernier; un tapissier, Roger Boulestreau; un électricien, Gérard Daveau; un menuisier, Paul Degoulet; deux coiffeurs: Bernard Chandoineau et Gérard Maloubier; un photographe, René Mignon; un bureaucrate, René Nugues – et son frère Paul -; un garçon de droguerie, Michel Demion et un employé de manège à l´Ecole de Cavalerie, Jules Ruf. Pour compléter la liste, il n´y manquait qu´un comédien, un prêtre et un hongreur...
La colonie italienne se composait d´environ un douzaine d´ouvriers (les frères Locca, Valivero, Quaglio, Carli, Gentile, Dosso, etc...); la plupart, des maçons.
Une des colonies les plus pittoresques était la féminine. Un de mes compatriotes l´appelait “le poulailler”, parce que la plupart étaient des “poules”.
Au moment de la libération, quelques-unes furent arrêtées et tondues. Il y avait parmi les dactylos une brune très pâle qui était une jeune divorcée; une blonde parisienne, qui était fille-mère; deux autres brunes de Nantes qui étaient en train de le devenir, et une rouquine, je ne sais pas d´où, qui n´était encore qu´aspirante... Et parmi les bonnes à tout faire – ou plutôt à rien faire de beau – ressortaient une bretonne sale, la peau constellée de croûtes; “Belle cuisse”, une petite balayeuse des environs aux jambes rhomboïdales; un dondon de Lorient qui avait l´allure et l´appétit d´une jument, et un paillasson de Loudun qui se barbouillait comme un pantin et couchait avec tout le monde.
Les pachas de cet harem bon marché étaient, il va de soi, les allemands. Il y en eut aux derniers temps environ une trentaine, et il faut déclarer en honneur de la vérité qu´ils ne se conduisaiente pas mal avec nous, ce qui ne veut pas dire évidemment qu´ils étaient des personnes recommandables. Il y avait par exemple, parmi eux une méchante bête, appelée Gayer, qui à Brest, où il avait été inspecteur de travaux, avait sauvagement brutalisé des compatriotes, mis sous ses ordres. Par contre, il y avait aussi des types tout à fait innoffensifs comme le soldat Charlie, chargé du magasin “Verdun” (matériel d´électricité), qui avait des allures de frère lai.
D´autres types “boches” caractérisés étaient Dupré, le chef d´intendance, à l´air distrait et taciturne et aux yeux clairs de chat constipé; Kreinke, le chef du cantonnement, un capitaine de la Marine nerveux, élégant et gueulard; l´interpète Puwoulik, un mastodonte myope qui se disait ancien député du Centre au Reichstag, et le petit colonel Frimmel, qui avait l´air d´un pauvre diable bourgeois, déguisé en guerrier de parade.
Quant au travail que nous faisions à la Perrière, il était franchement supportable. Je ne me suis jamais fatigué dans ses catacombes. Ni moi, ni la plupart des employés. Sauf quelques avaricieux ou nécessiteux, qui prenaient des travaux de terrassement à la tâche.
Par contre, il y avait des ouvrièrs qui ne faisaient absolument rien. Dès qu´ils entraient au travail, ils se mouflaient au fond d´une galerie, mal éclairée, ou qui ne l´était pas du tout, et là ils passaient la journée à bavarder, à fumer et à boire. Le mousse Jean Barthe, un gamin à la mine d´accolyte, leur servait du blanc et du rouge à domicile. Plus d´un finissait la journée tout à fait soûle. C´était la bonne vie. Parmi les spécialistes du camouflage je me rappelle un corse nommé Mocali; un jouvenceau de Chacé appelé Hubert, et deux autres de St-Cyr-en-Bourg, nommés Expert et Guiberteau. Ceux-ci, comme ils connaissaient bien toutes les sorties du chantier, disparaissaient de la cave et ils n´y revenaient qu´à l´heure du pointage. Vraiment les contre-maîtres n´étaient pas du tout méchants. J´en avais un, Fregona, un italien, qui s´énivraiet aussi la plupart du temps. Mais le véritable roi des “cuites” était un algérien appelé Djidel. Il était toujours plein comme un tonneau. Son salut à n´importe qui était invariablement celui-ci: “Tu paies une chopine...?” Il dépensait tout son argent en chopines et naturellement il n´avait jamais un sou. Je m´amusais bien à Saint-Cyr-en-Bourg avec toute cette faune pittoresque. Surtout chez Maslard où je prenais pension. C´était le lieu de rendez-vous des allemands, et des français, des italiens, et des espagnols, des poules et des ivrognes. On y payait un peu cher, mais on était d´ordinaire bien servi. C´était un petit café-restaurant, composé de trois pièces, toujours très propres, et où les filles de la maison possédaient l´art de conquérir immédiatement la sympathie des clients, tout en sachant se faire respecter. Celles-ci s´appelaient Jeannette et Marguerite, l´une brune et l´autre châtaine. Là il y avait un appareil de radio où nous prenions tous les jours les communiqués de la B.B.C. de Londres. Bien entendu, quand il n´y avait pas d´Allemands dans l´établissement. Autrement c´était le patron même de la maison – germanophobe enragé – qui nous les donnait particulièrement. Surtout aux espagnols, auxquels il faisait spécialement confiance.
Naturellement nos sentiments antifascistes et antiallemands ne faisaient aucun doute pour personne. Un caporal des S. S. – ou de la Section de Sauvages, comme traduisait un camarade de Madrid – avec lequel je dus travailler, pendant trois semaines, à entourer la Perrière de fils de fer barbelés, me disait un jour:
-         “Toi espagnol rouge...? Ja, ja.”
Et je lui répondis avec ironie:
-         “Oh! Non, Monsieur. Vous avez tort. Vous ne connaissez pas du tout les espagnols. Vous nous avez pris, en effet, pour des peaux rouges... Mais nous sommes des blancs, Monsieur. Regardez-moi...”
En ma qualité de manoeuvre, je fis à la Perrière toute sorte de métiers: débardeur, charpentier, ferrailleur, terraissier, balayeur... Des métiers très intellectuels, quoi. Et en effet, au lieu de débarder, de piocher, d´enfoncer des clous, de préparer du mortier, de ranger du matériel, de rouler la brouette ou de balayer, ce que j´y fis surtout, fut de la littérature sentimentale et satirique. A ce propos, je portais toujours en poche un cahier minuscule et un bout de crayon et quand je n´avais pas devant moi d´Allemands ou de contre-maîtres – ce qui arrivait souvent -, j´écrivais à la lueur des ampoules. C´était un peu exposé, puisque je courais le risque d´être surpris et d´être suspecté comme espion, ce qui m´était déjà arrivé à Hennebont (Morbihan), Bernay (Eure) et Bouelles (Seine Inférieure). Mais comme je m´étais toujours très bien tiré d´affaire, j´avais confiance.
Pendant quelque temps on m´employa au magasin de papier avec mon compatriote Albero – un ancien étudiant de médecine à Madrid – et un coiffeur et un photographe Saumurois, et là j´eus tout mon loisir pour grifonner des récits et des nouvelles. A la porte d´entrée, un malin écrivit à la craie: “Maison de repos.” Et ce n´était pas vrai. Moi, du moins, je travaillais; mais non pour les allemands.
Pendant une autre époque, on m´occupa à transporter des rouleaux de cable. Naturellement le “boulon” était roulant et tordant. L´entrée de la cave formant une descente de quelque cent mètres, quand les “boches” ne nous voyaient pas – et l´on s´arrangeait pour qu´ils ne nous surprissent jamais -, nous nous amusions à organiser des courses de rouleaux en les lâchant du haut. Comme la piste n´était pas droite, les rouleaux heurtaient violemment les murs et ils les détérioraient et se détérioraient; mais cela nous était indifférent.
La deuxième partie du spectacle finissait au fond de la galerie où on les déposait. Comme celle-ci n´était presqu´éclairée, on y faisait toujours des arrêts de vingt minutes ou d´une demi-heure – pardi! il fallait se reposer... – dont on profitait pour fumer, boire, bavarder et même chanter et apprendre à danser le “swing”. Notre professeur de chant et de danse était le coiffeur saumurois Chandouineau. Nous chantions surtout une chanson hawaïenne de Jacques Pills – tout-à-fait idiote, du reste – intitulée “Avec son ukulele.”
On l´avait adoptée, sur ma proposition, comme l´hymne des rouleurs.

Ell´gagne sa petit´vie
avec son ukulele.
Tous les matins sur la plage
Elle revend ses coquillages,
Avec son uku, avec son uku,
Avec son ukulele...

Je ne sais pas qu´est-ce qu´un ukulele; mais franchement je crois que nous gagnions notre petite vie du moins aussi gaiement et facilement que la jeune fille de la chanson. Pourtant il y avait encore des grognons qui s´en plaignaient. Mon Dieu! Je me demande ce qu´il leur fallait pour s´estimer heureux à cette époque calamiteuse. Il semble qu´à Buchenwald et à Matthausen la vie n´était pas si amusante...
Mon occupation favorite à la Perrière fut celle de balayer. Cela me donnait de l´indépendance, ne m´obligeait pas à faire le moindre effort et surtout me permettait de me camoufler à mon gré et d´avoir toujours la “plume” à la main.
Un jour, le magasinier de l´entreprise Schaller, Félix Berthe – un saumurois âgé à l´air de chanoine – me demanda:
“ – Mais pourquoi tenez-vous tellement au balai, Monsieur Sesma...?
-         Oh! c´est simple, Monsieur – répondis-je. Connaissez-vous par hasard le célèbre roman anglais de Jonattan Swift “Les voyages de Gulliver?”
-         Et bien, une fois Gulliver expliqua à un professeur de Balnivarbi qu´au royaume de Langden, le mot balai était un euphémisme servant à désigner la révolution. Alors vous comprenez, Monsieur... Je m´entraîne... Après la guerre, il faudra “balayer” beaucoup en Europe... Ou l´Europe se perdra irrémédiablement.”
Cette explication subversive fit fortune parmi les ouvriers de la cave, mais si elle était parvenue aux oreilles des “boches”, la boutade aurait pu me coûter chère.
Heureusement il n´y avait pas de mouchards à la Perrière. Ou du moins, on ne les connaissait pas. On ne s´y méfiait que d´Alphonse Müller – un interprète alsacien qui dut se promener, pendant quelques semaines, avec un oeil bandé, à la suite d´un superbe coup de poing – et d´un italien, Antonio Motta – chef de chantier de l´Entreprise Schaller, qui, au moment de la libération, fut pour deux fois arrêté et relâché. – De toute façon, je n´ai pas connaissance qu´ils dénonçassent personne à la Perrière, et le dernier se conduisit à mon égard avec une particulière bienveillance.
Mais s´il n´y avait pas de mouchards à St-Cyr, par contre les saboteurs y abondaient incroyablement. Oh – là-là! On peut affirmer qu´à la Perrière tout le monde sabotait.
      Que la quantité de matériel de toute sorte y détérioré et mis hors d´usage fut extraordinaire! Il est oisif de signaler que les pannes d´électricité, dues au sabotage, y étaient presque journalières. Pourtant les électriciens n´y manquaient pas; mais parfois c´était des électriciens d´occasion qui ne savaient même pas arrager un plomb.
      Cette équipe pittoresque était commandée par un belge flamand nommé Aertz – et surnommé Fernandel -, lequel, quand il se saoulait, se passait des heures entières à fredonner “Ambiance”, un “swing” en vogue.
      “Ta-ra-ri-ra-ro-re. “Ta-ra-ri-ra-ro-ra...
      “Ta-ra-ri-ra-ro-re. “Ta-ra-ri-ra-ro-ra...
      Et ainsi jusqu´à ce qu´il roulât sous la table. Parfois il venait dîner au restaurant avec quelques camarades: Bacon, un boxeur; Pierru, un borgne; Deguines, un blond taciturne, et Battez, une gueule de lièvre qui nasillait comme un saxophone.
      La fin de cette entreprise fut aussi une autre panne: la dernière. Un beau jour, le chef et sa secrétaire disparurent sans laisser de traces et – ce qui est pire – sans payer les ouvriers. On sut après qu´ils se trouvaient à Marseille, faisant joyeusement la bombe. Scheneider et Jeanne – le chef et sa secrétaire – formaient un couple caricatural. Lui, c´était un ivrogne funèbre comme un croque-mort, jaune et maigre comme un squelette; elle, une “grue” laide, vieille et enrouée, les cheveux coupés à la garçonne et la cigarette collée toujours aux lèvres. Quand ils eurent liquidé tout l´argent des ouvriers aux “bistrots” marseillais, la poule revint; puis, on la tondit et on l´écroua à Châteaubriant. Joli numéro!
      A la Perrière non seulement on faisait du sabotage, mais surtout du brigandage. En détail et en gros. On allait du larcin au vol sur une grande échelle.
Dans ce sens, la Caverne des Embusqués était aussi la Caverne d´Ali-Baba.
      Mais il me semble qu´à la Perrière il y avait plus de quarante voleurs. On y pillait le jour et la nuit; c´est-à-dire, à toutes les heures. Pour parer au brigandage nocturne, les allemands – qui, soit dit en passant, étaient les premiers saccageurs – posèrent des mines dans les entrées secrètes de la cave et, une nuit, un pauvre diable chargé de gosses, fut déchiqueté par une explosion. – Une autre anecdote – celle-ci picaresque – à ce sujet. A la veille des premières élections municipales célébrées après la libération, la gauche de St-Cyr-en-Bourg, pour donner le coup de grâce à la droite, appela les gendarmes de Saumur pour perquitionner chez certains voisins réactionnaires, accusés de cacher du matériel, provenant du pillage de la Perrière. Le coup électoral réussst; la gauche l´emporta.
      A combien se montait la valeur du matériel emmagasiné? Je ne sais pas exactement. Bien sûr, à plus d´un milliard. En tout cas, rien ne se sauva finalement – sauf ce qui avait été volé au préalable. La veille de s´en aller (25 août 1944), les allemands brûlèrent et firent sauter la Perrière. Il semble que le colonnel Frimmel et le capitaine Dreinke étaient partisans de l´épargner et de se rendre eux-mêmes à une armée régulière; mais un nouveau chef arrivé dans les dernières semaines, imposa et la destruction et la retraite. Détail piquant! Puwoulik, l´interprète “boche”, qui était catholique pratiquant, recommanda, avant de partir, sa maîtressse aux bons soins de Monsieur le Curé du Village...
      Les derniers jours de la Perrière furent mornes et mouvementés. L´aviation arrivait à chaque instant et alors c´était la course éperdue des ouvriers à travers les champs. Heureusement nous n´étions plus très nombreux. La plupart s´étaient déjà sauvés. La débandade avait commencé au moment du débarquement (le 6 juin 1944).
      Pendant le reste de ce mois, seulement 23 ouvriers sur 135 abandonnèrent l´entreprise Schaller. Aux derniers jours, il n´en restait à peu près qu´une quinzaine: ceux qui n´avaient pas de famille ou d´amis dans la région et ne savaient où aller. Même les embusqués du bureau s´étaient dispersés. Sauf Maurice Cochy, un garçon très distingué et spirituel, véritable merle blanc dans cette cage d´oiseaux rapaces, gallinacés et coureurs.
      Par contre, les allemands y étaient plus nombreux que jamais. Ils avaient transformé la Perrière en un fortin. On l´avait entouré de fils de fer barbelés, de chevaux de frise, de mines et de nids de mitrailleuse. On avait multiplié les postes de garde et on leur avait donné des consignes sévères. Peut-être pensaient-ils y résister...? C´est le bruit qui courait. Mais, en réalité, ils étaient démoralisés et consternés.
      En parlant un soir avec un soldat tchèque faisant la garde en haut de la butte, il me dit tout excité:
-         “Hitler, kaput! S. S. Kaput! “, et il faisait avec son mousqueton le geste de les fusiller.
      Notre dernière occupation à la Perrière fut de dresser un grand soupirail près du chemin de Saumoussay. Je dis sarcastiquement à mes compatriotes:
-         C´en est fait. C´est la tour de Babel. Avant de la finir, viendra la dispersion...”
      Et en effet, sur le point d´achever le soupirail, s´écroula la Caverne des Embusqués. Elle fut dynamitée.
      J´ignore si, au moment de s´en aller, les “boches” levèrent le bras et s´écrièrent encore: Hein Hitler...!


(1) Après la libération, on inculpa judiciairement 25 individus ; mais la Chambre Correctionnelle de Saumur leur appliqua la loi d´armistice au cours de la séance du 19 Juillet 1946. Voir « La Nouvelle République » du 20 juillet 1946.


           







[1] En el manuscrito (cuaderno 4): Saumur, le 1 Mai 1945 (corregido 1946).
[2] La Todt, c´était l´Organisation Todt (ou de travailleurs forcés) des nazis.

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