Lever de Soleil
sur la Loire
A Madame Ivonne Rchel
Saumur, le 15 décembre 1944
Manuel G.
Sesma
Si vous voulez jouir à Saumur d´un spectacle naturel
ravissant, quittez de bonne heure votre
lit et allez voir le soleil sur la lame coulante de la Loire.[1]
Pendant l´automne 1944, j´avais le plaisir d´en jouir
presque tous les matins; c´est-à-dire,
les matins pas couverts. Je dois ajouter en honneur de la vérité que je ne quittais nullement ma
couche à l´aurore par pur romantisme,
mais hélas! obligé par le plus vulgaire prosaïsme. “In sudore vultuus tui vesceris pane...”[2] Voilà.
Alors je travaillais au quartier des Ponts; c´est-à-dire,
entre les deux bras de la Loire. Justement dans l´ancienne Ile d´Or. A côté de la maison de la Reine Yolande d´Anjou.
De la maison..?
“Bien plus qu´une
maison, vous êtes un autel, Palais de l´Ile d´Or...”, a chanté une illustre écrivain. [3]
Mais
oui: palais et autel à la fois. Palais de
la Duchesse la plus insigne de l´Anjou; autel de la sainte la plus vénérable de
la France.
C´est juste de cet endroit, à savoir de la gorge de la
rue Montcel, qu´on est le mieux placé
pour contempler les levers de soleil. Du moins aux aurores automnales.
La nostalgie du soleil d´Espagne prenant certainement
plus d´une fois la Reine des Siècles,
celle-ci sut bien choisir à ce sujet l´emplacement de sa demeure. Le nom sonore
d´Ile d´Or fut-il jadis donné à ce parage, à cause de l´or solaire qui l´inonde aux levers
diaphanes..? Il n´est pas improbable.
J´aime passionnement les levers de soleil. Ils comptent
parmi les spectacles les plus beaux de
la Nature. Et j´aime spécialement les levers de l´automne.
Pourquoi? Parce que ceux-ci sont non
seulement beaux, mais en outre
touchants. Ils traduisent dans leurs teintes la froideur de la saison et la tristesse des paysages. Surtout les levers
de soleil aux bords de la mer ou des
grandes rivières. Ils me font toujours l´impression que l´Astre-Roi a pris, avant
de sortir, un bain tiède de Mélancolie. La brume qui les accompagne très souvent, accentue encore cette expression
touchante. On dirait le châle transparent
recouvrant les épaules d´une belle souffrante. Et bien, la Terre aux levers de
soleil n´est-elle pas en réalité une frêle accouchée..?
Voyez pourquoi les levers de Soleil sur la Loire me
saisissaient toujours profondément.
Ajoutez que l´état déprimé de mon esprit, après six années d´esclavage et d´exil, et le panorama
sinistre des quartiers saumurois de la
rive droite, tout à fait en ruines, contribuaient déjà très largement à me
rendre mélancolique le paysage.
L´un de ces levers de soleil automnaux me fit
particulièrement impression: celui du 8
décembre. Je m´en souviens parfaitement. Le ciel parut ce
matin habillé de blanc et bleu, comme la fête religieuse de la journée. Etait-ce un hommage de la Nature à la
Vierge Immaculée..?
Au-dessous du Viaduc on apercevait un amas de nuages,
ayant la forme d´un escabeau. Cet amas
se mit tout d´abord à rougir; puis, à jaunir, comme les flammes d´un immense incendie. Le
soleil commença par la suite à se lever sur l´horizon, comme une hostie d´or.
Cette élévation quotidienne du roi des astres n´est-elle
pas aussi une mystique offrande..?
La voûte céleste miroitait en ce moment comme un manteau
d´azur, constellé de topazes. Et sur la
Loire ruisselait la lumière, ainsi qu´une cascade pétillante de perles.
Quand le Soleil finit enfin de sortir de la Terre, il se
pencha sur le balcon du Viaduc et à
l´égal d´une belle coquette, il se regarda avec volupté dans les eaux de la rivière. Il était, certes,
beau, ce matin-là, comme un Apollon
chatoyant.
Et
quoi? Apollon n´est-il pas à la fois le dieu
de la Beauté, de la Poésie et du
Soleil..?
Exalté par l´éblouissante féerie, je me plongeai dans une
étrange rêverie.
C´était
un autre lever de soleil sur la Loire. Dans
ce même parage, mais il y a 515 ans. Une jeune fille grande et
belle s´acheminait petit à petit vers le
Palais. Celui-ci n´offrait pas, c´est entendu, l´aspect délabré d´aujourd´hui. Il venait à peine de sortir ...
et beau des mains d´André Levesque,
maître d´oeuvres du Roi René. Aucun bâtiment ne lui faisait ombrage. La rue Montzol n´était à cette époque
qu´un petit bras de la rivière: le bras
du Moulin-Pendu. Sous l´illumination du soleil levant, le petit palais pétillait en ce moment comme une
aurore boréale. Ses rayons incendiaient
les gracieuses croisées … de moulures, irisaient les choux rampants de son joli
pignon et éclairaient le minois infantile de la petite vierge de la porte. Sur
l´écusson avec l´ordre du Croissant éclatait la devise galante du Roi René, composée en honneur
d´Isabelle de Lorraine: “Dévot lui suis.”
La jeune fille grande et belle venait ce matin visiter
dans ce logis sa maîtresse la Reine de
Sicile. Les deux femmes illustres –l´ancienne bergère de Douzeny et l´ancienne princesse de
Saragosse –formaient en ce moment un
complot grandiose: celui de transformer un pays envahi, divisé et appauvri en
une nation libre, unie et fleurissante. Ce pays était la France.
Ce matin printanier de 1429 le soleil sortait aussi d´un
grand escabeau en flammes et s´élevait comme une hostie d´or sur la lune
coulante de la Loire.
C´était un symbole. Le symbole de la vie et de l´oeuvre qu´allait accomplir à court délai cette jeune fille
grande et belle. Celle-ci en eut soudainement
l´intuition et s´arrêta avec émotion pendant quelque temps pour contempler le
spectacle. Ses yeux brillants d´illuminée se mouillèrent d´une petite larme.
Mais oui: remontant le cours de la Loire, un autre soleil
d´or allait briller bientôt sur
l´horizon: celui de la Libération de la France.
Malheureusement pour la jeune fille, ce soleil surgirait
lui-même d´un autre escabeau en flammes: le sinistre bûcher de Rouen, dressé
pour l´héroïne nationale par les
occupants et les collaborateurs de 1431...
Justement comme l´escabeau sanglant des martyrs de la
Résistance sur lequel s´élevait à
nouveau le soleil de la Liberté française ce blanc et bleu 8 Décembre 1944...
[1] Un remarquable historien
de l´art, L. Courajod, a écrit sur la valeur esthétique des paysages de la
Loire la page suivante: “Le paysage de la
Loire est, surtout dans le voisinage des
villes, d´un grand effet et d´un grand style à cause de sa vaste et profonde
ceinture des collines et des longues lignes horizontales, des levées, des bancs
de sable et des quais. Il y a, dans ses perspectives, une combinaison harmonieuse et une note dominante de lignes
horizontales qui reposent l´esprit; en
même temps, un sentiment de paresse se dégage des eaux, en apparence
épuisée , qui glissent plutôt qu´elles ne roulent sur un lit sablonneux
affectant les allures d´un estuaire et
donnant à l´imagination l´impression mélancolique d´une grève abandonnée par la marée. La Loire
c´est presque un fleuve italien. A la tombée de la nuit et
au lever du soleil, le paysage de la Loire a vraiment une tournure héroïque, mais d´un héroïsme sans violence,
d´une largeur adoucie, amollie,
détendue.” Louis Courajod, Origines de l´Art roman et gothique, de la Renaissance et moderne.
Les appréciations esthétiques
valent spécialement pour le paysage de la Loire à Saumur. Ardouin-Dumazet a remarqué très
justement: “De toutes les cités riveraines de la Loire, Saumur présente sur
le fleuve le plus grandiose aspect. Vue
des ponts, Saumur, avec ses quais bordés de belles maisons, ses collines
abruptes, sur lesquelles se dresse le
château, est véritablement superbe.” Ardouin-Dumazet, Voyage en France. 56è série. Touraine et Anjou , ch. XXIV. Berger.
Levrault, Paris, 1910.
[2] “Tu mangeras du pain à la sueur de ton visage”.
Génèse, III, 19.
[3] “Au Palais de l´Ile d´Or”, poème par Jehanne
d´Orbiac. Voir
le Bulletin de la Société des Lettres, Sciences et Arts du Saumurois”, nº 86,
Octobre 1938.
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