ANGÉLUS
Saumur, le 2 juin 1945
A Madame Josette Ameline
Manuel García Sesma
Saumur. Soir de juin. 22 Heures. La lueur crépusculaire
met un ton d´or foncé sur le profil de la ville. Quelques nuages roses
flamboient au-dessus du Château. Les cheminées rouges des logis roussissent
comme des braises. Et çà et là les quenouilles sveltes des sapins montent
imperceptiblement vers le firmament, comme les derniers soupirs de la journée
mourante.
Penché à la fenêtre orientale de ma chambre, je regarde mélancoliquement
l´horizon borné et calme. Les plans noirâtres des toitures et ceux blanchâtres
des façades composent avec les houppes entremêlées des arbres un véritable
tableau cubiste inexpressif et sans âme.
Pas un bruit, sauf le tic-tac monotone de mon réveil. Du jardin de ma
maison monte un parfum léger de magnolias et de roses. Je le respire avec
nonchalance. Une jolie voisine, encadrée de fleurs, lit au fond de la Cité
Victorine. Je la contemple avec plaisir. Il s´agit d´une jeune fille. Je
ressens pour elle une vive sympathie. Elle a l´air d´être aussi sage que jolie.
Bonté et beauté ne constituent-elles pas les suprêmes attraits d´une femme...?
Cependant, je ne tarde pas à détourner d´elle mes yeux pour guetter une
autre voisine plus touchante: celle de ma fenêtre occidentale. Je l´ai
découverte depuis un mois. Pourtant elle a toujours les yeux fixés sur les
jalousies de ma croisée. Il s´agit d´une malade. Elle est clouée au lit depuis
deux ans. Une affreuse maladie l´immobilise: le mal de Pot. Pauvre femme! Depuis
que je la connais, je ne peux m´empêcher de la regarder plusieurs fois par
jour. Honni soit qui mal y pense! Ce n´est pas de la curiosité, mais de la
pitié. Son triste sort me touche. Du reste, ce n´est plus une jeune fille, mais
une femme mûre, quoiqu´elle ne soit pas âgée. Un enfant l´accompagne souvent.
Il doit être son fils. Une chatte blanche comme l´hermine bondit parfois sur
son lit et caresse ses cheveux bruns et son visage pâle.
La malheureuse femme passe son temps à lire, à coudre, à tricoter..., à
souffrir, à penser et à rêver. Sa fenêtre est toujours fleurie. En ce moment,
elle est ornée de deux ports de pensées jaunes encadrant un autre de géraniums
rouges. J´y vois un symbole frappant:celui de ses heures, tristes et jaunes
comme les pensées, et de sa douleur, vive et rouge comme les géraniums.
Mais pourquoi a-t-on frappé si durement cette pauvre femme?
Ah! si je pouvais la guérir, la soulager, ou la consoler... Mais je ne puis
rien, moi. Même pas lui témoigner ma compassion et ma sympathie. Et bien sûr,
elle ne se doute pas que derrière les jalousies toujours baissées de ma fenêtre
– et baissées à présent par respect pour elle – un homme qu´elle n´a jamais vu,
ni ne verra jamais, un étranger, la regarde souvent le coeur serré, comme on
regarde une soeur souffrante.
En ce moment, elle lit un journal.
Et je me demande: mais que peut importer
à cette infortunée exilée du monde ce qui se passe dans le monde, en cet
instant...?
Le soir pâlit incessamment. Je quitte la pauvre malade et allume l´électricité.
Je me plonge dans un fauteuil et me mets à lire. C´est le “Journal” d´Eugénie de Guérin. Je le trouvai l´hiver passé, en
déblayant les ruines des dernières maisons de la rue Waldek-Rousseau.
Eugénie de Guérin est une des âmes les plus pures et une des femmes les
plus géniales qui aient écrit en français. Elle fut la soeur aînée de
l´écrivain Maurice de Guérin, et elle mourut prématurément, phtisique comme
lui, en 1848. C´est pour ce frère auquel elle voua un amour de mère, qu´elle
rédigea son “Journal” si touchant. Il
fut couronné après sa mort par l´Académie Française.
J´aime profondément Eugénie de Guérin et j´ai fait de la petite tarnaise –
elle naquit et mourut au manoir de Cayla, non loin de Gaillac et d´Albi -, mon
amie spirituelle. J´ai toujours son ouvrage sur ma table de chevet et quand
l´ennui, la tristesse ou l´insomnie me prennent, je feuillette au hasard ses
pages dont la lecture me soulage. Rien de plus bienfaisant que le contact d´une
âme pure et tendre.
Voici ce que j´y lis, en cet instant:
“Le 18 Novembre 1834.- Avec qui croirais-tu que j´étais ce matin au coin du
feu de la cuisine? Avec Platon: je n´osais pas le dire, mais il m´est tombé
sous les yeux, et j´ai voulu faire sa connaissance. Je n´en suis qu´aux
premières pages. Il me semble admirable ce Platon; mais je lui trouve une
singulière idée, c´est de placer la santé avant la beauté, dans la nomenclature
des biens que Dieu nous fait. S´il eût consulté une femme, Platon n´aurait pas
écrit cela: tu le penses bien? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant
que “je suis philosophe”, je suis un
peu de son avis.
Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son
teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil...
Le 7 Décembre. La soirée s´est passée hier à causer de Gaillac, des uns,
des autres, de mille choses de la petite ville. J´aime peu les nouvelles, mais
celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d´intérêt que
celles du monde et de l´ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussitôt bailler
qu´un journal. Il n´en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et
le coeur se déprend chaque jour de quelque chose. Le temps, l´expérience aussi
désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger
de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue...
Le 14 Mars 1836.- Une visite d´enfant me vint couper mon histoire, hier. Je
la quittai sans regret. J´aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de
ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur; il voulait tout voir,
tout savoir. Il me regardait écrire et a pris le pulvérier pour du poivre dont
j´apprêtais le papier. Puis, il m´a fait descendre ma guitare qui pend à la
muraille pour voir ce que c´était; il a mis sa petite main sur les cordes et il
a été transporté de les entendre chanter. “Quès
aco qui canto aquí?..” Je le regardai faire avec un plaisir infini, toute
ravie à mon tour de ces charmes de l´enfance. Que doit sentir une mère pour ces
gracieuses créatures!
Après avoir donné au
petit Antoine tout ce qu´il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses
cheveux, lui offrant une des miennes. Il m´a regardé un peu surpris: “Non,
m´a-t-il dit, les miennes sont plus jolies.” Il avait raison; des cheveux de trente
ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n´ai donc rien obtenu
qu´un baiser. Ils sont doux les baisers d´enfant: il me semble qu´un lis s´est
posé sur ma joue...
(Sans date).- En m´occupant de calcul tout à l´heure, j´ai voulu savoir le
nombre de mes minutes. C´est effrayant, 168 millions et quelques mille! Déjà
tant de temps dans ma vie! J´en comprends mieux toute la rapidité, maintenant
que je la mesure par parcelles. Le Tarn n´accumule pas plus vite les grains de
sable sur ses bords. Mon Dieu, qu´avons-nous fait de ces instants que vous
devez aussi compter un jour? S´en trouvera-t-il qui comptent pour la vie
éternelle...?
Le 18 Avril 1839. Dans ma chambre de cet hiver, d´où je vois ciel et eau,
la Loire, la blanche et longue Loire qui nous horizonne. Cela plaît mieux à
voir que les toits de Nevers. Mon goût des champs se trouve à l´aise ici dans
l´immensité...
Le 19 Avril.- “On trouve au fond de tout le vide et le néant.” Que de fois
j´entends ce mot de Bossuet! Et celui-ci plus difficile: “Mettez vos joies plus
haut que les créatures.” C´est toujours là qu´on les pose, pauvres oiseaux, sur
des branches cassées, ou si pliantes qu´elles portent jusqu´à terre.
Oh! Qu´est-ce que la vie. Exil, ennui, souffrance.
Un holocauste à l´espérance...
Un long acte de foi chaque jour répété!
Tandis que l´insensé buvait à plein calice,
Tu versais à tes pieds ta coupe en sacrifice,
Et tu disais: J´ai soif, mais d´immortalité...!
Le 28 Avril.- La santé est comme les enfants, on la gâte par trop de soins.
Bien des femmes sont victimes de cet amour trop attentif à de petites douleurs,
et demeurent tourmentées de souffrances pour les avoir caressées. Les
dérangements de santé qui ne sont d´abord que de petits maux, deviennent
grandes maladies souvent, comme on voit les défauts dans l´âme devenir passions
quand on les flatte. Je ne veux donc pas flatter mon malaise d´à présent et quoique gémissent coeur et nerfs,
lire, écrire et faire comme de coutume en tout. C´est bien puissant le “je
veux” de la volonté, le mot du maître, et j´aime fort le proverbe de Jacotot:
Pouvoir, c´est vouloir. En effet, quel levier! L´homme qui s´en sert, peut
soulever le monde et se porter lui-même jusqu´au ciel.
Noble et sainte faculté qui fait les grands génies, les saints, les héros
des deux mondes, les intelligences supérieures...
Le 14 Novembre.- Ce n´est pas pour m´instruire, c´est pour m´élever que je
lis ...
Le 4 Février 1840.- Le temps nous change. Ce n´est pas en cela seul que je
m´aperçois de l´âge. Quand j´aurai des cheveux blancs, je serai tout autre
encore. O métamorphoses humaines, s´enlaidir, vieillir! Pour se consoler de
cela, on a besoin de croire à la résurrection! Comme la foi sert à tout! Oui,
cette pensée de la résurrection pour tant de femmes qui se font un amour de
leur corps, un bonheur de leur beauté, leur serait bonne à la fin de leurs
charmes, et il peut se faire que plus d´une belle chrétienne s´en serve, de
celles à qui vient grand chagrin du visage. Celle-là par exemple, qui disait:
“Ce n´est rien de mourir, mais de mourir défigurée! C´était l´insupportable
pour elle. Pauvre femme! J´en ris beaucoup alors; à présent j´en ai compassion,
je souffre de voir qu´on ne porte pas son âme plus haut que son corps...
Le 8 Août.- A en croire les ingénieuses fables de l´Orient, une larme
devient perle en tombant dans la mer. Oh! si toutes allaient là, la mer ne
roulerait que des perles. Océan de pleurs aussi plein que l´autre, mais pas
plus que l´âme parfois...!
Le 15 Août.- Il est dimanche, je suis seule dans mon désert avec mon valet,
le tonnerre gronde et j´écris, sublime accompagnement d´une pensée solitaire.
Quelle impulsion ardente et élevée! Comme on monterait, brûlerait, volerait,
éclaterait en ces moments électriques...!
Dernier jour de décembre 1840.- Mon
Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu´il s´en aille ou qu´il
vienne! et que le saint a raison qui a dit: Jetons nos coeurs à l´éternité...!”
Sous cette pensée mélancolique d´Eugénie, je ferme mon livre. Il est déjà
nuit. Les tourelles du Château pointent le ciel parsemé d´étoiles. Sous ma
chambre, la fille aînée de la maison égrène le chapelet symphonique du “Largo”
de Haendel. Son écho frappe mon coeur et je me recueille inconsciemment, comme
les paysans de “l´Angelus” de François Millet. J´ai, hélas!, perdu la foi
depuis longtemps, mais l´émotion religieuse de cette musique qui donne un
accent sublime et pathétique à la philosophie chrétienne d´Eugénie de Guérin,
éveille au fond de ma conscience la piété de mon enfance. Mes regards se fixent
automatiquement sur le petit Crucifix de mon chevet. Il émet en ce moment des
reflets pâles et étend son bras droit vers la voisine malade.
Saisi d´un élan de charité et de foi, je le prie en silence: “Mon Dieu,
ayez pitié de cette pauvre femme...!”
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