sábado, 3 de octubre de 2015

ANGÉLUS

ANGÉLUS

Saumur, le 2 juin 1945

A Madame Josette Ameline
Manuel García Sesma
Saumur. Soir de juin. 22 Heures. La lueur crépusculaire met un ton d´or foncé sur le profil de la ville. Quelques nuages roses flamboient au-dessus du Château. Les cheminées rouges des logis roussissent comme des braises. Et çà et là les quenouilles sveltes des sapins montent imperceptiblement vers le firmament, comme les derniers soupirs de la journée mourante.
Penché à la fenêtre orientale de ma chambre, je regarde mélancoliquement l´horizon borné et calme. Les plans noirâtres des toitures et ceux blanchâtres des façades composent avec les houppes entremêlées des arbres un véritable tableau cubiste inexpressif et sans âme.
Pas un bruit, sauf le tic-tac monotone de mon réveil. Du jardin de ma maison monte un parfum léger de magnolias et de roses. Je le respire avec nonchalance. Une jolie voisine, encadrée de fleurs, lit au fond de la Cité Victorine. Je la contemple avec plaisir. Il s´agit d´une jeune fille. Je ressens pour elle une vive sympathie. Elle a l´air d´être aussi sage que jolie. Bonté et beauté ne constituent-elles pas les suprêmes attraits d´une femme...?
Cependant, je ne tarde pas à détourner d´elle mes yeux pour guetter une autre voisine plus touchante: celle de ma fenêtre occidentale. Je l´ai découverte depuis un mois. Pourtant elle a toujours les yeux fixés sur les jalousies de ma croisée. Il s´agit d´une malade. Elle est clouée au lit depuis deux ans. Une affreuse maladie l´immobilise: le mal de Pot. Pauvre femme! Depuis que je la connais, je ne peux m´empêcher de la regarder plusieurs fois par jour. Honni soit qui mal y pense! Ce n´est pas de la curiosité, mais de la pitié. Son triste sort me touche. Du reste, ce n´est plus une jeune fille, mais une femme mûre, quoiqu´elle ne soit pas âgée. Un enfant l´accompagne souvent. Il doit être son fils. Une chatte blanche comme l´hermine bondit parfois sur son lit et caresse ses cheveux bruns et son visage pâle.
La malheureuse femme passe son temps à lire, à coudre, à tricoter..., à souffrir, à penser et à rêver. Sa fenêtre est toujours fleurie. En ce moment, elle est ornée de deux ports de pensées jaunes encadrant un autre de géraniums rouges. J´y vois un symbole frappant:celui de ses heures, tristes et jaunes comme les pensées, et de sa douleur, vive et rouge comme les géraniums.
Mais pourquoi a-t-on frappé si durement cette pauvre femme?
Ah! si je pouvais la guérir, la soulager, ou la consoler... Mais je ne puis rien, moi. Même pas lui témoigner ma compassion et ma sympathie. Et bien sûr, elle ne se doute pas que derrière les jalousies toujours baissées de ma fenêtre – et baissées à présent par respect pour elle – un homme qu´elle n´a jamais vu, ni ne verra jamais, un étranger, la regarde souvent le coeur serré, comme on regarde une soeur souffrante.
En ce moment, elle lit un journal.
Et je me demande: mais que peut importer à cette infortunée exilée du monde ce qui se passe dans le monde, en cet instant...?

Le soir pâlit incessamment. Je quitte la pauvre malade et allume l´électricité. Je me plonge dans un fauteuil et me mets à lire. C´est le “Journal” d´Eugénie de Guérin. Je le trouvai l´hiver passé, en déblayant les ruines des dernières maisons de la rue Waldek-Rousseau.
Eugénie de Guérin est une des âmes les plus pures et une des femmes les plus géniales qui aient écrit en français. Elle fut la soeur aînée de l´écrivain Maurice de Guérin, et elle mourut prématurément, phtisique comme lui, en 1848. C´est pour ce frère auquel elle voua un amour de mère, qu´elle rédigea son “Journal” si touchant. Il fut couronné après sa mort par l´Académie Française.
J´aime profondément Eugénie de Guérin et j´ai fait de la petite tarnaise – elle naquit et mourut au manoir de Cayla, non loin de Gaillac et d´Albi -, mon amie spirituelle. J´ai toujours son ouvrage sur ma table de chevet et quand l´ennui, la tristesse ou l´insomnie me prennent, je feuillette au hasard ses pages dont la lecture me soulage. Rien de plus bienfaisant que le contact d´une âme pure et tendre.
Voici ce que j´y lis, en cet instant:
“Le 18 Novembre 1834.- Avec qui croirais-tu que j´étais ce matin au coin du feu de la cuisine? Avec Platon: je n´osais pas le dire, mais il m´est tombé sous les yeux, et j´ai voulu faire sa connaissance. Je n´en suis qu´aux premières pages. Il me semble admirable ce Platon; mais je lui trouve une singulière idée, c´est de placer la santé avant la beauté, dans la nomenclature des biens que Dieu nous fait. S´il eût consulté une femme, Platon n´aurait pas écrit cela: tu le penses bien? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que “je suis philosophe”, je suis un peu de son avis.
Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil...
Le 7 Décembre. La soirée s´est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres, de mille choses de la petite ville. J´aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d´intérêt que celles du monde et de l´ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussitôt bailler qu´un journal. Il n´en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et le coeur se déprend chaque jour de quelque chose. Le temps, l´expérience aussi désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue...
Le 14 Mars 1836.- Une visite d´enfant me vint couper mon histoire, hier. Je la quittai sans regret. J´aime autant les enfants que les pauvres vieux. Un de ces enfants est fort gentil, vif, éveillé, questionneur; il voulait tout voir, tout savoir. Il me regardait écrire et a pris le pulvérier pour du poivre dont j´apprêtais le papier. Puis, il m´a fait descendre ma guitare qui pend à la muraille pour voir ce que c´était; il a mis sa petite main sur les cordes et il a été transporté de les entendre chanter. “Quès aco qui canto aquí?..” Je le regardai faire avec un plaisir infini, toute ravie à mon tour de ces charmes de l´enfance. Que doit sentir une mère pour ces gracieuses créatures!
Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu´il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m´a regardé un peu surpris: “Non, m´a-t-il dit, les miennes sont plus jolies.” Il avait raison; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n´ai donc rien obtenu qu´un baiser. Ils sont doux les baisers d´enfant: il me semble qu´un lis s´est posé sur ma joue...
(Sans date).- En m´occupant de calcul tout à l´heure, j´ai voulu savoir le nombre de mes minutes. C´est effrayant, 168 millions et quelques mille! Déjà tant de temps dans ma vie! J´en comprends mieux toute la rapidité, maintenant que je la mesure par parcelles. Le Tarn n´accumule pas plus vite les grains de sable sur ses bords. Mon Dieu, qu´avons-nous fait de ces instants que vous devez aussi compter un jour? S´en trouvera-t-il qui comptent pour la vie éternelle...?
Le 18 Avril 1839. Dans ma chambre de cet hiver, d´où je vois ciel et eau, la Loire, la blanche et longue Loire qui nous horizonne. Cela plaît mieux à voir que les toits de Nevers. Mon goût des champs se trouve à l´aise ici dans l´immensité...
Le 19 Avril.- “On trouve au fond de tout le vide et le néant.” Que de fois j´entends ce mot de Bossuet! Et celui-ci plus difficile: “Mettez vos joies plus haut que les créatures.” C´est toujours là qu´on les pose, pauvres oiseaux, sur des branches cassées, ou si pliantes qu´elles portent jusqu´à terre.
Oh! Qu´est-ce que la vie. Exil, ennui, souffrance.
Un holocauste à l´espérance...
Un long acte de foi chaque jour répété!
Tandis que l´insensé buvait à plein calice,
Tu versais à tes pieds ta coupe en sacrifice,
Et tu disais: J´ai soif, mais d´immortalité...!
Le 28 Avril.- La santé est comme les enfants, on la gâte par trop de soins. Bien des femmes sont victimes de cet amour trop attentif à de petites douleurs, et demeurent tourmentées de souffrances pour les avoir caressées. Les dérangements de santé qui ne sont d´abord que de petits maux, deviennent grandes maladies souvent, comme on voit les défauts dans l´âme devenir passions quand on les flatte. Je ne veux donc pas flatter mon malaise d´à  présent et quoique gémissent coeur et nerfs, lire, écrire et faire comme de coutume en tout. C´est bien puissant le “je veux” de la volonté, le mot du maître, et j´aime fort le proverbe de Jacotot: Pouvoir, c´est vouloir. En effet, quel levier! L´homme qui s´en sert, peut soulever le monde et se porter lui-même jusqu´au ciel.
Noble et sainte faculté qui fait les grands génies, les saints, les héros des deux mondes, les intelligences supérieures...
Le 14 Novembre.- Ce n´est pas pour m´instruire, c´est pour m´élever que je lis ...
Le 4 Février 1840.- Le temps nous change. Ce n´est pas en cela seul que je m´aperçois de l´âge. Quand j´aurai des cheveux blancs, je serai tout autre encore. O métamorphoses humaines, s´enlaidir, vieillir! Pour se consoler de cela, on a besoin de croire à la résurrection! Comme la foi sert à tout! Oui, cette pensée de la résurrection pour tant de femmes qui se font un amour de leur corps, un bonheur de leur beauté, leur serait bonne à la fin de leurs charmes, et il peut se faire que plus d´une belle chrétienne s´en serve, de celles à qui vient grand chagrin du visage. Celle-là par exemple, qui disait: “Ce n´est rien de mourir, mais de mourir défigurée! C´était l´insupportable pour elle. Pauvre femme! J´en ris beaucoup alors; à présent j´en ai compassion, je souffre de voir qu´on ne porte pas son âme plus haut que son corps...
Le 8 Août.- A en croire les ingénieuses fables de l´Orient, une larme devient perle en tombant dans la mer. Oh! si toutes allaient là, la mer ne roulerait que des perles. Océan de pleurs aussi plein que l´autre, mais pas plus que l´âme parfois...!
Le 15 Août.- Il est dimanche, je suis seule dans mon désert avec mon valet, le tonnerre gronde et j´écris, sublime accompagnement d´une pensée solitaire. Quelle impulsion ardente et élevée! Comme on monterait, brûlerait, volerait, éclaterait en ces moments électriques...!
Dernier jour de décembre 1840.- Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu´il s´en aille ou qu´il vienne! et que le saint a raison qui a dit: Jetons nos coeurs à l´éternité...!”


Sous cette pensée mélancolique d´Eugénie, je ferme mon livre. Il est déjà nuit. Les tourelles du Château pointent le ciel parsemé d´étoiles. Sous ma chambre, la fille aînée de la maison égrène le chapelet symphonique du “Largo” de Haendel. Son écho frappe mon coeur et je me recueille inconsciemment, comme les paysans de “l´Angelus” de François Millet. J´ai, hélas!, perdu la foi depuis longtemps, mais l´émotion religieuse de cette musique qui donne un accent sublime et pathétique à la philosophie chrétienne d´Eugénie de Guérin, éveille au fond de ma conscience la piété de mon enfance. Mes regards se fixent automatiquement sur le petit Crucifix de mon chevet. Il émet en ce moment des reflets pâles et étend son bras droit vers la voisine malade.
Saisi d´un élan de charité et de foi, je le prie en silence: “Mon Dieu, ayez pitié de cette pauvre femme...!”


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